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Résumé

En assignant à son « dialogue des cultures » comme finalités la validation d’un modèle culturel singulier et son intégration dans le champ de la production universelle de sens, Senghor jette les bases objectives et subjectives d’un dialogue essentiellement herméneutique qui, tout en transgressant les limites structurelles de l’espace et du temps, n’en conserve pas moins sa dimension interactive. En réalité, le chantre de la Négritude semble donner raison à Gadamer qui dans son ouvrage Vérité et méthode considère que dans la mesure où il n’y a pas d’étrangeté absolue entre des protagonistes issus de cultures différentes, comprendre l’autre revient toujours à franchir la distance qui nous sépare de lui. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle toute velléité de repli identitaire s’apparente dans ce contexte à une incantation monologique. L’urgence de l’heure consisterait plutôt à tracer les contours d’une fusion des horizons culturels, gage d’ouverture sur l’infinitude de sens des discours respectifs sur le monde.  D’où le caractère fondamentalement existential de tout dialogue authentique qui relève par conséquent à la fois du culturel et de l’herméneutique.

Mots-clés : Dialogue, herméneutique, interculturel, fusion, horizons de sens, vouloir dire, infinitude…

 

 

Introduction

A l’opposé du dialogue classique entre interlocuteurs où la poursuite de l’échange présuppose une forme de réciprocité réactive ou la mise en présence d’un texte et de son interprète ou de son traducteur, le dialogue des cultures se déroule dans un au-delà des contraintes spatiales et temporelles liées au jeu question-réponse dans sa configuration habituelle. En effet, dans la perspective d’une intégration de l’identité particulière d’une culture qui se veut singulière dans le réseau sémantique universel de production de sens, le dialogue prend les allures d’une quête de validation de sa propre vision du monde par les instances de consécration de la production universelle de sens. De ce point de vue, l’on ne peut parler d’échange effectif, car il s’agit plutôt de la mise en perspective d’un espace de convergence où s’opère une universalisation des visions particulières. La finalité de l’échange consiste alors à rechercher et à trouver dans les discours émis par d’autres et parfois pour d’autres les termes de référence d’une entente sur le fond, car exister dans un contexte de négativité, voire de marginalisation, c’est faire coïncider sa voix avec celle émise dans les lieux de production de la pertinence sémantique planétaire. Dans un texte intitulé De la poésie française à la poésie francophone ou apports des Nègres à la poésie francophone [2]Senghor parle « des fécondations réciproques » [3]comme modalités du dialogue allant jusqu’à évoquer les « violences que les Nègres de langue anglaise font subir à la langue de Shakespeare. » [4]

          Cette confrontation du discours négro-africain spécifique avec le champ sémantique universel, que la terminologie de l’herméneutique philosophique, comme modalité de compréhension et d’interprétation de tout discours, dénommerait la mise en perspective des horizons de sens respectifs qui vise un accès à l’espace de production de sens universel exprime de manière indéniable un désir incompressible d’exister comme maillon majeur de la chaîne ininterrompue de transmission du  legs culturel du genre humain et non plus comme une forme d’apparition a-historique d’une identité singulière, coupé du reste du monde. Dans ce contexte, le dialogue herméneutique, dans sa configuration qui fait du jeu question-réponse un mode opératoire de la compréhension de l’autre, se décline chez Senghor en termes d’appropriations de modes d’expression éprouvés dans un ailleurs plus ou moins lointain de reformulations sémantico-lexicales d’œuvres majeures du génie humain et de déstructuration d’édifices linguistiques qui ont fait la preuve de leur résistance à l’usure du temps. Tour de force qu’ont réussi bon nombre d’auteurs africains dont le plus déroutant et le plus créatif n’est autre que l’auteur ivoirien Ahmadou Kourouma. Au-delà donc de la quête de validation d’hypothèses qui soient en mesure de fonder le caractère transnational de l’identité culturelle négro-africaine, il s’agit d’adopter une posture de sujet autonome et non d’objet amorphe de sa propre histoire dans la perspective de la configuration d’un  mode d’être dans le monde résolument ouvert sur le grand  large, car il est question « en un mot, non plus d’être un consommateur, mais un producteur de civilisation : la seule façon, en définitive, qu’il y eût d’être »[5], comme le martèle avec force Senghor, car son leitmotiv  réside dans la conviction qui veut que pour dialoguer, il faut commencer par exister, et exister c’est s’enraciner dans les valeurs esthétiques et éthiques singulières de son terroir. Mais dans un monde de plus en plus globalisé, le repli identitaire s’apparente à un combat perdu d’avance du fait simplement de la disproportion qui prévaut entre les forces en présence.  Mais n’est-ce pas là la seule manière de continuer à exister contre vents et marées ? Ou ne s’agirait-il pas plutôt de dégager des espaces de convergence entre intimité et étrangeté, l’ici et l’ailleurs pour mettre en œuvre une entente fondée sur la réciprocité et l’équité ? La philosophie herméneutique qui trouve sa concrétisation dans la fusion des horizons et le dialogue des cultures qui a pour mode opératoire le métissage culturel semblent de fait en mesure de se rejoindre dans un au-delà d’une confrontation sans concessions.

 

1.   Dialogue des cultures et affirmation identitaire

 

          Pour le dialogue des cultures, il ne peut être question d’attendre le signal de l’autre, dans un sens ou dans un autre, pour enclencher une conversation au-delà des contingences liées à la distance historique, linguistique et idéologique et nonobstant le mépris culturel auquel peut se heurter cet esprit d’ouverture à toute épreuve. Cette conception du dialogue qui fait de la transgression une manière d’être dans l’univers, permet alors au  Négro-africain d’accéder à l’infinitude de sens d’un horizon  aux couleurs arc-en-ciel. Cependant le statut de producteur de civilisation que Senghor appelle de ses vœux ne s’acquiert que dans la confrontation avec divers modèles de pensée qui eux-mêmes sont logés dans des horizons de sens qui dépassent les limites des aires de civilisation. Car il ne s’agit pas simplement de produire pour soi, ce qui pourrait être considéré comme une forme d’incantation identitaire, il est plutôt question de tenir compte des règles basiques du « marketing commercial » et même de l’étude de marché pour se conformer aux référents immatériels du groupe cible, c’est-à-dire du protagoniste du dialogue qui se noue. A partir du moment où l’on conquiert la certitude de ne pas être seul au monde, l’on n’a d’autre choix que celui qui consiste à réitérer sa disponibilité à aller à la rencontre de l’autre, ce qui suppose que l’on se départisse  de toute forme d’arrogance, en acceptant, comme le suggère Gadamer, que l’autre puisse avoir raison, et que l’on prenne conscience du fait que l’aventure peut déboucher sur une impasse et parfois même sur un clash. Le dialogue apparaît dans ce contexte comme une promesse de libération d’énergies créatrices et de conquête d’univers nouveaux, du fait principalement de son aptitude à ouvrir sur l’incommensurable espace de confluences qu’est l’instance de la fusion des horizons.

De ce point de vue, la finalité du dialogue dont il est question ici ne réside pas simplement dans la réitération incantatoire de la formule de l’appartenance au réseau sémantique universel, elle se confond quelque part avec un élargissement de son propre champ de visibilité culturelle et historique et par conséquent avec un enrichissement du faisceau référentiel dans sa globalité. Ce qui de toute évidence confère à l’échange une dimension existentiale qui le déleste de sa fonction strictement instrumentale et en fait un processus ininterrompu de conquête d’un horizon de sens transculturel que l’on ne parvient jamais à circonscrire du fait de son infinitude.  Cette aspiration au plus être,[6]   comme l’affirme Senghor, ne se conçoit cependant pas en terme de lutte à mort, c’est-à-dire d’une victoire de l’un des protagonistes sur l’autre, elle a plutôt pour dessein ultime de rendre possible l’inter- fécondation entre les champs de visibilité culturelle constitutifs de la mosaïque du genre humain.  Comme le stipule Gadamer, il n’est pas question de se dissoudre dans l’univers de sens de l’autre ou de renoncer au sien propre. C’est la raison pour laquelle ni la « distance » linguistique, historique ou rhétorique ne représentent des obstacles infranchissables face à l’obsession dialogique du négro-africain, dans la mesure où elle a pour espace de déploiement la planète entière, à la conquête de l’Esprit Universel. Ou comme l’affirme Senghor en prenant à témoin le style du poète Léon Gontran Damas :

On l’aura remarqué Damas n’a pas hésité à prendre son bien là où il était ; jusque dans la langue anglaise. C’est cela qui explique, plus que l’intention d’exotisme, la prédilection de nos poètes pour les mots transférés, tels quels, des langues négro-africaines, du malgache ou du patois « créole. On aura également remarqué avec l’assonance et l’allitération, que nous sommes rentrés depuis quelques minutes, dans le rythme nègre, qui s’est propagé, pour l’animer au sens étymologique du mot, à toute la Planète Terre, jusqu'à ses extrémités mongoliques.[7]  

 

Pour illustrer donc ses propos, Senghor évoque une modalité stylistique du dialogue des cultures et en arrive par conséquent à considérer que des techniques d’écriture que sont l’assonance et l’allitération comme des modes d’expression caractéristiques du Nègre sont parvenues à s’extirper de leur « provincialité » pour s’acclimater sur les terres lointaines de la Mongolie. Ainsi donc s’opère une des prouesses du dialogue herméneutique, la victoire sur la distance spatio-culturelle au-delà de toute espérance. En s’adressant ainsi au Mongol, il réussit le tour de force de se rapprocher d’un interlocuteur aux antipodes de son environnement immédiat tant au plan de la civilisation qu’à celui de la langue tout simplement, sans toutefois sacrifier la finalité de l’entente langagière sur l’autel d’un formalisme nécessairement réducteur. Faire de l’univers de la production de sens de la planète entière notre champ de mise en œuvre de la dimension productive de l’intersubjectivité dialogique, telle semble être l’ambition pour le moins démesurée du chantre de la Négritude. Le monde comme village planétaire prend alors tout son sens dans un tel contexte de réduction des distances et des différences par la simple magie du jeu question/réponse, selon le bon vieux précepte socratique. De ce point de vue, l’entente langagière englobe dans un élan énergique de significations aussi bien la validation d’un modèle culturel que la reconnaissance par l’autre de la pertinence d’une vision particulière du monde. Si donc la compréhension de l’autre passe par le franchissement de la multitude de distances qui nous sépare de lui, elle ne constitue qu’une étape dans le long processus de convergence qui s’apparente à un saut d’obstacles.

 

2. Des conditions objectives et subjectives de l’entente herméneutique

 

Il s’agit donc en réalité, dans le dialogue des cultures tout comme dans le processus du comprendre herméneutique, de transformer la distance linguistique en une esthétique productive qui, tout en intégrant l’identité singulière négro-africaine, n’en assure pas moins une jonction organique avec l’espace dialogique universel. Ainsi la déconstruction sémantico- idéologique de la langue littéraire classique structure le cadre global du dialogue des cultures qui dès lors participe de la configuration d’une signification commune à tous. Tout comme l’obstacle linguistique, la distance historique aussi s’avère être un modus operandi du dialogue des cultures, dans le sens d’une transgression de la chronologie dans le temps des faits de culture. En effet, dans son texte intitulé Grèce Antique et Négritude, Senghor, s’appuyant sur l’oeuvre de Frobenius Histoire de la Civilisation africaine et sur l’ouvrage d’Alain Bourgeois La Grèce Antique devant la Négritude, Senghor établit la jonction entre la Négritude et la Civilisation gréco-latine dans un au-delà des contingences liées à la chronologie historique. Si l’on considère que le dialogue des cultures dans la perspective de la Négritude a pour finalité non équivoque la quête de la validation d’une vision particulière du monde par une instance de consécration supposée relever d’une culture majeure, l’on constatera du même coup avec Senghor que:

En vérité, il s’agit essentiellement de l’idée que les Grecs se faisaient des Ethiopiens, c’est-à-dire des Nègres, et de leur Civilisation. On devine l’importance que revêt leur jugement, puisque la langue et la civilisation grecques ont dominé la Méditerranée pendant quelque dix siècles, du moins sa partie orientale, qui fut la matrice de la civilisation appelée aujourd’hui « occidentale » ou « chrétienne».[8]

 

Ainsi donc l’entente, qu’elle soit langagière ou culturelle, trouve nécessairement sa concrétisation dans un au-delà de ce qui est en jeu dans l’échange dialogique. Il ne s’agit donc point de s’accrocher à un fétichisme formaliste qui tente de perpétuer le rituel socratique du jeu question-réponse même s’il ne fait l’ombre d’un doute que seule la question  pertinente est en mesure de restituer à une conversation menacée de tomber dans une impasse vigueur et créativité. Il y est question plutôt de la pérennisation d’une dimension fondamentale de la coexistence interhumaine et interculturelle, c’est-à-dire cette aptitude à briser les cloisons latentes ou manifestes de la différence et de l’indifférence, en instaurant une posture qui exclut toute forme d’arrogance.  De ce point de vue, la monologisation du comportement humain mise en exergue par Gadamer dans son texte intitulé De l’incapacité au dialogue se retrouve aussi dans toutes les manifestations du mépris culturel qui sous-tend les relations de domination entre le centre et la périphérie, entre colonisé et colonisateur d’hier. Dans un contexte de négation tenace d’une identité culturelle singulière, la tentation du repli dans le cocon maternel s’impose comme l’unique voie de salut et s’apparente sous bien de ses aspects à l’isolement de l’individu dans les sociétés modernes.  Nous sommes en face d’un parallélisme des formes qui, dans ses deux extrêmes, traduit un refus de l’altérité de l’autre, et illustre l’immensité du fossé qui subsiste entre frilosité des uns et arrogance des autres. Mais dans un univers définitivement décloisonné, où l’étanchéité supposée des frontières parvient péniblement à arrêter le flux des hommes et des idées et où exister ne peut plus se résumer à une incantation identitaire dans un réduit  « robinsonien »,  mais à un arrimage au réseau universel de la production de sens, la quête de reconnaissance dans un dialogue subi ou sollicité reste le seul gage de pérennité  et de résistance à l’érosion  du substrat  identitaire d’une aire culturelle, quelle qu’elle soit d’ailleurs. Sous ce rapport, la distance historique elle aussi apparaît comme une instance d’élucidation herméneutique dans la perspective de la configuration d’espaces de convergence par le biais de l’exercice dialogique même dans sa dérive unilatérale,  telle qu’elle fut pratiquée par Senghor et  bon nombre de générations d’intellectuels africains. Donc même dans sa forme monologique, la quête de validation sémantico-culturelle tente d’imposer le dialogue à toutes les instances de consécration de ce qu’il est convenu d’appeler les modèles dominants de la pensée universelle. C’est en cela que réside le caractère syllogique de l’assertion senghorienne qui affirme que si les Grecs ont dominé la Méditerranée et si la Méditerranée est la matrice de la civilisation occidentalo-chrétienne, cette civilisation doit par conséquent être considérée comme le modèle de pensée de référence du genre humain, passage obligé pour toutes les cultures dites mineures qui aspirent à l’universalité, car comme l’affirme Gadamer , comme pour conforter Senghor dans sa conviction:

Quand une tradition écrite nous parvient, ce n’est pas seulement un phénomène isolé qui se révèle, mais c’est une humanité pensée qui nous devient présente en personne, dans sa façon générale d’appréhender le monde[9]

 

Ainsi donc, toute tradition humaine parvient au bout du compte à s’extirper de son lieu de production à partir du moment où elle est confrontée à d’autres traditions dans un dialogue  qui se perpétue dans la dynamique de la réception. D’où le caractère fondamentalement existential du dialogue des cultures qui se confond quelque part avec le destin des peuples, à partir du moment où il tente de prendre en charge leur aspiration à la visibilité, l’audibilité et par conséquent à la dignité.

 

3. De la dimension existentiale du dialogue des Cultures

 

De ce point de vue, la magie du dialogue n’ opère alors qu’à partir du moment où elle parvient à fondre l’horizon de l’autre dans le nôtre propre au point qu’il puisse sembler illusoire de vouloir dissocier a posteriori ce qui appartenait au départ à l’un ou l’autre des protagonistes de l’échange. Aussi notre interlocuteur, qu’il s’agisse d’une personne ou d’un texte, ne représente pas uniquement son individualité en soi, il reste en réalité l’incarnation d’une certaine manière l’humanité toute entière. S’il est donc question d’entente sur l’essentiel ou d’impasse comme issues possibles de la conversation, cela ne réside pas exclusivement dans un condensé plus ou moins exhaustif du processus cumulatif des questions et des réponses qui se succèdent dans le flux dialogique. Il y a depuis le tournant ontologique heideggérien du Dasein opéré dans la philosophie herméneutique une épaisseur existentiale qui fait du dialogue une fusion d’horizons de sens qui ne se laissent déterminer que par rapport à l’horizon de civilisations aux dimension qui épousent celles de l’univers tout entier, reproduisant le schéma  de l’auteur de l’être et le temps qui illustre le rapport entre l’Etant et l’Etant suprême. En partant de l’hypothèse selon laquelle il ne peut exister d’étrangeté absolue entre deux aires culturelles données et qu’il subsiste par voie de conséquence une précompréhension de la réalité autre dans un au-delà de l’espace et du temps, Senghor pose de manière effective, à travers ses textes sur le dialogue des cultures, les jalons d’une intégration de la spécificité africaine dans le champ de production universelle de sens. De ce point de vue, sa démarche s’apparente à bien des égards à celle de l’herméneutique gadamérienne de la tradition, notamment dans sa résolution du  problème de la précompréhension dans le Dasein chez Heidegger, puis dans le langage et la tradition chez Gadamer, pour qui la certitude du sens précède encore l’interrogation sur le comprendre. Si donc Senghor en arrive à trouver une proximité entre les civilisations grecque, méditerranéenne, japonaise ou normande entre autres d’une part et civilisation négro-africaine d’autre part, c’est parce qu’il s’appuie sur une vision fondamentalement interculturelle  et donc nécessairement transhistorique des modes d’être dans le monde, telle qu’elle a été définie par  Heinz Kimmerle dans son ouvrage Interkulturelle Philosophie :

L’orientation de base de la philosophie interculturelle repose  sur le même socle que la critique heideggérienne de la Métaphysique qui mesure tout Etant à l’aune d’un Etant suprême (Dieu, sujet transcendant ou Esprit absolu), le rejet par Adorno de la pensée de l’identité ou la philosophie de la différence de Levinas, Foucault, Deleuze, Liotard, Derrida, Kristeva ou Irigaray, qui face aux systèmes philosophiques globalisants se tournent vers l’Autre dont la différence n’est pas seulement comprise par rapport à leur propre  identité[10]

 

La sollicitation de l’autre par le biais du dialogue interculturel apparaît toujours non seulement comme un enrichissement de l’horizon de sens initial, mais aussi comme une forme de révolte contre les systèmes de pensée dominants dont il s’agit de montrer les limites. Cette entreprise de transgression du provincialisme philosophique est le moyen le plus approprié pour clouer au pilori l’arrogance des systèmes clos, leur suffisance et leur mépris à l’endroit de tout ce qui est différent. Aussi pour renouveler une pensée occidentale qui se sclérose à force de tourner en rond sur elle-même, il est de plus en plus question de s’ouvrir au souffle vivifiant de l’ailleurs lointain. Autant l’intellectuel africain appelle de ses vœux le dialogue des cultures pour assouvir son désir de validation et de reconnaissance de sa vision particulière du monde, autant la pensée occidentale manifeste un besoin vital de se connecter au réseau sémantique dit exotique pour briser le carcan devenu étroit de la pensée unique et de l’incantation monologique, qui à force de garder les yeux rivés sur le nombril finissent par se convaincre d’être seules au monde.  Dans la mesure où l’ailleurs véhicule toujours la promesse d’une multiplicité d’univers qui chacun en ce qui le concerne contribue à l’enrichissement de notre horizon de sens et confère dans une fécondation réciproque entre contenant et contenu une certaine pertinence à un horizon universel dans un au-delà des cercles singuliers.  C’est la raison pour laquelle, il ne fait l’ombre d’un doute que le dialogue des cultures est au cœur de la volonté incompressible d’exister des peuples d’Afrique et qu’il acquiert de ce fait une dimension fondamentalement existentiale. Et comme le suggère Gadamer, le dialogue ne se construit pas dans la mise en œuvre d’un ensemble de préceptes méthodologiques, il se réalise dans la confrontation d’horizons de sens divers qui, in fine, aspirent à une fusion de leurs singularités respectives dans une infinitude à la mesure du génie humain.   

 

4. Herméneutique dialogique et universalité

 

C’est la raison pour laquelle, l’éclatement de l’Univers en plusieurs entités monadologiques dans un contexte de résistance à la globalisation ne peut remettre en cause l’unité intrinsèque de la culture humaine sur la base du déjà là du comprendre herméneutique. Ainsi donc l’étrangeté d’une culture, c’est-à-dire sa distance linguistique, historique ou rhétorique ne peut sous aucun rapport déboucher sur une impasse dialogique dans la mesure où la quête d’espaces de convergence réconcilie quelque part cette même étrangeté avec l’intimité dans une perspective de dialogue entre singularité identitaire et civilisation de l’Universel. Ainsi donc l’horizon de sens qui résulte de la fusion des tracés de sens singuliers transcende celui des interlocuteurs en situation et érige le dialogue au rang d’élévation vers l’universalité. C’est pour cette raison que le concept de dialogue des cultures mis en œuvre par Senghor recoupe, dans ses préoccupations fondamentales, les motivations de l’herméneutique philosophique, notamment dans sa phase de fusion des horizons et dans celle de l’entente langagière, et c’est la raison pour laquelle son accomplissement relève toujours de l’ordre du métalangage.

Toutefois cette aspiration à la transcendance du comprendre herméneutique ne vide-t-elle pas les faits de culture de leur ancrage historique, c’est-à-dire de leur contextualité spatio-temporelle, dans la mesure où toute transgression obéit en définitive à une logique de sélection d’un matériau compatible avec la finalité qu’on assigne à son projet de Civilisation. Quid alors de la prise en compte de la chronologie historique des événements et de leur distribution géographique. Au nom de la quête de validation du projet culturel négro-africain, le désir d’aller à la rencontre de l’autre prend le dessus sur les impératifs de la rigueur méthodologique du dialogue conventionnel. Mais que vaut la méthode, si elle ne nous permet pas d’atteindre les objectifs que nous nous fixons ? Et même le refus du dialogue de la part de l’interlocuteur sollicité ne peut en aucune manière réfréner l’ardent désir de poursuivre l’acte dialogique posé. Dialoguer ou périr, tel semble être le leitmotiv des tenants de cette conversation à bâtons rompus entre les cultures. Et dans ce combat pour l’accès à l’instance de production de sens universel, Senghor a reçu un appui de taille avec Souleymane Niang qui, dans un article intitulé Négritude et Mathématique publié dans la Revue Présence Africaine affirme entre autre :

Après l’émotion, je retiendrai les vertus du dialogue comme valeurs nègres… Tout se passe comme si le donné sensoriel brut était source inépuisable d’ondes chargées de messages et ébranlant continûment l’appareil émotif du nègre. Et de l’interprétation de ces messages, fonction de la densité émotionnelle ressentie, s’amorce inévitablement un dialogue. Ce dialogue est d’abord intérieur, entre l’être et l’objet ; ce dernier par un étrange phénomène, se réfléchit dans l’être et s’y développe…  Alors par une sorte d’alchimie particulière, le dialogue se transmue et s’extériorise et donne naissance à ce besoin irrésistible de communication avec l’espace environnant, à un désir tenace d’expliquer et de s’expliquer, à une forte envie de comprendre pour se faire comprendre, à une volonté affirmée d’entendre toute voix et d’écouter toute chose. Il en résulte cette longue et belle patience du négro-africain, qui n’est ni faiblesse, ni résignation, mais fille vertueuse du dialogue. [11]

 

En d’autres termes, je dialogue, donc je suis. Par conséquent, le dialogue n’est pas simplement un instrument dont on se sert pour entrer en contact avec l’autre dans les limites d’une convivialité de circonstances, il est consubstantiel à l’âme nègre et reste de ce point de vue une dimension irréductible de son identité singulière. Et en établissant un lien indissoluble entre émotion et communication, Niang conforte Senghor dans sa conviction selon laquelle il ne peut subsister d’obstacle infranchissable au désir du Négro-Africain de communier avec son alter ego au-delà des époques et des océans et d’ériger le dialogue en mode d’être dans le monde. Ex-istere aurait dit Heidegger, ce qui signifie se projeter dans le monde pour en dévoiler l’être. Sur ce point, Niang et Senghor rejoignent Gadamer avec son tournant existential de l’herméneutique philosophique qui, sans tomber dans un sensualisme à fleur de peau, considère le dialogue non pas simplement comme la mise en œuvre d’une méthode dont on veut éprouver l’efficience, mais comme un modus operandi de « l’exister » et reste de ce point de vue une quête de vérité.

En réalité, il est question d’un exercice de transgression périlleux, au regard des distances incalculables qu’il faille parfois franchir dans l’espace et dans le temps, pour nouer l’échange qui va nous permettre de nous extraire de la solitude du cloisonnement. En effet, que d’océans à franchir, que de monts et collines à enjamber, entre la Mongolie et le Sahel ! Mais n’est-ce pas là le prix à payer pour se connecter au réseau sémantique universel. Il reste  toutefois entendu que  l’unanimité autour de  la pertinence de cette démarche ne peut aller de soi pour  plusieurs  générations d’intellectuels africains pour qui cette substantialisation de l’exercice dialogique prend les allures d’un exhibitionnisme de mauvais goût à usage externe qui laisse l’âme du nègre flotter dans les brumes de l’a-temporalité. Ce même déficit d’ancrage dans la réalité historique a été aussi reproché à l’herméneutique philosophique gadamérienne qui, pour sa part, s’est évertuée à loger son entente langagière, comme aboutissement du dialogue, dans un au-delà des contingences historiques. Mais n’est-ce pas là le risque qu’il fallait prendre pour accéder à l’instance de consécration universelle de la production de sens et pour rendre son discours sur le monde audible. Par voie de conséquence, l’entente qui se réalise au terme de la confrontation des horizons de sens s’appuie sur un langage commun qui se forge au fil du jeu question/réponse et qui alors reflète une diversité assumée.

 

5. Dialogue herméneutique et renouveau culturel

 

Mais si Hountoundji en arrive à considérer cette posture du dialogue vaille que vaille comme relevant de la virtualité exhibitionniste, c’est parce qu’il reste convaincu de son caractère fondamentalement culturaliste à usage externe. En effet fait-il remarquer :

Car l’Europe n’a jamais attendu de nous autre chose sur le plan culturel, que de lui offrir nos civilisations en spectacle, et de nous allier dans un dialogue fictif avec elle, par-dessus les épaules de nos peuples. C’est à cette aliénation que l’on nous convie chaque fois qu’on nous invite à faire œuvre d’africanistes, sous prétexte de préserver notre authenticité culturelle. On oublie trop facilement que l’africanisme a été aussi inventé par l’Europe et que les « sciences » ethnographiques sont partie intégrante du patriotisme culturel de l’occident ne formant, somme toute, qu’un épisode passager dans la tradition théorique des peuples occidentaux[12].

 

Cette critique acerbe de la posture dialogique à tout prix renvoie en réalité à un débat récurrent entre Négritude et Modernité où les tenants du premier reprochent aux seconds de renoncer à leur identité singulière, au nom d’une certaine idée de la modernité ; et les seconds de reprocher aux premiers de se livrer à l’exhibitionnisme, pour répondre aux attentes de consommateurs d’art et de civilisation en mal d’exotisme. Même si l’universalité à laquelle aspire le dialogue des cultures peut sembler sous bien de ses aspects relever de la naïveté feinte ou de l’utopie, elle reste consubstantielle à cette volonté inextinguible d’exister envers et contre tout. Et par voie de conséquence, le dialogue, qu’il soit herméneutique, culturel ou philosophique n’offre-t-il pas aux civilisations l’opportunité de se renouveler et ainsi donc de se régénérer afin de résister à l’usure du temps et aux agressions de toute nature dans un environnement où aucune position n’est définitivement acquise. L’ouverture sur le monde n’est-elle pas alors sous ce rapport l’antidote la plus sûre contre l’immobilisme sclérosant et la tentation du repli identitaire. Comme l’affirme Ricoeur dans son ouvrage Histoire et Vérité :

Une culture s’écroule dès qu’elle ne se renouvelle et ne se recrée plus ; un romancier, un penseur, un sage, un prêtre doit se charger de relancer la culture afin de pouvoir la remettre en jeu dans une nouvelle aventure et dans un risque total. L’acte créatif se dérobe à toute prévision, toute planification et toute décision d’un parti ou d’un état. L’artiste que nous voulons appeler ici comme témoin de la création culturelle, n’exprime alors seulement son peuple que lorsque personne ne le commet à cette tâche.[13] 

 

« Remettre la culture en jeu dans une nouvelle aventure » équivaut à s’engager résolument dans la voie de la rencontre avec l’autre qui, à travers l’itinéraire qu’elle emprunte et l’issue qui la clôt ou pas, s’apparente à un exercice dont le parcours ne peut être circonscrit a priori. Et le risque encouru réside dans le fait que le dialogue qui s’enclenche peut déboucher sur une impasse insurmontable ou alors transformer totalement les protagonistes au point qu’ils ne parviennent pas à se reconnaître tant la métamorphose qui s’opère au terme de la confrontation modifie fondamentalement leurs visions du monde respectives.  C’est là  cependant un acte de liberté que de choisir de prendre le risque de s’engager dans l’aventure à l’issue hypothétique ou de se cloîtrer dans le confort douillet du cocon maternel. Le dialogue herméneutique pourrait, dans un tel contexte tout à fait indéfinissable, se targuer de colporter des vertus énergisantes auxquelles rien ne peut résister, car l’horizon de sens qui résulte de la fusion de ceux en jeu dans la phase préliminaire de la conversation possède des propriétés tout à fait novatrices, en termes d’élargissement des champs de visibilité respectifs et de transgression des limites de son individualité initiale.

 

6. Du dialogue des cultures comme instance de la critique historique

 

De ce point de vue, l’instauration du dialogue prend tout à fait les allures d’une cure de jouvence, d’une quête des forces vitales seules à même d’insuffler la créativité perdue à une aire de civilisation engluée dans les impasses liées à l’histoire particulière des peuples. Pour le cas de l’Afrique, on peut évoquer, au risque de faire preuve peut-être d’un certain goût pour l’auto-flagellation, l’esclavage, la colonisation ou les multiples foyers de désastre qui jalonnent encore aujourd’hui le destin chaotique du continent. Mais le détournement d’objectif dont se sont rendus coupables nombre d’africanistes qui, sous le prétexte de contribuer à l’émancipation du continent, se livrent en réalité à une autocélébration d’une culture dominante, ne doit pas nous faire perdre de vue la nécessité impérieuse de nous mêler au dialogue permanent qui se noue entre les peuples. Que d’autres continuent à le mener en notre nom devrait plutôt nous inciter à plus de hardiesse dans la prise de parole qui n’incombe à personne d’autre qu’à nous-mêmes. La nature ayant fondamentalement horreur du vide, il s’agit de prendre l’initiative du dialogue, faute de quoi d’autres se feront le devoir de s’exprimer à notre place, et ceci en mettant en avant leurs propres préoccupations esthétiques, éthiques et économiques. Ce dialogue que nous appelons de nos vœux ne doit pas se limiter  à un inventaire plus ou moins exhaustif de nos valeurs de culture dans une perspective résolument exhibitionniste, il doit s’accomplir dans une dynamique véritablement critique, dans laquelle notre propre culture se verra confrontée à d’autres cultures, notre horizon de sens à d’autres, tout en n’excluant pas d’avoir tort,  de renoncer à un certain nombre de certitudes qui structurent notre vision du monde, d’accepter que l’autre ait pu avoir raison sur nous, de tirer des leçons de notre face-à-face pour aller de l’avant. Bref, il s’agit de se rendre à l’évidence que nous ne sommes peut-être pas les meilleurs, mais aussi pas les pires et, par ce biais, il est question de nous convaincre que le dialogue des cultures s’impose à nous comme dimension existentiale du mode d’être dans le monde de l’homme d’aujourd’hui et nul ne peut y échapper. Plus particulièrement ceux qui pour diffuser leur production de sens à une échelle significative ont recours à une langue autre que la leur. De quelle autonomie d’esprit peut-on se prévaloir si l’on doit passer par l’idiome de l’autre pour exister culturellement, philosophiquement et même économiquement. Et le concept de village planétaire prend ici tout son sens, lorsque l’on sait qu’il est illusoire d’exister sans échanger ou de faire sereinement le tri entre ce que l’on doit conserver ou ce que l’on finit par rejeter au cœur du flot interminable des informations  non sollicitées qui nous assaillent comme a pu le penser Senghor en d’autres circonstances et à une autre époque. Ou encore à quel moment et dans quelles circonstances faut-il s’enraciner et dans quelles autres s’agit-il de s’ouvrir ? Ou tout ceci ne relèverait-il pas d’une posture métaphysique, sans prise sur le réel ?

Rejoignant ainsi Gadamer (avec son entente langagière comme issue du dialogue herméneutique), Senghor réussit la prouesse d’évacuer l’esprit critique du processus de la conversation. Nous sommes chez l’un comme chez l’autre dans un univers aseptisé où tout semble suivre tranquillement son cours dans le meilleur des mondes possibles. Et ce n’est donc pas un hasard si l’image du Nègre proposée par Senghor comme être essentiellement a-historique a dû subir des critiques acerbes de la part de plusieurs générations de philosophes africains parmi lesquels Stanislas Adotévi qui sans concessions cloue la théorie senghorienne au pilori dans son ouvrage célèbre Négritudes et négrologues en ces termes :

    Mais la colonisation et le christianisme ? Mais la traite et son terrible traumatisme ? Mais le cauchemar de nos indépendances reprises ? Et puis enfin, tout ce qu’implique aujourd’hui le renouvellement des forces productives, le théoricien qu’il se veut, ignorerait-il les horribles grimace qu’ils font dans le ciel de nos rêves et de nos désirs. L’attitude intellectuellement irrecevable de cette école fait dévier sciemment et dangereusement à des fins réactionnaires de sujétion à l’étranger le mouvement originel de la négritude… Ensuite parce que la thèse fixiste qui la [la fraternité abstraite des nègres] soutient est non seulement antiscientifique mais procède de la fantaisie. Elle suppose une essence rigide du nègre que le temps n’atteint pas. A cette permanence s’ajoute une spécificité que ni les déterminations sociologiques ni les variations historiques ni les réalités géographiques ne confirment. Elle fait des nègres des êtres semblables partout et dans le temps.

 

Toute interprétation qui ne s’enracine pas dans la trajectoire souvent chaotique de l’histoire reste avant tout une construction abstraite qui alors privilégie l’entente sur la confrontation des horizons de sens. La même critique vaut d’ailleurs pour le dialogue herméneutique gadamérien qui pour sa part sacrifie le caractère parfois conflictuel de la conversation sur l’autel de l’impératif de l’entente langagière. Il est vrai cependant que l’interprétation comme mode opératoire du dialogue herméneutique ou de celui des cultures reste essentiellement un exercice de reconstruction qui bien que se fondant sur le matériau historique dans toute sa facticité tente de tirer à partir des combinaisons parfois abstraites des conclusions qui, elles, obéissent à des considérations d’ordre purement idéologique. Mais alors si le monologue n’est soutenable que pour ceux qui croient pouvoir faire l’impasse sur la contribution de l’autre dans la configuration de leur propre horizon de sens, que dire alors de cette obsession qui pousse le Négro-Africain à nouer le dialogue virtuel avec un interlocuteur qui le plus souvent n’exprime d’aucune manière son désir de rencontre, s’il ne va pas parfois jusqu’à  refuser toute forme de sollicitation allant dans ce sens? Ce constat nous pousse à réitérer la dimension existentiale du dialogue, qui, plus qu’une méthode, reste avant tout un mode d’être dans le monde et donc simplement une certaine conception de la fraternité humaine.

 

Conclusion

 

Dans un tel contexte dynamique, la critique par Hountoundji de l’ethnophilosophie illustre si besoin en est que la transgression spatio-temporelle participe en réalité d’une stratégie de prise de parole dans un débat où l’on n’est forcément pas le bienvenu. Par voie de conséquence, l’incapacité au dialogue ne se situe pas au même niveau que le refus du dialogue qui, lui, relève d’un choix stratégique du mépris culturel qui structure la vision occidentale du monde. La posture du philosophe béninois aura toutefois le mérite de démontrer que celui qui sollicite le dialogue doit nécessairement faire preuve de plus de patience que celui pour qui l’exercice relève plus de la corvée ou, mieux, de « l’expédition des affaires courantes » sans passion et dans l’indifférence. Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, ni l’un ni l’autre ne sortiront indemnes de l’opération du simple fait que même s’il s’agit d’un texte, c’est-à-dire un objet figé, la métamorphose qui s’opère ne va laisser aucun des protagonistes tel qu’il était à l’entame de l’échange. Alors un texte qui passe sous les fourches caudines de l’interprète ou du traducteur ne sera plus le même au terme de l’exercice.

Pour user et peut-être abuser de l’expressivité anthropomorphique, l’on pourrait affirmer qu’il entame « une nouvelle carrière » dans le vaste horizon de l’infinitude du sens. Ne serait-ce que du point de vue de l’enrichissement des faisceaux référentiels respectifs, mais aussi plus fondamentalement de celle de la manière de voir le monde, rien ne sera plus comme avant. Celui qui sort indemne de l’exercice dialogique doit bien se dire qu’il n’a pas dû mener un dialogue sincère et qu’au mieux il était dans la simulation et qu’au pire il évoluait dans les brumes d’un rêve éveillé. Dans la mesure où l’espace dialogique se situe dans un au-delà de ce qui se laisse dire dans l’échange, la conversation débouche nécessairement sur une réalité autre que celle à laquelle on s’attendait. Cependant l’impératif catégorique consiste à ne pas céder aux sirènes d’un passéisme inopérant qui considère que l’avoir-été reste l’unique instance de validation de tout tracé de sens. Et Njoh-Mouelle de nous mettre en garde contre cette forme d’immobilisme en ces termes :

Par contre, en Afrique aujourd’hui, la tâche de la philosophie ne saurait consister à aller chercher dans le passé des visions du monde qui ont cessé de vivre. Le philosophe qui tient office de conservateur de musée est un pseudo-philosophe, inutile à la société. Car la philosophie par essence est un acte réflexif par lequel on prend ses distances, on se détache des déterminations singulières et engluantes pour créer perpétuellement du nouveau. L’interrogation philosophique angoissée est une interrogation qui doit viser à ouvrir des voies nouvelles.[15]

 

Mieux encore, il s’agit de ne pas quitter du regard les zones de clair-obscur qui rechignent à dévoiler le sens dont elles sont porteuses. Ce processus fusionnel toujours en devenir constitue en réalité la modalité véritable du dialogue herméneutique, car la finalité ultime de l’échange en cours consiste à explorer l’infinitude de sens de l’horizon de l’autre pour l’exposer à une confrontation sans concessions avec le nôtre. C’est pour cette raison d’ailleurs que la littérature se prête merveilleusement bien à l’expérimentation de procédés dialogiques autant au niveau de la thématique que de la stylistique dans la mesure où elle permet à l’auteur de transgresser les limites de la bienséance linguistique et de donner ainsi libre cours à la créativité combinatoire et de s’approprier des tracés de sens aux antipodes du sien. La question qui se pose dès lors c’est bien celle de la capacité de la « fictionnalisation » du dialogue herméneutique à prendre effectivement en charge cette ouverture sur l’infinitude du sens du discours auquel nous avons accès. C’est la raison pour laquelle l’aboutissement du dialogue des cultures comme celui du comprendre herméneutique représentent toujours un plus-être pour les interlocuteurs, dans la mesure où la fusion des horizons survient toujours dans un au-delà de ce qui se dit pour tenter d’épouser les contours indéfinissables du vouloir-dire. La preuve a été faite depuis des lustres dans des domaines comme la musique, la littérature, la peinture que le dialogue est en mesure d’enfanter des merveilles, pourvu que l’on daigne s’extirper de son cocon provincial.

 

 

Bibliographie

- Adotévi, Stanislas. Négritudes et négrologues, U.G.E., Paris 1972.

- Gadamer, Hans-Georg  Vérité et méthode. Paris : Editions du Seuil, 1996.

--------------------------. La philosophie herméneutique.Paris : P.U..F, 1996.

- Habermas, Jürgen. « La compréhension du sens » in Logique des sciences sociales. Paris : P.U.F., 1987.

- Jauss, Hans Robert.  Pour une herméneutique littéraire. Paris : Gallimard, 1988.

----------------------. Pour une esthétique de la réception. Paris : Gallimard, 1978. - Kimmerle, Heinz.  Introduction à la philosophie interculturelle. Hambourg : Junius-Verlag, 2002.

- Niang, Souleymane. Négritude et mathématique.  Paris : Présence Africaine, 1966.

- Njoh-Mouelle, Ebénézer. Jalons. Yaoundé : Editions Clé, 1970.

- Ricoeur, Paul. Le conflit des interprétations, Essais d’herméneutique. Paris : Editions du Seuil, 1976.

- Senghor, Léopold Sédar. Dialogue des cultures. Paris : Editions du Seuil, 1993.

-------------------------------. Hommage à Pierre Teilhard de Chardin,

-------------------------------. De la poésie française à la poésie francophone…, op.cit.

-------------------------------.Grèce antique  et Négritude, op.cit.

-------------------------------.Liberté I, Négritude et humanisme, Paris : Ed. du Seuil, 1976.


[1]Section LEA, Université Gaston Berger de Saint-Louis, Sénégal.

[2] Léopold Sédar Senghor. Le dialogue des cultures. Paris: Editions du Seuil, 1993, p. 68.

[3] Ibidem.

[4] Ibid., p.79.

[5] Léopold Sédar Senghor. Hommage à Pierre Teilhard de Chardin.  op.cit., p. 9.

[6] Idem., p. 13.

[7] Léopold Sédar Senghor. De la poésie française à la poésie francophone ou apports nègres à la poésie francophone, op.cit., p. 69.

[8] Léopold Sédar Senghor. Grèce antique et Négritude, op.cit., p. 43.

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[9] Gadamer, Vérité et méthode, op.cit., p. 232

[10] Heinz Kimmerle. Introduction à la philosophie interculturelle. Hambourg: Junius-Verlag, 2002,  p. 11.

[11] Souleymane Niang. Négritude et mathématique. Paris: Présence africaine, 1966, p. 42.

[12] P.J. Hountoundji. Sur la philosophie africaine, Critique de l’ethnophilosophie. Paris: F.Maspero, 1977, p.

[13] Paul Ricoeur. Histoire et Vérité. Paris: Editions du Seuil, 1955,  p. 289.

[14] Stanislas Adotévi. Négritudes et négrologues. Paris: Union Générale d’Editions, 1972, pp. 44-46.

[15] Njoh-Mouelle Ebénézer. Jalons. Yaoundé : Editions Clé, 1970, pp. 86-87.