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Résumé

L’Œuvre au noir nous plonge dans l’histoire sublime et sombre de l’Europe du 16e siècle encore sous l’emprise de l’Inquisition. A travers le parcours tumultueux d’un médecin alchimiste et philosophe, nous exhumons diverses modalités de mise en altérité quasi intemporelles et universelles.

Nous étudions l’étrangeté de celui-ci, qui procède tout simplement de son étrangèreté, à travers deux formes de mise en altérité : la forme hétéro-référentielle ou hétéro-phobique et la forme autoréférentielle (selon que le regard du proscripteur part de ses propres valeurs ou des « défauts » de sa victime).

Mais à force d’être fondamentalement un passe-muraille, à cette époque engoncée dans des certitudes étriquées dont l’observance des règles est étroitement et férocement surveillée par le Saint-Office, Zénon, le héros, opère une métamorphose formidable qui va de l’individualisation (identité mensongère qui lui est fabriquée de l’extérieur ) à l’individuation ( pleine assomption de sa personnalité) et de cette dernière à l’universalité (sorte d’épiphanie du héros).

 

Abstract

The Œuvre au Noir takes us back into the dark and sublime history of sixteenth century Europe which still was under the influence of Inquisition. Through the tumultuous experience of a doctor, an alchemist and philosopher, we exhume various, almost timeless and universal strategies of implementing otherness.

Our article examines its strangeness, which simply originates in its oddity through a dual way of setting otherness: the hetero-referential or hetero-phobic form and the self-referential form (according to whether the prohibitor’s perspective is based on his own values or on the victim’s “failings”.

However, by dint of basically being a man who does not mind any kind of border, at a time stifling with its confining certainties the compliance to which is closely and ferociously controlled by the Holy-Office, Zenon, the protagonist, goes through an incredible change stretching from individualization (a deceitful identity made from outside) to individuation (full of the expression of his personality) and from this to universality (as a sort of a hero epiphany).

 

 

La critique de L’Œuvre au noir[2] semble, à propos du héros, s’accorder unanimement sur cette image lisse du courageux humaniste parti en croisade contre les démons contradictoires et injustes d’une société en profonde décadence. Si cette conclusion n’est pas une vue de l’esprit, il faut, en revanche, la nuancer en en rappelant la véritable origine qui pose Zénon, non pas encore en héros, mais d’abord en victime d’une mise en altérité. Selon Denise Jodelet, «l’altérité est le produit d’un double processus de construction et d’exclusion sociale[3] qui, indissolublement liées comme les deux faces d’une même feuille, tiennent ensemble par un système de représentations »[4]. Comment le héros est-il idéologiquement construit par un système fondamentalement liberticide? Comment réagit-il ? Enfin, par quels moyens, l’exemple de la vie de cette victime  désignée s’offre-il comme un viatique universel ?

 

1. Une individualisation marginalisante

 

Avant de se conclure par une fin proche de l’épiphanie, la vie de Zénon a été happée dans le tourbillon d’une chimie sociale qui, en même temps qu’elle lui taille un visage factice, l’expulse de la sphère sociale reconnue. En effet, toute une série de stigmates sociaux disséminés dans le récit de manière subtile ou obvie, matérielle ou symbolique font du personnage une figure à la fois brutale et élaborée de l’ostracisé, un lieu d’irisation du spectre de l’altérité.

C’est d’abord son  propre corps[5] qui constituera le premier objet de cristallisation de ces rejets que Hilzonde, sa propre mère, inaugure dès sa naissance: « Inerte dans son lit d’accouchée, elle regarda avec indifférence les bonnes emmailloter cette petite masse brunâtre à la lueur des braises du foyer » (OAN, p. 27). Plus tard, durant l’épidémie de la peste, Martha, la demi-sœur qu’il n’a jamais connue auparavant remarque « son teint basané [qui] lui donnait l’air d’un étranger » (OAN, p. 125). Dans ces deux regards, que la sensibilité maternelle et la sensibilité sororale auraient dû affectueusement irriguer, se manifeste déjà une mise en altérité.

De fait, la carnation brune de Zénon, « assez rare alors, certes, au nord de l’Europe [et] sans doute une odieuse trace de son père méditerranéen »[6] est perçue comme un stigmate, sur le terreau duquel prospère, comme dans le racisme, une représentation de sa personne. On sait que la personne est une entité à double valence : une valence physique matérialisée par la présence du corps plongé dans le schème spatio-temporel et une valence psychologique difficile, voire impossible à appréhender[7] autrement que par une relation intersubjective[8]. En tant que donnée immédiate, épaisseur palpable et irréductible, le corps offre des  prises faciles à l’imagination qui, volontairement ou non, met en altérité, ostracise, rejette un tiers. C’est cette immédiateté, cette présence pleine qui érige toute différence ténue, la moins évidente qui soit, en un foyer ardent de prédicats – positifs ou non – spéculatifs.

          Ainsi s’expliquent, pour le cas de la mère et de la sœur (doublement victimes : d’abord pour leur statut commun de femme, ensuite, individuellement, chez Martha, pour son jeune esprit encore perméable aux étiquetages les plus  simplistes, et pour Hilzonde, coupable d’avoir osé défier les lois sociales de la procréation), la surprenante attention portée sur la singularité du teint de Zénon et le jugement tu, refoulé,  dont on devine aisément l’orientation. Ainsi s’expliquent surtout les moments de ces perceptions. Elles ont lieu à des moments-seuils, des moments de premier contact où l’esprit s’attelle spontanément à une tâche d’inventaire des différences – processus pendant lequel affleurent et s’imposent des jugements certes hâtifs mais très souvent définitifs – avant, éventuellement, de  les analyser ultérieurement de façon objective[9]. Bien avant quiconque, Hilzonde pose  le premier regard dépréciatif sur Zénon dès la venue au monde de ce dernier.

Cette toute première aperception du corps du nouveau-né s’est, comme on l’a déjà dit, focalisée sur une différence de teint corporel qui, entre autres motifs, favorisera la mise en altérité du héros par sa mère. De même, dès la toute première apparition de Zénon aux yeux de sa sœur Martha – ce qui, sur le plan symbolique, peut être lu comme une naissance –, celle-ci est frappée par son « teint basané » (OAN, p. 125). Aussi a-t-elle tenu, dans sa relation à son frère qui vient d’administrer des soins à  la pestiférée Bénédicte (cousine de Martha) à payer ; geste qui « […] rétablissait les distances, l’élevait bien au-dessus de ce vagabond qui allait de bourg en bourg, gagnant sa pitance au chevet des pestiférés » (OAN, p. 128).

Cette marque est si prégnante qu’elle s’impose sur le plan de la composition du roman. Les premières lignes du texte qui exposent la première apparition du personnage, sa naissance diégétique et donc sa naissance aux yeux du lecteur, sont semées de descriptions sémiosiques dont l’une métaphorise proleptiquement la problématique de sa carnation. Quand le lecteur fait sa connaissance – avec comme point de vue privilégié, celui de Henri-Maximilien – Zénon est coiffé[10] d’un capuchon d’étoffe brune. Rien ne permet certes d’induire que le regard de Henri-Maximilien, circonscrit à cette pièce du vêtement, est tendancieux. Mais la récurrence de cette couleur bistrée dans des moments  cruciaux tant au plan de l’histoire qu’à celui de la diégèse elle-même, avec des témoins privilégiés dont le rapport de parenté ne laisse guère soupçonner une quelconque attitude de rejet, en fait le fil rouge qui, souterrainement, désigne le corps du héros comme, à la fois, le lieu enclenchant, hypertrophié et hypertrophiant, métaphorisé et passif de sa mise en altérité.

Si le dernier carré familial de Zénon cède de façon relativement facile à cette logique d’exclusion, c’est parce qu’il est profondément imprégné des valeurs que secrète cette société. Dans sa réflexion sur le racisme, Albert Memmi a élaboré cette définition devenue classique : « [L]e racisme est la valorisation, généralisée et définitive de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de légitimer une agression»[11]. Mais,  s’empresse-t-il de préciser, « [l]e trait différentiel ne peut justifier à lui seul une accusation ; il ne prend une signification dévergondée que replacé, au contraire, dans une argumentation raciste»[12]. Sans aller jusqu’à tenir L’Œuvre au noir pour un roman sur le racisme[13], on peut pertinemment user des outils de cette définition, en y mettant le bémol nécessaire, pour analyser la variété des phénomènes d’exclusion de Zénon qui s’y expriment.

 On retient ainsi que, s’il ne constitue pas une condition suffisante, le trait différentiel, de quelque nature (biologique, culturelle, morale, etc.) qu’il soit, est nécessaire à la naissance de l’altérité. C’est, en effet, lui qui désigne l’alter ; non tant l’autre identique à soi, comme l’alter ego, que l’autre[14] qui se pose en s’opposant – volontairement ou non – par sa différence, son étrangeté. L’étrangeté de Zénon procède de son étrangèreté marquée, d’une part, par sa carnation, héritage d’une ascendance paternelle méditerranéenne et, d’autre part, sur un autre registre, par son incarnation d’une philosophie que ses censeurs perçoivent comme étrangère à l’univers symbolique vacillant qu’ils tentent vaille que vaille de pérenniser.

À partir de cette double perception dont Zénon est l’objet, se construit alors son individualisation[15] que soulignent les différentes formes de mise en altérité qu’il subit et qui se réduisent schématiquement à deux. La première, qui est qualifiée d’ «  « hétéro-référentielle » ou « hétéro-phobique » [et] qui impute aux caractéristiques de  la victime l’assignation à une place inférieure et maléfique »[16], est déjà analysée dans les lignes précédentes. Elle prend source, pour ce qui concerne Zénon, dans la spécificité de son apparence physique, comme certaines particularités saugrenues, défaillances ou handicaps physiques perçus comme des altérations de l’intégrité de la personne, déclenchent instinctivement une certaine hostilité[17] de l’observateur.

La seconde forme de mise en altérité est « autoréférentielle » en ce sens que ses « termes établissent la supériorité hiérarchique de [l’oppresseur] qui est souvent détenteur du pouvoir »[18]. Elle est plus insidieuse, plus sournoise et donc plus inexpugnable puisqu’elle se nourrit moins du trait différentiel de la victime que de la conviction, chez l’agresseur, que quoi qu’il fasse, quel qu’il soit, il est infailliblement supérieur à l’autre. Mais, pour que cette conviction personnelle s’implante durablement et profondément dans une conscience, il faut qu’il s’étaye par un système de valeurs, un univers symbolique qui la déborde et épouse les dimensions d’un espace social.

C’est ainsi qu’il faut lire, derrière les nombreux coups de boutoir des adversaires de Zénon, une déclinaison des différents masques que la morale de la société européenne, encore médiévale dans son idéologie officielle, arbore pour se perpétuer et se perpétrer. Comme nous l’avons signalé, Zénon est une victime désignée avant même sa venue au monde pour avoir été « conçu hors des lois de l’Église, et contre elles […]  » (OAN, p. 30). Et le fait qu’il est un bâtard  de prêtre n’y change rien. Que peut, en effet, peser, face à l’imposante institution de l’Église aux dogmes millénaires et aux méthodes inquisitoriales radicalement opposés à ses enseignements, le prestige d’une ascendance paternelle qui est tombé de lui-même puisque le père de Zénon, « Messer Alberico de’ Numi, nommé cardinal à 30 ans, avait été tué à Rome au cours d’une débauche dans une vigne de Farnèse » (OAN, p. 31) ? En revanche, impliqué dans l’affaire des anges, « Matthieu Aerts fut arrêté […] mais immédiatement élargi à la suite d’un verdict d’erreur sur la personne. Un de ses oncles était échevin au Franc de Bruges » (OAN, p. 356). Ainsi que le constatera Zénon, « [c]es lois inopérantes par la nature même de ce qu’elles prétendaient punir ne touchaient ni aux riches, ni aux grands de ce monde : le Nonce à Innsbruck s’était vanté de vers obscènes qui eussent fait rôtir un pauvre moine ; on n’avait jamais vu un seigneur jeté aux flammes pour avoir séduit un page» (OAN, p. 295).

          Mais ces lois offrent un double avantage au puissant qu’elles servent : tout en lui garantissant la préservation de ses privilèges, elles lui permettent de « [reconstruire] sa victime selon ses propres besoins (…). Cette reconstruction mythique lui sert de médiation, d’alibi spécifique à l’oppression qu’il souhaite exercer ou qu’il exerce déjà […] »[19] . Dans L’Œuvre au noir, ce processus affabulatoire qui réinvente Zénon, cette individualisation (au sens ricoeurdien)  dépréciative atteint son paroxysme dans le chapitre de « La Voix publique » où la fiction est tellement imbriquée à la réalité que le héros en devient une manière de matière plastique malléable à l’envi et par l’envie, susceptible de donner corps à n’importe quelle figure monstrueuse issue des plus profonds replis de l’imagination. Et, de fait, le Zénon jugé et condamné par l’inquisition est une projection, le produit fictif d’un système, qui a besoin, pour se maintenir, de régulièrement châtier pour l’exemple, quitte à l’exercer sur des innocents.

 

2. L’individuation

 

L’Œuvre au noir enregistre sa première distorsion importante affectant sa structure temporelle dès le second chapitre qui condense les enfances de Zénon. Outre que cette distorsion rétablit la préséance du personnage sur son cousin Henri-Maximilien, cette longue analepse est paradoxalement une explication a posteriori (du point de vue narratif s’entend) de la scène du premier chapitre où Zénon, lancé sur « le grand chemin » du savoir, présente ainsi son programme[20] :

Par-delà ce village, d’autres villages, par-delà cette abbaye, d’autres abbayes, par-delà cette forteresse, d’autres forteresses. Et dans chacun de ces châteaux d’idées, de ces masures d’opinions superposés aux masures de bois et aux châteaux de pierre, la vie emmure les fous et ouvre un pertuis aux sages. Par-delà les Pyrénées, l’Espagne. D’un côté, le pays de La Mirandole, de l’autre, celui d’Avicenne. Et, plus loin encore, la mer, et,  par-delà la mer, sur d’autres rebords de l’immensité, l’Arabie, la Morée, l’Inde, les deux Amériques. Et partout, les vallées où se récoltent les simples, les rochers où se cachent les métaux dont chacun symbolise un moment du Grand Œuvre, les grimoires déposés entre les dents des morts, les dieux dont chacun a sa promesse, les foules dont chaque homme se donne pour centre à l’univers. Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? Vous le voyez, frère Henri, je suis vraiment un pèlerin. La route est longue, mais je suis jeune  (OAN, p. 18).

 

Cette résolution enthousiaste du protagoniste puise ses sources dans la période traumatique de l’enfance et de l’adolescence : naissance bâtarde, mariage de sa mère avec Simon Adriansen dont l’excessif idéalisme religieux l’eût, à coup sûr, autant rebuté que la vénalité de son oncle Henri-Juste ou le « pesant savoir » des docteurs de l’École de théologie où il exprime ses premières fredaines et révoltes[21]. Deux types d’espaces y sont opposés et confrontés. Il y a, d’une part, l’espace clos, étriqué voire enfermé (villages, abbayes, forteresses, châteaux, masure…) où la raréfaction de l’air ou sa monotonie symbolisent l’étouffement même des consciences ; et, d’autre part, l’espace élargi aux dimensions considérables d’un pays (Espagne, Italie), l’espace ouvrant (les frontières naturelles que constituent les Pyrénées et les Alpes métaphorisent malgré leur escarpement cette ouverture) ou l’espace largement ouvert (la mer, l’Arabie, la Morée, l’Inde les deux Amériques, les vallées). Ce second type d’espace, espace d’ouverture, de liberté s’offre, aux « sages » et aux « pèlerins » contrairement au premier type dont la propriété à favoriser et à consolider l’ignorance satisfont pleinement au « fou, à l’insensé ».

          Cependant, avant d’y accéder, et malgré l’enthousiasme candide qui sourd de ses propos – et que renforce l’exergue de la citation de Pic de la Mirandole qui inaugure le roman, et le chapitre –, Zénon devra passer par une série de confrontations éprouvantes qui constituent ce que Carl Gustave Jung appelle « l’individuation », cheminement intérieur nécessaire pour trouver cette part fondamentale, essentielle et unique que tout être conserve en lui- même, mais cheminement difficile, voire douloureux, puisque c’est une entreprise de libération contre le joug écrasant de l’inconscient collectif.

Le psychanalyste suisse écrit :

 La voie de l’individuation signifie tendre à devenir un être réellement individuel et, dans la mesure où nous entendons la forme de notre individualité la plus intime, notre unicité dernière et irrévocable, il s’agit de la réalisation de son soi, dans ce qu’il a de plus personnel et de plus rebelle à toute comparaison. On pourrait donc  traduire le mot d’ « individuation » par « réalisation de soi-même », « réalisation de son Soi»[22].

 

Dans le contexte souvent très contraignant, voire répressif, de cette Europe, qui émerge difficilement du Moyen âge, comprendre la trajectoire cahoteuse et chaotique de Zénon dans la réalisation de son Soi exige d’étudier la posture du personnage par rapport à différents types de morales qu’Émile Durkheim a isolés dans ses Leçons de sociologie : physique des mœurs et du droit[23].

Le fondateur de l’École de sociologie française identifie essentiellement, entre autres règles,

[t]outes celles qui nous prescrivent la manière dont il faut respecter ou développer l’humanité, soit en nous, soit chez nos semblables, [et qui] valent également pour tout ce qui est homme indistinctement. Ces règles morales [universelles] se répartissent en deux groupes : celles qui concernent les rapports de chacun de nous avec soi-même, c’est-à-dire celles qui constituent la morale dite individuelle, celles qui concernent les rapports que nous soutenons avec [tous] les autres hommes abstraction faite de tout groupement particulier […].

[E]ntre ces deux points extrêmes s’intercalent des devoirs d’une autre nature. Ils tiennent non à notre qualité générale d’hommes, mais à des qualités particulières que tous les hommes ne présentent pas. [Ce sont] la morale domestique […], la morale professionnelle […], la morale publique […], et la morale civique […][24].

 

La morale domestique ou morale familiale  régit non seulement les rapports de l’individu à sa famille lato sensu mais également ceux qui le lient à son voisinage immédiat ; la morale professionnelle organise ses rapports avec les membres de sa profession tandis que la morale publique ou sociale définit sa place et ses rôles au sein de la société ; enfin, avec la morale civique, il jouit  de droits que l’Etat lui octroie et auquel il est obligé par des devoirs.

Précisons que l’activation de chacune de ces six morales est rarement exclusive des autres. En chaque homme, elles s’expriment toutes et, souvent concomitamment, même si  on peut percevoir des différences d’intensité liées au degré d’implication de chacune d’elles dans des circonstances particulières données. Cependant, comme toute analyse est nécessairement démontage, désarticulation, la nôtre, pour des raisons d’opérationnalité, retiendra  ce paradigme taxinomique durkheimien qui permet de mettre en exergue les linéaments de la construction de la personnalité du héros. Elle aboutit, ainsi, à ce constat que Zénon est en conflit avec presque toutes les formes de morale, excepté la morale individuelle et la morale universelle avec lesquelles les relations sont beaucoup plus apaisées. Notons, néanmoins, que le trait différentiel qui démarque ces deux types de morale  des morales dites intermédiaires est leur indépendance vis-à-vis de l’État ou de toute autre superstructure équivalente[25]. Les morales domestique, professionnelle, publique, civique font toutes intervenir des entités extérieures qui ont des prétentions hégémoniques sur le moi social de l’individu.

Dans certaines circonstances de déréliction généralisée, de momification totale de l’esprit de la classe dirigeante, comme ce fut le cas dans cette Europe du XVIe siècle, famille, corporation, société, État, enserrent l’individu dans des réseaux de liens si denses et si prégnants que  le « je » qui n’a point de ressources est menacé d’étouffement ou de dissolution. Et, de fait, pour se sauver, Zénon a dû affronter tous ces ogres sociaux  qui menacent l’éclosion et la réalisation de son Soi. La spirale de rejets que le héros essuiera tout le long du roman semble avoir commencé dans l’espace familial.

Nous avons déjà vu comment, dès son  enfance, il se débat dans la glu des préjugés de sa famille. Cependant, à y regarder de près, l’on s’aperçoit que cette famille, dans son attitude et dans sa manière de penser ou de voir les choses, ne fait qu’exprimer une certaine doctrine ambiante secrétée par la société elle-même. Ainsi les attitudes de la mère Hilzonde, de la sœur Martha et du beau-frère Philibert s’originent toutes et trouvent leur pleine justification dans  la conformation idéologique de leur société. Celles d’Hilzonde et de Martha, par exemple, qui se focalisent sur l’étrangeté physique de Zénon, traduisent métaphoriquement le refus d’un système à tolérer toute saillie ou toute différence. Fût-il né, du reste, sans cette différence, Zénon se fût confronté à un rejet général pour avoir été conçu hors des normes de l’Église. Ici, apparaît une imbrication dense entre morale domestique et morale civique – cette dernière bénéficiant d’une incontestable supériorité hiérarchique – symptomatique du totalitarisme d’un système où seuls les esprits opportunistes, comme Philibert,  peuvent tirer leur épingle du jeu. Ainsi, ayant flairé (n’est-il pas, contrairement au lunatique Henri-Maximilien, le digne héritier du riche Henri Ligre qui a su faire des grands du monde ses familiers ?) l’avantageux parti qu’il peut en tirer, Philibert s’adapte à une morale publique dont il enseigne lui-même les principes à son épouse Martha : « Le monde ne demande de nous qu’un peu de discrétion et un peu de prudence. À quoi sert de publier [ainsi que l’a fait Zénon]  des opinions qui déplaisent à la Sorbonne et au Saint-Père ? » (OAN, p. 407), « [n]ous vivons en un temps où un beau nom est indispensable pour se  pousser dans une cour. Il faut hurler avec les loups […] et crier avec les paons » (OAN, p. 409).

Il va sans dire qu’une telle posture morale sied peu à Zénon. Elle déboucherait, en effet, sur une prégnance du corps sur l’esprit, sur une atrophie spirituelle. Il est vrai que, dans la galerie des nombreuses figures qui peuplent L’Œuvre au noir, le personnage de Philibert pourrait s’analyser comme un des symétriques opposables à Zénon, comme une incarnation du corporel[26]. C’est cette menace qu’il tentera encore de conjurer dans les relations heurtées qui l’opposent à ses collègues médecins. Ici, le risque de sclérose vient de la menace qu’un corps (cette fois symbolique) professionnel, engoncé dans ses traditions millénaires pétrifiées, fait peser sur l’esprit d’ouverture, de renouvellement d’un membre un peu trop entreprenant.

 À cette époque, la médecine ne s’était pas libérée de la tradition. À la recherche expérimentale de Galien, et donc à l’esprit critique  qui avait imprimé un bond spectaculaire à l’anatomie, s’est substituée une vénération fanatique de ses commentaires. Toute remise en cause des travaux de Galien était perçue dans le corps médical comme une hérésie, un crime de lèse-majesté dont la phobie de la perpétration paralysa, pendant plus d’un millénaire, cette science au stade où l’avait laissée le médecin grec. C’est pourquoi, dans un contexte aussi peu propice, un esprit tel que celui de Zénon est d’emblée assimilé à celui de rébellion ouverte. En effet, dans sa pratique médicale, Zénon est, selon les circonstances cliniques, tour à tour ou à la fois le scientifique rigoureux, froid, qui expérimente, dissèque et donc sépare parfois le corps de l’âme, et le philosophe hermétique dont les principes empathiques postulent à une vision unique et unitaire du corps et de l’esprit dans une osmose sans fin. Ces deux (res)sources de son art font le lit d’une éthique qui retrouve les sources de l’éthique médicale connue sous le nom de serment d’Hippocrate :

[c]e n’est pas à moi de décider si cet avare atteint de la colique mérite de durer dix ans de plus , et s’il est bon que ce tyran meure. Le pire ou le plus sot de nos patients nous instruisent encore et leurs sanies ne sont pas plus infectes que celles d’un habile homme ou d’un juste  (OAN, p. 148).

 

Sans ce profond ancrage éthique, Zénon eût pu difficilement affronter la  peur des conséquences d’une prise en charge de Han, insurgé circonstanciel qui, sur  un coup de colère, a assassiné le capitaine Vargaz, un des piliers de l’oppression espagnole[27] et qui s’est fracturé la jambe dans sa retraite après son forfait.  Peu de médecins eussent accepté de recueillir et de soigner celui qui était devenu l’ennemi public numéro un de l’occupation espagnole, tant la propension à préserver les prébendes et la paralysie provoquée par la peur de la torture avaient fini d’inféoder l’esprit collectif au pouvoir. Beaucoup eussent excipé, a posteriori, de la reconversion professionnelle de Han pour justifier leur lâcheté. Il finira, en effet, par se faire embaucher comme charpentier sur un négrier[28](OAN, p. 268). Celui qui s’est rebellé contre la brutalité du capitaine Vargaz et de ses troupes nourrit indirectement un autre type d’oppression – de loin le plus féroce, le plus destructeur, puisqu’il est fondé sur la dénégation radicale de la dignité de ses victimes.

Mais Zénon est un contestataire, du moins,

[s]i par contestataire on entend  anti-institutionnel […]. Parce que Zénon s’oppose à tout : aux universités quand il est jeune ; à la famille, où il est bâtard et dont il dédaigne la grossière richesse ; au couvent espagnol […] aux professeurs de Montpellier  quand il y étudie l’anatomie et la médecine, aux autorités, aux princes, etc. Il récuse l’idéologie et l’intellectualisme de son temps avec leur magma de mots […]. Bien entendu, il récuse la pensée chrétienne […]. Il assiste, ou plutôt dédaigne d’assister à l’effondrement de l’aile gauche du protestantisme et constate le scandale de l’alliance cimentée par la Contre-Réforme entre l’Église et les monarchies; tout s’effondre autour de lui, mais il sent que c’est la condition humaine elle-même qui est en cause[29].

 

Il sent surtout qu’il est un des derniers bastions de cette humanité qu’il faut à tout prix préserver de la ruine généralisée. Et, c’est ce sentiment, que ce qui se joue là déborde largement les perspectives modestes de son individualité, qui sublime son individuation aux dimensions de l’universel.

 

3. L’universalité

 

Cette universalité du personnage, le texte la prend en charge assez tôt, dès ses premières pages, en l’instillant à doses homéopathiques jusqu’à la faire exploser en gerbes cosmiques dans les dernières lignes. Elle transparaît dans les représentations que sa personne suscite dans les esprits tiers aussi bien que dans le sien propre. Pour un esprit simple, transi d’amour tel que Wiwine, quelques éclaboussures de boue et des traces de  sang suffisent à transfigurer Zénon :

Il semblait qu’on l’eût lapidé, ou qu’il fût tombé, car son visage n’était plus qu’une meurtrissure, et le rebord d’une de ses manches était strié de sang […]. Wiwine troublée le trouvait beau comme le sombre Christ de bois peint gisant près d’eux sous une arche et elle s’empressait autour de lui telle une petite Madeleine innocente  (OAN, p. 70).

 

Mais ce nouveau Christ est un Christ nouveau, un Christ qui, sous le regard du premier et dans le cadre lourd de symboles de l’Église, « professe [s]a foi en un dieu qui n’est pas né d’une vierge, ne ressuscitera pas au  troisième jour, mais dont le royaume est de ce monde » (OAN, p. 72). Il n’en est pas moins un passe-muraille, un être qui brouille les frontières du réel et de la fiction, de la vérité et de la légende, bref de l’entre-deux qui étourdit le sens commun sans déboucher dans la superstition d’un au-delà. Être de papier, si on l’aborde du point de vue auctorial, Zénon acquiert incontestablement une épaisseur historique une fois saisi dans la diégèse. Toute une série de références donnent une consistance crédible à la thèse de son historicité. « Si l’on met en regard les événements proprement fictifs et les  références à l’histoire insérées dans le texte de L’Œuvre au noir (faits de guerre, soulèvements,  traités,  figures   du siècle)  on  constate  l’abondance  de  ces jalons historiques […] »[30].

Néanmoins, cette historicité actoriale est elle-même trouée de fiction. Ainsi, le chapitre de « La voix publique » se construit-il sur un type de narration qui ouvre le probable, espace mixte du vrai et du faux. Zénon y est saisi (par le lecteur) à travers des rumeurs, il n’est plus que rumeurs, c’est-à-dire produit d’un discours incertain émis par des locuteurs incertains sur le mode de l’incertitude. Dans ce magma biographique, où se trouvent substantiellement incorporés la consistance visqueuse de la réalité et la visquosité consistante de la fiction, démêler le vrai de l’ivraie est une gageure. Il n’empêche qu’il ajoute une nouvelle strate énigmatique et donc charismatique  à la construction du personnage qui, au demeurant, semble se complaire dans ces équivoques au point, non seulement de s’abstenir de les éclairer, mais d’en inventer.

En effet, ce mystère autour de sa vie, il l’entretient en prenant une nouvelle identité. Zénon disparaît derrière le masque de Sébastien Théus. Ce tournant  symbolique est structurellement marqué dans la composition de L’Œuvre au noir. Le titre de la première partie de l’ouvrage, « La Vie errante », pointe explicitement un parcours, un itinéraire hasardeux dans un espace morcelé, clivé voire dispersé. Cette partie – et le roman avec lui – s’ouvre, comme nous l’avons indiqué, par un personnage itinérant que rejoindra un autre, le protagoniste Zénon. Si la vie de Henri-Maximilien, sorte de double contrapuntique de Zénon[31], est brève – elle n’épuise même pas la première partie de l’œuvre – celle de son cousin permet de suivre les étapes de cette longue marche symbolique.

Ainsi, « La Vie errante », ouverte par le mouvement centrifuge d’un Zénon au seuil de sa quête, se clôt-elle par cette séquence de réflexion – au sens physique et intellectuel – sur sa vie dans un miroir florentin « formé d’un assemblage d’une vingtaine de petits miroirs bombés » :

[à] la lueur grise d’une aube parisienne, Zénon s’y regarda. Il y aperçut vingt figures tassées et rapetissées (…) vingt images d’un homme (…) au teint hâve et jaune, aux yeux luisants qui étaient     eux-mêmes des miroirs. Cet homme en fuite, enfermé dans un monde bien à soi, séparé de ses semblables qui fuyaient aussi dans des mondes parallèles, lui rappela l’hypothèse du Grec Démocrite, une série infinie d’univers identiques où vivent et meurent une série de philosophes prisonniers. Cette fantaisie le fit amèrement sourire. Les vingt petits personnages du miroir sourirent aussi, chacun pour soi. Il les vit ensuite détourner à demi la tête et se diriger vers la porte (OAN, p. 187).

 

Cette convergence virtuelle de cette multitude de visages, reflets de l’atomisation de sa personne, amorce le mouvement centripète de son unification. L’errance, qui a frôlé l’errement, fait place nette à l’immobilité comme le suggère le titre de la deuxième partie : « La Vie immobile ». Le retour vers Bruges « ville natale – ville mère, ville matricielle en même temps que créatrice – ville originaire de Zénon »[32] est,  en effet, un retour vers soi, vers son Soi, vers son unité primordiale comme dans Vendredi ou les limbes du Pacifique[33], la descente dans la grotte, avatar du sein intra-utérin  permet à Robinson de retrouver, pendant ce séjour, la sienne propre. Le Zénon des premières pages est, ainsi que le remarque Henri-Maximilien, un Zénon morphologiquement christique dont la corporéité très ressemblante à celle du messie n’en enferme pas encore l’éblouissante lumière universelle. Cette quête, cette expérience – cette expérimentation ? – immanente est censée la combler. Elle le fera  d’une manière inattendue pour le héros ; car au lieu de l’emplir, elle va la vider par une série de déceptions qui font naître en lui le sentiment que partout sur cette terre la propension au mal semble gouverner la passion des hommes. Subsisteront – trophées non méprisables – « une universalité scientifique [et une] universalité géographique »[34] qui irrigueront plus tard l’universalité spirituelle et cosmique de la fin de Zénon.

Mais ce vide éthique qui saisit le monde se creuse en lui  pour accueillir son humanisme en gestation. En découvrant que l’ailleurs n’est pas l’universel mais seulement, entre autres, un moyen – efficient, certes – Zénon opère un retour. Ce retour, cheminement géographique et spirituel vers l’unité, le sauve de la dispersion identitaire enclenchée dans     «  La Voie publique ». Il n’est plus cette péripatéticienne figure  christique dont la vacuité (spirituelle) l’expose à la déliquescence, ni, à l’inverse, cette boursouflure identitaire construite par l’inflation discursive des rumeurs de « La Voie publique », mais ce Sébastien Théus dont le nom, usurpé[35] – et gréco-latinisé – rappelle pourtant impérieusement Dieu, cette entité moins sujette à l’historicité.

Le programme de Zénon change, en effet, de celui d’un être itinérant et apprenant dans « La Vie errante » à celui d’un être qui n’a point besoin de se mouvoir puisqu’il est l’espace, l’univers. À l’arpenteur, explorateur horizontal aux prises avec les réalités de l’histoire et de la géographie, se substitue le spéléologue aventurier de la verticalité, inspecteur des profondeurs abyssales de l’homme. Bruges est, à cet égard, à la fois ce lieu d’attente et de comblement de sa soif, ce point de l’espace où Zénon s’immerge dans le monde souterrain de l’humanité. De sorte que « La Vie immobile » est  la partie du mouvement, de la mobilité symbolique, de la méditation, celle où,  pour étudier cette terra incognita, Zénon doit avancer incognito, en Sébastien Théus.

          Mais tout masque, quel qu’il soit, cèle un maléfice, quelque chose de biaisé qui menace l’intégrité psychique et qui s’emballe inopinément telle une machine infernale. Celui de Zénon lui faisait courir le risque d’une néantisation identitaire, c’est-à-dire, après les investissements horizontaux, le risque d’être définitivement piégé dans la verticalité descendante, dans l’enfer des bassesses humaines. Or l’autre sens directionnel de la verticalité, celle de l’élévation qui est le point d’horizon travaillant impérieusement sa quête, requiert un investissement holistique de soi qui exige à son tour d’être soi. « [L]a marginalité est […] douloureuse mais elle constitue aussi une marque d’élection prouvant la perversion sociale et la capacité à préserver l’être naturel »[36]. Aussi, Zénon sauvegarde-t-il son essence naturelle en retrouvant sa véritable identité : il «  se tenait prêt. Il se livra sans résistance. En arrivant chez le greffe, il surprit tout le monde en donnant son vrai nom » (OAN, p. 359). C’est à partir de cet instant précis que le Zénon in aeternum (OAN, p. 434) commence à coïncider avec le Zénon universel, c’est-à-dire avec celui « qui s’étend à l’univers entier »[37], le Zénon cosmique, et avec l’«être présentant d’une manière éminente le type que d’autres êtres réalisent imparfaitement, ou l’idéal qu’ils s’efforcent d’atteindre »[38].

Ainsi donc, tout au long de sa vie, Zénon se sera confronté à diverses formes d’exclusion. De la première mise en altérité de son corps – dès sa naissance –  à la sentence de la destruction par le feu de ce même corps –  désormais décharné, vieilli –, il aura prouvé, quelquefois, à son corps défendant, son irréductibilité à un système symbolique inhumain. Dans cet océan d’obscurantisme, il incarne, par ses refus, ses combats, voire ses faiblesses ou ses défaites, une de ces lueurs d’humanité qui ont troué puis déchiré, à divers titres et avec diverses fortunes, la longue nuit du pouvoir de l’Inquisition et des guerres de religion du XVIe siècle, et qui ont ainsi posé les premiers jalons de la modernité. Il ne réalise ce tour de force, il n’accède à cet universel que par la recherche de sa propre voie, par la construction de son soi, bref, par son individuation tant il est vrai que « vivre en marge de la société, c’est retrouver pour un temps le cachot pascalien pour l’ouvrir vers la participation au cosmique »[39].                   

 

Bibliographie

1. Œuvres de Marguerite Yourcenar

-  Yourcenar, Marguerite. L’Œuvre au noir. Paris : Gallimard, 2001.

-  -----------------------------. Mémoires d’Hadrien. Paris : Gallimard, 2006.

-  ----------------------------. Les Yeux bien ouverts : entretien avec Matthieu Galey. Paris : Édition du Centurion, 1980.

 

2. Autres ouvrages

-  La Bible de T.O.B.

-  Julien, Anne-Yvonne. L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar. Paris : Gallimard,  1993.

-  Durkheim, Emile. Leçons de sociologie : physique des mœurs et du droit. Paris : PUF, 1969.

-  Greimas, Algirdas Julien. Du sens. Paris : Seuil, 1970.

-  Jankélévitch, Vladimir. Le Pur et l’impur. Paris : Flammarion, 2004.

-  Jung,Carl Gustav. Dialectique du moi et de l’inconscient. trad. R. Cohen, Paris: Gallimard, 1964.

-  Lalande, André. Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris : Presses Universitaires Françaises, 2006.

-  Memmi, Albert. Le Racisme, description, définition, traitement. 1982, Paris : Gallimard, nouvelle édition revue, 2002.

-  Pineau, Gastonet Le Grand, Jean-Louis. Les Histoires de vie. Paris : PUF, 1993.

-  Ricœur, Paul. Soi-même comme un autre. Paris : Seuil, 1990.

-  Tournier, Michel. Vendredi ou les limbes du Pacifique. Paris : Gallimard, 2008.  

-  Xiberras, Martine. Les Théories de l’exclusion. Paris : Armand Colin, 1996, 2e éd., 2000.

 

3. Articles

-  BARTOLI, Véronique. « Figures de la marginalité (II) ». L’École des lettres II, no 4, 1987-1988, p. 3-16.

-  BARTOLI, Véronique. « Figures de la marginalité (III) ». L’École des lettres II, no5, 1987-1988, pp. 3-13.

-  Corbeau, Jean-Pierre. « Trajectoires sociales de pathologies alimentaires ». Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé (sous la direction de Boëtsch Gilles et al.). Bruxelles : De Boeck, 2007, pp. 249-271.

-  Delgado, Arturo. « L’universel et l’intemporel dans L’Œuvre au noir ». L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Actes du colloque de Tenerife, vol. 2. novembre, 1993. Tours : SIEY, 1995, pp. 251-261.

-  Gayon, Jean. « La philosophie et la notion de race ». L’Aventure humaine. no8, 1997, pp. 19-43.

-  Golieth, Catherine. « L’écriture de l’ego dans L’Œuvre au noir ». L’Écriture du moi dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Actes du colloque de Bogota 5-7 septembre 2001.  Clermont-Ferrand : SIEY 2004, p. 177-188.

-  Jodelet, Denise. « Formes et figures de l’altérité ». L’Autre : regards psychosociaux (sous la direction de Sanchez-Mazas, Margarita et Licata, Laurent). Grenoble : Les Presses de l’Université de Grenoble, 2005, p. 23-47.

-  Marcq, Edith.« De D’après Dürer à L’Œuvre au noir ». Marguerite Yourcenar : Écriture, Réécriture, traduction. Actes du colloque international   de Tours.  Tours : SIEY, 2000, pp. 237-245.

-  Vanegas, Leonardo, « L’Œuvre au noir : la trace de « l’illustre melancholia » dans la formation du moi de Zénon ». L’Écriture du moi dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Actes   du   colloque de Bogota   5-7   septembre 2001.  Clermont-Ferrand : SIEY, 2004, pp. 161-175.

-  WUNENBURGER, Jean-Jacques. « Éthique et esthétique du corps différent ». Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé (sous la direction de   Boëtsch, Gilles et al.). Bruxelles : De Boeck, 2007, pp. 147-153.


[1]Département de Lettres Modernes, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Université Cheikh Anta Diop.

[2]Le roman est publié en 1968. Pour le présent article, nous avons travaillé avec l’édition  Paris: Gallimard, 2001. Pour toute référence ultérieure, nous utiliserons le sigle  OAN. 

[3] C’est nous qui soulignons

[4] Denise Jodelet. « Formes et figures de l’altérité ». L’Autre : regards psychosociaux. (sous la direction de Margarita Sanchez-Mazas et Laurent Licata).Grenoble : Les Presses de l’Université de Grenoble, 2005, p. 27. On consultera, aussi, avec profit l’ouvrage synthétique mais non exhaustif de Martine Xiberras. Les Théories de l’exclusion. Paris: Armand Colin, 1996, 2e éd., 2000.

[5] Analysant le concept de « personne » chez Peter Strawson, Les Individus, Paul Ricœur retient du philosophe anglais que « les premiers particuliers de base sont les corps, parce qu’ils satisfont à titre primaire aux critères de localisation dans l’unique schème spatio-temporel ». Soi-même comme un autre. Paris: Seuil, 1990, p. 46.

[6] Leonardo Vanegas. « L’œuvre au noir : la trace de « l’illustre melancholia » dans la formation du moi de Zénon », in L’Écriture du moi dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Actes du colloque de Bogota, 5-7 septembre 2001., Clermont-Ferrand : SIEY, 2004, p. 166.

[7] Il va sans dire que nous parlons du contenu et de la signification de l’activité psychique. Nous n’ignorons pas que la science a élaboré toute une batterie d’instruments de  mesure, d’évaluation, etc. de l’activité mentale. Mais ces outils, dont la performance et l’importance sont à démontrer dans la science, ont leurs limites car les (in)flux électriques et/ou chimiques qu’ils détectent ne renseignent, au mieux, que sur l’intensité de l’activité mentale en question ou sur les zones du cerveau mises à contribution dans cette même activité.

[8] Encore que, là aussi, le résultat soit largement en-deçà des espérances à cause,  d’une part, de la complexité du monde psychique et de sa difficulté de pénétration et, d’autre part, principalement, à cause des motivations personnelles inavouées, voire inavouables, de chaque acteur de l’intersubjectivité qui gauchissent la relation.

[9] Reconnaissons, cependant, que le texte laisse entendre que, dans sa vie prénatale, Zénon a été  la cible d’une haine déclenchée, chez sa mère, par un dépit amoureux.

[10] Deux remarques sont nécessaires. D’abord, l’habit est une seconde peau qui cristallise facilement les jugements hâtifs – qu’ils soient positifs ou négatifs. C’est, du reste, ce que semble dénoncer le sens parémiologique  de l’expression populaire : « l’habit ne fait pas le moine ». Dans la Bible aussi, on lit ceci : « L’Éternel fit à Adam et à sa femme des habits de peau [c’est nous qui soulignons] et ils les en revêtit », Genèse III, 21.

Ensuite, si la restriction du champ – qui cadre, ici, la tête du personnage - interdit de conclure franchement que c’est tout l’habit de Zénon qui est ainsi métonymiquement coloré, même en pensant que le capuchon et le reste de l’ensemble vestimentaire sont en général d’un seul tenant, elle a néanmoins l’avantage non négligeable de focaliser l’attention sur la tête, partie du corps qui, tant sur le plan physionomique que psychique, est souvent surdéterminé dans la construction et la représentation de l’identité d’une personne.

Enfin, l’auteur lui-même a subodoré le parti éminemment littéraire (à la fois narratif et poétique) qu’elle pouvait tirer de cette singularité physique de Zénon. Elle confie à Mathieu Galey : « Je le [Zénon] vois blême, dans ses années d’étudiant basané [c’est nous qui soulignons] par le soleil et le vent des routes […] ». Les Yeux bien ouverts : entretien avec Matthieu Galey. Paris: Edition du Centurion, coll. « Livres de poche », 1980, p. 161.

[11] Le Racisme, description, définition, traitement. Paris: Gallimard, 1982, nouvelle édition revue, 2002, p.14.

Pour une archéologie des concepts de race et de racisme, lire l’intéressante étude de Jean Gayon. « La philosophie et la notion de race ». L’Aventure humaine, no8, 1997, pp. 19-43.

[12] Ibid., p. 51.

[13] Quoique les exemples ne manquent pas. Voir, par exemple, dans l’œuvre l’image de la Moricaude, des Arabes et même des Européens vus par les Arabes.

 D’autre part, Memmi aborde dans son étude toute une variété d’exclusions dont le plus radical est le racisme. Le racisme n’est donc qu’un cas particulier de ce qu’il appelle l’ « hétérophobie », p. 132.

[14] « L’allogène et l’hétérogène n’ont-ils pas en commun d’être pour le moi la source de l’impureté exogène ? » s’interroge faussement Vladimir Jankélévitch dans Le Pur et l’impur (1960). Paris: Flammarion, 2004, p. 67. À une communauté obsessionnellement travaillée par la tentation de la pureté, cette question rhétorique est valablement applicable. 

[15] Pour Paul Ricœur, « [L]’individualisation  peut  être  caractérisée,  en  gros,  comme  le  procès  inverse  de  la classification,  lequel  abolit  les  singularités  au  profit du  concept […]. On n’individualise que si on conceptualise […] ». Soi-même comme un autre, op. cit., p. 40.

Nous retenons de ce concept d’individualisation, son aspect non réflexif et non réciproque : c’est essentiellement la mise en regard de Zénon par les autres que nous analysons ici. 

[16] Denise Jodelet, art. cit., p. 40.

[17] L’hostilité qui n’est autre que l’instinct de conservation a deux modes d’expression, eux aussi, archaïques : la peur et/ou l’agressivité. Ces deux impulsions sont inhérentes à l’homme et même à l’espèce animale – mais leur maîtrise plus ou moins optimale, le caractère discret ou tapageur de  leur manifestation dépend, pour beaucoup, du caractère de l’individu et surtout de sa culture, c’est-à-dire de l’intensité et de la profondeur avec lesquelles il est sorti de lui-même pour comprendre ce qui n’est pas lui.

[18] Denise Jodelet, op. cit., p. 40.

[19] Albert Memmi, op. cit.,  p. 7O.

[20] Ce programme fait penser au  programme narratif tel que théorisé par A. J. Greimas dans Du sens. Paris: Seuil, 1970, dont il est cependant assez différent. Le programme narratif, selon Greimas, se constitue d’une séquence de quatre phases : la manipulation, la compétence, la performance et la sanction. Le programme de Zénon, à ce stade,  ne peut correspondre donc qu’à la phase « manipulation ». Mais  il a le mérite de souligner déjà la singularité du personnage, sa volonté de sortir des ornières pédagogiques, intellectuelles, etc. 

[21] Voir l’épisode de la bataille rangée déclenchée après que Zénon s’est « vanté d’obtenir, s’il lui plaisait, les faveurs » de « Jeannette Fauconnier, hardie comme un page, habituée à traîner après ses jupons une escorte d’étudiants »  « en moins de temps qu’il n’en faut pour galoper des Halles à l’église Saint-Pierre » (OAN, p.40) ; et quand « [p]endant quelques jours on le vit insolemment se promener au côté de cette fille perdue, bravant les fastidieuses semonces du Recteur » (OAN, p. 41).

On pourra compléter le dossier de cette personnalité révoltée en train de s’ébaucher, par la lecture des trois chapitres suivants : « Les loisirs de l’été » ; « La fête à Dranoutre » ; et « Le Départ de Bruges » qui closent l’analepse et ramènent le lecteur au seuil du premier chapitre.

[22] Dialectique du moi et de l’inconscient (1933). Paris: Gallimard, (trad. R. Cohen) 1964, pp. 254-255.

[23] Paris: Presses Universitaires de France (1950), 2e éd., 1969. L’ouvrage, posthume est constitué de cours donnés par le savant français à Istanbul.

[24] Ibid., p. 43 et passim.

[25] Si l’État peut, d’une façon ou d’une autre, influencer la morale individuelle et la morale universelle, il n’a en revanche aucun moyen d’en contrôler ni l’intensité ni l’orientation, ni même la nature car, tandis que la morale individuelle est logée dans la forteresse imprenable de la psychologie individuelle, la morale universelle déborde largement les cadres de la compétence de l’État.

[26] Ce qui ne signifie guère que le corps soit royalement ignoré du médecin philosophe. Il s’agit de voir que,  comme le montre Jean-Pierre Corbeau dans son article « Trajectoires sociales de pathologies alimentaires », « le paraître corporel exprime le beau et le sain tels qu’une société, à un moment de son dynamisme, les conçoit » in, Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé (sous la direction de Gilles Boëtsch et al.). Bruxelles : De Boeck, 2007, p. 250. Ainsi, Philibert qui entretient un rapport au corps presque animal, fondé sur la satisfaction primaire, voire hédoniste, essentiellement nutritive du corps, et dont l’embonpoint et la maladie qui sanctionnent cet excès (ou ce manque ?) sont la preuve, donne-t-il l’image idéale du sujet tel que le rêve le pouvoir. Au rebours, Zénon, sobre, de constitution sèche, a une approche beaucoup plus abstraite du corps et donc un comportement plus séditieux ; chez lui la corporéité - fait d’être présent au monde, d’être appréhendé comme une personne - prend le pas sur le corporel, et pèse donc sur son esprit. Grâce à cette mise à distance, Zénon prend conscience de la fragilité de son propre corps et, donc,  de son être, même s’il fonde celui-ci sur celui-là. Il  réussit, à la fin, par le suicide, à se libérer de la dictature du corps et même à en libérer d’autres malheureux –  dont la fin devait se réaliser dans un supplice du feu –, en obtenant, du bourreau corrompu, qu’ils soient étranglés. Cf. p. 370. 

[27] Cette occupation n’est pas sans rappeler fortement l’occupation nazie de la France durant la deuxième guerre mondiale. En réinvestissant l’époque historique du Moyen-Age et de la Renaissance, l’auteur tend à l’homme du XXe siècle un miroir troublant. On retrouve d’ailleurs le même procédé dans Mémoires d’Hadrien, 1951, où cette fois-ci c’est le monde antique du premier siècle qui est  visité dans une perspective spéculaire.

[28] L’Œuvre au noir, est balisé de ces  exemples qui invalident toute lecture manichéiste que l’on serait tenté d’en faire. Le prieur Jean-Louis Berlaimont, un des personnages les plus humains pour ne pas dire humanistes, est le père de Lancelot Berlaimont, aide de camp du duc d’Alve, le visage de la répression espagnole. Zénon lui-même « buta sur un souvenir : dans sa jeunesse, il avait vendu à l’émir Nourreddin sa recette de feu liquide dont on s’était servi en Alger dans un combat. […] [I]l était lui aussi auteur et complice d’outrages infligés à la misérable chair de l’homme […] » (OAN, p. 372). Comme le reconnaît le prieur « sur le ton  de  quelqu’un  qui  s’oblige  à  un possible aveu, [n]ous sommes tous mêlés au mal » (OAN, p. 267). La grandeur de tout homme résidera donc dans le formidable investissement qu’il est prêt à consentir pour résister à la tentation du mal.

[29] Marguerite Yourcenar. Les Yeux bien ouverts : entretien avec Matthieu Galey. op. cit., p. 160. En ce sens, malgré la distance historique, Zénon nous parle comme à un contemporain car « [l]a sensibilité morale contemporaine est, en effet, marquée par la reconnaissance des promesses d’humanité inhérentes à tout visage de l’Autre homme, quelles que soient ses singularités, parce que le regard éthique [consiste] précisément à voir dans  l’Autre particulier la trace de l’universel », Jean-Jacques Wunenburger. « Éthique et esthétique du corps différent ». (sous la direction de) Gilles Boëtsch et al. Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé. op. cit., p. 148.

[30] Anne-Yvonne Julien.  L’Œuvre  au  noir de Marguerite Yourcenar. Paris: Gallimard, 1993, p. 44.

[31] « Henri-Maximilien sert de repoussoir à Zénon qui aurait pu suivre la même voie : doué d’une même substance que son alter ego, il s’en différencie par son refus d’appartenir à un groupe, à un ordre communautaire qui s’imposerait à sa volonté individuelle », écrit Catherine Golieth dans « L’écriture de l’ego dans L’Œuvre au noir ». L’Écriture du moi dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Actes du colloque de Bogota, 5-7 septembre 2001. Clermont-Ferrand : SIEY 2004, p. 182.

[32] Edith Marcq. « De D’après Dürer à L’Œuvre au noir ». Marguerite Yourcenar : Écriture, Réécriture, traduction. Actes du colloque international de Tours, Tours : SIEY, 2000, p. 241.

[33] Michel Tournier. Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967),  Paris: Gallimard, 2008. Cf. notamment le chapitre V.  

[34] Arturo Delgado, « L’universel et l’intemporel dans L’Œuvre au noir », in, L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Actes du colloque de Tenerife, vol. 2, novembre, 1993, Tours : SIEY, 1995, p. 255.

[35] « Vouloir faire une histoire de sa vie c’est vouloir accéder à l’historicité, c’est-à-dire à la construction personnelle de sens […] » soutiennent Gaston Pineau et Jean-Louis Le Grand, dans Les Histoires de vie (Paris: PUF, 1993, p. 77). Zénon se crée, de toutes pièces, une nouvelle biographie. En tirant du néant ce fantôme, il produit un écran de fumée qui lui permet de se soustraire à l’historicisation conformément  aux canons officiels, imposée par le pouvoir, tout en préservant – dans les limites concédées par cet artifice – son être.

[36] Véronique Bartoli. « Figures de la marginalité (II)». L’École des lettres II, no 4, 1987-1988, p. 11.

[37] André Lalande. Vocabulaire technique et critique de la philosophie (Paris: Alcan, 1926).Paris, Presses Universitaires Françaises, 2006, p. 1170.

[38] Ibid., p.1173.

[39] Véronique Bartoli. « Figures de la marginalité (III) ». L’École des lettres II, no  5, 1987-1988, p. 10.