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Résumé

          Parler de  « l’histoire de la littérature » et de « l’histoire littéraire » au moment où les deux concepts sont employés comme synonymes dans certains manuels et programmes scolaires et universitaires peut probablement provoquer quelques résistances. Pourtant, du point de vue de la théorie littéraire, ces deux notions renvoient à des pratiques et méthodes bien différentes. Dans cet article, nous allons nous livrer à un exercice de dissociation de ces deux concepts pour contribuer à l’éclairage de quelques zones d’ombre de la recherche littéraire.  Il s’agira pour nous de partir de la naissance de la Critique Historique qui sera à l’origine de la conceptualisation de l’histoire de la littérature et de l’histoire littéraire comme deux disciplines distinctes. Le but de cette étude est de clarifier, à partir de la théorie littéraire, chacune de ces deux notions qui ont d’ailleurs considérablement participé à l’accessibilité des œuvres littéraires mais également à l’émergence de nouvelles méthodes d’analyse textuelle.

 

 

Abstract

          To talk about “history of the literature" and "literary history» might cause some resistances as both concepts are used as synonyms on certain textbooks and school and university courses. Nevertheless, from the point of view of the literary theory, these two notions refer to totally different practices and methods. In this article, we will dissociate these two concepts to contribute to the clarification of some aspects of literary research. We will begin with the birth of the Historical Criticism which will be at the origin of the conceptualization of the history of the literature and of the literary history as two distinct disciplines. The purpose of this study is to clarify, from the literary theory, each of these two notions which, moreover, have participated considerably in the accessibility of the literary works, but also in the emergence of new methods of textual analysis.

 

 

I. NAISSANCE DE LA CRITIQUE HISTORIQUE

          Du Moyen Age à la fin du XVIIIe siècle la critique littéraire était essentiellement fondée sur une approche de type rhétorique. La valeur littéraire d’une œuvre dépendait donc de la perfection du mètre, de la rime et du respect strict des normes d’écriture préexistantes. C’est cette période que Marc Fumaroli appelle « l’Âge de l’éloquence ».  Pendant cette époque, l’éloquence devait être la première qualité de l’écrivain. C’est d’ailleurs pourquoi dans des pays comme la France les écrivains étaient initiés à l’art de la belle parole à travers des «cours de belles lettres» qui étaient dispensés. L’écriture était donc une exhibition du talent d’émouvoir par le verbe. La littérature était presque réduite à l’expression de la beauté verbale. Laquelle beauté avait plus d’importance pour les publics (écrivain et lecteur) que le message social qui sous-tendait le texte littéraire.

          Au XIXe siècle, une nouvelle génération de critiques littéraires souligne les limites de l’approche classique en soutenant que l’élément rhétorique ne doit pas être le seul critère à mettre en avant dans l’analyse des textes littéraires et propose de conjuguer la forme au fond pour arriver à une interprétation beaucoup plus complète de la création littéraire. La nouvelle critique va donc prendre en charge l’aspect historique passé sous silence par la critique rhétorique. C’est ainsi que la nouvelle méthode d’analyse littéraire appelée critique historique a vu le jour.

          Cependant, il est important de souligner que la critique historique n’a pas l’intention de combattre la critique rhétorique ni de s’ériger en une méthode opposée mais va plutôt fonctionner comme une approche complémentaire qui mettra au centre de l’interprétation littéraire le contexte historique et socioculturel dans lequel l’œuvre et son auteur ont vu jour et évolué. La critique historique reproche donc à la critique rhétorique le fait de centrer exclusivement l’étude des œuvres sur la forme alors que le fond est aussi d’une importance capitale. Dans son ouvrage sur Montaigne (1932), Gustave Lanson souligne que chez cet écrivain français « le sujet est inséparable de la forme des pensées » c’est-à-dire que la forme est indissociable du fond pour bien saisir le sens d’une œuvre littéraire. Les rhétoriciens voient donc leur méthode objectée par les critiques historiques qui réussiront à imposer leur courant de pensée durant tout le XIXe siècle et même dans la première moitié du XXe siècle. L’histoire devient dès lors l’élément indispensable dans l’analyse des textes littéraires. La critique rhétorique conçoit la littérature comme un moyen par lequel on comprend les lois du langage alors que pour la critique historique la littérature « doit être expliquée par et pour elle-même ».

          La première tâche de la critique historique consistera à établir clairement la différence entre l’histoire de la littérature et l’histoire littéraire. Ce travail préliminaire de conceptualisation a permis à la critique historique de bien définir ses orientations méthodologiques en tant que doctrine littéraire proposant une démarche extrinsèque de l’analyse textuelle. Il faut rappeler qu’avant l’émergence de la critique historique, comme méthode d’analyse littéraire, les notions d’histoire de la littérature et d’histoire littéraire étaient employées sans différenciation sémantique. En Europe, le premier document d’histoire de la littérature fut publié en Espagne en 1449 par le marquis de Santillana, don Iñigo López de Mendoza, sous le titre de Proemio y carta qui avait servi de prologue aux poésies qu’il envoyait au connétable de Portugal. Dans ce document écrit en espagnol médiéval, le marquis de Santillana retrace l’itinéraire de la poésie en  insistant sur ses origines gréco-latines et bibliques, son évolution à travers les écrits des grandes figures de la littérature jusqu’au XVe siècle. Il a fallu attendre trois siècles plus tard pour voir les premiers livres d’histoire de la littérature publiés dans les autres pays européens.

          En 1717 Michel  de la Roche imprime à Amsterdam l’Histoire littéraire de la Grande Bretagne, en 1720 des érudits qui ont pris le nom d’Anonymes (dont probablement Lenfant) publie le premier tome de la Bibliothèque germanique ou Histoire littéraire d’Allemagne et, en 1733,  sous l’égide de Dom Rivet, les bénédictins de Saint-Maur publient le premier tome de l’Histoire littéraire de la France. Dans ces différents livres le travail des auteurs consistait en une classification diachronique des productions littéraires. C’est d’ailleurs pourquoi on parlait de bibliothèques française, britannique et germanique comme synonymes d’histoire littéraire. A l’image d’une bibliothèque, ces livres cataloguaient la production littéraire et la classaient par siècles, genres, courants, générations et écoles littéraires sans grandes considérations sur l’intériorité des œuvres. Le travail de ces historiens de la littérature était donc assimilable à celui d’un bibliothécaire. 

          Mais au XIXe siècle, au moment de la codification de l’Histoire Littéraire comme discipline qui propose une nouvelle méthode d’analyse littéraire, Gustave Lanson et ses partisans se verront obligés d’expliquer ce qui différencie leur courant de pensée de l’histoire littéraire du XVIIIe siècle incarnée par Michel de la Roche, les anonymes et Dom Rivet. C’est à partir de ce moment que les deux concepts d’histoire de la littérature et d’histoire littéraire seront théorisés et différenciés par Lanson et ses partisans.

 

 II. HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE

          Les critiques historiques du XIXe siècle appellent Histoire de la littérature les travaux initiés par les érudits comme Iñigo López de Mendoza, Michel de la Roche, les Anonymes et Dom Rivet bien que ces derniers, pour des raisons de commodités linguistiques de l’époque, aient préféré accompagner le substantif « histoire » de l’adjectif « littéraire » (Histoire littéraire) en lieu et place du complément du nom « littérature » (Histoire de la littérature). C’est pourquoi au XVIIIe siècle le concept d’histoire littéraire avait prospéré plus que celui d’histoire de la littérature, mais le contraire se produira à partir du XIXe siècle. Leurs productions sont qualifiées « d’œuvre de vulgarisation ». La démarche de ceux qui font de l’histoire de la littérature est bien résumée dans le titre complet de l’Histoire littéraire de la France publiée en 1733. Citons le titre intégral:

Histoire Littéraire de la France, où l’on traite de l’origine et du progrès, de la décadence et du rétablissement des sciences parmi les Gaulois et les Français ; du goût et du génie des uns et des autres pour les Lettres en chaque siècle ; des académies des sciences et belles-lettres ; des meilleures bibliothèques anciennes et principaux collèges ; des plus célèbres imprimeries ; et de tout ce qui a un rapport particulier à la littérature ; avec les éloges historiques des Gaulois et des Français qui s’y sont fait quelque réputation ; le catalogue et la chronologie de leurs écrits ; des remarques historiques et critiques sur les principaux ouvrages ; le dénombrement des différentes éditions ; le tout justifié par les citations des auteurs originaux.

 

 

Malgré le titre Histoire littéraire de la France préféré ici à celui d’Histoire de la littérature française –un choix surement linguistique- la première de couverture de l’édition princeps de ce prestigieux document établit les paradigmes de ce que Gustave Lanson va appeler « Histoire de la littérature ». Ce titre révèle donc la démarche de l’histoire de la littérature et énonce les différents aspects sur lesquels l’historien de la littérature va axer son travail. L’histoire de la littérature s’occupe donc de la sauvegarde des œuvres, de leur classement pour qu’elles soient plus accessibles pour les lecteurs. Elle consiste en un regroupement des archives littéraires. C’est dans ce sens que Gérard Genette, parlant de l’histoire de la littérature telle qu’elle est conçue dans les manuels  de l’enseignement secondaire affirme qu’il « s’agit là, en fait, de suites de monographies disposées dans l’ordre chronologique. Que ces monographies soient en elles-mêmes bonnes ou mauvaises n’a pas d’importance ici, car de toute évidence la meilleure suite de monographies ne saurait constituer une histoire »[1].

          L’histoire de la littérature ne propose pas de méthode d’analyse, sa vocation n’est pas d’interpréter les œuvres mais plutôt d’informer de leurs dates et lieux de publication, leurs différentes éditions revues, augmentées ou pas, les époques littéraires où elles ont vu jour, les courants littéraires auxquels sont rattachés leurs auteurs, etc. Elle s’intéresse également à tout ce qui a un rapport avec la littérature. Mais tout cela sans prétention aucune de fournir les éléments qui sous-tendent l’analyse du fond et de la forme des œuvres pour en saisir le sens. Cela est du ressort de l’histoire littéraire qui définit le paradigme historique comme étant le soubassement de toute analyse littéraire.

 

III. HISTOIRE LITTÉRAIRE

          Au début des années 1810 émerge à la Sorbonne une nouvelle génération d’intellectuels dont la conjugaison des disciplines sera à l’origine de l’histoire littéraire. Le philosophe Victor Cousin, l’historien François Guizot et le littéraire Abel Villemain forment le triumvirat de cette université française qui va incarner le renouveau intellectuel. Dans son étude sur la critique historique et ses origines, Luc Fraisse écrit: 

L’histoire littéraire et sa doctrine résultent de cette trilogie de disciplines: philosophie, histoire et littérature. Le souhait de la nouvelle génération est que la littérature, vérifiée par les données historiques, permette de dégager une philosophie de l’art. Dans cette optique, la littérature se voit placée à mi-chemin entre la philosophie pour sa dimension esthétique et l’histoire pour son principe de réalité. 

[2]

Les trois intellectuels Victor Cousin, François Guizot et Abel Villemain, grâce aux enseignements qu’ils dispensaient parallèlement à la Sorbonne à partir de 1815 ont très tôt diffusé les idées de la nouvelle école et surtout la pensée de Mme de Staël quand celle-ci déclarait en 1800  que « la littérature est l’expression de la société » (De la littérature, 1800). Cette pensée de Madame de Staël avait poussé certains de ses contemporains à méditer sur le caractère historique de la création littéraire. La littérature n’était plus réduite à l’esthétique du verbe, désormais on essaie d’élaborer le système de transmission entre l’histoire, c’est-à-dire le contexte social, culturel et politique et l’œuvre littéraire. A côté d’une étude historique de la littérature, on fait une étude de cette histoire qui est une source d’inspiration pour la littérature, autrement dit, on s’intéresse à l’historicité du texte littéraire, c’est-à-dire aux évènements qui font naître l’enthousiasme créateur chez les écrivains.  C’est ce que Lanson appelle « replacer le chef-d’œuvre dans une série, faire apparaitre l’homme de génie comme le produit d’un milieu  et le représentant d’un groupe ».[3]

Cependant, cela ne signifie pas chez lui une conception de la littérature comme simple transformation verbale des  faits sociaux et historiques ainsi que le prétendent Mme de Staël et Hippolyte Taine. Cette conception est, à son avis,  assez réductrice, car ce qui est important pour Lanson dans la recherche des relations entre l’œuvre et son contexte social c’est l’étude de l’interaction  littérature/société et société/littérature. C’est du moins le sens de ses propos quand il écrit: « Image ou miroir, ce n’est pas assez pour nous ; nous voulons savoir les actions et les réactions  qui vont de l’une à l’autre, laquelle va devant ou suit, à quel moment c’est l’une, ou  c’est l’autre, qui fournit le modèle ou imite.» 

[4]

L’analyse des relations entre l’œuvre littéraire et la réalité sociale doit donc aller dans les deux sens pour mesurer le degré d’influence de la société dans la création artistique mais également la capacité de l’objet d’art d’impacter sur les faits sociaux. Pour lui, l’auteur part de la réalité sociale qui sera ensuite réfractée par l’œuvre avant de la retourner à la société par la médiation de la lecture. On dépasse donc l’approche exclusivement rhétorique, désormais on s’intéresse à « la vie humaine inscrite dans les formes littéraires ».         

          Dans les années 1870 Hippolyte Taine, partisan de la critique scientifique, identifie dans sa Philosophie de l’Art trois causes permanentes qui déterminent la production littéraire: la race, le milieu et le moment. La dernière cause – celle du moment- est une « comparaison entre l’apparition d’une œuvre et son contexte d’émergence {et} annonce directement la théorie de la réception et de l’horizon d’attente de Jauss.»[5]

          Dans sa Philosophie de l’art Taine r sa théorie et écrit qu’une «œuvre d’art n’est pas isolée » d’où la nécessité de « rechercher l’ensemble dont elle dépend et qui l’explique ». Taine conclut: « …en tout cas compliqué ou simple, le milieu, c’est-à-dire l’état général des mœurs et de l’esprit, détermine l’espèce des œuvres d’art…»[6]

          Donc le triumvirat de la Sorbonne, Mme de Staël et Hippolyte Taine sont les pionniers de l’histoire littéraire dans la mesure où ils ont avancé les idées sur lesquelles Gustave Lanson va fonder plus tard la codification de la discipline. 

          Dans son Programme d’études sur l’histoire provinciale de la vie littéraire en France (février 1903), Gustave Lanson écrit:

On pourrait écrire à côté de cette « Histoire de la littérature française », c’est-à-dire de la production littéraire, dont nous avons assez d’exemplaires, une « Histoire littéraire de la France » qui nous manque et qui est presque impossible à tenter aujourd’hui: j’entends par là… le tableau de la vie littéraire dans la nation, l’histoire de la culture et de l’activité de la foule obscure qui lisait, aussi bien que des individus illustres qui écrivaient.[7]

 

Cette réflexion lansonienne différencie déjà l’histoire de la littérature qu’il présente comme le catalogue de la « production littéraire » de l’histoire littéraire qui s’intéresse à des aspects beaucoup plus profonds comme les contextes dans lesquels les œuvres sont produites et reçues.

          L’histoire littéraire va au-delà du travail éditorial pour aller à la recherche de l’ensemble des circonstances historiques (politiques, sociales, économiques et culturelles) et littéraires dans lesquelles les œuvres sont produites c’est-à-dire une « représentation de l’état général de l’esprit et des mœurs du temps auquel elles appartiennent ». L’historien littéraire ne juge pas les œuvres par rapport à lui mais les insère dans leur contexte. A ce propos Gustave Lanson écrit:

Il est agréable, il est utile, il est sain de rechercher ce que les chefs-d’œuvre recèlent toujours de sens et de plaisir pour nous, et je ne détournerai personne de se donner à lui-même  cette joie élevée. Mais la tâche propre et principale de l’histoire littéraire est de ne point juger les œuvres par rapport à nous, selon notre idéal et nos goûts, d’y découvrir ce que leur auteur a voulu y mettre, ce que leur premier public y a trouvé, la façon réelle dont elles ont vécu, agi dans les intelligences et les âmes des générations successives. Ce travail de séparation de l’actuel et du passé, du  subjectif et de l’historique suffit à l’activité des historiens littéraires. Il comporte, outre l’analyse et la lecture interne des œuvres, l’emploi de toutes sortes de documents et de faits par lesquels s’éclairent la personnalité véritable et le rôle historique d’un livre, et qui ont pour effet de le détacher de nous, de le retirer de notre vie intérieure où la simple lecture l’a souvent mêlé {…}. Toute la différence qu’il y a ici entre la critique subjective et l’histoire littéraire, c’est que par la critique je dégage le rapport de l’œuvre à moi-même, par l’histoire le rapport de l’œuvre aux divers publics devant lesquels elle est passée.[8]

 

Lucien Febvre aussi contribuera considérablement à l’approfondissement et à la clarification des critères qui constituent le système lansonien de l’histoire littéraire. Dans son article intitulé « Littérature et vie sociale: de Lanson à Mornet, un renoncement ? » publié d’abord dans le numéro III des Annales d’histoire sociale puis repris dans Combats pour l’histoire, Lucien Febvre critique la démarche de Daniel Mornet, auteur du livre Histoire de la littérature classique, 1600-1700 ; ses caractères véritables et ses aspects inconnus. Lucien Febvre considère que le projet de Mornet d’écrire « une histoire historique » de l’époque classique française  est voué à l’échec car ne tenant pas compte des aspects fondamentaux sur lesquels doit reposer une vraie histoire littéraire. A ce propos il écrit:

Une « histoire historique » de la littérature, pour lui {Daniel Mornet},  cela veut dire ou voudrait dire l’histoire d’une littérature, à une époque donnée, dans ses rapports avec la vie sociale de cette époque. Et je n’ai pas besoin de dire qu’ainsi conçue, une telle histoire présenterait, en effet, des « aspects inconnus ». Il faudrait pour l’écrire reconstituer le milieu, se demander qui écrivait, et pour qui; qui lisait, et pour quoi ; il faudrait savoir quelle formation avaient reçue, au collège ou ailleurs, les écrivains - et quelle formation, pareillement leurs lecteurs[…]; il faudrait savoir quel succès obtenaient et ceux-ci et ceux-là, quelle était l’étendue de ce succès et sa profondeur ; il faudrait mettre en liaison les changements d’habitude, de goût, d’écriture et de  préoccupation des écrivains avec les vicissitudes de la politique , avec les transformations de la mentalité religieuse, avec les évolutions de la vie sociale , avec les changements de la mode artistique et du goût , etc.  {…}.

Histoire historique… Mais voilà que rien de tout cela n’apparaît dans le gros livre de M. D. Mornet.[9] 

        

 

Lucien Febvre considère qu’une histoire littéraire digne de ce nom ne doit pas consister en une simple juxtaposition chronologique de noms, de dates et de titres d’ouvrages mais le processus d’historicisation doit intégrer des éléments extralittéraires permettant de bien mettre en évidence l’interaction entre l’œuvre et son contexte. Donc à côté de cette histoire de la littérature assez simpliste Lucien Febvre préfère une histoire littéraire: « qui nous renseigne sur les faits de la vie des écrivains, sur les vicissitudes de leur existence, sur les circonstances extérieures de leurs publications- celle qui recueille traditions et documents. Une érudition chronologique. »[10]

           On voit donc clairement que Lucien Febvre fonde son programme d’histoire littéraire sur les cinq piliers du système lansonien: l’étude « du milieu », des « publics », des « formations  reçues », des « modes » et des « mentalités ». L’œuvre littéraire est donc indissociable de l’environnement socioculturel qui a produit son auteur. Comme l’écrit Martine Jey:    

    

L’écrivain, en effet, est bien évidemment en relation avec un milieu, porteur d’idées, d’aspirations, de joies, des rêves des générations précédentes et de la sienne. Aussi, les éléments concernant sa vie, sa formation, ses lectures, mais aussi sources, influences ne sont-ils pas externes à l’œuvre, pour lui, mais entrent dans le processus de création et doivent être étudiés en tant que tels.[11]

           

 

Une fois ces principes érigés en canons, l’histoire littéraire devient une discipline qui aura comme chef de file Gustave Lanson qui en a dégagé les axes de réflexions suivants:

1-   La connaissance des textes

2-   Leur classification en genres, écoles et mouvements

3-   La place des individus au sein des influences collectives. L’œuvre est-elle un produit de son époque, ou bien une réalité complètement isolée? Est-elle le résultat de son époque, ou au contraire son influence a-t-elle été déterminante sur l’époque (paradoxe de l’œuf et de la poule) ?

4-   L’enquête biographique

        

 Chacun de ces quatre axes de réflexion exige une approche critique appropriée. Pour résoudre ces principales questions de l’histoire littéraire on s’appuie principalement sur quatre principales méthodes d’analyse:

 

1-La critique philologique

          Sa principale préoccupation est la restitution des œuvres dans leurs formes primitives. Ici, il s’agira pour le critique de repérer toutes les modifications intervenues au cours de l’histoire ou pendant les différentes réimpressions de l’œuvre. La critique philologique soutient  que le chercheur ne doit  « travailler que sur des textes dont l’authenticité a d’abord  été pleinement vérifiée ».[12] Ces textes sont ceux qui ont été contrôlés du vivant de l’auteur c’est –à- dire des textes dont tout changement se ferait avec le consentement de celui qui les a produits. La curiosité du chercheur doit l’amener, comme le révèle Luc Fraisse, « à faire initialement le tour de tout ce qui a été préalablement trouvé sur le sujet que l’on aborde, enfin de manière générale l’exactitude bibliographique ».[13]

 

2-L’histoire des écoles et des genres littéraires

          Elle s’appuie sur les acquis de l’histoire et de l’historiographie. Le décès de l’écrivain  constitue ici le repère qui rend possible l’inscription de ses œuvres dans des écoles et des genres littéraires. C’est -à-  dire que le chercheur doit identifier le siècle, l’école, le genre et le mouvement littéraire auquel appartient une œuvre. Ferdinand Brunetière (1849-1907) a largement contribué à l’émergence de cette discipline. Un siècle littéraire est souvent déterminé en fonction des grands événements qui ont marqué l’histoire politique, économique ou culturelle d’une nation et qui ont eu des répercussions sur la littérature. Par exemple, le XVIIIe siècle commence en France en 1715, date de la mort de Louis XIV. En Espagne, le siècle d’or s’étend sur la seconde moitié du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe siècle. On parle d’école littéraire quand un ensemble d’écrivains se regroupe autour d’un idéal critique commun exprimé dans un texte fondateur ou un manifeste  et se choisit en son sein un chef de file. Quant au genre littéraire, il peut être considéré comme une catégorie d’œuvres définies en fonction du ton, du style, du sujet, de la manière de le traiter et de leur finalité.  

 

3-Histoire des idées et des mentalités

          A ce niveau de recherche il s’agit d’un véritable travail d’investigation qui cherche à faire ressortir les rapports que les idéologies, les rêves et les aspirations des hommes ont eu avec la littérature. On considère qu’au fond des œuvres apparaît un trait d’union entre les idées politiques, économiques, culturelles, religieuses, scientifiques etc. et les sentiments exprimés par les auteurs d’une époque donnée.

 

4-La critique biographique

          Elle consiste en une vaste enquête sur la vie d’un auteur et qui servira d’appui pour une explication de son œuvre. Ici, il s’agira de regrouper des informations sur la naissance de l’écrivain, sur ses parents, leur statut social et leur mode de vie, sur son enfance, son éducation, son adolescence, sa vie conjugale etc. Il faut aussi recueillir des témoignages de ses proches. En somme, on accorde de l’importance à tous les détails sur la vie de l’auteur qui soient en mesure d’éclairer ses écrits. Le précurseur de la critique biographique est Sainte-Beuve qui précise que l’optique du biographe doit consister à:

…entrer en son auteur, s’y installer, le produire sous ses aspects divers; le faire vivre, se mouvoir et parler, comme il a dû le faire, la suivre en son intérieur et dans ses mœurs domestiques aussi avant que l’on peut ; le rattacher par tous les côtés à cette terre, à cette existence réelle, à ces habitudes de chaque jour, dont les grands hommes ne dépendent pas moins que nous autres, fond véritable sur lequel ils ont pied, d’où ils partent pour s’élever quelque temps, et où ils retombent sans cesse.[14] 

 

La technique du biographe repose donc sur une pénétration dans l’intimité d’un écrivain. C’est- à- dire qu’on doit essayer de voir dans quelle mesure l’œuvre est une redisposition des caractéristiques de la personnalité de l’auteur. Pour y parvenir Sainte-Beuve révèle sa démarche dans un article de 1831 sur Diderot en ces termes:

On s’enferme pendant une quinzaine de jours avec les écrits d’un mort célèbre, poète ou philosophe; on l’étudie, on le retourne, on l’interroge à loisir ; on le fait poser devant soi; c’est presque comme si l’on passait quinze jours à la campagne à faire le portrait ou le buste de Byron, de Scott, de Goethe. Seulement, on est plus à l’aise avec son modèle, et le tête- à- tête, en même temps qu’il exige un peu plus d’attention, comporte beaucoup de familiarité. Chaque trait s’ajoute à son tour et prend place de lui-même dans cette physionomie qu’on essaie de reproduire […]. On sent naître, on voit venir la ressemblance ; et le jour, le moment où l’on a saisi le tic familier, le sourire révélateur, la gerçure indéfinissable, la ride intime et douloureuse qui se cache sous les cheveux déjà clairsemés, - à ce moment, l’analyse disparaît dans la création, le portrait parle et vit, on a trouvé l’homme.[15]

 

Toutes ces différentes critiques permettent à l’historien littéraire d’avoir suffisamment d’éléments extratextuels pour éclairer l’œuvre d’un écrivain.

 

IV. CE QUI RESTE DE L’HISTOIRE LITTÉRAIRE

          L’histoire littéraire n’a pas survécu, du moins sans modification, à la polémique des années 1960 ayant opposé Raymond Picard de la Sorbonne à Roland Barthes. Cette controverse  contribuera à la révision des principes de l’histoire littéraire. En effet, partisan de la critique historique, Raymond Picard, dans son œuvre intitulée La carrière de Jean Racine (1956), aborde cet auteur de la Renaissance française par son environnement socioculturel, une démarche que Barthes critiquera dans son Sur Racine qui propose une interprétation de l’œuvre comme un univers de signes clos sur lui-même, qui suscite une interprétation structurale teintée de psychanalyse. [16]

         Cette querelle finira par discréditer l’histoire littéraire à cause du grand succès des idées de Roland Barthes. C’est pourquoi quelques années plus tard l’idée de réformer l’école historique est émise. Hans Robert Jauss est un des plus importants réformateurs de l’histoire littéraire. Sa théorie de la réception est fondée sur une redéfinition de l’histoire littéraire c’est-à-dire une fusion de ce que Lanson appelait « l’étude des publics et des formations reçues ». D’ailleurs Jauss le confirme quand il écrit dans le premier chapitre de son Pour une esthétique de la réception  qu’il a consacré à l’histoire de la littérature:

L’esthétique de la réception  ne permet pas seulement de saisir le sens et la forme de l’œuvre littéraire tels qu’ils ont été compris de façon évolutive à travers l’histoire. Elle exige aussi que chaque œuvre soit replacée dans la « série littéraire » dont elle fait partie, afin que l’on puisse déterminer sa situation historique, son rôle et son importance dans le contexte général de l’expérience littéraire.[17]

 

Cette importance des circonstances dans lesquelles le message littéraire (et n’importe quel message d’ailleurs) est émis et reçu est devenue aujourd’hui un solide support sur lequel s’appuient beaucoup de travaux sur l’analyse et la réception du discours. Bien avant les plus connus théoriciens de l’esthétique de la réception, Gustave Lanson avait identifié le rôle capital de la lecture et du public dans le processus de création de sens d’une œuvre littéraire. Il écrivait déjà dans « L’Histoire littéraire et la Sociologie » que:

Le livre, donc, est un phénomène social qui évolue. Dès qu’il est publié, l’auteur n’en dispose plus ; il ne signifie plus la pensée de l’auteur, mais la pensée du public, la pensée tour à tour des publics qui se succèdent. Le rapport qui s’établit n’est pas celui qui a existé dans la création littéraire, celui que la critique érudite cherche à rétablir, entre l’œuvre et l’auteur: il est exclusivement entre l’œuvre et le public, qui la retouche, la repétrit, l’enrichit ou l’appauvrit continuellement. Le contenu réel de l’ouvrage ne fait plus qu’une partie de son sens, et quelquefois il y disparait presque totalement. [18]

 

Voilà donc une des sources littéraires de la théorie de la réception. Dans ces propos Lanson anticipait déjà le principe selon lequel l’œuvre littéraire est une virtualité de sens (les différents publics par lesquels elle passe lui confèrent des significations différentes), ce qui va constituer plus tard le fil conducteur de la théorie de la réception de Jauss, c’est-à-dire la lecture comme acte de création de sens.  

      La sociocritique qui, de nos jours, a connu un grand succès dans les théories d’interprétation textuelle est également une ramification de la critique historique. On retrouve ses germes dans la théorie de Mme de Staël mais elle sera théorisée comme méthode d’analyse dans la critique historique ou histoire littéraire de Gustave Lanson.

 

    En conclusion, il est bien clair qu’on est ici en face de deux concepts littéraires différents. L’histoire de la littérature est une œuvre de vulgarisation qui propose un classement des différentes productions littéraires selon des critères spatio-temporels. Elle nous présente donc les différents panoramas littéraires qui  se sont succédé au cours de l’histoire. Quant à l’histoire littéraire, elle propose une méthode d’analyse qui consiste à expliquer l’œuvre littéraire en l’insérant dans le contexte historique, socioculturel dans lequel elle est produite et consommée. Cette histoire littéraire est au aujourd’hui la mère de beaucoup de nouvelles méthodes d’analyse littéraires.   

 

BIBLIOGRAPHIE

  • FEBVRE, Lucien, « Littérature et vie sociale : un renoncement ? » dansAnnales d’histoire sociale. 3eannée, N. 3-4, 1941.
  • FRAISSE, Luc, « La critique historique » dansMéthodes critiques pour l’analyse littéraire, par Daniel Bergez, Pierre Barbéris, Pierre- Marc de Biasi, Luc Fraisse, Marcelle Marini, Ginèle Valency, sous la direction de Daniel Bergez, 2eédition revue et augmentée,Paris, Nathan/V U E F, 2002.
  • GENETTE, Gérard,Figure III, Tunis, Cérès Editions, 1996.
  • JEY, Martine, « Gustave Lanson : De l’histoire littéraire à une histoire sociale de la littérature ? » dansLe français aujourd’hui, 2004/2 nº 145.
  • LANSON, Gustave, « La méthode de l’histoire littéraire » inRevue du Mois, 10 octobre 1910, p.385-413.
  • ------ Essais de méthode, de critique et d’histoire littérairerassemblés et présentés par Henri Peyre, Paris, Hachette, 1965.
  • ------ « L’Histoire littéraire et la Sociologie » dansRevue de Métaphysique et de Morale, Paris, Armand Colin, 1904.
  • ------ « L’Histoire littéraire et la Sociologie » dansRevue de Métaphysique et de Morale, Paris, Armand Colin, 1904, p.631. NB : Ce texte est une conférence faite à l’Ecole des Hautes Etudes Sociale le 29 janvier 1904. 
  • SAINTE-BEUVE, Charles Augustin, « Pierre Corneille » dansCritiques et Portraits Littéraires, Bruxelles, Grande Place, N. 1188, tome premier, 1832.
  • - « Diderot » dansRevue de Paris, Paris, N. 17, tome 27, 1831.
  • TAINE, Hippolyte,Philosophie de l’art, Paris, Hachette, 1890, Tome I, cinquième édition.


* Université Gaston Berger de Saint-Louis.

[1] Gérard Genette, Figure III,  Tunis, Cérès Editions, 1996, p.13.

[2] Luc Fraisse: « La critique historique » dans Méthodes critiques pour l’analyse littéraire,  par Daniel Bergez, Pierre Barbéris, Pierre- Marc de Biasi , Luc Fraisse, Marcelle Marini, Ginèle Valency, sous la direction de Daniel Bergez, 2e édition revue et augmentée,Paris, Nathan/V U E F, 2002, p. 11.

[3]Gustave Lanson,  « La méthode de l’histoire littéraire » in Revue du Mois, 10 octobre 1910, p.385-413.

[4] Ibid. ibidem

[5] Luc Fraisse, Op. cit., p.15.

[6] Hippolyte Taine, Philosophie de l’art, Paris, Hachette, 1890, Tome I, cinquième édition, p.70.

[7]Dans Essais de méthode, de critique et d’histoire littéraire rassemblés et présentés par Henri Peyre, Paris, Hachette, 1965, p. 81-87.

[8]Gustave Lanson, « L’Histoire littéraire et la Sociologie » dans Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, Armand Colin, 1904, p.622.

[9] Lucien Febvre, « Littérature et vie sociale: un renoncement? » dans Annales d’histoire sociale. 3e année, N. 3-4, 1941, pp.13-14.

[10] Lucien Febvre, Op. cit. p.117.

[11] Jey, Martine, « Gustave Lanson: De l’histoire littéraire à une histoire sociale de la littérature? » dans Le français aujourd’hui, 2004/2 nº 145, p.17.

[12] Luc Fraisse, op. cit. p.19.

[13] Luc Fraisse, op. cit .p.20.

[14]Charles Augustin Sainte-Beuve, « Pierre Corneille » dans Critiques et Portraits Littéraires, Bruxelles, Grande Place, N. 1188, tome premier, 1832, p.42.

[15] Charles Augustin Sainte-Beuve, « Diderot » dans Revue de Paris, Paris, N. 17, tome 27, 1831, p.222. 

[16] Luc Fraisse, Op cit., p. 5.

[17]Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 69.

[18] Gustave Lanson, «L’Histoire littéraire et la Sociologie » dans Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, Armand Colin, 1904, p.631. NB: Ce texte est une conférence faite à l’Ecole des Hautes Etudes Sociale le 29 janvier 1904.