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Résumé

Le génocide rwandais de 1994 ayant causé la mort de près d’un million de Tutsis a été présenté comme un conflit ethnique opposant la majorité hutue et la minorité tutsie. L’émotion suscitée par la fulgurance des massacres et l’impuissance de la communauté mondiale a depuis lors donné lieu à un important travail de mémoire manifeste aussi bien à travers la littérature et le cinéma.

Mots-clés: génocide-manipulation ethnique-réalité-distanciation.

 

Abstract

The Rwandan genocide of 1994 successors in title the death of almost a million Tutsis was presented like an ethnic conflict opposing the Hutu majority and the Tutsi minority. The emotion caused by the fulgurance of the massacres and the impotence of the world community since then gave place to an important work of memory expresses as well through the literature and the cinema.

Key-words: genocide-ethnic manupilation-reality-distanciation.

 

 

Introduction

Le génocide rwandais est d’abord un drame de l’image. En effet, d’avril à juillet 1994, les médias internationaux relayent les scènes des hordes de fanatisés se livrant à la traque de Tutsis mais également les images d’horreur de plusieurs cadavres de femmes et d’enfants jonchant les rues, livrés aux chiens errants. Dans le même temps, soucieuses de la protection de leurs différents intérêts et également pour des raisons de politique intérieures, les principales puissances occidentales préfèrent ignorer la réalité de l’exécution du génocide en prétextant la récurrence des violences ethniques en Afrique.

La fulgurance des massacres de même que la passivité de la communauté mondiale a donné lieu à de nombreuses études (essais, témoignages, rapports, documentaires, monographies, etc.) s’évertuant à constater les faits, à les analyser, à les rapprocher pour mieux comprendre ce qui a pu se passer au Rwanda. D’autre part, les autorités rwandaises à travers les différentes commémorations officielles rendent hommage aux victimes tutsies préservant ainsi une histoire officielle du génocide.

Le projet Fest’Afrika ayant réuni en 1998 au Rwanda, plusieurs écrivains africains dont Véronique Tadjo[2] et un cinéaste marque une étape importante d’un travail de mémoire aussi bien littéraire que cinématographique. Il s’agit de témoignage des rescapés rwandais tels Scholastique Mukasonga[3], d’une fiction romanesque à l’exemple de l’œuvre Flore Hazoumé[4] ou encore la réalisation d’une production hollywoodienne avec George Terry[5]. Prises entre le "réel" et l’officiel, ces œuvres artistiques présentent une version stylisée de la tragédie rwandaise. Il s’agira donc à travers cet article de montrer les différentes approches de la figuration du génocide dans la littérature et le cinéma et leurs implications.

 

I. Une ethnicité instrumentalisée

 

Le Rwanda est composé de trois groupes ethniques repartis comme suit avant le génocide de 1994. Les Hutus majoritaires à 89%, les Tutsis représentent 10% et les Twas 1%.

Pour Antoine Rutayisiré, « historiquement, ces trois groupes ethniques vivaient ensemble, parlant une même langue et ayant une même culture. Cela défie la définition scientifique d’ « ethnie » et même de tribu.[6] » La thèse de l’illusion ethnique a déjà été développée par Jean Rumiya[7] et reprise par Colette Braeckman[8]. Les différentes études s’accordent sur le fait que les catégories Hutu et Tutsi ne désignaient pas une race mais une caste ou une catégorie morale. Dans la tradition rwandaise, l’on pouvait donc selon son travail, sa bravoure « kwihutura » (étymologiquement se dépouiller de sa peau hutu) en d’autres termes passer du statut Hutu à celui de Tutsi. Et inversement. En d’autres termes catégories Hutu et Tutsi ne sont pas figées mais changeantes.  C’est d’ailleurs ce qu’atteste l’importante contribution de Semunjaga Josias à l’œuvre collective Dix ans après-réflexions sur le génocide rwandais.[9] Après avoir rappelé l’origine sociologique des groupes Hutu, Tutsi et Twa, l’universitaire souligne:

(il) existait des passerelles entre les différents groupes. Des Hutu enrichis de vaches devenaient des Tutsi et des Tutsi appauvris devenaient des Hutu. De plus ces groupes sont exogamiques. Ce qui exclue le caractère racial que certains donnent actuellement à ces catégories[10].

 

Ce sont les résultats des premières études ethnologiques conduites par les missionnaires et les l’administration coloniale allemande qui jettent les prémisses de la différenciation raciale. Ces allusions sont couronnées plus tard par le colonisateur belge qui en introduisant la notion de l’ethnie dans l’identification de la population rwandaise dans les années 1930 crée des clivages ethniques (Tutsi, Hutu, Twa) qui n’en sont pas véritablement. 

La manipulation ethnique est très perceptible dans les œuvres littéraires inspirées de la tragédie rwandaise. Dans L’ombre d’Imana, Véronique Tadjo après la visite de quelques mémoriaux, est horrifiée par des scènes au-delà de l’entendement humain. Elle interroge la tradition rwandaise dans l’espoir de retrouver des éléments de l’altérité conflictuelle entre Hutu et Tutsi. Or l’écrivain à travers les témoignages, constate que les fondements culturels d’une telle altérité sont loin d’être établies. Elle souligne en revanche des traits de l’identité culturelle rwandaise avant l’abolition de la royauté par le pouvoir colonial:

La même foi en un Dieu suprême, Imana. Un roi unique, le mwami, mi-homme, mi dieu. Les mêmes coutumes. La même langue, le kinyarwanda. Les éléments fondamentaux: Dieu, la femme, la vache. Et aussi, la nature et les guerriers. Puissance de la reine mère[11]

 

Le récit de Véronique Tadjo insiste sur une communauté de langue et de pratiques culturelles, caractéristiques admises par les anthropologues dans la définition de l’ethnie[12] afin de démontrer la vacuité dans la représentation des groupes Hutu et Tutsi. Un argument qu’on retrouve également dans le roman de sa compatriote Flore Hazoumé.

Dans Le crépuscule de l’homme, le narrateur décrit des scènes d’une violence extrême, des viols et des massacres entre les communautés entre Tsatu (Tutsi) et Sutu (Hutu), les deux principales ethnies de la République de Bunjalaba. Dans les premières pages du texte, il fait pourtant la précision suivante: 

Les deux ethnies qui composaient la population du pays étaient aussi différentes et identiques que deux frères. Même langue, même religion, mêmes croyances. Physiquement, il était évident qu’elles sortaient du même moule: taille haute, membres longs, articulation fine[13]

 

Tout comme le récit de voyage de Véronique Tadjo, le roman de Flore Hazoumé accentue les similitudes entre Hutu et Tutsi afin de mieux ressortir le paradoxe quant à la pertinence de la notion sociologique dans la caractérisation entre Hutu et Tutsi.

Dans cette logique, c’est le film de Terry George Hôtel Rwanda[14] inspiré de la vie de Paul Rusesabagina[15], Hutu, gérant d’hôtel à Kigali qui aurait réussi au péril de sa vie à sauver plusieurs centaines de réfugiés hutus et Tutsis lors du génocide de 1994, qui est le plus révélateur. En choisissant de diffuser en préambule, la voix d’un speaker de la radio hutue RTLM appelant aux meurtres des Tutsis, complices selon les extrémistes Hutu, de la rébellion du FPR, le réalisateur restitue la propagande préalable à l’extermination de la minorité tutsie.

Pourtant le décor s’ouvre sur l’image de la convivialité entre le personnage de Paul Rusesabagina, d’origine hutue et de son collaborateur Dube, qui lui est Tutsi. C’est que dans le film, la différenciation ethnique est bien plus une réalité politique que sociale. Rien dans les pratiques culturelles et la vie quotidienne ne permet de distinguer les deux communautés. Une situation qui suscite la confusion chez l’un des correspondants de la presse occidentale arrivé au Rwanda. Ce dernier s’informe alors auprès d’un journaliste rwandais sur la différence entre Hutu et Tutsi. Pour Bénédicte, spécialiste rwandais, cette différence supposée ne repose pas sur des données culturelles spécifiques mais sur des stéréotypes, diffusés par le colonisateur belge et fondés sur des traits naturels comme la physionomie:

Selon les Belges qui nous ont colonisés, les Tutsis sont les plus grands et plus élégants. Ce sont les Belges qui ont créé la division entre nous, en faisant de la sélection en choisissant ceux qui avaient un teint clair, un nez fin, ils mesuraient même le nez. 

 

Un argument peu scientifique qui ne semble pas convaincre le journaliste qui décide sur-le-champ d’en vérifier la pertinence auprès de deux clientes rwandaises attablées au bar de l’hôtel Mille Collines. La première jeune dame lui révèle son origine tutsie. Le journaliste demande naturellement à la seconde si elle est également Tutsi, vue la proximité et les traits de ressemblance entre les deux dames. Cette dernière lui avoue pourtant sans enthousiasme son appartenance au groupe hutu. Une révélation qui en rajoute à la confusion de l’infortuné qui d’un air perplexe s’en remet à son collègue rwandais: « ce sont les mêmes! »

Hôtel Rwanda établit l’inexistence de fondements sociologiques de l’altérité ethnique des groupes hutu et tutsi. Dans le film de Terry George, cette différence ne repose que sur la production de stéréotypes. Elle se fonde sur ce que Daniel-Henri Pageaux a appelé « la confusion entre l’attribut et l’essentiel [16]». La communication stéréotypée rend en effet possible l’extrapolation du particulier au général, du singulier au collectif. C’est ainsi que les premiers ethnologues ayant observé la stature des chefs tutsis (grade taille, nez allongé, teint clair, cheveux bouclés) en déduisent les caractéristiques de l’archétype du groupe ethnique tutsi. Les Hutus sont alors ceux qui présentent ces traits opposés (teint noir, petite taille). La standardisation du stéréotype de la distinction par la physionomie est une mesure politique du pouvoir colonial dont le but est de diviser la population rwandaise pour mieux asseoir sa domination politique et économique. Pour ce faire l’administration coloniale s’appuie sur la minorité tutsie, perçue alors dans l’imaginaire collectif hutu comme la responsable de l’exploitation coloniale. 

Plutôt que d’une véritable opposition ethnique, le film met en lumière l’exploitation du ressentiment du passif colonial par le pouvoir hutu issu de l’élection de 1961.

   

II. La minorité tutsie sous le pouvoir hutu : une altérité déshumanisée

 

La victoire du mouvement pour l’émancipation hutue (Parmehutu) en 1961 et l’indépendance du pays une année plus tard sont marquées par une flambée de violence contre la minorité tutsie chassée du pouvoir et contrainte à l’exil. Soucieuse de laver l’affront subi pendant la domination coloniale, la majorité hutue confine les Tutsis dans un statut de citoyen de seconde zone. 

C’est le témoignage de Scholastique Mukasonga qui restitue le mieux la représentation de la minorité tutsie telle que véhiculée par l’idéologie raciste du pouvoir hutu. «Sa prise d’écriture»[17] met d’abord en lumière une page occultée de l’histoire rwandaise: la déportation en 1960 d’une partie de la population à Gitwe dans le Bugesera, une zone réputée inhospitalière en raison d’une végétation infestée de fauves. C’est le début d’un processus de dépersonnalisation, d’animalisation de la minorité Tutsi, « un des signes avant-coureurs de la tragédie rwandaise[18]».  Les déplacés qualifiés d’inyenzi, de cafards, d’êtres indésirables sont de fait devenues des intouchables, des parias. Ils sont confinés à une existence antédiluvienne, habitant des huttes infestées de punaises et de fourmis et confrontés à la famine et à l’absence d’eau. Une marginalisation qui selon l’écrivain loin de plonger les exilés de l’intérieur dans le défaitisme, « fut le ciment d’une solidarité bien plus forte que n’en avait jamais établie une prétendue conscience ethnique[19]. » Les réfugiés pallient ainsi l’absence de l’Etat par une organisation interne et la réalisation d’une école primaire avec l’aide de l’église. Une entreprise de restitution d’une dignité bafouée à laquelle le pouvoir hutu réagit par la militarisation des territoires d’accueil des réfugiés tutsis.

Les militaires du camp Gako étaient là pour nous rappeler constamment qui nous étions: des serpents, des inyenzi, ces cancrelats qui n’avaient rien d’humain avec lesquels il faudrait bien en finir un jour. En attendant la terreur était systématiquement organisée[20]

 

C’est ainsi que les militaires hutus sous le prétexte d’entrainement patrouillent sans cesse afin de plonger la population dans la psychose. La brutalité n’épargne pas non plus les rustiques habitations bâties par les Tutsis. Parfois les habitants sont retenus dans leurs maisons sans motifs précis et leurs enfants privés d’école.

Scholastique Mukasonga livre sous ce chapitre ses souvenirs d’élève apeurée par le trajet menant à l’école de Nyamata. Un traumatisme causé par la hantise des viols et surtout des grenades lancées par les militaires hutus en direction des élèves se réfugiant dans la brousse à la vue des camions militaires. Et de conclure: « Sur la route de Nyamata, les militaires ne commettaient jamais de bavures puisqu’elle n’était empruntée que par des Tutsi[21]. »

Dans le témoignage de Scholastique Mukasonga, le pouvoir hutu se manifeste par un processus de négation de la dignité humaine de la minorité tutsie. Une animalisation symbolisée par la légitimation, voire la banalisation de la violence à l’égard du Tutsi. Dans Inyenzi ou les cafards, la violence des premières années du pouvoir hutu est un prélude aux massacres de 1994.

 

III. Un crime minutieusement planifié

 

Les massacres d’avril 1994 sont loin d’être spontanés. Mais les combats ayant opposé l’armée rwandaise au FPR en octobre 1990 ont fortement ébranlé le pouvoir hutu et conduit à une exacerbation de la tension marquée par la recrudescence des assassinats politiques et les massacres contre la minorité tutsie entre 1990 et 1993. A ce propos, Colette Braeckman et Josias Semunjanga notent entre autres indices du caractère programmé des événements qui se dérouleront quelques mois plus tard, la création en 1993 de la RTLM, la radio des extrémistes hutus, la formation des milices hutues, l’importation massive d’armes de guerre et d’armes blanches (machettes), la constitution à partir des registres de l’administration de listes des « ennemis » à abattre, etc.

Autant de faits qu’on retrouve dans les œuvres artistiques inspirées du génocide. Dans le film de George Terry, le récit du speaker de la RTLM est sans équivoque:

 Quand on me demande chers auditeurs pourquoi je hais les Tutsis, je réponds: lisez notre histoire. Quand les Belges nous colonisaient, les Tutsis étaient de leur côté, ils nous ont volé nos terres, ils nous ont humilié. Aujourd’hui ces rebelles tutsis sont de retour. Ce sont des cafards, ce sont des meurtriers. Le Rwanda est un territoire hutu. Nous sommes majoritaires. Les Tutsis sont une minorité de traites et d’envahisseurs. Nous écraserons ces parasites qui veulent nous envahir. On réglera son compte au FPR. Vous êtes à l’écoute de la RTLM. Soyez vigilants, surveillez vos voisins. 

 

Le journaliste hutu attise la haine contre la minorité tutsie par la manipulation. D’abord il exhume le ressentiment du passif colonial à travers le cliché de l’exploiteur tutsi complice du colon belge et rappelle ainsi à la majorité hutue qui l’aurait sans doute oublié la nécessité d’infliger une punition collective aux Tutsis. L’identification voire la réduction de la minorité tutsie à la rébellion du FPR entraine de fait une assimilation de l’ensemble des Tutsis au FPR. D’où la vulgarisation du stéréotype du tutsi meurtrier contre qui doit se défendre le Hutu. L’appel au meurtre s’inscrit alors dans une logique de légitime défense. Pire en assimilant les Tutsis aux cafards, le message de la RTLM véhicule l’image de l’animalisation du Tutsi et insidieusement l’idée de l’impunité. La mort d’un cafard, d’un Tutsi s’avérant utile, nécessaire pour le bien de la communauté hutue. En appelant à surveiller les voisins, le journaliste prépare déjà les esprits à une proximité dans les assassinats.

 Dans Le jour le plus long[22], l’on entend le signal radio de la résistance française alors que l’écran est encore noir. Un choix de la réalisation qui témoigne de l’importance de la résistance dans le processus de libération de la France occupée. Une approche scénaristique également utilisée dans Hotel Rwanda. La voix du journaliste de RTLM se fait entendre quand l’écran est encore noir pour situer d’emblée la responsabilité de la RTLM dans la tragédie rwandaise. Un outil de propagande d’une extrême importance pour le pouvoir hutu de l’époque à en croire Jean-Pierre Chrétien:

Le lien de la RTLM avec le pouvoir n’est pas qu’idéologique et financier. Il fonctionne également sur le plan technique par des liaisons entre la chaine dite libre et l’office Radio Rwanda. Le réseau d’émission de cette dernière permet à la RTLM d’étendre son aire de diffusion sur tout le pays (…) Par ailleurs, les studios situés juste en face du palais présidentiel possèdent une ligne électrique directe leur permettant de pouvoir bénéficier des générateurs présidentiels en cas de délestage, et même, selon toute vraisemblance, d’utiliser le réseau électrique sans bourse déliée[23].

 

Avec l’épisode de la RTLM, le réalisateur restitue le fondement de la propagande hutue: les Hutus et les Tutsis sont deux races en guerre. La survie de la majorité hutue étant nécessairement liée à l’extermination de la minorité tutsie. Dans cette restitution de l’atmosphère précédant l’assassinat du président Habyarimana et donc le déclenchement des massacres, le film rappelle deux signes avant-coureurs du génocide. D’abord l’importation massive d’armes notamment des machettes. A ce sujet, le réalisateur use du pouvoir de suggestion du cinéma. En effet, c’est seulement à cause de la maladresse d’un employé du personnage de George Rutaganda incarné par Hakeem Kae-Kazim, qui renverse le contenu d’une caisse interdite d’usage que Paul Rusesabagina et son collaborateur découvrent l’ampleur d’un véritable trafic de machettes. L’entreprise de distribution de denrées alimentaires et d’alcool de George Rutaganda se présente dans Hotel Rwanda comme une société écran utilisée par l’élite hutue et le pouvoir politique dans le trafic d’armes destinées à l’exécution du génocide. 

A ce sujet, le gros plan fait par le réalisateur sur le bureau du patron est loin d’être innocent. La photo encadrée de George Rutaganda aux côtés du président Juvénal Habyarimana traduit la proximité entre l’exécutif rwandais et les milices interhamwe. C’est également le sens de certains choix effectués par le réalisateur comme les parades importantes, sorte de démonstration de force des milices en début du film. En illustrant avec force détails le défilé des milices interhamwe brandissant des armes, dressant des barrages à l’intérieur de la ville de Kigali, procédant à des contrôles au faciès, George Terry choisit de mettre en évidence la faillite des institutions républicaines rwandaises noyautées par des forces extrémistes.

L’autre indice de la préparation du génocide révélé par Thomas le beau-frère de Paul Rusesabagina est l’établissement de listes et l’existence d’un code du déclenchement du génocide par les milices interhamwe. « Coupez les grands arbres ».

La nuit même de l’assassinat du président rwandais, dans une ville de Kigali plongée dans le noir suite à une interruption générale d’électricité, les convois militaires appellent les populations à rester chez elles. Et le lendemain alors que l’électricité n’est pas encore rétablie, la RTLM diffuse le message suivant:

Ecoutez moi braves peuples du Rwanda: une nouvelle, terrible nouvelle: notre président a été assassiné par ces cafards immondes de Tutsis. Ils l’ont manipulé pour qu’il signe cet accord de paix ridicule. Ensuite ils ont abattu son avion. Il est temps de faire le ménage chez vous Hutus du Rwanda. Nous devons couper les grands arbres. Coupez les grands arbres maintenant! Il est temps de faire notre devoir de braves Hutus. Dressez des barrages routiers, trouvez ces traitres, déployez-vous pour que ces cafards ne nous échappent plus. 

 

Les événements se mettent en place selon une synchronisation très bien élaborée et dont Thomas avait été informé par son collaborateur également interhamwe. Au-delà de la substance du message de la RTLM prônant l’extermination de la minorité tutsie accusée d’être à l’origine de l’attentat ayant coûté la vie au président hutu Juvénal Habyarimana, c’est l’instant choisi par le réalisateur d’Hotel Rwanda qui est bien plus révélateur. Le film se focalise sur l’interruption de l’électricité dans la ville de Kigali. Sur le trajet de retour Paul peut déjà observer l’épaisseur de la nuit ponctuée de scènes apocalyptiques d’habitations en flamme.

La tentative sans résultat du personnage principal de mettre en marche l’interrupteur de sa résidence qui permet de réitérer l’image de la coupure du courant à Kigali procède aussi d’un choix scénique fort judicieux lorsqu’elle est mise en relation avec la diffusion du message de la RTLM. En effet, c’est au moyen d’un petit transistor à piles que Paul et les réfugiés tutsis parviennent à capter le message la radio hutue qui continue d’émettre malgré l’interruption de l’électricité pour ainsi corroborer la thèse de Jean-Pierre Chrétien. Aussi avec la multiplication des scènes d’écoute du transistor à piles (chez Paul, dans la cuisine de l’hôtel Mille collines, sur les barrages tenus par les miliciens, etc.) George Terry rappelle une pratique culturelle rwandaise: celle de suivre les informations, l’oreille collés à un petit transistor. Le film suggère ainsi l’importance de la RTLM dans la tragédie rwandaise et rappelle une étape très peu évoquée des préparatifs du génocide: l’importation massive de Chine de piles et de transistors bon marché et leur distribution aux miliciens afin de servir de relais avec la RTLM.

Dans la représentation de la planification du génocide qui couvre les 20 premières minutes du film, le téléspectateur découvre la dimension euphémique du scénario. Le réalisateur opte délibérément pour l’art de la suggestion et évite de heurter. Un choix qui, contrairement à l’analyse d’Olivier Barlet[24], n’altère en aucune façon la signification politique du film qui récuse la thèse ethnique et met en avant la prédétermination des massacres.

Une orientation esthétique qu’on retrouve également dans L’ombre d’Imana de Véronique Tadjo. Même si le texte n’abonde pas de témoignages sur la préparation des massacres, l’auteur prend le soin dans les ultimes pages de son texte de citer le « Hutu power: les dix commandements des Bahutus[25] » et fait à ses lecteurs cette précision non moins importante: « Publié dans le journal des extrémistes pro-Hutus Kangura, le 10 décembre 1990[26]. » C’est en effet, le journal Kangura qui diffuse l’idéologie raciste conditionnant les esprits au meurtre avant que la RTLM ne prenne le relais en 1993. Le message de L’ombre d’Imana est sans équivoque: le génocide de 1994 est une entreprise préparée de longue date. C’est d’ailleurs ce qu’affirme l’écrivain à l’issue de ses deux séjours au Rwanda:

Les gens pensent que le génocide a commencé en 1993 ou 1994. Ils ignorent que celui-ci a été préparé. L’histoire récente du Rwanda est jalonnée de massacres qui ont poussé beaucoup de Tutsis à l’étranger. (…) Tous ces pogroms impunis ont encouragé les "génocidaires en herbe" à mettre à exécution la "solution finale", des massacres généralisés à grande échelle après l’attaque de l’avion du président Habyarimana.[27] 

 

Le caractère pudique voire la dissimulation du film de George Terry qui tranche avec le souci de la reconstitution des faits, les scènes de cruauté de la plupart des feuilletons[28] inspirés du génocide, ainsi que la prudence observée dans le roman de Véronique Tadjo illustrent toute la complexité de la représentation d’une tragédie d’une ampleur inégalée comme le génocide de 1994.

 

IV. La mise en scène du génocide

1. L’art et l’histoire officielle : convergences et ruptures

 

Dans un article consacré à la commémoration du génocide rwandais, Claudine Vidal écrit:

La commémoration figure le désastre en construisant l’histoire officielle qui tend à interdire, supplanter, refouler selon les situations une connaissance libre et plurielle de ce qui s’est passé. C’est pourquoi la mémorisation ritualisée par la commémoration publique est sélective. Elle ne retient que certaines victimes, ou les hiérarchise, ce qui revient à symboliquement exercer une violence supplémentaire à l’égard des victimes exclues ou marginalisées.[29]

 

Et les cérémonies organisées au Rwanda ne semblent pas déroger à la règle d’un traitement partial de l’histoire. Selon la sociologue, loin de s’inscrire dans une logique de compréhension du drame afin d’en tirer les conséquences et favoriser la réconciliation, les cérémonies officielles telles les exhumations forcées des corps et les enterrements collectifs ravivent la douleur des survivants. De plus le discours ne laisse place à aucune compassion pour les victimes hutues, favorisant ainsi la confusion entre Hutu et interhamwe. Claudine Vidal rappelle à ce propos le massacre le 22 avril 1995 par l’armée patriotique rwandaise de plusieurs milliers de personnes en majorité des femmes et des enfants dans un camp de refugiés à Kibehio au sud-ouest du Rwanda. Puis d’indiquer qu’à l’occasion de la commémoration du génocide quelques mois plus tard à Kibehio:

Le président (Kagamé) n’eut qu’un mot sur leur sort: il s’agissait de tueurs et non de victimes innocentes comme l’avait prétendu la communauté internationale. C’était refuser le statut de victime à tout Hutu, quand bien même il n’aurait aucunement participé au génocide. La logique ethniste restait vivace au cœur du discours officiel: tout Hutu est suspect puisque son ethnie s’est rendue coupable du génocide.[30] 

 

La plupart des œuvres artistiques (en particulier les films et les œuvres littéraires) sur le génocide se trouvent face à un dilemme: La réitération de la brutalité du pogrom tutsi, la « représentation spectaculaire[31] » du génocide dans la logique des cérémonies officielles ou encore une lecture plurielle du drame, une mise à distance soucieuse d’éviter de raviver les douleurs encore trop vives.

Shooting Dogs[32] s’inscrit dans cette convergence entre l’art et l’idéologie officielle. Dans ce film, la scène se déroule à Kigali en avril 1994. Le mandat des forces de l’ONU ne leur permet pas de défendre la minorité tutsie contre les massacres des milices hutues. Les casques bleus tirent en revanche sur les chiens dévorant les cadavres qui gisent dans les trottoirs. Le film est basé sur un fait réel: le massacre de plusieurs centaines de Tutsis à l’école polytechnique de Kigali, une ancienne base de l’ONU. Le scénario a été tourné à Kigali sur les lieux des massacres avec la participation des survivants dans un souci de reconstitution historique. Un choix cinématographique salué par les victimes du génocide ainsi que le pouvoir politique rwandais.[33]

Contrairement au film de Michel Caton-Jones, L’ombre d’Imana de Véronique Tadjo subvertit la mémorisation officielle du génocide rwandais. L’écrivain a été pourtant particulièrement marqué par les images d’horreurs du génocide diffusées par les médias si bien qu’un chapitre de son roman Champs de bataille et d’amour[34] écrit avant la résidence d’écriture de 1998 est consacré au Rwanda. Dans L’ombre d’Imana rédigé à l’issue de deux séjours au Rwanda, l’écrivain rend compte succinctement de l’horreur du génocide, recueille le témoignage des survivants du drame. Mais son récit est pudique.

C’est le 15 avril 1994 de 7h30 du matin à 14 heures que le massacre s’est déroulé à Nyamata. Plusieurs milliers de personnes avaient trouvé refuge dans l’église et ses annexes. Des gens occupaient aussi le bureau du prêtre et les locaux administratifs. Beaucoup dormaient à la belle étoile dans la cour, serrés les uns contre les autres. Non loin de la, certains s’installèrent dans une maternité parmi les femmes enceintes et les nouveau-nés. Les autorités avaient demandé à la population de se regrouper: "Rassembler dans les églises et dans les lieux publics, on va vous protéger"[35]

 

Véronique Tadjo évoque ici le drame de Nyamata où plusieurs dizaines de milliers de Tutsis ont été massacrés, "piégés" par les autorités rwandaises, puis livrés à la folie des milices hutues. Les scènes de cruauté sont sommairement évoquées pour respecter la douleur des victimes et mettre l’accent sur le combat des survivants du génocide.

Le mémorial de Nyamata dans lequel les autorités rwandaises ont exposé les ossements des victimes est qualifié de « la mort mise à nu, exposée à l’état brut ». Par l’usage du mythe traditionnel africain, l’écrivain décrit la colère d’un mort privé de sépulture, et à l’instar du devin de son œuvre, s’insurge contre la récupération politicienne du génocide par les autorités rwandaises:

 Il faut à présent enterrer les morts selon les rites, enterrer leurs corps séchés, leurs ossements qui vieillissent à l’air libre, pour ne garder d’eux que la mémoire rehaussée de respect

  

Par ailleurs, l’auteur au cours de son second voyage a pris le soin de visiter les prisons surpeuplées et d’assister au jugement de Hutus accusés de génocide. Elle a ainsi pu recueillir la confession de Froduard, un jeune paysan devenu meurtrier. Un témoignage très circonstancié du drame rwandais et une tentative d’explication de la fulgurance des massacres: la manipulation des populations hutues pressées de tuer tous les Tutsis et les opposants politiques accusés de complicité avec le FPR.

Dans les meetings, les conseillers disaient: ou bien vous les tuer ou bien c’est vous qui serez tués. (…) A la radio on entendait que la tombe n’était pas remplie et qu’il fallait aider à la remplir. Ils nous disaient: si tu n’es pas sur que c’est un Tutsi, tu n’as qu’à regarder la taille de la personne, sa physionomie, tu n’as qu’à regarder son petit nez fin et le casser. Pour finir prenez vos machettes, prenez vos lances, faites-vous épauler par vos soldats. Les agents du FPR, exterminez-les parce qu’ils sont maudits… [37] 

 

Outre le rappel des stéréotypes de la propagande du pouvoir hutu, Véronique Tadjo explore la psychologie d’un exécutant du génocide qui apparaît dans le texte, dans une certaine proportion, comme une victime des commanditaires du génocide. En effet l’élite hutue et les principaux responsables des milices interhamwe parviendront à fuir le pays en ruine avant même la prise du pouvoir du FPR, laissant les exécutants et les populations hutues à leur sort. Preuve de cette tension entre le FPR et les Hutus globalement suspectés de génocide, le massacre des refugiés hutus dans le camp de déplacés de Kibehio au sud-ouest du Rwanda.

Quand l’attaque prit fin, les observateurs qui arrivèrent plus tard dénombrèrent entre cinq mille et huit mille morts et des centaines blessés. (…) Après le carnage de Kibehio, dans la région quelque deux cent mille Hutus furent forcés de rentrer chez eux. L’Histoire faisait marche arrière. Les bourreaux devenaient les victimes, les victimes bourreaux[38]

 

La narration de Véronique Tadjo sans nier la réalité du génocide Tutsi, atteste de l’existence de victimes hutus ramant ainsi à contre-courant de l’histoire officielle marquée par la réduction des Hutus aux génocidaires. Un moment fort de l’écriture car comme en convient Véronique Bonnet, « délicat est le discours sur la partie du peuple rwandais parfois considérée comme globalement coupable: les Hutus[39]. »

L’émotion du génocide n’entraine donc pas chez véronique Tadjo la production d’un discours compassionnel, militant de la cause tutsie. Son œuvre se veut pédagogique: comprendre les  mécanismes du génocide afin de conjurer de tels drames.

Une motivation plus problématique dans le cadre de la production cinématographique.

 

2. Réalité, distanciation et logique mercantile

 

Pour Paul Rusesabagina, la personnalité rwandaise ayant inspiré Hotel Rwanda, Le film retrace « à 90 % la réalité de ce qui s’est passé. » D’où la suspicion ayant entouré la production accusée de tronquer la réalité du génocide. C’est que dans la description du déroulement du génocide, les techniques de distanciation prennent le pas sur la réalité pour à priori éviter d’exposer la cruauté du génocide que Claudine Vidal qualifie de « voyeurisme de cadavres ». Le scénario de George se fonde ainsi sur trois procédés dramatiques et scéniques de contournement des obstacles de la mise en scène de la guerre: l’évitement, la fragmentation et la réfraction[40]

Le procédé d’évitement le plus frappant est le récit. Plutôt que de présenter des scènes pouvant heurter la sensibilité du spectateur, le scénariste fait le choix d’un récit qui n’est pas extérieur à l’action mais qui se substitue à l’action en mots. C’est ainsi qu’au lieu de montrer des scènes d’extermination d’enfants tutsis, innocentes victimes d’un conflit qu’ils subissent du fait de leur prétendue appartenance ethnique, le réalisateur choisit le récit différé. Pat Artcher, employée de la croix rouge de Kigali, ayant réussit à sauver quelques enfants tutsis raconte à Paul et son épouse le massacre de plusieurs dizaines d’autres enfants par les milices interhamwe. Un récit d’une intensité dramatique. Le réalisateur restitue l’émotion de l’humanitaire contrainte par les miliciens hutus à assister aux massacres des enfants tutsis. Bien que familier des situations extrêmes, le personnage ne peut retenir ses larmes devant la cruauté des bourreaux et l’incroyable objectif poursuivi par les miliciens hutus: « Ils sont en train de tuer tous les enfants tutsis Paul. Ils font ça pour que la race s’éteigne. »

La saisie de l’exhaustivité des massacres étant impossible dans le cadre du cinéma et surtout particulièrement douloureuse pour les survivants du drame, le réalisateur a recours à la fragmentation. Ces fragments du déroulement du génocide se présentent sous formes de séquences furtives (les images du caméraman Vakdich, les habitations en feu, des corps gisant au bord des routes, les femmes nues terrorisées regroupées dans le magasin de George Rutaganda, le même entrepôt remplis d’appareils électroménagers, etc.)

Cette représentation disséminée, discrète, n’affecte pas moins le message du film de George Terry: la spoliation des Tutsis, les incendies de leurs habitations, le recours aux viols collectifs, les massacres aveugles indiquent que le génocide de 1994, relève d’une « cruauté délibérée »[41]. En témoigne l’image de miliciens exultant aux barrages devant l’agonie des suppliciés.

La réfraction est le troisième procédé utilisé par le réalisateur d’Hotel Rwanda. C’est un ensemble de techniques visant à suggérer indirectement une réalité absente de la scène ou à lui substituer un équivalent d’un autre ordre. C’est une technique habilement utilisée par George Terry pour évoquer l’attitude de la communauté internationale et particulièrement des Occidentaux pendant le génocide.

Les Nations Unies et le Conseil de Sécurité n’ont jamais su évaluer à sa juste proportion l’ampleur du drame qui se nouait au Rwanda, si bien que le commandant des casques bleus de l’époque ne parvint jamais à réunir les troupes et le matériel nécessaires à la réussite de sa mission. Mais c’est l’assassinat le 7 avril 1994 du premier ministre du Rwanda et des dix casques bleus belges affectés à sa sécurité, qui marque un tournant dans l’action des Nations Unies pendant le génocide: le retrait du contingent belge et la réduction drastique des soldats de la paix laissant ainsi libre cours aux tueurs hutus. Une situation symbolisée dans le film de George Terry par la scène d’interhamwe jetant au colonel Oliver, le commandant des forces de l’ONU, un casque bleu taché de sang tandis que les miliciens à bord d’un véhicule exhibent dans un geste de défiance d’autres casques appartenant aux soldats de l’ONU.

Autre scène aussi représentée par la réfraction, la tentative d’évacuation des réfugiés de l’hôtel Mille collines par l’armée rwandaise et l’appel à l’aide de Paul Rusesabagina à Tilens, responsable de la compagnie Sabena et propriétaire de l’hôtel. La conversation entre l’opérateur économique belge (Jean Reno) et Paul Rusesabagina est sans équivoque: « "Mais comment voulez-vous que je vous aide? On a épuisé tous les recours". (Tilens) "Téléphonez aux Français, ce sont eux qui fournissent l’armée hutue" (Paul) ». Quelques instants après le départ des militaires rwandais, le Belge révèle à son interlocuteur resté en ligne et surpris de la célérité du retrait: « J’ai contacté le bureau du président (français). »

Le recours à la suggestion réfractive dans les deux cas permet à George Terry d’éviter le pathos du génocide et d’interroger la responsabilité des Belges et des Français dans la tragédie rwandaise. Les responsables belges ont reconnu leurs erreurs au cours du génocide de 1994 et présenté leurs excuses, contrairement aux autorités françaises. Les différents gouvernements français nient toute relation avec les génocidaires de l’époque et refusent de présenter des excuses publiques, estimant au contraire, avoir sauvé des vies lors de l’opération Turquoise. D’où l’importance de cette scène qui suggère les rapports étroits entre la présidence française et l’armée rwandaise[42]. Un fait par ailleurs historiquement attesté. Ce sont en réalité les autorités politiques françaises qui ordonneront à l’armée rwandaise de protéger l’hôtel Mille collines non pas pour faire cesser les massacres mais restaurer dans l’opinion publique française et l’internationale l’image du gouvernement intérimaire rwandais notoirement soutenu par Paris et en passe d’être accusé de crimes contre l’humanité:

A Paris, on se déclare impuissant face aux tueries en cours. Mais on ne conteste pas que le patron de la cellule africaine de l’Elysée, Bruno Delaye, ait réussit à… faire intervenir personnellement le chef d’Etat-major des forces armées rwandaises pour qu’il empêche les miliciens hutu de massacrer les personnalités réfugiés à l’hôtel des milles collines[43]

 

George Terry relance donc la problématique de la responsabilité des autorités françaises qui auraient pu arrêter les tueries en cours si elles en avaient la volonté politique. Une critique qui n’épargne pas non plus la plupart des puissances occidentales. Pour preuve l’image surréaliste de l’évacuation des Occidentaux par les forces étrangères, et les Tutsis livrés à la folie des miliciens hutus qui rappelle l’exfiltration des Occidentaux par plusieurs centaines de militaires d’élite français, belges, italiens et américains. Une décision aux conséquences désastreuses car comme le relève Colette Braeckman, « Si elles avaient joint leurs efforts à ceux de la Minuar, ces troupes occidentales auraient sans doute pu enrayer les massacres à Kigali, faire taire la radio extrémiste, imposer le cessez-le-feu[44]. »

En dépit des procédés de distanciation, le scénario qui se veut une peinture exacte des faits du génocide établit deux réalités du drame rwandais: la responsabilité des milices hutues et des militaires dans l’exécution du génocide ainsi que l’échec de la communauté internationale, pour mieux faire ressortir le courage de Paul Rusesabagina qui réussira à préserver la vie des réfugiés tutsis de l’hôtel. Une attitude chevaleresque sujette à caution:

Le plus grand mensonge du film et de loin, consiste à dépeindre le gardien de l’hôtel comme un héros. (…) l’homme n’incarne nullement l’héroïsme aux yeux des survivants de l’hôtel ni des rwandais en général[45].

 

Selon Ndahuro et Rutazibwa, la plupart des personnes refugiées à l’hôtel Mille collines n’ont eu de vie sauve que grâce à la présence des troupes des Nations Unies et non la ruse du gérant de l’hôtel et les différents présents offerts à ses protecteurs. Des militaires de la MINUAR, des journalistes et certains humanitaires remettent également en cause la véracité du scénario de George Terry[46].

Le choix de la production de caricaturer par des acteurs éponymes des personnalités rwandaises déjà condamnées pour génocide, donc dans l’impossibilité de contredire le traitement des faits, comme le général Bizimungu ou encore George Rutanganda, et de faire interpréter le rôle du général Roméo Dallaire le commandant des casques bleus, par le personnage du colonel Oliver, alcoolique, procèdent d’une volonté de travestissement des événements de référence afin d’accentuer l’héroïsme du personnage principal et de faire finalement de l’histoire des réfugiés de l’hôtel Mille Collines le scénario d’un film biographique. C’est ainsi que les scènes de la générosité de Paul Rusesabagina se délestant de toutes ses économies pour payer les militaires hutus afin de sauver la vie de ses voisins tutsis, bien que relevant de la fiction sont volontairement présentés comme des situations réelles afin d’idéaliser la figure du héros: « Quand le monde a fermé ses yeux il a ouvert ses bras[47]. »

Cette confusion entre réalité et fiction procède d’une volonté délibérée de la production de faire d’un sujet aussi sensible que celui du génocide un succès hollywoodien. C’est ainsi qu’un visage connu du cinéma américain, l’acteur Don Cheadle, interprète l’histoire vraie d’un gérant d’hôtel ayant au péril de sa vie sauvé 1268 refugiés tutsis lors du génocide rwandais de 1994. Un scénario calqué sur La liste de Schindler de Steven Spielberg. Le film est inspiré de l’histoire vraie d’un industriel allemand, Oskar Schnindler, membre du parti nazi qui réussira à sauver 1100 Juifs de la mort dans les camps de concentration en décidant de les acheter pour qu’ils servent de main d’œuvre dans une nouvelle usine d’armement. Le succès[48] de la production de Spielberg semble avoir motivé le projet de George Terry ainsi que la décision de Paul Rusesabagina, qui s’est en définitive servi du cinéma pour vendre "son histoire" à travers le monde[49].  

 

Conclusion

 

Le génocide de 1994 marqué par le massacre de près d’un million de tutsis en cent jours a ému l’humanité entière. Ce génocide ne pouvait passer inaperçu au niveau du champ littéraire africain parce qu’étant sans commune mesure avec les tragédies ayant marqué l’histoire du continent noir. C’est ainsi qu’en dehors du témoignage des rescapés rwandais, plusieurs publications spontanées ou suscités comme celles du projet Fest’Afrika ont vu le jour. Ces écrivains à l’exemple de Véronique Tadjo, Flore Hazoumé et Scholastique Muksasonga rejettent la catégorisation ethnique entre Hutu et Tutsi, insistent sur la prédétermination des événements, rappellent la responsabilité du pouvoir hutu, l’action des milices interhamwe et l’échec de la communauté internationale dans la tragédie rwandaise. En insistant dans leurs œuvres sur la subversion de la thèse du conflit ethnique, ces écrivains espèrent ainsi changer dans l’imaginaire social les stéréotypes d’un drame longtemps analysé par les médias occidentaux sous le prisme des multiples conflits ethniques en Afrique.

De ces différents récits partagés entre la solidarité avec les Tutsis ou le désir de rendre compte de la globalité des faits, se dégage une ambition pédagogique: nonobstant "l’aveuglement international," le génocide rwandais pose d’abord un problème de gouvernance car il résulte de la manipulation ethnique par la classe politique hutue dans le but de conserver le pouvoir. Une pratique symptomatique de la politique en Afrique si bien que l’écriture africaine du génocide s’inscrit également dans une logique de veille afin qu’une telle tragédie ne se reproduise.

Les différents films produits ces dernières années constituent également un excellent moyen de sensibilisation sur le génocide car la réception cinématographique est bien plus efficiente que celle de la plupart des textes littéraires. Pour preuve l’immense succès[50] et la polémique suscitée par la sortie du Film Hotel Rwanda. Même si l’intention didactique et le message politique du film s’inscrivent dans la logique des œuvres littéraires précédemment citées, se pose ici la question du rapport du scénario à la réalité et globalement celle de l’éthique.

Pour assurer le succès de Hotel Rwanda, la production a choisi de faire entrer le personnage de Paul Rusesabagina dans l’histoire au prix de certaines falsifications dans un scénario écrit pourtant « d’après histoire vraie[51] ». Cette confusion entre réalité et fiction est la principale faiblesse du film de George Terry. C’est pourquoi comme le note Linda Melvern:

Il est important que les cinéastes qui souhaitent utiliser le génocide rwandais comme toile de fond spécifient clairement qu’il s’agit d’une fiction ou d’une réalité. C’est le mélange des deux qui est dangereux. Prétendre que la fiction est la réalité ne rend pas service à l’histoire et ne permet pas de comprendre comment les violations massives des droits de l’homme sont commises[52]

 

Ainsi le cinéma qui nécessite un lourd investissement et qui est loin d’être une activité philanthropique, pourrait concilier action pédagogique et logique commerciale.  

  

Bibliographie

Corpus

  • Hazoumé, Flore. Le crépuscule de l’homme. Abidjan: CEDA, 2002, 199 p.
  • Mukasonga, Scholastique. Inyenzi ou les cafards. Paris: Gallimard, 165 p.
  • Tadjo, Véronique. L’ombre d’Imana. Arles: Actes Sud, 2000, 137 p.

 

Filmographie

  • Caton-Jones, Michael. Shooting Dogs. Royaume-Uni: BBC Films, UK Film Council, 2005.
  • Glucksman, Raphael et al. Tuez-les tous. France: Michel Hazanavicius, Arnaud Borges, 2004.
  • Spielberg, Steven. La liste de Schindler. Etats-Unis, Steven Spielberg et al., 1993.
  • Terry, George. Hotel Rwanda. Etats-Unis, Royaume Uni, Italie, Afrique de Sud: Lions Gate Entertainement, United Artists, 2004.

 

Références critiques

  • Anselle, Jean-Loup, Elikia M’bokolo. Au cœur de l’ethnie, Ethnie tribalisme et Etat en Afrique: La Découverte, 2005, 252 p.
  • Barlet, Olivier.  "Hotel Rwanda de George Terry", Africultures du 04 avril 2005.
  • Bonnet, Véronique. "La « prise d’écriture » de Rwandaises rescapées du génocide", in Notre Librairie n° 157 janvier-mars 2005, p 76-81.
  • Braeckman, Colette. Rwanda, histoire d’un génocide. Paris: Fayard, 1994, 341 p.
  • Chrétien, Jean-Pierre. Rwanda les médias du génocide. Paris: Karthala, 1995, 397 p.
  • Dini, Florence. “Véronique Tadjo: La vie est plus forte que la mort", in Amina, n° 367, novembre 2000, p 62-63.
  • Ndahuro, Alfred, Rutazibwa Privat. Hotel Rwanda ou le génocide des Tutsis vu par Hollywood. Paris: L’Harmattan, 2008, 112 p.
  • Pinnel, Fabienne. "Shooting dogs, un autre film pour dire l’horreur du génocide rwandais", in afrik.com du jeudi 6 avril 2006.
  • Rangira, Béatrice Gallimore, Chantal Kalisa, Dix ans après- réflexions sur le génocide rwandais. Paris: L’Harmattan, 2005, 288 p.
  • Rumiya, Jean. Le Rwanda sous mandat belge. Paris: L’Harmattan, 1992, 249 p.
  • Rusesabagina, Paul. Un homme ordinaire. Buchet-Chastel, 2007, 180 p.
  • Rutayisiré, Antoine. "Rwanda: église et génocide", in Antoine Rutayisiré, Emmanuel Ndikumana, Abel Ndjeraréou, Le tribalisme en Afrique et si on en parlait?, sous la direction de Daniel Bourdanné. Abidjan: Presses Bibliques Africaines, p7-46.
  • Semujanga, Josias. "Rwanda. Des récits coloniaux aux mots du génocide", Dix ans après- réflexions sur le génocide rwandais. Paris: L’Harmattan, 2005, p. 31-59.
  • Thiroin, Marie-Odile. "La guerre et sa représentation", in Bulletin de littérature générale et comparée, n°27, automne 2001, p. 9-29.
  • Vidal, Claudine.  “La commémoration du génocide au Rwanda", in Cahiers d'études africaines, 175 - 2004, [En ligne], mis en ligne le 30 septembre 2007.
  • URL: http://etudesafricaines.revues.org/index4737.html. Consulté le 24 août 2009.
  • Vidal, Claudine. "Le génocide des Rwandais tutsi: cruauté délibérée et logique de haine" in De la violence, sous la direction de François Héritier, tome 1, Paris: Odile Jacob, 1996, pp.325-366.

[1] Université de Bouaké, Côte d’Ivoire

[2] Véronique Tadjo. L’ombre d’Imana. Arles: Actes Sud, 2000, 137 p.

[3] Scholastique Mukasonga. Inyenzi ou les cafards. Paris: Gallimard, 2006, 165 p. 

[4] Flore Hazoumé. Le crépuscule de l’homme. Abidjan: CEDA, 2002, 199 p.

[5] Hotel Rwanda, sortie en salle 30 mars 2005.

[6] Antoine Rutayisuré, "Rwanda : église et génocide", in Antoine Rutayisiré, Emmanuel Ndikumana, Abel Ndjeraréou, Le tribalisme en Afrique et si on en parlait ?, sous la direction de Daniel Bourdanné, Abidjan: Presses Bibliques Africaines, p 11.

[7] Le Rwanda sous mandat belge. Paris: L’Harmattan, 1992, 249 p.

[8] Rwanda, histoire d’un génocide. Paris: Fayard, 1994, 341 p.

[9] Rangira Béatrice Gallimore, Chantal Kalisa. Dix ans après-réflexions sur le génocide rwandais, Paris: L’Harmattan, 2005, 288 p.

[10] Josias Semujanga, Rwanda. "Des récits coloniaux aux mots du génocide", Dix ans après- réflexions sur le génocide rwandais, Paris: L’Harmattan, 2005, p 32.

[11] Véronique Tadjo. L’ombre d’Imana. Arles: Actes Sud, 2000, p 29.

[12] Jean-Loup Anselle, Elikia M’bokolo. Au cœur de l’ethnie, Ethnie tribalisme et Etat en Afrique. La Découverte, 2005, 252 p.

[13] Flore Hazoumé. Le crépuscule de l’homme. Abidjan: CEDA, 2002, p 16.

[14] Film réalisé par George Terry, sortie en salle en 30 mars 2005.

[15] Un homme ordinaire. Buchet-Chastel: 2007, 180 p.

[16] Daniel-Henri Pageaux. La littérature générale et comparée. Paris: Armand Colin, 1994, p 62.

[17] Véronique Bonnet, "La « prise d’écriture » de Rwandaises rescapées du génocide", Notre Librairie n° 157 janvier-mars 2005, p 76-81.

[18] Boniface Mongo Mboussa. postface de Inyenzi ou les cafards. p 162.

[19] Scholastique Mukasonga. ibid, p 23.

[20]Ibid, p 63.

[21] Ibid

[22] Le jour le plus long. Film américain sur la libération de la France sorti en 1962. Adaptation du livre de Cornelius Ryan (Le jour le plus long, 1959).

[23] Jean-Pierre Chrétien. Rwanda les médias du génocide. Paris: Karthala, 1995, p 70.

[24] Olivier Barlet, "Hotel Rwanda de George Terry", Africultures du 04  avril 2005

[25] Véronique Tadjo, op.cit, p 133-134.

[26] Ibid, p 133.

[27] "La vie est plus forte que la mort", Interview de Véronique Tadjo par Florence Dini, Amina, novembre 2000.

[28] 100 days de Nick Hughes (Grande-Bretagne), Gardien de la mémoire, Eric Kabera (Rwanda), Sometimes in april de Paul Peck (Haïti), Shooting Dogs de Michael Carton Jones (USA).

[29] Claudine Vidal, « La commémoration du génocide au Rwanda », Cahiers d'études africaines, 175 | 2004, [En ligne], mis en ligne le 30 septembre 2007.

URL: http://etudesafricaines.revues.org/index4737.html. Consulté le 24 août 2009

[30] Claudine Vidal, op.cit.

[31]  Ibid.

[32] Film britannique réalisé par Michael Caton-Jones. Sortie 2005.

[33] Dans son article, "Shooting dogs, un autre film pour dire l’horreur du génocide rwandais" publié sur afrik.com le jeudi 6 avril 2006, Fabienne Pinel écrit qu’à l’issue de la projection du film au stade Amahoro de Kigali haut lieu de massacres de milliers de Tutsis, le président Paul Kagamé déclare: « Shooting Dogs fait partie de la mémoire du génocide rwandais. »

[34] Abidjan-Paris, NEI-Présence Africaine, 1999, 175 p.

[35] Véronique Tadjo, op.cit, p 23.

[36] Véronique Tadjo, Ibid, p 57.

[37] Ibid, p. 123-124.

[38] Véronique Tadjo, Ibid, p. 135-136.

[39] Véronique Bonnet, op.cit, p. 80.

[40] Marie-Odile Thiroin, "La guerre et sa représentation", in Bulletin de littérature générale et comparée, n°27, automne 2001, p. 20.

[41] Claudine Vidal, "Le génocide des Rwandais tutsi: cruauté délibérée et logique de haine" in De la violence. sous la direction de François Héritier, tome 1, Paris: Odile Jacob, 1996, p 325-366.

[42] Le documentaire Tuez-les tous Rwanda: histoire d’un génocide "sans importance" de Raphael Glucksman, David Hazan et Pierre Mezerette (2004) est d’ailleurs très explicite sur la question.

[43] Alain Frilet, Libération du 15 mai 1994 cité par Presseafrique du 06 avril 2005.

[44] Colette Braeckman, op.cit.

[45] A. Ndahuro, P. Rutazibwa. Hotel Rwanda ou le génocide des Tutsis vu par Hollywood. Paris: L’Harmattan, 2008, p. 24.

[46] Dans l’article de Fabienne Pinel déjà cité, Mugabe Aggée, doctorant en sociologie à l’université de Kigali estime que Hotel Rwanda a été critiqué parce qu’il « dépeint Paul Rusesabagina, le personnage principal du film, comme un héros, ce qui n’a jamais été démontré ! »

[47] Commentaire à l’affiche de la version française du film.

[48] La liste de Schindler a remporté 7 oscars dès sa sortie en 1993 et plusieurs autres distinctions prestigieuses quelques années plus tard.

[49]  Le livre de Paul Rusesabagina Un homme ordinaire (2007) publié après la sortie du film est à mettre en rapport avec de La liste de Schindler (1982) de Thomas Keneally, dont est inspiré le film de Spielberg. L’écho du film de George Terry à l’issue duquel les critiques ont qualifié Paul Rusesabagina « d’Oskar Schindler africain » semble avoir servi la promotion du livre de Rusesabagina. Et les multiples conférences prononcées par l’auteur dans les pays développés sur le génocide de 1994 sont loin d’être de simples opérations caritatives.

[50] Trois nominations aux Oscars.

[51] Commentaire à l’affiche de la version française du film

[52] Citée par A. Ndahuro, P. Rutazibwa, op.cit, p. 20.