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Abstract

This article is a contribution to the analysis of the vast field constituting the Information and Communication Sciences at the level of the theoretical models as well as at the level of the entities which form their subject.

From the identification of the weaknesses related to the interdisciplinarity of the discipline that characterizes them to the problem raised by the articulation that gives them form and meaning, and the role of linguistic science in the understanding of communicative acts, we infer the need for the latter integration in communicative sciences.

Linguistics arises here as the science that ensures the unity of the communicative approaches and the scientific relevance of the discipline.

Keywords: Information and Communication Sciences - Information - Communication - Linguistic – Language - Interdisciplinarity.

 

 

Introduction

Les sciences de l’information et de la communication ont le vent en poupe. Les chercheurs s’en saisissent comme d’un nouveau talisman susceptible d’apporter un remède à tous les maux de la société.

Ces propos, qui rappellent ceux de C. Haggège et de G. Kleiber sur la sémantique du prototype, ont été repris et adaptés à dessein pour parler des sciences de l’information et de la communication[2]. En effet, les sciences de l’information et de la communication sont devenues les sciences de notre siècle. Fortement adossées au progrès technologique, elles sont nées, si l’on en croit D. Bougnoux,

dans les universités du désir d’adapter leurs filières à des débouchés inédits et à l’essor rapide de nouvelles professions ; dans le champ intellectuel, la discipline a surgi d’une interrogation anthropologique sur la redéfinition de la culture identifiée aux différentes manières de communiquer, et d’abord centrée dans les années soixante sur l’échange et la formalisation linguistiques (avec les recherches « structuralistes » de Lévi-Strauss, Barthes ou Jakobson)[3] 

 

Cela signifie donc que si les sciences de l’information et de la communication doivent leur existence à des réflexions anthropologiques, elles la doivent également aux théories linguistiques.

Mais à l’analyse, l’on se rend bien compte que les deux disciplines (la linguistique et les sciences de l’information et de la communication) évoluent de manière autonome, la première, repliée en général sur elle-même, conformément au projet saussurien d’une linguistique par elle-même et pour elle-même et la seconde, résolument ouverte sur le monde moderne. Et pourtant, si l’on considère que la langue, objet d’étude de la linguistique, est l’instrument dont se servent les hommes pour communiquer et que tout projet linguistique a nécessairement, de manière implicite ou explicite, une visée communicationnelle dans sa face « signifié », ne peut-on à bon droit rattacher les sciences linguistiques aux sciences communicationnelles?

Que l’on ne s’y trompe pas. Il s’agit ici, non pas de questionner en direction de la linguistique qui, au fil des années, a su asseoir et affirmer sa scientificité, mais des sciences de l’information et de la communication dont l’intitulé, l’objet et les modèles théoriques font problème.

Nous nous proposons, dans un premier temps, de revisiter la notion de sciences de l’information et de la communication aux fins d’en dégager les limites. Dans un deuxième temps, nous nous attellerons à examiner le talon d’Achille des sciences de l’information et de la communication tant au niveau de l’objet d’étude que des approches. Ces faiblesses nous conduiront à déterminer des facteurs qui militent en faveur d’une intégration des sciences linguistiques dans les sciences communicationnelles.

  

I. VARIATIONS AUTOUR D’UNE EXPRESSION: « SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMNUNICATION »

         

Que recouvre la notion de sciences de l’information et de la communication? La réponse à cette question présuppose une incursion dans le contexte mondial qui a consacré cette expression et dans une analyse contrastive de l’information et de la communication via l’évaluation de la coordination des deux sciences.

  

I.1. Contexte mondial des sciences de l’information et de la communication

 

Dans son ouvrage intitulé Les sciences de l’information et de la communication, Alex Mucchielli affirme ce qui suit:

L’explosion actuelle des possibilités de communication est liée à l’apparition de nouveaux moyens d’information et de communication. Ces nouveaux moyens sont eux-mêmes totalement dépendants des progrès scientifiques et technologiques accomplis à partir de la numérisation des signaux[4] 

 

La distinction entre moyens d’information d’une part et moyens de communication d’autre part, permet de bien comprendre la coordination entre sciences de l’information et sciences de la communication. En effet, le progrès technologique, fortement marqué par le développement du numérique, a contribué à présenter la société comme une « société de l’information », mais également comme une « société de la communication ».

De fait, il existe un certain nombre d’outils tels que les journaux, la radio, la télévision que nous désignons ici sous le terme de « moyens d’information de masse » dont le rôle est essentiellement informatif. Ces outils ont envahi le monde et font partie désormais du quotidien de tout citoyen qui se veut moderne. Parallèlement à ces moyens d’information, se sont développées les techniques de télécommunication qui comme leur nom l’indique, servent essentiellement à la communication. Même si ces techniques se trouvent combinées avec l’internet, il reste que les médias, l’informatique et les télécommunications dont il est issu n’excluent pas la thèse d’une appréhension autonome de chaque technique.

Ainsi, nous pouvons affirmer que les sciences de l’information et de la communication doivent leur nom à l’existence effective de technologies de l’information et de technologies de la communication d’autant plus qu’

 en pratique, nos SIC [Sciences de l’Information de la Communication] accompagnent et tentent de cadrer aujourd’hui les transformations des médias, le développement incessant des « nouvelles technologies » ainsi que l’essor des relations publiques en général[5]

 

Mais l’existence des technologies de l’information et de la communication autorise-t-elle l’expression « sciences de l’information et de la communication »?

 

I.2. Analyse contrastive de l’information et de la communication

 

Faut-il opposer la communication à l’information? Il n’est pas facile de concevoir exactement leurs rapports, ni de délimiter leurs domaines respectifs. Si ces deux mots se recouvrent mollement, et qu’on emploie l’un pour l’autre, nous croyons qu’un partage majeur dans nos domaines d’étude se trouve annulé[6]

 

L’on ne peut s’accorder avec Daniel Bougnoux, car il est clair que  communication et information ne sont pas des synonymes. Ils ne peuvent non plus entrer dans une relation antonymique si l’on considère la définition de la communication, très largement partagée, que nous devons à J. Moeschler et A. Auchlin:

Il y a une image courante de la communication que les sciences de la communication, de même que la sémiologie, ont confronté depuis des décennies: la communication est un processus visant à transmettre d’une source à une destination, un message via un code. Communiquer, c’est transmettre de l’information par l’intermédiaire d’un code.[7]

 

Autrement dit, quelles que soient leur obédience théorique et l’acception dont ils investissent la communication, les chercheurs s’accordent sur la nature de la relation qui existe entre les deux phénomènes: si communiquer c’est transmettre de l’information, c’est-à-dire des messages, alors l’information est au cœur de la communication. Toutefois, parce que la communication est un processus qui mobilise plusieurs facteurs, elle ne saurait être réductible à l’information. Mais toujours est-il qu’aborder la question de l’information revient à lever un coin de voile sur un aspect de ce qu’est la communication. C’est pourquoi nous pensons que l’expression est tout simplement un abus de langage. L’expression « sciences de la communication » convient mieux à la réalité du phénomène.

Notons, par ailleurs, que le problème des sciences de la communication ne se situe pas seulement au plan terminologique, mais également au plan théorique.

 

II. DE QUELQUES FAIBLESSES DES SCIENCES DE LA COMMUNICATION

 

Dans notre analyse sur les causes de l’éternelle déficience des théories sémantiques, nous affirmions:

La première difficulté à laquelle toute théorie linguistique est confrontée est liée au nombre incalculable et au caractère diversifié des faits langagiers. Aucune théorie linguistique ne peut donc prétendre structurer ou intégrer de manière exhaustive toutes les phrases ou tous les mots susceptibles d’être engendrés par les sujets parlants. Cela signifie que l’appareil méthodologique des théories linguistiques est soumis à un processus de rectification continu [8]

 

Cette affirmation, qui concerne les théories linguistiques, est également valable pour les théories communicationnelles dans la mesure où la validation de celles-ci comme théories complètes et finies doit s’affranchir de la prise en compte de toutes les situations de communication, de tous les messages ou faits langagiers susceptibles d’être produits par les sujets communiquants. Autrement dit, nous sommes consciente de ce que les sciences communicationnelles ont forcément des faiblesses. D’ailleurs, les modèles communicationnels ont été déjà passés au crible des critiques d’éminents chercheurs tels qu’A. Mucchielli, A. Mattelart, Ph. Breton, S. Proulx, etc. En réalité, il s’agit pour nous de déterminer les causes exogènes qui contribuent à rapprocher sciences communicationnelles et sciences linguistiques.

 

II.1. Quelques modèles communicationnels

 

Il nous sera difficile, dans le cadre restreint de cet article d’analyser tous les modèles communicationnels qui ont vu le jour depuis la naissance des sciences communicationnelles. Et comme l’a souligné avec justesse R. Boure,

sur le développement des théories scientifiques informationnelles et communicationnelles au cours du XXe siècle, on pourra se reporter à l’histoire des théories de la communication d’Armand et Michèle Mattelart (Mattelart ,2004)… [9]

 

Nous nous proposons donc de démontrer, à partir de quelques modèles communicationnels de référence, l’obstacle que constitue l’interdisciplinarité qui traverse les sciences communicationnelles.

De fait, tous les chercheurs sont confrontés au problème qui se cristallise autour de la question suivante: « Quelle théorie inclut-on? [10]»

Considérons les quatre modèles communicationnels ci-dessous:

 

-       Le modèle communicationnel de J. C. Shannon

J.C. Shannon est mathématicien et ingénieur électricien. Le modèle mathématique qu’il propose, à savoir la théorie mathématique de l’information, a permis d’une part de donner forme au système général de la communication et d’autre part, de quantifier le coût des messages téléphoniques produits ou virtuels, avec à la clé, la prise en compte des dysfonctionnements du système présenté en terme de « bruit » ou de Redondance.

En effet, pour Shannon, le processus communicationnel se présente de la manière suivante: il comprend

la source (d’information) qui produit un message (la parole au téléphone), l’encoder ou l’émetteur, qui transforme le message  en signaux afin de le rendre transmissible (le téléphone transforme la voie en oscillations électriques), le canal, qui est le moyen utilisé pour transporter les signaux (câble téléphonique), le decoder, ou le récepteur, qui reconstruit le message à partir des signaux, et la destination, qui est la personne ou la chose à laquelle le message est transmis[11] 

 

J. C. Shannon a pu mettre ainsi à la disposition des chercheurs un certain nombre de concepts, notamment celui d’information, perçu comme une entité calculable mathématiquement (H (information)= -ΣπiLog2π2)[12]), d’encodage (action de l’émetteur sur le message), de décodage (action du récepteur sur le message)…, un appareil méthodologique dont la scientificité ne saurait être mis en doute. Considérons à présent une autre théorie de référence, celle d’Harold Lasswell.

 

-       Le modèle communicationnel de Lasswell

Les sciences communicationnelles doivent à H. Lasswell, politologue américain, un programme de recherche axé sur les médias et structuré autour de cinq (5) questions: Qui (?) dit quoi (?) par quel canal (?) à qui (?) et avec quel effet? Ces cinq questions sont considérées comme un vaste programme parce qu’elles correspondent respectivement à un type d’analyse: «l’« analyse du contrôle », l’ « analyse du contenu », l’ « analyse des médias ou support», l’ « analyse de l’audience» et l’ « analyse des effets»[13]».

Soulignons que, conformément aux objectifs de Lasswell qui étaient de poser la propagande médiatique comme moyen subreptice, démocratique et non violent de provoquer l’adhésion, de manipuler le public, les types d’analyse qui caractérisent le ‘’modèle Lasswellien’’ sont ‘’l’analyse du contenu’’ et l’analyse des effets. Précisons avec Armand et Michèle Mattelart que

l’analyse des effets, en corrélation étroite avec ceux-ci, l’analyse de contenu, [qui] fournit au chercheur des éléments susceptibles d’orienter son approche au public. L’attention aux effets des médias sur les récepteurs, l’évaluation constante, à des fins pratiques […] leurs actes sont soumis à l’exigence des résultats formulée par des commanditaires soucieux de chiffrer l’efficacité d’une campagne d’information gouvernementale, d’une campagne de publicité…[14]

 

En fin de compte, la théorie de Lasswell a la particularité de permettre d’expliquer et d’évaluer l’influence des médias sur le public.

Le modèle qui va suivre ne s’intéresse pas à l’information comme instrument quantifiable de communication ou comme objet susceptible d’influencer celui qui le reçoit mais plutôt comme un ensemble d’actions.

 

-       Le modèle marketing ou modèle procédural de la communication

Nous devons l’expression « modèle marketing » à Alex Mucchielli qui la justifie ainsi:

Il existe un autre modèle que j’appelle « modèle marketing » parce qu’il est très présent dans les enseignements de marketing et de gestion: il apparait sous une forme très standardisée et normalisée de procédure d’action[15]

 

Le modèle, qui a pour point d’ancrage l’univers commercial, l’entreprise, appréhende la communication comme un moyen de résolution stratégique d’un problème. Cette résolution, selon le modèle, passe par trois phases: la phase d’investigation au cours de laquelle le spécialiste établit un bilan complet et objectif à partir des informations collectées sur l’entreprise, la phase de réflexion qui consiste à faire un diagnostic, c’est-à-dire déterminer le problème et évaluer son ampleur et enfin la phase d’action[16]. Cette dernière phase est celle de l’élaboration et de la mise en œuvre de la stratégie de communication orientée par les deux phases précédentes. Disons de manière plus précise que la 

stratégie propose des actions de communication orientées suivant quelques grands axes et destinées à des cibles précises. Les actions sont précisément pilotées et leur efficacité est évaluée. Tout cela est réalisé en fonction du cadre éthique et politique de l’organisation en question[17]

 

C’est donc un processus rigoureux dont la nécessité dépend du respect des différentes phases ci-dessus indiquées.

 

-       Le modèle interactionniste et systémique de l’École de Palo Alto

Ce modèle, que l’on doit à l’École de Palo Alto et dont les représentants sont Gregory Bateson, Paul Watzlawick et E.T. Hall[18], est fondé sur la communication interpersonnelle et pathologique. Le modèle se caractérise par l’appréhension de la communication humaine comme un système relationnel constitué d’objets (les individus en interaction, c’est-à-dire qui échangent des messages) et d’attributs (les comportements de communication des individus) et assujetti à la nature des relations entre ses constituants. En effet, les interactionnistes ont fondé leur modèle à partir de l’idée que 

la communication obéit à certaines règles dont l’existence est rendue manifeste par la redondance, la récurrence de certains éléments dans un processus d’interaction. Observées dans la communication normale, ces règles sont transgressées dans une communication pathologique. Elles fournissent la base d’un calcul de la communication dont les auteurs, par analogie avec la théorie des jeux, postulent l’existence[19]

 

Les quatre modèles que nous venons brièvement de présenter ont une particularité: ils sont marqués du sceau de l’interdisciplinarité qui se pose comme obstacle à une approche unifiée du phénomène communicationnel.

 

II.2. La communication et l’obstacle de l’interdisciplinarité

 

La question posée plus haut, à savoir «Quelle théorie inclut-on? » prend tout son sens dans la présente analyse. En effet, une analyse globale des modèles communicationnels permet de constater leur caractère disparate, lequel est tributaire de la diversité des domaines dans lesquels la communication est analysée. Par exemple, la théorie de l’information de J. C. Shannon se donne comme une science exacte, présente sous forme d’algorithme, conformément aux disciplines dans lesquelles elle prend forme: les mathématiques et l’ingénierie. Celle de H. Lasswell, attachée aux effets de la communication médiatique s’inscrit dans une idéologie politique, le modèle marketing, dans le droit fil d’une gestion commerciale (la communication au service de l’entreprise) et enfin, les interactionnistes, avec une approche psychologique, voire thérapeutique de la communication[20]. Comme l’a souligné A. Mucchielli, « aucun modèle n’est mauvais ou bon en soi. Les préoccupations des chercheurs étant différentes, il est normal que leurs modèles d’étude soient différents [21]».

Ce que nous objectons, ce n’est pas l’existence d’une approche plurielle de la communication, mais plutôt l’interrogation que soulève une démarche proprement communicationnelle de la communication.

De fait, la communication, parce qu’elle est au centre des activités humaines en général, véhicule des messages qui sont les manifestations d’un type de société, d’un modèle d’organisation et d’un mode d’être. C’est pourquoi l’objet communicationnel apparaît comme un ensemble de manifestations hétéroclites, multiformes, qui varient selon l’environnement dans lequel il se déploie. Chaque discipline ou lieu de connaissance a ainsi des raisons de s’y intéresser. La communication dans le domaine publicitaire par exemple est différente de celle des organisations, de la politique…

En outre, la complexité de la communication, qui est tributaire de l’interaction entre l’émetteur, le récepteur, le canal, le référent, le code et le message, appelle soit une analyse globale du phénomène, soit celle des différents éléments qui la composent ou encore celle des relations qui les lient de manière particulière ou non et dans une situation de communication spécifique ou non. Ainsi, chaque facteur de la communication et les relations qu’il génère sont prédisposés à prendre une coloration particulière dans un domaine, une discipline ou une théorie. En d’autres termes, la communication, tout comme le langage, est vouée à l’interdisciplinarité. Mais cela n’exclut pas, comme nous l’enseigne la linguistique par exemple avec une analyse linguistique de la langue, une démarche proprement communicationnelle de la communication. Car pour qu’une discipline se pose comme une véritable science, elle doit circonscrire son objet, définir un certain nombre de concepts opératoires et élaborer un appareillage méthodologique propre au domaine dans lequel elle s’inscrit. Or, un regard croisé sur les différents modèles communicationnels existants nous autorise à soutenir l’idée qu’il existe une approche sociologique, anthropologique, psychologique, philosophique… de la communication. Mais nous sommes loin d’une spécificité disciplinaire autoréférenciée. Cette spécificité de la discipline ne peut-elle être trouvée dans la linguistique, parente naturelle des sciences de la communication?

 

III. SCIENCES LINGUISTIQUES ET SCIENCES DE LA COMMUNICATION

 

La relation entre les sciences linguistiques et les sciences de la communication s’observe concrètement à travers celle qui existe entre la langue et la communication. Une analyse de l’une et l’autre et des théories linguistiques de la communication permet de prendre la pleine mesure d’une intégration des sciences linguistiques aux sciences de la communication.

 

III.1. La linguistique au cœur des sciences de la communication

 

Dans notre analyse des modèles communicationnels, nous avons volontairement exclu les approches linguistiques de la communication aux fins de nous en servir pour justifier la relation que nous voulons établir entre les deux sciences.

  

-       Saussure et l’illusion de l’exclusion de la communication du champ linguistique

Ferdinand de Saussure, que l’on considère comme le père de la linguistique moderne, notamment le structuralisme linguistique, a révolutionné cette science grâce à une approche systémique de la langue et une conception particulière du signe linguistique. Selon lui,

la langue est un système dont toutes les parties peuvent et doivent être considérées dans leur solidarité synchronique [22]» et le signe linguistique est « ce qui unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique. Cette dernière n’est pas le son matériel, chose purement physique, mais l’empreinte psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens; elle est sensorielle, […] et par opposition à l’autre terme de l’association, le concept, généralement plus abstrait [23]

 

Cette approche systémique, structurale de l’objet de la linguistique se caractérise par deux idées-forces: l’indépendance de la forme linguistique et l’autonomie des systèmes de signes. En d’autres termes, la forme linguistique est appréhendée comme un système autonome, qui ne dépend pas de l’extralinguistique parce que les éléments qui le constituent entretiennent des relations internes et se définissent par opposition les uns aux autres[24].

Cette conception de l’objet de la linguistique a consacré l’exclusion de la communication du champ des analyses linguistiques. Cependant, nous devons admettre avec Ch. Baylon et X. Mignot que « le rôle assigné à la langue par F. de Saussure (1916: 29) est d’atteindre à cette sorte de moyenne où paraît devoir se situer la communication réussie [25]». Mieux, les démonstrations de Saussure relatives à la place de la langue dans les faits de langage permettent d’affirmer qu’en réalité, l’objet communicationnel était présent dans ses travaux. Que l’on en juge:

Pour trouver dans l’ensemble du langage la sphère qui correspond à la langue, il faut se placer devant l’acte individuel qui permet de reconstituer le circuit de la parole. Cet acte suppose au moins deux individus; c’est le minimum exigible pour que le circuit soit complet. […] Le point de départ du circuit est dans le cerveau de l’une, par exemple A, où les faits de conscience, que nous appellerons concepts, se trouvent associés aux représentations des signes linguistiques […] Puis les ondes sonores se propagent de la bouche de A à l’oreille de B… [26]

 

Nous pouvons donc retenir que la situation de communication ou contexte du transfert de l’information dans le modèle saussurien paraissait secondaire, comparée à l’étude de la langue. Fort heureusement, Saussure a bien vite compris la nécessité d’avoir une science qui prendrait en charge ce que sa théorie ne pouvait intégrer de manière frontale.

 

-       Sémiologie et Sciences de la communication

Dans son Cours de linguistique générale; F. de Saussure affirmait: « On peut donc concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale; elle formerait une partie de la psychologie sociale, et par conséquent de la psychologie générale; nous la nommons sémiologie (du grec sèméîon, « signe »). Elle nous apprendrait en quoi consistent les signes, quelles lois les régissent [27]».

Si l’appartenance de la sémiologie à la linguistique est discutable, en témoigne le long débat relatif à la primauté de l’une sur l’autre, il est indéniable que la première doit à la seconde son appareillage méthodologique et un certain nombre de concepts[28]. C’est donc, dans une certaine mesure, traduire la relation qui existe entre linguistique et sciences de la communication.

Que doivent les sciences de la communication à la sémiologie et par ricochet, à la linguistique?

Notons, entre autres, que la sémiologie, muée en sémiotique, c’est-à-dire en sémiologie appliquée, a permis l’analyse des signaux dans certains domaines de la communication, notamment les images publicitaires, cinématographiques, les messages visuels en général, etc. Ces analyses se sont avérées très fructueuses puisqu’elles ont réussi à poser ces différents types de communication comme de véritables langages, structurés par un ensemble de signes codés, sous-tendus par des lois. L’existence d’une sémiologie de la communication qui s’est donné comme objet d’analyse les signes qui ont à la base une intention de communication rejoint naturellement le projet des sciences communicationnelles qui privilégie la communication.

Notons également que la sémiologie n’est pas la seule science linguistique à avoir servi de cadre d’analyse à la communication. Nous avons aussi les analyses pragmatiques sous toutes les formes.

 

-       Les théoriciens de la communication linguistique

R. Jakobson fut le premier à s’intéresser à la communication linguistique. Il a, grâce à l’adaptation de la théorie de l’information, proposé des analyses très fructueuses. Nous pensons par exemple à la détermination des six fonctions du langage qui correspondent à chaque constituant du schéma communicationnel[29].

Aux travaux de R. Jakobson, s’ajoutent également ceux d’E. Benveniste qui s’inscrivent dans une théorie de l’énonciation dont les développements au sein du cadre général de la pragmatique ont permis de mieux cerner les phénomènes communicationnels:

Communiquer, ce n’est pas simplement émettre des messages. C’est surtout, par le moyen des différentes composantes intervenant dans un acte de communication (indicateurs verbaux des personnes, force illocutoire des énoncés, style vocal et traits prosodiques, gestes, postures etc.), instaurer ou tenter d’instaurer une relation dans laquelle chaque partenaire se voit attribuer un rôle… [30]

 

L’intégration de toutes ces théories linguistiques aux sciences communicationnelles, nous en sommes convaincue, contribuerait, plus qu’une théorie sociologique, philosophique ou thérapeutique de la communication, à revêtir les sciences communicationnelles d’une certaine spécificité et à fonder en raison leur unité sur la langue, ses manifestations et les marqueurs qui l’accompagnent.

 

III.2. Le primat de l’objet linguistique dans la communication

 

La définition de la communication comme processus de transmission de messages place l’objet de la linguistique au cœur des sciences communicationnelles. En effet, si les messages ne sont pas toujours exprimés moyennant la langue, il n’en demeure pas moins que «la langue, le plus complexe et le plus répandu des systèmes d’expression, est aussi le plus caractéristique de tous[31]». Elle sert ainsi de modèle à l’analyse des unités sémiologiques par exemple: la conception du sème ou signe sémiologique comme une entité qui associe un message et un signal renvoie au découpage du signe linguistique en un signifié (message) et un signifiant (signal).

Par ailleurs, nous rappelons que la langue, sous sa forme graphique ou sonore est l’instrument privilégié dont se servent les sujets parlants pour communiquer. L’analyse de l’information, tant au niveau de son expression que de sa réception relève d’une analyse linguistique. Considérons par exemple le schéma ci-après de la communication linguistique proposé par Kerbrat-Orreccioni[32]:

NgoranPoame

 

Ce schéma a l’avantage de montrer que la

langue, qui, dans le schéma jakobsonien, était située comme un facteur autonome en dehors des communiquants, leur est cette fois-ci, avec raison, intériorisé […] : certains échecs de la communication sont dus à un écart exagéré entre la langue telle que la possède, ou croit la posséder, l’émetteur et la langue telle que la possède ou croit la posséder, le récepteur’’[33].

 

L’intérêt linguistique d’une analyse communicationnelle se situe à la fois au niveau des savoirs intériorisés des acteurs que sont l’émetteur et le récepteur sur la langue, au niveau de l’encodage (la mise en signe), du message (la forme signifiante) et le décodage (la détermination du sens).

 

 

Conclusion

 

Nous n’avons pas la prétention de croire que nous avons analysé à suffisance la problématique des sciences de l’information et de la communication et encore moins celle des sciences linguistiques.

Comme on peut le constater, nous avons jeté les bases d’une réflexion visant à conjuguer les deux disciplines.

          Les raisons que nous avons évoquées à travers ces lignes sont-elles suffisantes pour intégrer les sciences linguistiques aux sciences de la communication?

A cette question, nous répondons par l’affirmative. Car, le lien étroit qui existe entre langue et communication et l’apport salutaire des sciences linguistiques dans la connaissance des phénomènes communicationnels contribuent à éloigner le spectre de l’interdisciplinarité, cause essentielle de la mauvaise perception ou de l’inexistence de l’unité des sciences de la communication. 

A la lecture de tout ce qui précède, l’on pourrait nous reprocher ce qu’Armand et Michèle Mattelart exprimaient en ces termes:

Doctrines aux effets de mode et prêts-à-penser aux néologismes météores, faisant figure de schémas explicatifs définitifs, de leçons magistrales, gommant au passage les trouvailles d’une lente accumulation, contradictoire et pluridisciplinaire, des savoirs en la matière, et renforçant l’impression de frivolité de l’objet. Peut-être plus dans ce champ de connaissances que dans d’autres, l’illusion est forte de penser que l’on peut faire table rase de cette sédimentation et que, dans cette discipline, à la différence des autres, tout reste à créer [34]

 

Loin de nous l’idée que ‘‘tout reste à créer’’ en sciences communicationnelles, mais nous pouvons soutenir celle qui consiste à affirmer que les sciences de la communication doivent se « re-créer », ce qu’appelle d’ailleurs toute science dont le devenir est lié au progrès technologique.

 

 

REFERENCES BILIOGRAPHIQUES

  • Baylon (Ch.) et Mignot (X.), La communication, Paris, Nathan Université, 1994.
  • Bougnoux (D.), Introduction aux sciences de la communication, Paris, La Découverte, 2001.
  • Boure (R.), « Institutionnalisation d’une discipline » in Olivesi (S.) [dir.], Sciences de l’information et de la communication, Objets, savoirs, discipline, Grenoble, PUG, 2006.
  • Breton (Ph.) et Proulx (S.), L’explosion de la communication, Paris, La Découverte, 2006.
  • Cabin (Ph), La communication, Etat des savoirs, Paris, éd. Sciences Humaines, 1998.
  • Kleiber (G.), La sémantique du prototype, Paris, PUF, 1990.
  • Mattelart (A.) et Mattelart (M.), Histoire des théories de la communication, Paris, La Découverte, 2004.
  • Meunier (J.P) et Peraya (D.), Introduction aux théories de la communication, Bruxelles, de boeck, 2004.
  • Moeschler (J.) et Auchlin (A.), Introduction à la linguistique contemporaine, Paris, Armand Colin, 2ème Édition 2006.
  • Morel (PH.), La communication d’entreprise, Paris, Vuibert, 2ème éd., 2002.
  • Mucchielli (A.), Les sciences de l’information et de la communication, Paris, Hachette Supérieur, 6ème éd. 2006.
  • N’Goran-Poamé (L.M.L.), « De l’éternelle déficience des théories sémantiques » in Répères, Revue scientifique de l’Université de Bouaké, Vol. 1, N° 1, 2006, pp.95-114.
  • Saussure (F.), Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972.

[1] Université de Bouaké, Côte-d’Ivoire

[2] Kleiber (G.), La sémantique du prototype, Paris, PUF, 1990, p. 9.

[3] Bougnoux (D.), Introduction aux sciences de la communication, Paris, La Découverte, 2001, p. 7.

[4] Mucchielli (A.), Les sciences de l’information et de la communication, Paris, Hachette Supérieur, 6ème éd. 2006, p. 16.

[5] Bougnoux (D.), Ibid., p. 7.

[6] Bougnoux (D.), Op.Cit., p. 72.

[7] Moeschler (J.) et Auchlin (A.), Introduction à la linguistique contemporaine, Paris, Armand Colin, 2ème Édition 2006, p.105.

[8] N’Goran-Poamé (L.M.L.), « De l’éternelle déficience des théories sémantiques » in Répères, Revue scientifique de l’Université de Bouaké, Vol. 1, N° 1, 2006, p.110.

[9] Boure (R.), « Institutionnalisation d’une discipline » in Olivesi (S.) [dir.], Sciences de l’information et de la communication, Objets, savoirs, discipline, Grenoble, PUG, 2006, p. 248.

[10] Breton (Ph.) et Proulx (S.), L’explosion de la communication, Paris, La Découverte, 2006, p.115.

[11] Mattelart (A.) et Mattelart (M.), Histoire des théories de la communication, Paris, La Découverte, 2004, pp.30-31.

[12] Baylon (Ch.) et Mignot (X.), La communication, Paris, Nathan Université, 1994, p.42.

[13] Mattelart (A) & (M.), Op.cit, p.20.

[14] Mattelart (A.) & (M.), Op.cit, p.20.

[15] Mucchieli (A.), « Les modèles de la communication » in Cabin (Ph), La communication, Etat des savoirs, Paris, éd. Sciences Humaines, 1998, p. 68.

[16] Morel (PH.), La communication d’entreprise, Paris, Vuibert, 2ème éd., 2002, pp.24-29.

[17] Mucchielli (A.), in CABIN (Ph), Op.cit, p. 69.

[18] Dortier(J.-F.), « La communication : omniprésente, mais toujours imparfaite » in Cabin (Ph.), Op.cit, p. 19.

[19] Baylon (Ch.) et Mignot (X.), Op.cit., p. 62.

[20] Nous rappelons que l’Ecole de Palo Alto regroupe en son sein des psychologues, des thérapeutes et des anthropologues.

[21] Mucchielli (A.), in CABIN (Ph), Op.cit., p. 65.

[22] Saussure (F.), Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972, p. 124.

[23] Saussure (F.), Op.cit, p.98.

[24] Moeschler (J.) et Auchlin (A.), Introduction à la linguistique contemporaine, Paris, A. Colin, 2006, p. 26.

[25] Baylon (Ch.) et Mignot (X.), Op.cit., p. 215.

[26] Saussure (F.), Op.cit., pp.27-28.

[27] Saussure (F.), Op.cit., p. 33.

[28] Baylon (Ch.) et Mignot (X.), Op.cit., pp 56.

[29] Baylon (Ch.) et Mignot (X.), Op.cit.,pp. 75-78.

[30] Meunier (J.P) et Peraya (D.), Introduction aux théories de la communication, Bruxelles, de boeck, 2004, p.48.

[31] Saussure (F.), Op.cit, p.101.

[32] Baylon (Ch.) et Mignot (X.), Op.cit., p. 81.

[33] Baylon (Ch.) et Mignot (X.), Idem.

[34] Mattelart (A) & (M.), Op.cit, p.4.