Sur le fil...

Safara n°22 est désormais disponible...

Note utilisateur: 2 / 5

Etoiles activesEtoiles activesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

 Télécharger l’article en version PDF

Un des critères pour Kant du jugement esthétique est l’expérience du désintéressement. On peut se demander d’où provient ce genre de critère. Il est, bien sûr, possible de le comprendre en fonction du système kantien, voire de certains héritages conceptuels. Cependant, une histoire des idées sautant de texte en texte comme dans une sorte de jeu de marelle, suppose une curieuse autonomie des idées. Si l’on veut prendre au sérieux la référence à l’histoire, il est essentiel de réintégrer ces configurations conceptuelles dans des pratiques sociales et des fonctions politiques en même temps que dans relations aux supports matériels et aux techniques d’inscription par lesquels ces idées peuvent apparaître et être transmises.

Cela permet d’être sensible aux différences plus qu’aux identités (ou de comprendre que ces identités sont des stabilisations provisoires dans le flux temporel, des nœuds de différences créés par des mises en relation). Les différents mouvements critiques qui ont animé la scène récente vont tous dans ce sens: le New Historicism ouvre sur une critique des identités littéraires, les théories féministes et queer sur une critique des identités sexuelles, les cultural studies sur une critique de l’identité hégémonique d’une culture dominante et les études postcoloniales sur une critique des identités culturelles et politiques. On peut encore continuer avec l’intermédialité[1] comme critique des identités médiatiques. Une histoire esthétique de la littérature nous amène donc à donner toute son ampleur aux techniques historiographiques tout en insistant sur les dimensions sensibles des opérations textuelles et en les remettant dans leur configuration médiatique spécifique.

 

Prendre la parole publiquement

Le philosophe et sinologue, François Jullien, s’interroge sur ce que c’est que « entrer dans une pensée[2] » —, mais on entre d’abord dans un texte, avec sa matérialité propre. Sauf à devenir soi-même médium et pénétrer directement dans les pensées d’autrui (même celle des morts), il nous faut des médias afin que quelque chose comme une pensée (même celle des morts) soit articulée et accessible.

Prendre la parole publiquement n’est jamais une opération évidente. Lorsqu’il s’agit de publier un ouvrage littéraire, on ne peut même pas s’appuyer sur une institution spécifique, des compétences reconnues, un statut social affirmé. On voit exemplairement avec Kant que l’art est cette activité dont la règle est de ne pas avoir de règles. On pourrait saisir historiquement que cela provient en partie de la figure commune des auteurs à l’âge classique qui ont pour statut social de ne pas en avoir[3]. Comment saisir alors les spécificités de ces actions d’écriture qui consistent à créer et publier des textes « littéraires » ?

Il ne s’agit pas là de revenir à des intentions auctoriales. Il y a en effet deux manières de poser la question de l’intentionnalité à propos d’une œuvre: d’abord, celle qui présiderait à son écriture avec les significations que l’auteur y aurait disposé (nous sommes ici du côté de la production), mais nous rencontrons rapidement l’insondable de la conscience humaine, voire sa part inconsciente, qui rendent inaccessibles les « intentions » d’un auteur (quand bien même il nous en aurait livré clairement l’essentiel: d’une part, il peut nous tromper sur ce qu’il nous dit ; d’autre part, il peut se tromper sur lui-même) ; ensuite, celle qui organiserait sa mise à disposition de lecteurs à l’intention duquel le texte a été non seulement écrit mais publié selon des circuits connus (nous sommes là du côté de la réception ordonnée). Par réception ordonnée, il faut entendre à la fois organisée et commandée.

En introduisant la notion d’action entre lire (notre activité d’analyste des textes du passé) et écrire (l’activité des auteurs des textes dont nous prétendons parler et sur lesquels nous écrivons à notre tour), nous positionnons un coin dans le rapport trop évident (ou trop mystérieux) entre l’écriture et la lecture. La question des significations d’un texte vient après la compréhension de l’action d’écriture qui l’a rendu disponible, offerte à notre regard. Ce qu’il me semble utile à interroger est justement cette « mise à disposition ».

Bien sûr, il est possible d’écrire sans publier au sens strict: nombre de journaux intimes, de mémoires sont ainsi écrits sans être destinés à une diffusion publique. Le hasard de la conservation de documents et de la découverte de ces écrits a parfois permis leur publication posthume. Pourtant, les mémoires sont toujours destinés à un public même restreint (les enfants, la famille, les amis), et jusque dans le cas de l’écriture la plus intime, la plus secrète d’un journal, le scripteur figure comme son propre public, il écrit à l’horizon d’une lecture par un autre (sachant que les êtres varient et que l’intérêt du journal consiste justement à cette prise de distance d’avec soi-même et dans l’objectification de l’écriture: relire ce que l’on a fait ou pensé dans un moment proche ou éloigné du temps fait tout le vertige exaltant ou angoissant de l’écriture diariste, pour autant qu’on s’y astreigne). Une action d’écriture n’est jamais totalement intransitive, pour la raison simple que la structure de l’agir consiste toujours à « agir sur » et qu’elle suppose donc toujours une personne, une institution ou une chose sur laquelle on entend agir, y compris soi-même.

 

Le geste d’écrire

Plutôt que la notion d’action, assez générale, il est possible de saisir un mouvement plus spécifique pour étudier cette prise de parole publique: un geste. Le verbe latin gerere, à l'instar de facere et agere, suppose une action, mais selon des modalités à chaque fois singulières. Ainsi Varron, dans son De lingua latina, prend l'exemple de l'acteur, du poète et de l'imperator:

le poète fait un drame, mais ne l'agit pas; inversement l'acteur agit le drame, mais ne le fait pas. [...] En revanche, l'imperator, parce qu'on emploie dans son cas l'expression res gerere, ne fait pas ni n'agit: en l'occurrence il gerit [il accomplit quelque chose, la prend sur soi, en porte la responsabilité, s'en charge, l'administre], c'est-à-dire qu'il supporte [sustinet][4]

 

Pour ce qui est du grec ancien, on peut voir dans l'Ethique à Nicomaque, Aristote distinguer, du point de vue de la finalité, la praxis (l'agir qui est à soi-même sa propre fin) de la poiesis (le faire qui n'est qu'un moyen exécuté en vue d'une fin autre que lui-même[5]). En un sens le gerere occupe une position médiane, autorisée par sa récupération du troisième verbe grec pour l'action, à savoir archein qui signifie commencer, puis guider, gouverner. Geste et archive ont ainsi beaucoup en commun. Un geste n’est pas seulement une action quelconque, dans la mesure où tout se passe comme s’il constituait, dans le moment même de sa performance, sa propre archive.

Platon, dans le Politique, affirme une différence radicale entre archein et prattein: « La vraie science royale n'a point, en effet, de tâches pratiques [prattein]: elle commande [archein][6] », par où le chef est celui qui initie et donc qui fonde, qui sait se positionner à chaque geste dans l'origine, dans l'archè.[7] Il n'est donc pas étonnant que revienne à l'imperator de « gestoyer » de la sorte, comme dans l’Arkheion résidaient les archontes qui prenaient les décisions politiques (dont celle — tâche importante — de nommer les responsables des opérations théâtrales de chaque année…). Comme le remarque Du Marsais, dans un chapitre sur les synonymes, de gerere à gestare, c'est le spectacle même du geste qui apparaît, sa valeur pour autrui: « Gerere, c'est porter sur soi: Galeam gerere in capite. Gestare vient de gerere ; c'est faire parade de ce qu'on porte[8] », ou encore personam gerere, c'est tenir un rôle.

Même chez les modernes, on voit ce verbe opérer de façon identique. Ainsi, chez Hobbes, tout le caractère artificiel du contrat social repose sur le masque de l’acteur-souverain sous lequel les membres du peuple demeurent « auteurs » de leurs actes. C’est en quoi, pour lui, la résistance au souverain et la révolte sont non seulement dangereuses, mais plus profondément absurdes: puisque le peuple est auteur des actes du roi, s’il se soulève contre tel geste du souverain, il se révolte contre lui-même. À l’instar des signes qui trompent et des mots vides de sens, les résistances au souverain relèveraient de maladies du langage et de fausses conceptions du pouvoir. Inversement, le contrat, pour Hobbes, est un juste discours, au moins tacitement, tenu,

as if every man should say to every man, I Authorise and give up my Right of Governing myself, to this Man, or to this Assembly of men, on this condition, that thou give up thy Right to him, and Authorise all his Actions in like manner. This done, the Multitude so united in one Person, is called a COMMON-WEALTH […]. And he that carryeth this Person, is called SOVERAIGNE[9] .

 

La version latine du Leviathan formule la dernière phrase ainsi: « Is autem qui Civitatis Personam gerit, summam habere dicitur Potestatem[10] ». Formule classique où le verbe gerere signifie jouer le rôle, incarner, représenter, porter sur soi, agir, voire commander (dans le De cive, Hobbes dit que le souverain doit être, non comme la tête qui peut conseiller, mais comme l’âme qui doit commander: il utilise là encore le verbe gerere[11]). En incarnant le rôle du peuple-auteur, le souverain commande à la multitude, il la porte sur soi et la supporte en même temps (sustinet, disait déjà Varron). Chacun de ses gestes est signe d’une autorité qu’il porte immédiatement et qui lui permet de définir le juste et l’injuste, de gouverner les opinions et les doctrines publiques, de régler toutes les controverses qu’elles concernent les faits eux-mêmes ou les lois tant civiles que naturelles, et, ultimement, de statuer sur les lois de l’honneur et de déterminer le taux public des valeurs sociales:

It is necessary that there be Lawes of Honour, and a publique rate of the worth of such men as have deserved, or are able to deserve well of the Common-Wealth. ]…] To the Soveraign therefore it belongeth also to give titles of Honour ; and to appoint what Order of place, and dignity, each man shall hold ; and what signes of respect, in publique or private meetings, they shall give to one another[12].

 

La question de l’évaluation est bien liée au pouvoir souverain de celui qui « gerit » qui porte ou supporte les sujets sur la scène du politique ou qui porte le masque qui les unifie comme communauté. Les mouvements suivent des séquences parallèles entre ce choix souverain sous lequel s’unifie la multitude pour former une communauté politique et cette évaluation ou ce tri qui ramasse dans l’unité d’un fonds d’archives la diversité des objets conservés plutôt que rejetés, mémorisés plutôt qu’oubliés.

En un sens, le geste n’est jamais loin d’une geste: le déplacement de faits divers en événements mémorables, la transformation d’actes en histoire. Un geste est ce qui construit sa signification dans l’arrêt (au sens quasi politique et juridique du terme) de l’action. C’est ce que Lacan remarque: « Qu'est-ce que c'est qu'un geste ? Un geste de menace par exemple ? Ce n'est pas un coup qui s'interrompt. C'est bel et bien quelque chose qui est fait pour s'arrêter et se suspendre. [...] Cette temporalité très particulière, que j'ai définie par le terme d'arrêt, et qui crée derrière elle sa signification, c'est elle qui fait la distinction du geste et de l'acte[13]. » Même s’il ne semble pas exister de verbe « positif » pour le geste (gesticuler apparaît plutôt péjoratif), il est symptomatique que ce verbe existant témoigne immédiatement d’une sorte d’excès.

Toute prise de parole implique une volonté et une intention, mais pas forcément sous le seul régime de la rationalité (on peut être obligé ou se croire obligé d’écrire et de publier, on peut désirer et ne pas désirer cette exposition publique, etc.). Encore une fois, il ne s’agit pas de revenir à une intentionnalité de l’auteur (difficile à reconstituer historiquement et de toute façon souvent opaque aux acteurs eux-mêmes), mais de scruter les modes de capture et d’exposition exploités dans les gestes d’écriture. S’il n’y a pas de verbe « gester » qui corresponde au substantif, « gesticuler » avec sa connotation de mise en scène exagérée, sa tendance histrionique est exactement ce dont nous avons besoin: la mise en scène de l’action d’écrire dans un geste public est une affaire d’acteur au sens d’histrion. Il faut alors, pour chaque écrivain, négocier subtilement les manières de faire passer cet histrionisme manifeste pour une délégation de pouvoir.

 

L’outrecuidance de la parole et le public amical

Dans le Gargantua, publié en un moment de grande turbulence politique liée justement à des gestes de publication outrecuidants au regard des autorités en place (c’est le moment de l’affaire des placards où des textes critiquant sévèrement la messe et le pape circulent et sont affichés jusque sur la porte de la chambre du roi de France François Ier), Rabelais met en scène le public parisien et ses occupations inadéquates. Au lieu d’écouter attentivement un « bon prescheur evangelique », le public parisien est si « inepte de nature qu’un basteleur, un porteur de rogatons, un mulet avecques des cymbales[14] » les attirera plus. Voyant cela, Gargantua leur paye le spectacle en les compissant « par rys ». Ceux qui en réchappent sont soit en colère soit, « par rys » à leur tour, s’en amusent. Et c’est ainsi que Paris fut nommée. Paris n’est qu’un jeu de mots sur le rire, essence de l’homme (comme le souligne l’adresse au lecteur). Mais si certains parisiens parviennent à rire avec Gargantua, c’est qu’ils ont su entrer dans le jeu et, par extension, dans la bonne façon de lire les événements[15]. L’« ami lecteur » (qui apparaît justement dès l’adresse au lecteur) comprend les enjeux du rire et sait qu’ils fondent et nomment même la capitale du Royaume.

L’histoire ne finit pas là. Car il y a une autre étymologie, extrêmement savante celle-là, qui rend compte du public parisien: « les Parisiens, qui sont faictz de toutes gens et de toutes pieces, sont par nature et bons jureurs et bons juristes et quelque peu outrecuydez dont estime […] que sont dictz Parrhesiens en Grecisme, cest a dire fiers en parler[16]. » L’étymologie érudite renvoie ainsi les parisiens à la figure de la parrhêsia. Michel Foucault a mis en relief cette notion dans son dernier cours au Collège de France et a insisté sur la valeur philosophique essentielle de ce courage de dire vrai[17]. Avec Rabelais, nous avons l’autre facette de la parrhêsia: la prétention à dire le vrai, voire l’outrecuidance, en tous les cas la fierté (plus encore que le courage) de prendre publiquement la parole pour affirmer, d’un même mouvement, un état des choses et son propre être.

La parrhêsia relève de la thymotique, avec toute l’ambivalence que peut recéler cette fierté entre affirmation de soi et reconnaissance publique. C’est que la parrhêsia engage toujours un certain agencement public des énonciations. Michel Foucault insiste sur la dimension de production de ce dire vrai. Mais qu’arrive-t-il à ceux qui s’emparent de ce qui a été énoncé et entendent, à leur tour, entrer dans le mouvement de la parrhêsia ? Comment faire pour que les paroles franches ne soient pas prises pour trop rudes, trop abruptes ? Comment s’assurer que cette franchise soit de l’ordre d’une faveur plus que d’une censure ? L’ami est justement celui qui dit vrai à son ami, tout en le comprenant intimement et en le ménageant pour qu’il se corrige sans se rebuter[18]. On conçoit alors l’importance de cette figure liminaire de l’« ami lecteur ».

L’ami lecteur n’est pas un thème ni même une figure exploités par les auteurs sur le seuil de leurs ouvrages. Cette position indique bien qu’il s’agit d’une structure livresque (réitérable, bien sûr, dans le corps du texte). Il s’agit, en fait, d’une instance médiatique (ou une figure au sens où Jacques Rancière essaye d’utiliser le terme[19]): elle permet un passage, une circulation, c’est-à-dire une action autorisée, reconnue comme légitime. Un échangeur d’actions. Il ne faudrait, cependant, pas prendre ce fil conducteur au cours des siècles comme unique et indéfiniment réitérable. Il est en fait le résultat de multiples types d’intervention. De la même manière qu’un fil est constitué de multiples brins qui s’entremêlent, le fil conducteur de « l’ami lecteur » est fait de multiples configurations discursives.

Comment faire reconnaître son identité sociale d’auteur ? Tel est le problème fondamental de toute personne prenant la parole publiquement. Cela ne veut pas simplement dire: qui suis-je ? mais surtout: à qui puis-je m’adresser ? qui va reconnaître que je ne fais pas simplement du bruit, mais bien que je communique ? Pour constituer son identité sociale d’auteur, il faut d’abord construire/instituer son public. Un texte est tendu entre l’acceptation de l’aléa des lecteurs réels et la programmation d’une lecture virtuelle. L’écriture n’est une action qu’en s’offrant aux actes de lecture.

Observer les façons dont un texte se présente ne consiste pas à le renvoyer à ce qui l’a déterminé (une conscience individuelle, une trajectoire sociale, une fonction institutionnelle, une idéologie de groupe) ni à ses effets prévus, prévisibles ou imprévus, voire imprévisibles. C’est une façon de l’observer dans son présent d’action dans le monde, dans sa manière de se dresser dans un Maintenant et, ainsi, d’apparaître dans la singularité acceptée de son geste. Or, pour apparaître, il faut à la fois un sujet producteur de cette apparition et un tiers percevant ce qui lui apparaît. Autrement dit, tout texte est plus que lui-même: pour qu’il apparaisse comme texte, il faut que soient mobilisés avec lui et en lui un producteur et un percepteur. La langue française a réduit le sens de « percepteur » à la profession du personnage institué qui recueille les impôts des individus soumis au même État. Pourtant, c’est une manière intéressante de reconnaître qu’un sujet percevant n’est pas simplement un organisme vivant collectant des données sensorielles, mais un organisme institué qui transforme des informations en connaissances et met dans un ordre reconnaissable ces dernières.

Un livre est toujours une manière de se livrer. L’auteur existe à l’ombre de ses œuvres. Il les a organisés pour dessiner tel portrait de soi ou les a laissés déterminer sa posture sociale. Le propre des communications écrites est qu’elles représentent des forces dont les lecteurs peuvent se servir, que ce soit pour jouer de leur force d’inertie en surfant sur ce qu’elles ont rendu possible, ou pour les employer à d’autres combats que ceux initialement livrés, ou même pour les retourner contre leur auteur. C’est en quoi il est essentiel d’organiser les modes de réception. En servant du dispositif social de l’amitié, on parvient implicitement à créer une communauté d’amis prêts à recevoir ce qui est ainsi livré.

Or, l’amitié relève d’un entendement social dont nous avons perdu une bonne partie des effets[20]. Si Aristote termine son grand livre sur l’éthique par l’amitié et non par la justice, si le vocabulaire politique latin emploie régulièrement le terme d’amicitia pour désigner des relations qui n’ont rien de spécifiquement intimes, c’est bien que, chez les Anciens, l’amitié dans son usage le plus courant porte sur les relations publiques, celles qui lient les hommes d’une même société entre eux[21]. Encore faut-il saisir que l’enjeu affectif n’en est pas pour autant évacué. C’est justement parce que ce lien politique doit être ressenti comme mobilisateur d’affects que le lexique de l’amitié est exploité. Tout au long du Moyen Âge, on voit que ce vocabulaire de l’amitié structure les relations féodales comme les institutions des cités (nombre des chartes municipales s’écrivent en revendiquant une amitié entre concitoyens). À l’âge classique, pour comprendre « les modalités de construction et de représentation du lien social [...], c’est le langage de l’amitié — et non celui de la communauté ou du lien social — qui est omniprésent[22] ». On conçoit alors que l’ami lecteur devienne une ressource pour façonner le rapport problématique entre l’auteur et son public. L’invoquer en début d’ouvrage, dans une adresse directe, conduit à en contrôler les effets et à inclure d’office celui qui lit comme s’il pénétrait moins dans un livre que dans un cercle d’amis, dans un réseau de connaissances familières. Il s’agit moins de rassurer le lecteur, bien sûr, que l’auteur lui-même. La logique du don et du contre-don permettant de construire du lien social, l’amitié en apparaît comme la figure de l’excellence politique.

Le lien amical, mis en place par les humanistes dans les cercles restreints de lecteurs privilégiés qui constituaient la République des Lettres, a pu devenir un outil stratégique pour affermir les rapports de reconnaissance symbolique entre auteur et public. La logique égalitaire et affective a ainsi rendue possible l’instauration d’un lien très particulier où, comme le souligne David Hume, « we choose our favourite author as we do our friend, from a conformity of humour and disposition[23]. » Ce n’est plus simplement l’autorité qui fait l’auteur, mais l’amitié qu’on éprouve pour lui.

C’est à partir de cette configuration à la fois sociale et médiatique qu’il devient possible de comprendre comment on en arrive à une valeur esthétique des œuvres littéraires ou des œuvres d’art en général qui affichent un principe de « désintéressement » chez l’auteur comme chez le spectateur. Le modèle amical a structuré la relation entre l’artiste et le public en suivant les logiques sociales du don et du contre-don. Même si l’économie de marché rationalise de fait ces relations, la logique symbolique du don demeure indispensable afin de négocier la prise de parole et le geste de publication. On mesure ainsi l’importance de réintégrer une histoire esthétique de la littérature dans les configurations du sensible, les dispositifs médiatiques et les formes sociales d’action.

Concevoir les textes comme des écrits publiés, cela suppose en définitive de replacer les écrits dans les actions sociales des individus en prêtant attention aux spécificités impliqués par l’usage du média de l’écriture ; cela implique aussi de prendre en compte la prise de parole publique (à la fois comme capture de l’attention et exposition à autrui) et les modalités de circulation de cette parole (à la fois dans l’espace de sa production et dans sa transmission temporelle). C’est dans ce cadre que l’on peut analyser les modalités d’inscription de la figure du lecteur.


[1] Sur l’intermédialité, je me permets de renvoyer à mon ouvrage D’où nous viennent nos idées? Métaphysique et intermédialité, Montréal, Éditions VLB, 2010.

[2] François Jullien, Entrer dans une pensée ou Des possibles de l’esprit, paris, Gallimard, 2012.

[3] Sur ce point voir Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000.

[4] Varron, De lingua latina, éd. et trad. P. Flobert, Paris, Les Belles Lettres, 1985, VI, VIII, 77, p. 103: « poeta facit fabulam et non agit; contra actor agit et non facit [...] ; contra imperator, quod dicitur res gerere, in eo neque facit nec agit, sed gerit, quod est sustinet. » Le Lexicon Totius Latinitatis indique d'ailleurs les trois valeurs suivantes: « agere significat vim, quae in re aliqua versatur atque exercetur eamque exsequitur perficitque; facere significat vim, quae rem aliquam creat sive producit, cujusque opus remanet; gerere significat vim, quae res ordinat, regit, disponit. »

[5] Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140b3.

[6] Platon, Politique, 305d.

[7] Il existe en fait quatre verbes, en grec, pour désigner l'action: agein (agir au sens le plus général), archein (qui signifie commencer, commander, gouverner), prattein (qui a valeur de traverser, achever, accomplir) et enfin poiein (lié à la production et à la fabrication). Par contre, dans le passage au latin, qui n'a que trois verbes, facere récupère l'extension du poiein, tandis que agere désigne l'action en général comme agein, mais aussi reprend l'idée de mise en mouvement et de commandement de l'archein, gerere, enfin, semble se situer à la jonction entre la valeur d'accomplissement du prattein et le gouvernement de l'arkhein.

[8] Du Marsais, Traité des tropes, Paris, Le nouveau commerce, 1981, p. 242.

[9] Thomas Hobbes, Leviathan, éd. C. B. Macpherson, Harmondsworth, Penguin, 1971 [1651], II, XVII, p. 227-228.

[10] Thomas Hobbes, Opera Latina, éd. Molesworth, t. III, p. 131.

[11] Thomas Hobbes, Du citoyen, trad. Samuel Sorbière, introduction Simone Goyard-Fabre, Paris, Garnier-Flammarion, 1982 [1642].

[12] Thomas Hobbes, Leviathan, II, XVIII, p. 235-236.

[13] Lacan, Séminaire, XI: les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, éd. J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 132.

[14] Rabelais, Gargantua, éd. Guy Demerson, Paris, Seuil, 1996 [1534 ou 1535], chap. 17, p. 154.

[15] Sur ce passage et, plus généralement, sur les écrits porteurs de scandale à la Renaissance, voir Antonia Szabari, Less Rightly Said: Scandals and Readers in sixteenth-century France, Stanford University Press, 2010.

[16] Rabelais, Gargantua, éd. Guy Demerson, Paris, Seuil, 1996 [1534 ou 1535], chap. 17, p. 156

[17] Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France, 1984, Paris, Gallimard, Seuil, coll. « Hautes Etudes », 2009.

[18] Pour plus de détail, voir mon article en ligne « Histoire des sentiments et histoire du littéraire: le médium de l’ami lecteur à la Renaissance », Littérature et histoire en débats, éd. Catherine Coquio, Fabula, 2013, http://www.fabula.org/colloques/document2103.php ; ainsi que « L’ami lecteur: sentiment littéraire et lien social au XVIIe siècle », Les Liens humains dans la littérature (XVIe-XVIIe siècles), éd. Julia Chamard-Bergeron, Philippe Desan et Thomas Pavel, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 263-276.

[19] Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, Éditions La Fabrique, 2008, p. 137-138.

[20] En fait, nous en retrouvons sans doute certains éléments lorsque, sur Facebook, nous affichons plusieurs centaines d’« amis ». Le terme même de « réseau social », que nous utilisons pour désigner ce type de pratique, indique combien l’amitié est autant affaire de socialité que d’intimité.

[21] Les amitiés sont prisées pour les vastes réseaux de solidarité qu’elles impliquent, même si l’intérêt personnel, en un apparent paradoxe, trouve son compte dans la gratuité affichée des dons amicaux. Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, livres IX-X, ainsi que Pierre Aubenque, « L’amitié chez Aristote », in La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963, et Paul Millett, Lending and Borrowing in Ancient Athens, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, chapitre V. De même, à Rome, l’amicitia relève du vocabulaire des institutions politiques beaucoup plus que des investissements intimes (Jacqueline Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques, Paris, les Belles Lettres, 1972).

[22] Nicolas Schapira, « Les intermittences de l’amitié dans le dictionnaire universel de Furetière », Littératures classiques, 47, hiver 2003, p. 217.

[23]Hume, « Of the standard of taste », Essays Moral, Political and Literary, 1757.