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Résumé

     Devenue objet de marketing, oscillant entre leurre, alibi et repoussoir, la médiation (inter)culturelle dit symptomatologiquement la déhiscence d’un sentiment du mal-vivre-ensemble qui caractérise nos sociétés modernes et contemporaines. Mais elle est indissociable aussi du dynamisme des communautés culturelles en présence comme terreau des peurs et des angoisses alimentant le questionnement frileux des acteurs comme leurs espoirs diffus. Des écrivains, des artistes, des intellectuels se sont autoproclamés ainsi, à côté des professionnels de terrain, médiateurs (inter)culturels ou plus prosaïquement « passeurs de cultures ».

          Dans cette contribution je questionnerai le concept de médiation et la figure du médiateur (inter)culturel qui en découle en tant que sujet doté de compétences particulières pour problématiser enfin la dé-liaison des usages. Je travaillerai ainsi l’hypothèse suivant laquelle la postulation de la (re)construction du lien social par la médiation en tant que passage de cultures achoppe sur la figure du sujet (individuel et/ou collectif) de la médiation même et sur l’auto-centration des cultures, au moins. Plus qu’un sujet d’énonciation, le sujet de la médiation est ce que j’appellerai un sujet d’interlocution habité d’emblée par des langages divers et divergents qui instaurent au cœur même de l’acte de médiation une discontinuité des singularités. Penser la médiation c’est d’abord penser cette discontinuité comme relation d’hétérogène à hétérogène, radicalement. 

Mots-clés: Médiation interculturelle, Sujet de culture, Pratiques sémiotiques, Hétérogène, Lien social, Résolution des conflits,

Identité, Altérité.

 

Introduction

         Interroger la médiation comme « pratiques » et singulièrement comme « pratiques sémiotiques », c’est questionner les modèles et modalités d’action en cours. Le pluriel dans pratiques est d’importance parce qu’il indique à la fois l’éclatement des formes de médiation et la pluralité dans le faire médiateur. Cet éclatement des formes est symptomatique de la déhiscence de la question des identités et d’une certaine façon de l’exhérence de l’altérité, c’est-à-dire, au plan éthique, d’un désancrage actantiel de la responsabilité, d’une distension entre le sujet et son acte. La médiation alors, et plus particulièrement la médiation interculturelle, nous confronte continuellement à son paradoxe. La médiation est en elle-même d’abord constat d’une dé-liaison dans le communautaire et ensuite stratégies d’intervention sur cette déstructuration du lien. Cette déstructuration du lien est indissociablement liée à la crise du langage, elle-même figuration de la crise du sens qui s’est emparée des vécus, de sorte que le vivre ensemble est devenu le questionnement essentiel de notre contemporain.

        Mais en même temps, la médiation interculturelle comme ensemble de pratiques sémiotiques présuppose des conditions d’activation ou de réactivation de monde de références partagées qui institue et légitime les pratiques elles-mêmes, la déontologie qui les gouverne et les rôles assumés par les acteurs en interaction. Il faut alors que ces acteurs se déterminent à la fois comme produits de la culture et coproducteurs de cultures. Le sujet de culture ne peut ignorer aujourd’hui la précarité des lieux et des liens surtout lorsque l’hybride et l’hétérogène deviennent foncièrement les marqueurs fondamentaux des collectifs et du communautaire pour bousculer définitivement les idées reçues sur la culture, sur les cultures contemporaines, devrais-je dire.

       Cette contribution est un questionnement sur l’hétérogénéité des pratiques de médiation d’abord en tant qu’elles surgissent des crises multiformes qui dessinent de nouvelles insécurités à notre vivre ensemble et fragilisent les ontologies ordinaires. Ce qui permettra dans un deuxième temps de corréler ces pratiques avec l’éclatement consécutif de la figure du médiateur aux prises avec la facticité du quotidien. Enfin nous nous interrogerons sur le paradoxe de la médiation comme projet de reconstruction du lien inhérent dans un monde en déshérence, en tout cas sans références immédiatement partageables et partagées. La médiation interculturelle est-elle alors une façon de ré-enchanter le monde, de le re-sémantiser?

 

I- Variation sur une hétérogénéité « intempestive»

[1]

        La médiation est devenue, au fil des années et suivant l’ampleur des crises et des bifurcations, une problématique au long cours. Elle interpelle les différents secteurs de la société parce qu’elle est d’emblée une interrogation sur le faire sens, individuel et collectif. Nos sociétés contemporaines sont profondément désarticulées avec des communautés disjointes qui vivent en parallèle dans des espaces de plus en plus improbables, inattendus et précaires. Aussi, l’émergence de la médiation, comme « actualité intempestive », pour reprendre le mot de Nietzsche, coïncide-t-elle avec la déhiscence de l’hétérogène comme fondement du rapport à l’autre et aux autres, du clivage du sujet de la culture en lui-même. De ce point de vue, Caune a raison de remarquer avec insistance:

         La médiation culturelle passe d’abord par la relation du sujet à autrui par le biais d’une « parole » qui l’engage, parce qu’elle se rend sensible dans un monde de références partagées. Le sens n’est plus alors conçu comme un énoncé programmatique, élaboré en dehors de l’expérience commune, mais comme le résultat de la relation intersubjective, c’est-à- dire d’une relation qui se manifeste dans la confrontation et l’échange entre des subjectivités. Le sens, auquel notre époque serait, dit-on, particulièrement attentive, n’est pas définition d’un but, d’une cause ou d’une idée. Sa quête ne saurait s’identifier à la recherche d’un principe prédéterminé: elle est de l’ordre d’une construction modeste et exigeante des conditions d’un vivre ensemble[2].    

 

De ce point de vue donc, la médiation est liée à la communication en tant que celle-ci est relation, tension, échange et mise en commun. Et sous ce rapport elle implique l’altérité comme possibilité de détermination d’un passage, ouverture d’un chemin d’accès, mais surtout désignation d’une irréductibilité. La médiation présuppose alors au moins une distorsion de l’espace-temps en commun avec l’autre,  une crise des lieux d’appropriation et de partage, leur rétraction en tout cas, de sorte que l’acte de médiation est d’abord un acte de remédiation. La mondialisation et la globalisation ont rendu poreuses les frontières ethniques et nationales, pendant que les TIC tentent chaque jour de les abolir, quand bien même les Etats développés, par le fait des idéologies, se barricadent un peu plus. Il se développe ainsi, à l’intérieur des Etats-nations, une forme hétéroclite d’occupation de l’espace-temps commun qui est en elle-même une façon de redistribution des parts, de (re)partage du sensible, pour paraphraser le beau titre de l’opuscule de Jacques Rancière. Les sujets, sur un même espace territorialisé comme les banlieues, vivent dans des temporalités disjointes qui ravivent les déchirures et les exclusions jusqu’à l’obsession.

         C’est pourquoi la médiation s’en trouve éclatée suivant des pratiques concurrentielles, voire contradictoires: médiation sociale, médiation culturelle, médiation familiale, médiation scolaire, médiation pédagogique, médiation juridique, médiation institutionnelle, etc. Toutes ces formes de médiation prennent racine sur le constat d’une distorsion du consensuel, d’une distension entre les actes et les sujets actants, d’une fêlure du commun dans le communautaire d’une part et d’autre part sur une tentative de prendre en charge ce dissensus, cette dysphorie, de surmonter ce distors d’abord par la parole, par le langage, en prenant pied résolument dans la symbolicité. Toute médiation est alors par définition une tentative de résolution de conflits entre sujets (conflits intersubjectifs) et/ou entre le sujet et le monde en tant qu’univers de références du collectif, en tant que monde de références partagées et/ou partageables. En Afrique de l’Ouest, dans des pays comme le Sénégal, le Mali, la Mauritanie, la république de Guinée, le Burkina Faso, le Niger et le Cameroun, la parenté à plaisanterie constitue souvent une pratique stratégique dans la médiation sociale et institutionnelle parce qu’elle est essentiellement une pratique occasionnelle et locale de retissage endogène du lien social[3]. Il s’agit alors de rapiécer le tissu social, de tricoter pour recréer du lien, d’innerver l’espace-temps communautaire par et dans le langage. Et le langage donne du sens parce qu’il, entre autre, nous fait accéder à des significations diverses et variées. C’est pourquoi le pouvoir symbolique du langage en tant qu’essentiellement un pouvoir conventionnel, à la fois instituant et institué, interroge l’ambiguïté de l’acte de médiation qui travaille entre cultures, dans les inter-cultures, c’est-à-dire dans les interstices entre les cultures, entre différends et différences. Envisager la médiation interculturelle comme travail interstitiel c’est la comprendre à la fois comme frontalité et comme tension entre un dedans et un dehors, un ici et un ailleurs. La différence culturelle peut aussi bien provenir de la diversité des cultures qui cohabitent que des niveaux de culture à l’intérieur d’une supposée même culture. Des communautés africaines, asiatiques, occidentales vivent en parallèle dans des temporalités disjonctives, presque divergentes. A l’intérieur de chacune de ces cultures dites nationales aussi se déploient des oppositions entre culture première et culture seconde, entre culture communautaire et culture individuelle, entre culture populaire et culture savante, et donc des agencements culturels irréductibles. Lorsqu’on parle alors de l’interculturel, par exemple, il est légitime de se demander de quel interculturel il s’agit. Sur quel niveau de désarticulation travaille la médiation sociale par exemple ? Qu’est-ce qui, dans l’interculturel, permet de raccommoder le social et de refaire du lien?

        Le questionnement est d’importance d’autant plus que la réalité sociale ou socioculturelle vient aux sujets par et dans le langage. L’acte de médiation lui-même est pris dans cette indécision, cette indécidabilité foncière qui interroge sa propre légitimité dans l’espace-temps des sujets en dissension. En envisageant la question suivant l’opposition entre le Même de la communauté et l’Autre du dehors d’une part et d’autre part son corollaire entre le non-Même et le non-Autre, on peut tracer un carré sémiotique qui mettrait en évidence le jeu des contraintes subsumées par la médiation culturelle en tant que pratique sémiotique stratégique. C’est parce que l’acte de médiation est d’abord une tentative de production de sens ou de recréation du sens qu’il est en lui-même une sémiosis continue, c’est-à-dire une procédure de réinvention des rapports entre plan de l’expression et plan de contenu, donc de symbolisation. La représentation en carré sémiotique fait voir les axes de confrontation des sujets actants d’abord à leur propre altérité puis à l’Autre comme lieu transitif du Moi/Soi, radicalement. Mais elle ouvre aussi une faille entre les lieux d’instauration des sujets actants d’une part et d’autre part entre les sujets actants et le positionnement du sujet observateur.

         Un parcours rapide et schématique sur le carré sémiotique, sur les termes et les méta-termes, permet de voir à la fois le positionnement des sujets actants et le rôle de la médiation. La médiation travaille en priorité dans les zones à risque où les basculements affleurent à chaque interaction sociale, elle interroge de ce fait même la dimension éthique de l’agir des sujets interactants. Ainsi, 

-l’axe Identité--------Altérité construit des singularités homogènes en elles-mêmes mais dépendantes foncièrement dans l’hétérogénéité de leur rapport: il indique à la fois le rapport avec le Moi et avec l’Autre en tant que condition de construction du sujet. Tandis que leur interaction ou leur conjonction produit de l’hybridité qu’il faut comprendre comme un processus de créolisation chez des sujets de culture ;

-l’axe Non-Altérité---------Non-Identité (les subcontraires) construit un processus de désidentification et leur interaction aboutit à l’aliénation du sujet de culture, c’est-à-dire à une « désappartenance » manifestant une exhérence, d’une certaine façon. L’axe ni…ni (ni altérité ni identité, neutre donc) dessaisit le sujet de marqueurs de subjectivité en raison du mode de saturation de l’espace/temps que celui-ci tente d’occuper par son agir ;

-tandis que l’axe Identité-------- Non-Altérité produit le Semblable, l’axe Altérité---------Non-Identité produit le Différent. Il faut comprendre le Semblable comme le plus petit degré dans l’échelle de la différence: le semblable est différent du même mais ce qui l’en rapproche est supérieur à ce qui l’en sépare. Ce qui peut être envisagé en termes d’intensité d’ailleurs: depuis l’air de famille jusqu’à l’étrangeté de l’étranger, on peut disposer des figures de différence sur une échelle de valeurs. On peut se demander alors à partir de quelle valeur la différence bascule-t-elle dans l’inquiétude pour inspirer l’insécurité et la répulsion / exclusion parce que l’altérité rime désormais avec altération.  

          Il y a cependant au cœur de l’acte de médiation, institutionnelle, culturelle ou sociale, le règlement non juridique d’un état qui est au fond figuration d’un tort lié à l’assignation des places, des statuts et des positionnements. 

          J’appelle partage du sensible, dit Jacques Rancière, ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives. Cette répartition des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage[4].

        

Cette définition du partage du sensible est importante dans l’indexation des conflits et des déchirements comme des formes de tentatives de conjonction, parce qu’elle montre la façon dont des catégories de personnes, des entités en tant que sujets peuvent se trouver confrontées au surgissement d’un tort, de ce qui fait figure d’une distorsion ou d’une altérité sinon d’une altération. Les communautés étrangères minoritaires qui s’agrègent dans les banlieues des grandes villes des pays développés, en dépit de leur hétérogénéité, vivent souvent cette minorité comme une marginalité et prennent une posture identitaire fondamentalement conflictuelle parce que de survie. Des communautés autochtones aussi comme les nomades ou les gens du voyage vivent la même confrontation irrécusable, aux allures de survie, avec l’altérité. Et l’altérité pour ces catégories prend d’abord la figure de l’espace-temps à laquelle elles sont confrontées dans leur être, dans leur chair. La tâche et la figure du médiateur n’en deviennent que plus problématiques, plus hétérogènes en tout cas. 

 

II- L’introuvable figure du médiateur

       

            Cette situation d’indécidabilité de l’acte de médiation a fait du médiateur et singulièrement du médiateur (inter)culturel une figure éclatée, presque dispersée, précontrainte par l’hétérogénéité des cas et des interventions. Devant la multiplicité des demandes nées de l’exaspération des crises ouvertes et/ou larvées, le médiateur est devenu poly-compétent, l’actant à tout faire, si j’ose dire. Mais le plus important, on l’oublie souvent en laissant croire que le médiateur est en apnée par rapport au contexte de crise multiforme, de désenchantement ambiant, c’est que la médiation fait surgir des actants qui dans leur faire, manifestent foncièrement un clivage du sujet, y compris le médiateur en tant que sujet tiers. Et c’est là où les paradoxes se radicalisent!

          Dans le cadre de la médiation patrimoniale, par exemple, on entend souvent reprocher aux médiateurs de n’être que des amateurs face aux vrais artistes qui sont producteurs des œuvres exposées dans les musées. Sous entendu que le meilleur médiateur est sans doute l’artiste lui-même devant son œuvre, et d’ailleurs qui plus que l’artiste peut parler de l’art, de son art. Mais la question que posent les artistes en réalité est celle de la légitimité du médiateur comme sujet tiers, entre l’œuvre et le public. Et le médiateur en sa qualité de passeur de cultures reste-t-il vraiment un simple intermédiaire ou un recréateur d’œuvre ? Le code éthique de la médiation sociale ou institutionnelle exige du médiateur qu’il soit le tiers, à équidistance des parties engagées dans une interaction. Le médiateur doit prendre conscience qu’il est dans une partie intersubjective à trois, au moins. Qu’il soit un passeur de cultures ou qu’il se mêle de gérer des conflits sociaux, pédagogiques ou institutionnels, il lui est demandé de ne pas prendre partie, de garder une transparence qui empêche son empreinte de se faire voir dans le lien qu’il reconstruit. L’enseignant de langue/culture étrangères est confronté comme les autres médiateurs, à ce que j’appelle le défi de la corde raide: le funambule qui danse sur la corde est sans cesse aux prises avec le vertige du vide qu’il surmonte à chaque geste par l’appropriation de la corde et la déprise de soi. La figure du médiateur est de ce fait protéiforme et foncièrement inquiète en dépit de ce qu’elle se donne comme noblesse sacerdotale.

         Les conflictualités africaines en général et les processus démocratiques en particulier ont fait émerger en Afrique des figures de médiateur diverses et variées. Entre les acteurs  politiques traditionnels du jeu démocratique, la société civile est devenue une figure incontournable tout autant que les leaders d’opinion comme les guides religieux ou les chefs coutumiers. Mais de plus en plus aussi les associations de femmes s’impliquent dans la médiation en Afrique pour l’instauration ou la restauration de la paix sociale, de la paix civile, de la paix institutionnelle. Cependant, la déhiscence de la conflictualité, le processus démocratique avec son lot de contestations et de révoltes, l’actualité des droits de l’homme ont, en plus des questions sociales proprement dites, accentué la confusion entre médiation, conciliation, négociation, résolution de conflit. Toutes ces pratiques ont de plus en plus tendance à se confondre sur la scène publique parce qu’elles partagent la différence et le différend comme objets. Dans la perspective de donner aux citoyens la possibilité de demander réparation de préjudice face à la puissance de l’Etat, les pays se sont dotés d’institutions tierces, indépendantes, appelées « médiatures », comme du reste et de plus en plus dans les entreprises, les universités et même les médias de masse, entre autres.

         Tout cet éclatement des pratiques fait que la figure du médiateur reste très fuyante, instable voire labile. Le médiateur n’est pas un traducteur encore moins un interprète, il doit établir une relation entre des univers parallèles, souvent même dissonants, entre des symbolicités hétérogènes, des sémioticités diverses, des postures divergentes. Et cela pose aussi la question de la formation du médiateur et donc des compétences à faire valoir dans la rencontre avec l’autre ou plus exactement dans l’aide à ce qu’une rencontre se produise, qu’un lien se recrée. Walter Benjamin, dans un petit texte étonnant de lucidité, La tâche du traducteur, montre que "traduire ce n’est jamais redire une langue étrangère dans la sienne ou inversement, mais plutôt rendre compte du langage originaire et mythique dans celui que l’on parle quotidiennement, j’allais dire presque naturellement[5]."

Il y a alors dans la médiation comme une sorte d’ouverture du sens ontologique à l’aventure intersubjective. Cette médiation exige une série de compétences générales et spécifiques: compétences culturelles, compétences communicationnelles, compétences sociales, compétences techniques liées aux domaines particuliers, compétences éthiques liées aux axiologies en œuvre, etc. Il s’agit donc de doter des acteurs sociaux de compétences diverses mais ciblées leur permettant d’assumer un rôle d’intercesseur du sens. L’institution d’un actant sujet doté de compétences exige au préalable un actant institutionnel/institutionnalisé destinateur qui garantirait la légitimité du sujet et évaluerait du même coup son agir transformateur. Le médiateur interculturel n’est même pas en réalité un passeur de cultures, parce qu’il n’y a jamais de cultures qui passent d’un endroit à un autre ou d’un sujet à un autre, mais celui qui peut aider à ce que du sens survienne, advienne littéralement. Et c’est pour cela que c’est un rôle difficile et très problématique.

          Si la construction du sens par un sujet est liée préalablement à des dispositions et des schématisations, on peut supposer que les cultures, dans leur diversité, ne produisent pas les mêmes grilles d’interprétation ni les mêmes protocoles de signification. Les assauts répétés des artistes et écrivains africains francophones contre la langue française comme univers symbolique, comme symbolicité autre, pourraient alors s’entendre suivant le dédoublement des consciences et le redoublement du monde dans le geste poïétique qui ouvre au sens, qui ouvre à la perception aussi. L’objet culturel est dans ces doublures – « rupture des solidarités quotidiennes de la conscience et du monde », dirait le philosophe et sociologue québécois Fernand Dumont[6]-- qui défamiliarisent et que le sujet de la culture traverse dans un apprentissage continu, dans un processus d’inculturation (socialisation par et dans la culture, que j’oppose à l’acculturation comme plaquage d’une culture autre sur un sujet de la culture déjà inculturé). 

 

III- Médiation, Médiateur et Sujet de culture 

       

          Il faut interroger ce triptyque dans la conscience des contradictions et des impasses de la culture et de notre modernité, plus exactement notre contemporanéité. Fondamentalement, le constat de la crise du langage doit induire l’examen de la crise de la culture et donc de la désintégration de ce que j’appelle la parole communautaire, cette totalité flamboyante. Il y a de fait au cœur du vivre ensemble que sollicite toute médiation la perspective de monde de références partagées qui fonde et légitime les modalités volitives des acteurs. Cependant, le projet de médiation en lui-même est figuration d’une communauté défaite, déstructurée, en tous les cas introuvable. L’éclatement du comme-un dans le communautaire répète invariablement la dissolution du lien et une sorte de « désappartenance », si j’ose dire, de l’individu à la collectivité dans l’espace-temps de la communauté, dans l’espace-temps de la cité[7]. De ce point de vue, la médiation est fondamentalement une pratique sémiotique paradoxale parce que pari sur sa propre incertitude, sa précarité. Elle doit (re)créer du lien qui lui-même se fonde sur une communauté de références, sur l’activation d’univers symboliques partagés, d’intersémioticités. Il y a médiation justement parce qu’il n’y a plus rien ou si peu en commun. Mais alors sur quoi s’appuie le médiateur pour retisser du lien qui vaut pour tous et pour chacun des acteurs ? Quelles axiologies motivent et légitiment son action ?

         Mais il faut revenir sur la notion de « pratiques sémiotiques » pour saisir les implications de cette redescription de la médiation (inter)culturelle. La théorie bourdieusienne de la « pratique » interroge fondamentalement celle de l’action sociale et de ses implications dans la sphère politique[8]. Et les pratiques sont alors à envisager en tant que suites stratégiques qui structurent syntagmatiquement un cours d’action. Même si par ailleurs, l’habitus (avec l’hexis comme inscription corporelle de l’habitus), noyau de la théorie de la pratique,  restreint considérablement l’espace de liberté et l’autonomie des agents sociaux pour une improvisation effective, en dépit des justifications du grand sociologue. On pourrait dire que chez Bourdieu, l’habitus figure un dispositif instructionnel d’agir pour tout sujet social. Le degré de naturalisation de ce dispositif conduit le sujet à agir plus ou moins en conformité avec ces instructions de façon inconsciente, presque naturellement. En conséquence, la liberté d’un sujet de culture, pour Bourdieu, n’est qu’un leurre qui découle de cette naturalisation des dispositifs d’action et d’interprétation. C’est pourquoi, la notion de pratique et plus exactement de « pratique sémiotique » sera comprise ici seulement comme, en elle-même, procédures de production de sens. En parfait accord avec ce que dit Jacques Fontanille dans son ouvrage intitulé à juste titre Pratiques sémiotiques:

          En effet, le sémioticien ne s’intéresse pas aux pratiques en général, mais aux pratiques en tant qu’elles produisent du sens, et à la manière dont elles produisent leur propre sens. Et cela peut se comprendre au moins de deux manières: (i) d’un côté, les pratiques peuvent être dites « sémiotiques » dans la mesure où elles sont constituées d’un plan de l’expression et d’un plan du contenu, et (ii) de l’autre, elles produisent du sens dans l’exacte mesure où le cours même de la pratique est un agencement d’actions qui construit, dans son mouvement même, la signification (sic) d’une situation et de sa transformation. Le cours d’action transforme en somme le sens visé par une pratique en signification (sic) de cette pratique[9].

 

La pratique en général et la pratique sémiotique en particulier est donc de l’ordre du faire des sujets sociaux dans la mesure où ce faire est porté par des modalités (savoir, pouvoir, vouloir, croire) et induit une éthique en tant que forme de responsabilité morale liée à l’acte même du sujet actant.

         Si on envisage la médiation d’un point de vue des pratiques sémiotiques donc, il y a une double perspective qui s’ouvre à l’analyse: une perspective de niveau micro-social qui postule des interactions entre sujets, donc intersubjectives d’une part et d’autre part une perspective de niveau macro-social convoquant des institutions sociales. Ce qui oblige à ressaisir la médiation en termes de parcours narratif et de cours d’action. On peut alors interroger la pratique de la médiation suivant un processus de modalisation qui met en évidence les déterminations axiologiques et volitives des actants/acteurs. Les acteurs, en mettant en œuvre ainsi les modalités du savoir, du pouvoir, du vouloir et du devoir, acquièrent des compétences nécessaires à l’accomplissement de l’action. Cependant et de façon générale, l’analyse de la médiation rapporte le cours d’action souvent au niveau intersubjectif en oubliant d’interroger le niveau contextuel, c’est-à-dire institutionnel compris comme actant destinateur (méta-régulation). Or les modèles d’organisation culturels ou plus exactement socioculturels qui font l’objet de la médiation, sont à la fois des institutions et le fait d’institutions. Il faut entendre institution au sens de système méta-régulateur qui permet d’indexer légitimement les relations intersubjectives et les relations entre le sujet et le monde. Et selon Eric Landowski,

       Par « institutions », il conviendrait alors de désigner une classe hypothétique d’instances régulatrices prenant spécifiquement pour objet, dans l’exercice de leur fonction de régulation (…), les interactions, virtuelles ou effectives, inscrites, par hypothèses, au niveau micro-social et intersubjectif[10]

     

 

Suivant la grammaire narrative, depuis La Sémantique structurale de Greimas (1966) au moins, une structure matricielle à 6 actants permet d’interroger le faire des acteurs au niveau immanent. Mais dans ce dispositif, c’est bien l’actant Destinateur qui nous intéresse en tant qu’il assure une double fonction de mandement et de sanction par rapport au sujet de la quête. En même temps que le Destinateur institue sujet une instance donnée, il est garant de la validité et de la légitimité de la quête de l’objet de valeur, et donc de la valeur de la quête elle-même. A partir de ce moment on peut le considérer comme une instance qui transcende la séquence narrative et qui est condition de sa régulation. Or dans le cadre d’une médiation (inter)culturelle en tant qu’«interactions inscrites au niveau intersubjectif», pour reprendre Eric Landowski, il faut prendre en charge la dimension contextuelle sur le fond de laquelle surgissent et l’acte de médiation et les « médiés » eux-mêmes (interactants de la médiation hors le médiateur). Cette dimension institutionnelle est productrice de règles de fonctionnement et de validation des interactions, des relations intersubjectives. Dans ce cas là, le médiateur comme les médiés, en même temps qu’ils produisent de l’interculturel sont conditionnés par l’univers symbolique qui les transcende et légitime leurs interactions. C’est pourquoi la médiation, en tant que projet de reconstruction du lien, est reconnexion à l’espace-temps de la communauté et tentative de repartage de références. Il s’agit en fait de refonder, si on peut dire, une communauté perdue en reconnectant les individus à des collectifs offerts comme certitudes rassurantes.

         Toute médiation, et à fortiori une médiation (inter)culturelle, est d’abord une procédure de socialisation, d’inculcation et d’inculturation. De ce point de vue, l’espace urbain, par exemple, peut être conçu comme une forme de médiation sociale et culturelle en ce qu’il tisse continuellement des figures de socialisation ou de resocialisation des individus et des collectifs. L’organisation spatio-temporelle, l’architecture et la configuration des bâtiments publics, la répartition des sites mémoriels, le calendrier des fêtes, le port vestimentaire, etc., tout cela participe de ce processus d’inculturation auquel sont exposés quotidiennement les sujets de la culture. Jusqu’à quel point alors un médiateur individué pourra-t-il construire ou reconstruire des liens aussi complexes ou un sujet réussir un transfert de compétences ? La médiation interculturelle n’est pas seulement le fait d’acteurs anthropomorphes individués, elle est surtout aussi l’œuvre d’instances collectives qui transcendent les individus et les légitiment dans leurs pratiques quotidiennes. C’est pourquoi Fernand Dumont à raison de faire remarquer avec pertinence au sujet de la culture:

         Sans la culture, l’homme serait immergé dans l’actualité monotone de ses actes, il ne prendrait pas cette distance qui lui permet de se donner un passé et un futur. Il lui faut un monde déjà revêtu du sens, une dramatique où la conscience retrouve l’analogue ou la contrepartie de ses jeux: la culture est ce dans quoi l’homme est un être historique et ce par quoi son histoire tâche d’avoir un sens[11].

        

 

Mais, en dépit des prétentions explicites des sujets, l’auto-centration des cultures est une faille qui fait voir une des limites de la pratique de la médiation en tant que faire actanciel qui transfère des compétences, des objets symboliques de valeur. Dans une large mesure, les cultures sont, pour elles-mêmes, leur propre horizon indépassable.

 

         

Conclusion 

         

   Dans l’ensemble donc la question de la médiation, de la médiation interculturelle plus particulièrement, nous oblige à entreprendre un tour d’horizon de quelques-uns des points  sur lesquels achoppe notre bonne conscience de médiateur, de formateur ou d’amateur de la médiation. Si la médiation est d’abord un projet de refaire du lien, de transférer des compétences sociales et culturelles, alors il est légitime de s’interroger sur les fondements et les présupposés de la médiation comme pratiques sociales et comme pratiques sémiotiques tout court. L’acte de médiation présuppose un univers de références partageables et partagées, stables et identifiables, sur lequel viennent s’accrocher les individus et les collectifs en rupture. Un monde de références partagées est un univers symbolique validé (au sens où Dominique Maingueneau parle de « scène validée », constitutive de la scène d’énonciation et antérieure à la prise de parole du sujet énonciateur[12]). De ce point de vue, la culture est d’abord un noyau irréfragable de valeurs irrécusables sur le fond duquel se détache l’unité de l’homme et du monde, en tout cas leurs solidarités vives. Les sociétés traditionnelles manifestaient à leur façon cette solidarité par une liaison foncière entre le rôle, le statut et la personne, laquelle liaison fondait le contrat fiduciaire entre sujets (intersubjectif) d’une part et entre l’homme et le monde d’autre part.

   Mais le désenchantement du monde, pour reprendre Hannah Arendt, et les multiples crises qui caractérisent notre modernité pour ne pas dire notre contemporanéité, ont fini de faire du quotidien une exposition continue de l’identitaire et une obsession presque de l’altérité comme figuration des peurs et des angoisses. Dès lors, l’enjeu de la médiation c’est aussi les stratégies de prise en charge de ces discontinuités multiformes et la figure définitivement protéiforme et inquiète du médiateur. C’est pourquoi, les pratiques diverses de la médiation, au lieu de se focaliser sur le niveau micro-social (intersubjectif) de la reconnexion, doivent s’appuyer sur les instances de méta-régulation que constituent les institutions sociales qui se situent au niveau macro-social (communautaire ou inter-collectif).

      En définitive, la médiation interculturelle se problématise par cela même qui la fait naître, « cette rupture de solidarités quotidiennes entre la conscience et le monde » dont parle Fernand Dumont et qui jette les sujets, individuels ou collectifs, dans la solitude et le désarroi d’un monde de singularités radicalement hétérogènes: dans la précarité du lieu et du lien. Quand bien même ces singularités sont condamnées à inventer chaque jour leurs formes de vivre ensemble. Et la médiation est déjà cette invention d’un vivre ensemble et la condamnation à ne jamais prendre ce vivre ensemble comme acquis encore moins comme allant de soi.

 

 

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE 

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-   SY, K. (2009). «Dendiragal Haal pulaar’en: des mots pour refaire le lien social» inEcritures Plurielles, Revue Semestrielle d’Etudes Universitaires, Dakar: Université Cheikh Anta Diop de Dakar/Faculté des Sciences et Technologies de l’Education et de la Formation, n°3, Décembre.


[1] Allusion oblique au philosophe allemand Nietzsche dans ses Considértations intempestives (1873-1876 )

[2] Caune, J., (2000), « La médiation culturelle: une construction du lien social », In Revue Les Enjeux de la Communication,  Grenoble: GRESEC/Université de Grenoble, p. 1

[3] Nous avons analysé ailleurs la parenté à plaisanterie, que l’on appelle aussi Cousinage à plaisanterie, comme procédure de reconstruction du lien social en même temps qu’une forme de gestion de l’altérité. En tant que pratiques sémiotiques, elle ouvre un espace-temps des actants/acteurs qui est fait d’accommodation, d’ajustement, d’intégration pour résoudre l’hétérogénéité inhérente à toute culture comprise comme intersémioticité. Cf Kalidou SY (2009), « Dendiragal Haal pulaar’en: des mots pour refaire le lien social» in Ecritures Plurielles, Revue Semestrielle d’Etudes Universitaires, Université Cheikh Anta Diop de Dakar/Faculté des Sciences et Technologies de l’Education et de la Formation, Décembre, n°3, pp 87-95. 

[4] Rancière, J., (2000), Le partage du sensible. Esthétique et Politique, Paris: Editions de la Fabrique, page de présentation.

[5] Benjamin, W. (1971). « La tâche du traducteur ». In Mythe et violence, Paris: Denoël, pp. 261-275

[6] Dumont, F (2005), Le lieu de l’homme, Québec: Bibliothèque Québécoise

[7] Hannah Arendt redit inlassablement ce désenchantement comme marquage de la condition de l’homme moderne. Il faut le réentendre aussi comme solitude des singularités qui naissent de la déstructuration du communautaire. Condition de l’homme moderne (1958), Paris: Poche, 2001.

[8]Bourdieu, P. (2000), Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris: Seuil (cf. par exemple p.273 et sq)

[9]Fontanille, J. (2008), Pratiques sémiotiques, Paris: PUF, p.3 (Avant-propos). Mais un développement plus conséquent peut se lire plus particulièrement à partir de la page 217, aux chapitres V et VI, intitulés respectivement  «Pratiques sémiotiques et déontologie » et « Pratique et éthique». 

[10] Landowski, E. (1993), « Etapes en socio-sémiotique », In L’esprit de société, sous la dir. Anne Decrosse, Liège: Mardaga, p. 111.

[11] Dumont, F. (2005), Le lieu de l’homme, Québec: Bibliothèque nationale de Québec, p.227.

[12] Maingueneau, D. (1993), Le contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation, Ecrivain, Société. Paris: DUNOD.