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Résumé

L’absence de débat public sur le conflit en Casamance : le talon d’Achille du processus de paix.

Notre hypothèse de base s’appuie sur le constat d’une opinion publique qui tarde à émerger et à porter de façon pérenne la problématique de la paix en Casamance dans l’agenda public sénégalais, après plus de trente ans de conflit. Les acteurs politiques la font surgir dans le débat national au gré des périodes électorales ou des évènements souvent macabres. La société civile, avec un fort ancrage local, joue sa partition dans la dispersion, et les dissonances de son action font que certains la perçoivent comme étant l’un des obstacles au processus de paix. Malgré l’intérêt de l’analyse du rôle des acteurs politiques et civils dans notre approche, nous nous focaliseront particulièrement sur la responsabilité des médias et de leur interaction avec les intellectuels dans l’émergence d’un espace de débat en faveur de la paix en Casamance.

Mots-clés : Médias, débat public, résolution des conflits, Casamance, acteurs, agenda public

 

Abstract

The lack of public debate on the Casamance conflict: the Achilles heel of the peace process.

Our basic assumption is based on the finding of a public opinion that is slow to emerge and bring a permanent basis the problem of peace in Casamance in Senegal's public agenda, after more than thirty years of conflict. Political actors conjure up in the national debate at the discretion of election periods and often macabre events. Civil society, with a strong local presence, plays its part in the dispersion, and dissonance of its action are that some see as one of the obstacles to the peace process. Despite the interest of the analysis of the role of political actors and civilians in our approach, we will focus specifically on us the responsibility of the media and their interaction with the intellectuals in the emergence of an area of peace debate in Casamance.

Key-words: Medias, Public debate, Conflict resolution, Casamance, Actors, Public agenda

 

 

Considérations générales : les raisons d’une complexité

Cette interrogation est d’autant plus légitime que malgré le traitement que les médias consacrent au conflit depuis son avènement au début des années 1980, jamais l’opinion n’a été si mal informée. Il est rare de rencontrer un citoyen capable de décliner les causes profondes, d’identifier les acteurs et les enjeux. La tendance est plutôt un aveu d’ignorance des tenants et aboutissants de ce conflit, même dans la frange la plus éduquée de la population, pour ne pas dire des intellectuels. A leur décharge, on peut considérer la complexité de la question casamançaise liée à ses causes multiples et croisées. L’histoire coloniale convoquée pour justifier la revendication indépendantiste du Mouvement des Forces démocratiques de Casamance (MFDC), est celle-là même utilisée parl’Etat pour affirmer la sénégalité de la région Sud au moment des indépendances avec la naissance de l’Etat-nation du Sénégal dont la Casamance serait partie intégrante[1]. Cette polémique est soulevée ici pour illustrer la difficulté pour un profane de se faire une opinion précise plutôt que de la trancher.

 A côté de cette cause politique liée au statut de la Casamance, d’autres causes,   liées à la position d’ « exterritorialité » de la région du fait de la coupure gambienne, se juxtaposent avec les causes socio-économiques liées à l’enclavement et au manque de débouchés d’une région considérée comme le « grenier du Sénégal » en raison de la fertilité de ses terres et de la diversité de ses cultures.

La question foncière est posée en termes de spoliation des terres des populations autochtones au profit des allogènes venus du Nord fuyant la sécheresse qui sévit dans leurs localités, avec la complicité de l’administration « sénégalaise »[2].

Autant de frustrations qui ont poussé certains expropriés dans les premiers rangs du maquis. La découverte du pétrole offshore aux limites de la frontière maritime avec la Guinée-Bissau suscite des ressentiments quant à son exploitation future sous l’égide de l’Etat sénégalais au détriment des populations du Sud.

La dimension culturelle est également au cœur des causes de la rébellion casamançaise en tant qu’instrument du discours du MFDC où la question identitaire axée sur le particularisme diola fonde sa différence avec la nation sénégalaise.

Enfin la dimension géopolitique vient se greffer à l’ensemble de ces causes du fait de la proximité géographique et sociologique des peuples de la Casamance avec ceux de la Gambie et de la Guinée-Bissau. Ces deux Etats voisins du Sénégal servent de bases de repli à la rébellion, et en tant que tels instrumentalisent le conflit pour contrecarrer toute velléité hégémonique de l’Etat sénégalais à leur égard. Aujourd’hui, les données ont certes changé du fait de la neutralité, voire la volonté de collaboration affichée par la Guinée-Bissau mais le président gambien Yaya Jammeh continue de faire du conflit un atout dans ses relations avec le Sénégal.

 L’ « économie de guerre » caractérisée par les importantes sommes d’argent versées à certaines fractions du MFDC pour les amener à déposer les armes, comme ce fut jadis le cas  avec le Front Nord dirigé par feu Sidy Badji, accompagné de Kamougué Diatta. Cette pratique, initiée sous la présidence d’Abdou Diouf, s’est quasi-institutionnalisée sous Abdoulaye Wade avec l’avènement des « Messieurs Casamance » qui ont espéré trouver la paix dans la distribution de valises d’argent.

Cette solution ancrée dans les stratégies de règlement du conflit adoptées par l’Etat sénégalais était utilisée   avec différentes autres fractions au point d’entretenir les rivalités et les divisions au sein du Mouvement. Divisions devenues unpointd’achoppementsouventévoquéparmilesobstaclesau processus de négociation vers la paix  en Casamance :  rupture entre l’aile politique et l’aile combattante d’une part et plusieurs subdivisions au sein de chaque aile.

Le statut de médiateur a fini par devenir un enjeu de taille dans la stratégie de positionnement de plusieurs organisations de la société civile qui entraient en conflit d’intérêt avec le processus de paix qu’elles sont censées promouvoir. Le trafic de drogue et l’exploitation du bois de la forêt participent également au sabordage du processus. Laquestiondesréfugiésetdesdéplacésprésenteunenjeuhumanitairetrèspeuexplorée.

 

Les journalistes face à la complexité

La complexification du conflit liée à la multiplicité des causes et des acteurs parfois insaisissables ou menant des activités souterraines, autant de facteurs de brouillages  et de bruits qui influent sur la qualité de l’information du public. Les journalistes eux-mêmes dont c’est le rôle butent sur la bonne compréhension des données du conflit et de son évolution. A ce titre la sous-information  de l’opinion publique est le reflet de la sous-information de la plupart des journalistes. En trente ans, le personnel des médias a connu des mutations avec l’avènement d’une nouvelle génération. 

Devant cet imbroglio de causes, d’acteurs et d’enjeux qui caractérisent le conflit en Casamance, seul un « journalisme de décryptage » (Rémy Rieffel) permet d’éclairer l’opinion pour permettre une prise de conscience et un engagement pour la paix. Ce journalisme va au-delà du simple compte rendu des faits dans leur quotidienneté   pour les analyser dans un contexte qui fait sens.

L’apport de la production scientifique comme outil d’analyse dans le traitement journalistique

Le journaliste n’étant pas spécialiste en tout, le recours à la recherche et aux productions universitaires l’oblige à faire partager l’expertise des intellectuels pour une meilleure compréhension des citoyens.

 En fait depuis plus d’une décennie on assiste à une forme désincarnée du traitement de l’information sur la crise casamançaise où l’évènementiel l’emporte sur l’analyse,  le silence des médias se prolonge de plus en plus dans cette période de ni guerre ni paix, après une période répressive qui a marqué le début des années 2000 rendant tabou la question casamançaise.

Notre étude s’attache à identifier les obstacles à la priorité du débat sur la Casamance dans l’agenda des médias, les conséquences de la faiblesse du débat public sur l’évolution de la crise et la marginalité des intellectuels dans l’animation de ce débat malgré le rôle primordial qu’ils devraient jouer dans l’intelligibilité de ce phénomène.

 

I-              Les limites du débat public médiatique sur la question casamançaise

Plusieurs raisons justifient la faiblesse du débat public sur la Casamance. Cependant le rôle  des médias pourrait être analysé comme l’une des causes les plus prégnantes. Certaines sont d’ordre endogène liées au fonctionnement des médias et d’autres sont liées à l’environnement sociopolitique contraignant pour la liberté d’expression des journalistes.

 

Un environnement médiatique peu favorable au pluralisme et à la diversité

L’avènement du conflit en Casamance en 1982 est marqué par un paysage médiatique largement dominé par le monopole de l’Etat sur les organes de la presse écrite et audiovisuelle. En l’occurrence, la radiotélévision nationale et le quotidien le Soleil constituaient les principales sources d’information. Une analyse du contenu du quotidien national pendant cette période, montre comment le Soleil faisait-il office de relais du discours gouvernemental sur la crise.

Ce discours est essentiellement marqué par un négationnisme du mouvement indépendantiste entre la banalisation de ses actes réduits au fait de quelques individus écervelés, et la diabolisation des « actes de brigandage » mus par une soif de violence gratuite. C’est à travers ces subterfuges que le gouvernement sénégalais, par le biais des médias d’Etat, a nié toute dimension politique à la revendication indépendantiste portée par le MFDC, pour la ramener à une simple jacquerie limitée à l’ethnie joola.

Cette attitude d’évitement, voire de négation de la substance du mouvement séparatiste de la part de l’Etat, a exacerbé le recours à la violence comme pour répondre à la violence et au mépris du gouvernement. Faut-il rappeler que les manifestions de décembre 1982 et décembre 1983 au nom de l’indépendance de la Casamance ont été sévèrement réprimées faisant plusieurs victimes et suivies de centaines d’arrestations. La réaction du MFDC alors orientée vers des attentats contre les fonctionnaires et les bâtiments publics, avant que les affrontements sanglants avec l’armée ne se déchainent à partir des années 1990. Plusieurs observateurs dont Jean Claude Marut considèrent l’absence d’espace de discussions comme étant un des facteurs déclenchants du conflit en Casamance :

Il faut rappeler que ce conflit qui est politique est né d’un manque d’espace de discussions, de débats sur les problèmes qui se posaient en Casamance. Des problèmes complexes, économiques, politiques, sociaux, culturels etc. auxquels il n’y a pas eu de réponses. C’est par manque de réponse à ces problèmes que cet espace vaquant a été investi par le discours indépendantiste. Lorsque le mouvement indépendantiste est arrivé avec ses solutions à lui, il a été réprimé. Pourtant il avait apporté une réponse politique même s’il était discutable. C’est l’absence de réponse politique qui est à l’origine du conflit[3]

 

Le pluralisme médiatique, une brèche pour l’élargissement du débat public

Cette période marquée par le monopole de l’information par les médias d’Etat est suivie d’une floraison des organes de presse privés au début des années 1990 et qui a donné une meilleure visibilité au mouvement séparatiste. Des journaux comme Sud-Hebdo, ont permis de relayer le discours indépendantiste à travers les interviews de son leader l’Abbé Diamacoune Senghor qui a initié toute une rhétorique autour de l’histoire, et la culture de la Casamance comme fondements de la revendication du MFDC.

Les articles de fond publiés dans cet organe et d’autres comme Le Témoin, Takusaan etc. par des journalistes ayant une grande capacité d’analyse ont permis de percevoir toute la dimension politique du conflit. On peut même constater la coïncidence entre l’émergence de cette nouvelle presse et les premières négociations consenties par l’Etat et qui ont débouché sur les accords de paix de 1991.

 

L’Etat adopte une nouvelle stratégie dans la gestion de la communication sur le conflit

L’Etat ayant pris conscience de l’impact de l’information sur l’opinion, s’est alors dotée au sein de l’armée d’une Direction de l’Information et des Relations publiques (DIRPA) pour une meilleure gestion de l’information sur le conflit pour sauvegarder son image et celle de l’armée. Imageécorchée par les exactions del’armée étalées dans la presse. Cette option proactive dans la stratégie de communication de l’Etat va se substituer à partir des années 2000, sous le gouvernement de l’Alternance, par une option répressive vis-à-vis des journalistes qui se hasarderaient à livrer toute information ou commentaire qui remettraient en question la gestion étatique du conflit.[4]

La répression des journalistes et la baisse de l’intensité du conflit ont rendu sporadiques le traitement et la diffusion de l’information sur la Casamance, limité au factuel et par là même, à une désubstantialisation du conflit.

  

La faiblesse de la participationdes intellectuels dans la production journalistique

La sous-information de l’opinion aussi bien locale que nationale sur le conflit an Casamance est l’une des conclusions la mieux partagée, à la suite des entretiens que nous avons effectués auprès des journalistes et des acteurs de la société civile à Ziguinchor.

 

Les points de vue des journalistes sur la faiblesse du recours aux « publications scientifiques »

Cet état de fait est généralement attribué à l’accès et à l’exploitation des diverses publications d’études et de recherche qui aideraient à une analyse plus approfondie des données et de l’évolution du conflit. Certains d’entre eux se fondent sur leur « vécu » et  les « savoirs locaux » pour se construire une certaine perception de la crise. Cette attitude se justifie par leur proximité avec les évènements parce qu’ils sont majoritairement originaires de la Casamance et en tirent la conclusion qu’ils en sont mieux imprégnés des tenants et des aboutissants que ceux qui viennent de l’extérieur.

Certains, minoritaires certes, poussent la logique jusqu’à éprouver de la défiance à l’égard de certaines productions universitaires dont ils soupçonnent la méconnaissance de l’histoire et des réalités socioculturelles de la Casamance, s’ils ne les accusent pas simplement de parti pris en faveur de l’Etat sénégalais.

 D’autres regrettent le manque d’habitude de lecture de certains de leurs collègues par défaut de curiosité intellectuelle et d’un certain niveau de formation académique nécessaire à la compréhension des « publications scientifiques ».

Par ailleurs, l’absence de librairies adéquates et de bibliothèques à l’exception du rayon Casamance de celle de l’Alliance Franco-sénégalaise, constitue un obstacle à l’accès à la documentation que les journalistes déplorent dans une quasi-unanimité.

En dehors des problèmes liés à la documentation, d’autres obstacles  signalés sont liés à des raisons d’insécurité personnelle et familiale redoutée tant de l’armée sénégalaise que des combattants du MFDC. Tous les deux ont recours à des menaces et intimidations et sont prêts à sévir dès qu’ils jugent une information publiée en leur faveur.  L’autocensure devient alors une pratique courante au détriment du droit du public à l’information [5]

 

Les relations entre journalistes et « experts » entre conservatisme professionnel et défiance des intellectuels

L’observation des pratiques professionnelles nous donne à constater une relation structurelle entre les journalistes et leurs sources[6] basées sur les normes professionnelles apprises dans les écoles de journalistes et accentuées dans la pratique sur le choix des personnes-ressources. En effet, celles-ci doivent répondre à une certaine représentativité sociale ou institutionnelle, ou dotées d’une certaine expertise, qui en font des « voix autorisées », selon l’expression consacrée dans le jargon journalistique. Ces pratiques débouchent sur des travers qui consistent à consacrer des « intellectuels médiatiques », et leur sur-représentation dans la sphère publique, qui finissent par avoir le don de l’ubiquité et deviennent des spécialistes incontournables dans l’analyse et la compréhension des phénomènes sociaux en tout genre. Cela pose la nécessité de la diversification des sources et de mettre en scène les « intellectuels d’en bas », en marge des paillettes et des salons feutrés, porteurs d’un regard nouveau sur le conflit en Casamance.

 Les universitaires qui nous ont accordé un entretien ont fait ce constat, tout en déplorant le traitement sensationnaliste de l’information sur la crise et même sur les ouvrages dont on ne s’intéresse que lors des cérémonies de dédicace. Les enseignants-chercheurs de l’Université Assane Seck de Ziguinchor interrogés affirment n’avoir jamais été invités ni interviewés par les médias à une exception près, à la suite d’un ouvrage publié sur le conflit. A l’Université de Dakar, un membre attitré du collectif des chercheurs ayant contribué aux ouvrages dirigés par M.C. Diop parle de son dépit à la suite d’un débat national sur la crise en Casamance, auquel il a participé dans les antennes de Sud Fm en 1995.  Selon lui la légèreté avec laquelle le problème était abordé par certains intervenants contrastait avec la gravité et la sensibilité d’un conflit où c’est la question de l’existence même de la nation qui est en jeu. Cette expérience lui a fait renoncer à toute intervention dans l’espace médiatique traitant de la question casamançaise.

 

II-             L’intérêt de la documentation dans le traitement de l’information

Cependant dans leur grande majorité, ces journalistes qui font office de correspondants locaux des principaux quotidiens nationaux dont le siège est à Dakar, reconnaissent l’importance des productions universitaires et académiques en général pour la production d’une information journalistique de qualité.

Les arguments avancés sont l’ « impératif de recyclage » des éléments d’analyse du conflit avec l’ « apparition d’une nouvelle génération d’acteurs et de nouveaux enjeux »[7].

Ces productions servent également à documenter des émissions ou à concevoir des dossiers sur la crise avec une capacité de distanciation et de recul par rapport au sentiment d’appartenance et aux velléités de manipulation dont sont toujours prompts les acteurs dans un conflit.

 

Les alternatives initiées par les osc pour créer un mouvement d’opinion autour du conflit

Malgré les efforts de ces journalistes à participer à la formation d’une opinion publique bien informée et engagée au processus de paix en toute connaissance de cause, celle-ci reste encore amorphe, particulièrement au plan national, dans les régions autres que la Casamance. Cela explique que certaines organisations de la société civile, dans leurs activités de sensibilisations et de mobilisation de l’opinion, prennent conscience de la nécessité de renforcer leur maîtrise des données du conflit et d’envisager des modalités alternatives d’ « élever la tonalité de l’opinion ».

 

La société civile élargit ses ressources documentaires

Dans un entretien, la responsable de la formation de l’une des associations les plus importantes de femmes nous révèle que

la recherche-action nous a amenées à éprouver le besoin de la recherche documentaire en raison de la complexité de certains problèmes pour appréhender les causes profondes du conflit dont celles relatives au foncier, l’exploitation forestière, la multiculturalité etc.[8]

 

A cet égard la recherche documentaire est devenue un volet essentiel dans le cadre d’un projet de l’Union Européenne ou des auteurs ont été suggérés « Makhtar Diouf, Bruno Sonko, Jean Claude Marut, Marzouk Yasmin etc. »

D’autres ONG utilisent les travaux de Mémoire et des rapports des étudiants, dont certains venus d’Europe, qu’ils reçoivent en stage à défaut d’accéder à d’autres publications de recherche. La chargée de programme d’une autre ONG se fonde sur la nécessité de renouveler la recherche particulièrement en ce qui concerne les bases historiques et certaines données du conflit qui ont changé. D’où l’intérêt de s’appuyer sur les « jeunes chercheurs qui accèdent à d’autres sources d’informations qui leur donnent une autre vision du conflit ».

Enfin certaines ONG conçoivent elles-mêmes leurs propres programmes de recherche et font appel à des chercheurs ou des intellectuels de la région pour alimenter leur propre documentation que la plupart des journalistes interrogés ont citée comme faisant partie de leurs sources. Les plus citées sont (Congad, Apran SDP,). Usoforaal, Procas s’inscrit aussi dans cette dynamique de recherche autonome.

Devant les défaillances des médias dans la mobilisation de l’opinion, L’organisation de la Plateforme des femmes pour la paix en Casamance, s’investit dans l’espace public par l’implantation de représentantes au niveau communautaire et à travers des manifestations comme les Journées régionales pour la paix qui réunissent des représentants du MFDC, ceux de l’Etat au niveau local, des militaires et des autorités religieuses et coutumières pour leur faire entendre « le cri du cœur des femmes pour le retour de la paix [9]».

Le décloisonnement du conflit à l’échelle de l’opinion nationale fait également partie des objectifs de la Plateforme en impliquant le champ d’implication des femmes aux autres régions du Sénégal. La Journée nationale de mobilisation et de plaidoyer organisée en janvier 2013 entre dans ce contexte. C’est dans ce sens que Nouah Cissé parle de la

nécessité d’élévation de la tonalité de l’opinion et d’exterritorialiser le conflit en cassant la dualité centre-périphérie. A cet égard les médias devraient constituer un important relais pour une meilleure connaissance du conflit et élever le débat et les plaidoyers auprès des politiques [10]

 

Ce rôle qui interpelle la responsabilité sociale du journaliste, pose la question de ces rapports avec les intellectuels censés procéder à des analyses éclairantes et émettre des points de vue dont les échos à travers les médias permettraient d’élargir le débat et susciter une implication de l’opinion, en toute connaissance de cause.

 

Les intellectuels et le débat public sur le conflit en Casamance

Les faiblesses de la production nationale

 A la décharge des journalistes, peut-on évoquer la faiblesse de la production universitaire sur ce conflit qui n’a commencé à susciter l’intérêt des chercheurs sénégalais qu’à partir des années 1990. Au début, les causes profondes du conflit étaient alors peu documentées et les articles essentiellement factuels ouvraient peu de perspective à la contextualisation (nous soulignons) de l’évènement.

Ces carences notées dans la production intellectuelle sont le fait de réflexions intellectuelles sur les mouvements d’ensemble de notre société et sur les mutations d’ordre historique, sociologique qui s’y opèrent. Phénomène qui pourrait bien s’expliquer par l’accaparement du débat public par les politiques qui ont entrainé dans leur sillage les intellectuels pour ne pas dire les nouveaux  diplômés des indépendances qui ne pouvaient produire de discours alternatifs en dehors des partis politiques. L’activité politique étant  devenue la condition sine qua non d’intégration et d’accomplissement social au risque de la marginalisation au sein de la sphère publique.

C’est dans ces termes qu’Aminata Dia explique l’instauration de la « démocratie des lettrés » qui a caractérisé les premières décennies des indépendances des années 1960 aux années 1980. Les partis de gauche eux-mêmes étant incapables de produire un discours alternatif ancré sur les réalités sociales s’inscrivent dans les cadres de débat dont le parti-Etat défini les thématiques et les règles du jeu. C’est à partir des années 1990 et comme pour réagir à un dossier ouvert par les journalistes de Sud-Hebdo s’interrogeant sur « la panne des intellectuels » sénégalais, qu’un « groupe de chercheurs réunis en « collectif qui ne recoupe aucune organisation partisane  et politique »  se sont engagés, sous la direction de Momar Coumba Diop, à une analyse historique, sociologique voire culturelle de l’Etat du Sénégal. C’est le point de départ de la « professionnalisation » de l’intellectuel qui a conquis son autonomie de penser en dehors de toute injonction du politique, et le début de l’édition d’une série d’ouvrages produisant des connaissances fondamentales sur notre société. [11]  Les premiers articles d’universitaires sur le conflit en Casamance ont été publiés dans ce contexte.

Auparavant les intellectuels ne disposaient pas encore d’une masse critique suffisante pour servir de personnes-ressources permettant aux médias de porter au sein de la sphère publique un discours d’ « expert » dont l’unique motivation est la recherche et la production du savoir. Dans ce contexte de confusion voire de connivence entre le pouvoir politique et le « pouvoir intellectuel », ont prédominé les contributions d’ « intellectuels organiques » qui avaient pour mission de justifier les points de vue du pouvoir face à la crise Casamançaise, qui en était à ses premières manifestations. l’image des médias d’Etat, ils mettaient leur science au service du parti dominant. C’est le cas de la contribution du professeur Iba Der Thiam, qui remonte à l’histoire coloniale jusqu’aux indépendances, pour confirmer la sénégalité de la Casamance. Dans le même quotidien national Le Soleil, Maître Mbaye Jacques Diop et Obèye Diop, respectivement député et  membre  du bureau politique du Parti socialiste au pouvoir, ont écrit des contributions pour justifier la position de l’Etat dans son refus de négocier avec un mouvement qui revendique l’indépendance.

Cependant l’on doit préciser  le point de vue moins tranché d’Obèye Diop, réputé pour sa liberté d’esprit, qui rappelait les frustrations contre lesquelles le Mfdc des Emile Badiane et Ibou Diallo, créé en 1947, combattaient et qui demeurent « exploitables à des fins malsaines ». Un avertissement au pouvoir pour repenser les conditions socio-économiques de la Casamance et une meilleure intégration dans l’ensemble national.[12]. A cet égard Momar Coumba Diop  est l’un des précurseurs d’une réflexion décentré, loin de tout idéologisme ou de motivation partisane, à travers des ouvrages collectifs édités sous sa direction. Ces publications, ont commencé avec « La trajectoire d’un Etat »,   « Le Sénégal et ses voisins » « Le Sénégal sous Abdou Diouf », « Le Sénégal contemporain » suividu « Sénégal sous Abdoulaye Wade ». Elles vont consacrer des articles  et travaux de recherches universitaires[13]sur la Casamance avec une perspective pluridisciplinaire[14]D’autres publications s’ensuivront ou seront réalisées parallèlement.[15]

 La tendance est que la question casamançaise devient un centre d’intérêt de plus en plus exploré dans les milieux universitaire et de la recherche. Cependant plusieurs écueils sont à noter à l’encontre du développement de cette recherche  notamment en ce qui concerne l’accès aux sources.

A cet égard, les limites de la presse réduisent aussi le champ d’investigation des chercheurs pour lesquels les articles desjournaux constituent un corpus essentiel dans leurs activités de recherche. Or, comme le précise Marut (2010) :

L’information de la presse est à prendre avec beaucoup de précaution, dans une situation de conflit où le discours dominant va généralement de soi, et où la réalité est constamment brouillée par la communication officielle et les propos d’acteurs peu représentatifs. [16]

 

Laquestionde l’accès aux sources

La question de l’accès aux sources est au cœur de l’appréciation de l’état de la recherche sur le conflit en Casamance. Comme pour les journalistes on peut envisager l’hypothèse for probable de l’insécurité, de la méfiance des acteurs par rapport à des chercheurs qui peuvent être soupçonnés de connivence avec l’Etat sénégalais. Les chercheurs se dissuadent eux-mêmes de s’engager dans une recherche en zone de conflit par crainte de la réaction de l’Etat qui a eu à manifester des attitudes répressives en particulier à l’endroit de la presse ou de censure d’ouvrages comme celui d’OumarDiatta, toujours interdit, etceluideJ.C.Marutdontl’interdictionapuêtrelevéeauboutdequelquesmoisaprèssa parution. L’interdiction d’émission de la radio Sud-Fm et de diffusion du quotidien, qui a frappé le Groupe Sud Communication et la convocation de son personnel à la Division des Investigations Criminelles (DIC), à la suite d’une interview de Salif Sadio, hantent encore les mémoires.[17]

De la même manière, la survivance des préjugés entre Sudistes et Nordistes ne favorise guère l’engagement de certains universitaires dans une recherche qui les conduirait sur le terrain du conflit. Autant de raisons qui font que la plupart des travaux sur la Casamance sont menés par des filsduterroiroupardes étrangers, occidentaux, pour la plupart. Ces facteurs ont permis à l’un de nos enquêtés de conclure à la « démission des intellectuels par rapport à la crise et que les études universitaires restent caractérisées par des logiques du terroir »[18]. C’est le même constat qui transparaît dans l’analyse de Marut :

Les récents ouvrages d’Oumar Diatta (2008), de Boucounta Diallo (2009), voire celui plus ancien d’Abdourahmane Konaté (1993) constituent d’intéressants points de vue sur la question. Les seuls ouvrages à caractère scientifique restent néanmoins ceux de Mokhtar Diouf  (1994) et de Momar Coumba Diop (éd) (1994). Encore n’abordent-ils pas le conflit frontalement. Quant à l’ouvrage coordonné par MC Diop, « le Sénégal contemporain » (Karthala 2002), il est symptomatique qu’aucun des quatre articles consacrés à la Casamance qui y figurent, ne soit signé par un Sénégalais[19]

 

Une manière de confirmer qu’actuellement la majeure partie des publications scientifiques sur le conflit sont l’œuvre de chercheurs européens ou nord-américains. Toutefois, les derniers ouvrages dirigés par M.C Diop impliquent davantage de nationaux et les sujets de thèses et de mémoires, qui portent de plus en plus sur la région Sud, sont en train d’inverser la tendance pour une lecture endogène de la crise en Casamance.

 

Perspectives

Ce diagnostic plutôt pessimiste n’empêche pas de reconnaître que depuis les années 2000, il y a un intérêt croissant des étudiants et jeunes chercheurs pour la Casamance à laquelle, ils consacrent leurs sujets de mémoires ou de thèses. Un capital s’est constitué depuis lors pour alimenter le débat public. Il appartient aux journalistes d’être proactifs et d’aller vers de nouvelles ressources qui proposent une certaine relecture de la question casamançaise. Il s’agit de rompre avec le conservatisme congénital des normes de la profession qui ne se sent en sécurité qu’avec les « voix autorisées », les « experts » dénommés « spécialistes de la question casamançaise », arrivés à saturation et qui ont du mal à renouveler leurs discours sur un conflit, dont les données ne cessent d’évoluer.  Il s’agit d’aller à la quête de ces « intellectuels invisibles », entrain de produire des connaissances approfondies sur le conflit, dans le silence loin des lambris des plateaux de télévision. Concevoir un annuaire des auteurs et des publications  sur la Casamance et le mettre à la disposition des médias faciliterait l’accès des journalistes aux productions scientifiques  qui les amèneraient à avoir  une approche plus approfondie du traitement de l’information sur le conflit.

 

BIBLIOGRAPHIE

-Donald B. Cruiser O’Brien, Diouf Mamadou, Diop Momar Coumba. La construction de l’État au Sénégal. Paris : Karthala, 2003

-Diop Momar Coumba (éd). Trajectoires d’un État. Paris : Codesria, 1992

-DiopMomarCoumba (dir.). Le Sénégal contemporain. Paris : Karthala, 2002

-Momar C. Diop (Dir). Le Sénégal sous Abdoulaye Wade. Le Sopi à l’épreuve du pouvoir. Paris : CRES-Karthala 2013

-Diatta, Oumar. La Casamance, essai sur le destin tumultueux d’une région. Paris : L’Harmattan, 2008

-Diouf   Makhtar. « Le Sénégal, les ethnies et la nation ». Paris : NEAS, 1998

-Guèye   Moustapha. Pluralisme et rôle des médias dans les conflits en Afrique de l’Ouest francophone. Le cas de la Casamance (Sénégal).Thèse de doctorat Nouveau Régime, 2008, Université Paris 2

-Manga Mohamed Lamine. La Casamance dans l’histoire contemporaine du Sénégal. Paris : l’Harmattan ; 2012

-Marut ,  J.C. Le conflit de Casamance. Ce que disent les armes. Paris : Karthala, 2010

 

Articles et travaux universitaires

-Ehemba Abraham. « La politique de défense du Sénégal : l’armée, le creuset de la nation ». in : Défense et sécurité internationale, no 11, juillet 2006, pp.62-65

-Foucher Vincent. « Les « évolués », la migration, l’école : pour comprendre une nouvelle interprétation du nationalisme casamançaise » In : Diop MC (éd). Le Sénégal contemporain. Paris : Karthala, 2002, pp. 375-424

-Grasset G.. « Manger où s’en aller : que veulent les opposants armés casamançaise? ». in : Diop MC. (dir.), op.cit., pp.459-498

- Lambert, M.C. « Violence and the war of words: Ethnicity v. nationalism in the Casamance». Africa, Vol. 68, n° 4, 1998, pp.585-602.

-Marut, JC. « Le problème casamançaise est-il soluble dans l’État-nation ?». in Diop MC., op.cit.

-Marut, J.-C.. - La question de la Casamance (Sénégal). Une approche géopolitique. Univ. Paris 8 : Thèse de doctorat, 1999, 512 p.

-SchlesingerPhilip. « Repenser la sociologie du journalisme. Les stratégies de la source d’information et les limites du média-centrisme ». in : Réseaux, no 51, janv-fév. 1992, pp. 77-98

-Mohamed L. Manga. « La Casamance sous Abdoulaye Wade. L’échec d’une paix annoncée ». in Momar C. Diop (Dir). Le Sénégal sous Abdoulaye Wade. Le Sopi à l’épreuve du pouvoir., Paris : CRES-Karthala 2013, pp. 267-295

-Paul Diédhiou. « La gestion du conflit de Casamance. Abdoulaye Wade et la « tradition » joola ». id,  pp.249-265.

-Jean-Claude Marut. « Wade et la Casamance. Un échec paradoxal ». id., pp.215-248

 - Copains. J.. « Intellectuelsvisibles,Intellectuels invisibles ». www.politique-africaine.com, pdf 05/10/07, consulté le 03/12/14

 

Articles de presse

 - Diop, Mbaye J.. « Raison garder ». Boubacar Obèye Diop « Nation et -spécificité régionale »in : Le Soleil , 31décembre 1982, 1er et 2janvier1983

- Thiam, Iba Der. « La Casamance en question ». in : Le Soleil, 9 janvier 1984


[1]Mohamed Lamine Manga, La Casamance dans l’histoire contemporaine du Sénégal ; Paris, l’Harmattan ; 2012

[2] Oumar Diatta, La Casamance, essai sur le destin tumultueux d’une région, Paris, L’Harmattan, 2008

[3] Entretien Jean Claude Marut avec Moustapha Guèye  in : Cesti-Info.net, 26 février 2013

[4] Moustapha Guèye, Pluralisme et rôle des médias dans les conflits en Afrique de l’Ouest francophone. Le cas de la Casamance (Sénégal), Thèse de doctorat Nouveau Régime, 2008, Université Paris 2

[5] Synthèse des entretiens une dizaine de correspondants locaux (Ziguinchor, juillet 2014)

[6] Philip Schlesinger, « Repenser la sociologie du journalisme. Les stratégies de la source d’information et les limites du média-centrisme », pp. 77-98 in : Réseaux, no 51, janv-fév. 1992

[7] Entretien avec Ibrahima Gassama, Directeur de la Radio Zik FM (Ziguinchor, juillet 2014)

[8] Entretien avec Mme Diallo Fatou Guèye, Chargée de la formation à Usoforaal.(Ziguinchor, juillet 2014)

[9] Entretien avec Mme Ndèye Marie Thiam, présidente de la Plateforme des femmes pour la paix en Casamance (Ziguinchor, juillet 2014)

[10] Entretien avec Nouah Cissé, historien et observateur du conflit en Casamance, Ziguinchor, juillet 2014

[11] J.Copains, Intellectuelsvisibles,Intellectuels invisibles, www. Politique-africaine.com, pdf 05/10/07, consulté le 03/12/14

[12] Mbaye J. Diop, « Raison garder », Boubacar ObèyebDiop, « Nation et spécificité régionale »in : Le Soleil, 31décembre 1982, 1er et 2janvier1983

Iba Der Thiam, « La Casamance en question », in : Le Soleil, 9 janvier 1984

[13]Jean-Claude Marut; op.cit.

Mohamed Lamine Manga, La Casamance dans l’histoire contemporaine du Sénégal ; Paris, l’Harmattan ; 2012

 Moustapha Guèye ; op.cit.

[14] Mohamed L. Manga, « La Casamance sous Abdoulaye Wade. L’échec d’une paix annoncée » in Momar C. Diop (Dir) : Le Sénégal sous Abdoulaye Wade. Le Sopi à l’épreuve du pouvoir, pp. 267-295, CRES-Karthala 2013

Paul Diédhiou, « La gestion du conflit de Casamance. Abdoulaye Wade et la « tradition » joola ». pp.249-265, id.

Jean-Claude Marut, « Wade et la Casamance. Un échec paradoxal », pp.215-248, id.

[15] Makhtar Diouf, « Le Sénégal, les ethnies et la nation », NEAS, 1998

[16] J.C Marut, Le conflit de Casamance. Ce que disent les armes, Paris, Karthala, 2010

[17] Moustapha Gueye, Thèse de doctorat, op.cit.

[18] Entretien avec Nouah Cisssé, op.cit.

[19] JC Marut, (2010) op. cit.