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 Résumé 

Ce titre qui peut paraître au premier abord ambigu, décrit un projet de recherche centré sur la vérification de l’impact de la découverte de cultures autres sur des écrivains travaillés par des identités plurielles, fussent-elles des appartenances double et parfois même triple.

Mon projet a pour axe deux écrivains, Robert Solé et Gilbert Sinoué qui ont en commun d'avoir évoqué leur sol natal égyptien après leur migration en France à l'âge de 17 ou 18 ans. Solé est un levantin égypto-français, Sinoué un français d'origine égyptienne.

Roman historique ou biographie historique et littéraire – telles sont respectivement leurs écritures - il ne s'agit pas ici de démêler les frontières entre genres littéraires. En revanche, il s’agit d’interroger la représentation de l'Histoire par ces écrivains. Cette représentation est formulée lors de leur voyage mnésique, un voyage dans le temps : un acte de déplacement et de mouvement par la mémoire. Cette rétrospection se double de la réappropriation de la mémoire universelle et individuelle, de l'histoire individuelle et collective. Dans quelle mesure le discours inconscient, celui de la psyché, de la pensée profonde de l'homme et de son imaginaire, s'impose-t-il au discours conscient, celui de la volonté consciente de représentation du monde ? Quel est le sens de l'écriture, de l'évocation de cet espace mnésique chez chacun de ces écrivains ? En d'autres termes, quelle est la relation entre écriture et rituel mnésique ? La présente recherche tente de répondre à ces questions.

Mots-clés : herméneutique, discours allégorique, diégèse, instance narrative, stéréotypie

 

Abstract

This title which may seem at first ambiguous, describes a research project focused on the verification of the impact of the discovery of other cultures on writers forged by plural identities, whether double belongingness or even triple.

My project hinges on two writters, Robert Solé and Gilbert Sinoué who share mentioning their Egyptian native soil after their migration to France at the age of 17 or 18 years old. Sole is Levantine Egyptian-french while Sinoué is french with Egyptian origin.

Historical novel or Historical or literary biography-mentionned respectivly-it is not about the boundaries of literary genres, it is not a matter of identifying separtly each literary genres. Instead, it is fundamentaly about the History representation by these writers. This representation is forged within their memory travels, a travel in time. Beside this retrospection, the reappropriation of universal and individual memory, individual and collective history are also tackled. To what extent the unconscious discourse including the psyche, the deep human thought and his imaginary is imposed to conscious speech that of the conscious will of the world representation)? What is the meaning behind the writing process and the evocation of this memory space for each writer? In other words, what is the relationship between writing and memory ritual?  This work tries to get answers for theses questions.

Keywords: hermeneutics, allegorical speech, diegesis, narrative instance, stereotyping

 

 

Introduction

Quel est l'impact de la découverte de cultures autres à travers la migration sur l'écrivain travaillé par des identités plurielles fut-elle une double et parfois même une triple appartenance ?

Où se situe un tel écrivain dans la dialectique identité/altérité, à quelle fin son discours est-il mobilisé, quels sont les paradigmes desquels s'inspire-t-il pour sa représentation consciente et inconsciente de ses origines ?

Comment la langue peut-elle transposer un contexte culturel et spatial précis quand on est travaillé par une double appartenance ? Autrement dit, où se situe la langue quand elle transpose un contexte culturel et spatial d’émergence (de départ) à un autre immergé (d’arrivée) ? Le lecteur peut-il en venir à rencontrer des passages où il devra fournir des efforts d’interprétations ? Ou l’auteur prend-il en charge d’expliciter toutes les références culturelles que la langue peut intervertir d’un espace à l’autre ?

L’espace joue un rôle important dans l’orientation du sens. Et si la langue reflète le sens, l’espace est donc déterminatif dans le système d’expression, soit dans l’interprétation et la signification. Le mot « Nil »par exemple, avec toutes ses connotations culturelles ne peut signifier chez le lecteur occidental ce qu’il le signifie chez le récepteur égyptien. C’est pourquoi l’expression ne peut porter son plein sens sauf s’il existe un système à base de références communes entre émetteur et récepteur. Ces références puisent à leur tour d’un imaginaire collectif où le lecteur s’identifie, participe à déchiffrer ses codes pour enfin parvenir à une bonne assimilation et une bonne interprétation du message, soit du texte.

Le présent travail est centré sur deux ouvrages de deux écrivains français d'origine égyptienne : "Le Tarbouche" de Robert Solé et "Le colonel et l'enfant-roi" de Gilbert Sinoué. L’un et l’autre ont pour commun d’évoquer le déclin du royalisme. L’un, par le biais du symbole : déclin et défense du port du Tarbouche ( couvre-chef masculin en feutre, souvent rouge, en forme de cône tronqué, orné d'un gland noir fixé sur le dessus. Le Tarbouche serait originaire de Grèce et a été adopté par de nombreux groupes ethniques et religieux dans l'Empire Ottoman du XIXe siècle, faisant partie surtout du costume traditionnel turc et égyptien d’avant la République) avec l’avènement de la République. Sinoué pour sa part, nomme franchement les deux régimes antagonistes : Le Colonel (Nasser 1er leader républicain) et l’enfant-roi (Farouk, dernier roi d’Egypte).

 L’espace mnésique évoqué par ces écrivains appartient au champ exotique. Tzvetan Todorov, dans son essai intitulé Nous et les autres, et surtout dans la quatrième partie consacrée à sa réflexion personnelle sur la notion d'exotisme, définit  cet exotisme, entre idéal et description de soi, comme l’envers symétrique du nationalisme. Au sens où il s’agit dans les deux cas de valoriser un pays et une culture « définis exclusivement par leur rapport avec l’observateur », mais dans le premier cas « les autres sont mieux que nous », dans le second « nous sommes mieux que les autres ». Toutefois, l’auteur pose dès les premières lignes que l’exotisme est « moins une valorisation de l’autre qu’une critique de soi, et moins la description d’un réel que la formulation d’un idéal.[1]

 

La problématique

Pour des écrivains à multiples appartenances, tel Solé et Sinoué, l’évocation de cet espace exotique, celui du pays d’origine, remplit une autre fonction. Loin d’être un acte de valorisation de l’autre ou un acte de critique de soi, ces écritures se donnent pour fonction une visée herméneutique : c’est un effort pour élucider, expliquer et révéler cet orient énigmatique, sujet de tant de soucis, de problèmes voire de heurts. Ces écrivains se proposent donc de servir de médiateur, de trait-d’union entre des civilisations qui ne cessent de se confronter.

Parviennent-ils à combler cette charge médiatrice ? Ou, en ce faisant, leur moi pluriel se réfléchit dans le miroir de la mémoire. Une représentation consciente d’un tiers-monde chaotique mais attendrissant, laisse deviner alors un espace de nostalgie, de regret et d’attachement aboutissant alors à une valorisation.

Une autre hypothèse verra dans ces écrits une volonté d’intégration dans le nouveau pays d’adoption ou enfin la manifestation d’une véritable dualité identitaire dont souffrent les auteurs et qu’ils laissent tranparaître dans leurs ouvrages.

 

Approche méthodologique

Pour Solé et Sinoué, l’écriture a une tâche réconciliatrice entre deux mentalités : d’une part, celle des origines, de l’autre celle du pays d’adoption. Le double ou la dualité véhicule leur écrit et se réflète sur la structure et la forme de leurs récits. L’approche textuelle semble donc adéquate puisqu’elle nous permettra d’analyser les textes de Solé et de sinoué selon la même optique que ces auteurs ont adoptée pour la genèse de leur oeuvre. 

La narratologie, la focalisation de l’instance narrative, l’univers diégétique, la connotation ; par ailleurs la stéréotypie et la notion d’exotisme serviront de point de départ à cette étude. 

 

Robert Solé

Né au Caire en 1946, Robert Solé poursuit ses études chez les jésuites. Il quitte l'Egypte pour la France en 1964, à l'âge de 18 ans, il s'inscrit à l'école supérieure de journalisme de Lille. En 1969, il entre au journal Le Monde à Paris, dont il assume la correspondance à Rome puis à Washington pour enfin en devenir le médiateur et diriger le supplément littéraire du journal, "Le Monde des livres".

     Comment Solé se souvient-il de son passé ? Il révèle une passion infinie qui commence par se manifester envers l’Egypte moderne pour enfin aboutir à celle pharaonique. Il avoue dans le site dévolu :

Les arbres généalogiques poussent parfois étrangement, comme s’ils étaient le fruit de nos passions… Moi, l’Oriental, qui n’ai pas une goutte de sang français, j’avais presque fini par croire, sur les bancs de l’école, que mes ancêtres étaient gaulois. Aujourd’hui en Europe, je rencontre des Occidentaux tellement conquis par l’Egypte ancienne qu’ils ne sont pas loin de se reconnaître enfants des pharaons…
Il y a plus d’une façon de tomber sous le charme de ce pays. Le coup de foudre m’était interdit.
[2]

 

Robert Solé a publié cinq romans aux éditions du Seuil:Le Tarbouche (1992), Le Sémaphore d'Alexandrie (1994), La Mamelouka (1996), Mazag (2000) et Une soirée au Caire (2010).Il a écrit aussi divers essais ou récits historiques: Les Nouveaux chrétiens (1975), Le Défi terroriste(1979), L'Egypte, passion française (1997),  Les Savant de Bonaparte (1998),  Dictionnaire amoureux de l'Egypte(2001),  Le grand voyage de l'Obélisque (2004) et Bonaparte à la conquête de l'Egypte (2006). Il est également le co-auteur de plusieurs ouvrages : La Pierre de Rosette (2001), Alexandrie l'Egyptienne (1998), Voyages en Egypte (2003), Fous d'Egypte (2005), l'Egypte d'hier en couleurs (2009).

 

Gilbert Sinoué

Gilbert Sinoué est né au Caire en 1947. Après des études chez les jésuites, il vient à Paris en 1965 pour suivre son étude à l'Ecole normale de musique.

Ses débuts parisiens sont difficiles.Il se produit dans des boîtes de nuit, compose. Sinoué (2010) reconnait " Un jour, j'ai tout arrêté – l'approche de la quarantaine probablement- et j'ai commencé mon premier roman".

Gilbert Sinoué a publié douze romans: La pourpre et l'olivier, Avicenne ou la route d'Ispahan , L'Egyptienne, la Fille du Nil, Le livre de Saphir, L'enfant de Bruges, Des jours et des nuits, Les Silences de Dieu, La reine crucifiée, Moi, Jésus, Erevan, Le souffle du jasmin. 

Il a écrit aussi cinq biographies : Le dernier Pharaon, la dame à la lampe, l’ambassadrice, le colonel et l'enfant-roi (2006), Akhenaton, le Dieu Maudit.Un essai : à mon fils, une anthologie des penseurs orientaux : le livre des sagesses d'Orient et enfin un document un bateau pour l'enfer.

          Il est évident que pour Solé, l'Egypte constitue le seul centre d'intérêt alors que Sinoué se penche plutôt vers l'Histoire dans une démarche herméneutique : l'Histoire contient en germe à la fois le présent et l’avenir ; Une interaction, une interpénétration existe entre le passé et le présent pouvant proposer une genèse à "l'inextricable poudrière du Moyen-Orient" comme il l'affirme dans son œuvre. Au demeurant, l'Egypte reste une source intarissable pour leur faire couler tant d'encre. "Je suis égyptien de par le coeur, français de cerveau" affirme Sinoué et à Solé d'assurer "(l'Egypte), c’est un amour d'enfance". Cette double appartenance est bien confirmée par les écrivains. Leurs ouvrages en font preuve.

 

Le pourquoi de l’écriture

« La littérature fait parler le silence de l’Histoire » disait Lénine.

Solé et Sinoué ont vécu dans un pays, qui à un moment donné fut soumis à un régime stalinien. « En 1939, les Nazis avaient imposé aux juifs désireux de fuir l’Allemagne les mêmes conditions draconiennes » dit Sinoué dans son roman Le colonel et l’enfant-roi.

Ils ont fait connaissance avec le « mal » dans la première partie de leur vie, ils ont en fait l’expérience personnelle dont le résultat est d’avoir été forcés de quitter l’Egypte. Le rapprochement entre l’Allemagne nazie et l’Egypte d’après la Révolution de 1952 est donc évidente. Les deux écrivains condamnent ouvertement Nasser et le rendent responsable des maux dont souffre l’Egypte d’aujourd’hui.

À R. Solé d’affirmer « Depuis un siècle, l’Egypte a d’abord eu des vice-rois. Puis des Khédives. Puis un Sultan. Puis un Sultan qui est devenu Roi. Il ne reste plus à venir qu’un empereur, en attendant le pharaon »[3]

Et à Sinoué

Au regard de Nasser et de ses compagnons, nous étions devenus ces barbares (...) Il a suffi d’un homme pour que tout bascule. En Espagne, au XVe siècle, il a suffi d’une femme. Le Cire, Cordoue, Alexandrie, Grenade. En Espagne, aux yeux d’Isabelle la Catholique, les Juifs et les Musulmans figuraient ces barbares. Aux yeux du président-colonel, ce furent les Juifs et Chrétiens du Levant [4]

 

L’Egypte d’avant Nasser s’assimile selon l’écrivain à une grande civilisation disparue telle celle d’Andalousie.Tous les maux qui asseyent l’Egypte, « l’inextricable poudrière du Moyen-Orient » exigent une genèse, une explication qui ne pourrait trouver meilleur interprète que des natifs qui ont grandi au pays et par conséquent possèdent l’habilité pour disséquer et diagnostiquer cet Orient où ils ont vu le jour. D’ailleurs, ils ne le font qu’à la suite d’une longue période de résidence dans leur nouveau pays d’adoption : Solé gagne la France en 1964 et publie le Tarbouche en 1992, Sinoué se trouve en France en 1965 et publie Le Colonel et l’enfant-roi en 2006. Identité doube ou triple, Sinoué affirme « En écrivant Le Colonel et l’enfant-roi, je confirme mon identité égyptienne (...) » Il se reprend et ajoute « je porte une identité double : je suis égyptien par le coeur et français par le cerveau et la culture » Ce qui ne l’empêche pas d’avouer « L’occident est paranoïaque alors que l’orient est hystérique »[5].

L’égyptomanie aidant, les écrivains sont animés d’un désir de pédagogue : celui d’expliquer le Moyen-Orient.Selon eux, l’occident a fait l’erreur de conjuguer cet espace au singulier, alors qu’il fallait le conjuguer au pluriel. Ils s’attachent donc à montrer qu’il existe « autant de différence entre un Égyptien et un Marocain qu’entre un Français et un Danois »[6] par exemple. Et question plus grave encore : « En France, l’Eygpte n’est pas considérée comme faisant partie du monde arabe »[7]. La civilisation gréco-romaine sert de prototype, d’unité de mesure aux autres civilisations : l’écart différentiel entre les peuples européens doit nécessairement, selon les écrivains, exister ailleurs. C’est ce que confirme M. Emara lorsqu’il parle de la «particularité » de la civilisation arabe :

Certes, la civilisation gréco-romaine a imprégné la civilisation européenne moderne lui léguant son héritage et lui servant de patrimoine. Or, l’Europe n’a jamais été une nation contrairement aux communautés dont la civilisation arabo-islamique présente le point de départ, le renfort, le point de vue et la force. Notre civilisation est la seule à posséder un tel privilège se distinguant ainsi des anciennes grandes civilisations à aspect mondial.[8]

 

Identité double ou trouble ?

          La présente recherche interroge le rapport des deux écrivains de double appartenance avec leurs pays d’origine, ainsi que la notion d’exotisme dans cette dualité. Pour répondre à ces questions, j’ai choisi de prendre comme point de départ la formule qui affirme que « toute littérature est une propagande ».[9] « Le discours romanesque (est) formée de propositions à fonction persuasive combinées avec des récits offerts comme « preuves » ou « exemples de ces propositions. »[10]

C’est donc à partir d’un point de vue rhétorique que je propose d’aborder le roman de Solé Le Tarbouche. Notons d'abord, que Solé sollicite davantage le symbole, le discours allégorique qu'est le roman. Un tel discours fusionne la fiction et le réel pour dire l'Histoire et qui débouche sur le drame de la solitude de l’écrivain. Le roman de Solé se présente comme un texte narratif qui affirme la coexistence dans un même univers diégétique, d'événements et de personnages historiques et d'événements et de personnages inventés. Ce genre de romans prétend offrir une interprétation persuasive des éléments historiques traités."Le Tarbouche" raconte l'histoire de l'Egypte à partir de 1916 jusqu'aux débuts des années soixante, c'est à dire la nationalisation des biens par Nasser, et ce à travers le vécu d'une famille égyptienne d'origine syrienne.

Le discours à base narrative, interprétative et pragmatique offrira un schéma d’un triangle à trois composantes permutables : le récit, l’argument et l’injonction. Et si du point argumentatif, le narrateur dispose de trois domaines discursifs nommés par Aristote, le Pathos, le Logos et l’Ethos argumentatifs qui correspondent respectivement du point de vue narratologie, au récit syntagmatique des événements, au choix paradigmatique des personnages et à la focalisation de l’instance narrative, il suffirait d’appliquer ces trois concepts aux écrits objets de la présente étude pour en déduire les propositions et l’interprétation persuasive  de l’approche.

Il est évident que le discours romanesque qui alterne fiction et réalité tel Le Tarbouche se prête davantage à une telle approche  dans la mesure où l’univers diégétique permet la diversité des techniques caractéristiques de la fiction (focalisation de l’instance narrative sur un personnage inventé, ou instance narrative de type « omniscient », choix des événements et des personnages narrés, liberté d’attribuer à un personnage historique  des paroles et des actes impossibles de vérifier, ou les commentaires que ces personnages font sur d’autres inventés.)

La biographie littéraire ou les Mémoires d’Egypte de Gilbert Sinoué se donne moins à ces techniques. C’est que Sinoué recourt à la théorie et au concept, aux paradigmes des sciences humaines pour livrer sa vision des choses : son ouvrage offre au lecteur une documentation abondante sur les personnages et les événements depuis l'accession du roi Farouk au trône jusqu'à la mort de Nasser. Ce type de discours s'impose une fonction vraisemblabilisante et documentaire qui privilégie le procédé convenu d'appeler "new journalisme" qui préfère la narration "scénique" à celle "omnisciente", l'emploi de la troisième personne intime jamesienne , la description détaillée de la vie physique, sociale et affective des personnages.

Selon Aristote, le Pathos, c’est l’appel aux émotions du public « car, dit Aristote, l’on ne rend pas des jugements de la même façon selon que l’on ressent peine ou plaisir, amitié ou haine ». Il est donc question d’interroger la représentation à pas d’égalité de personnages historiques et d’autres inventés, de la sympathie ou de l’antipathie créée par la diégèse et par les différentes techniques discursives. Une approche allégorique nous est proposée dans Le Tarbouche marqué par son titre à connotation symbolique : déclin du Tarbouche et avec lui une époque bien heureuse.

Le récit de Sinoué, à son tour, véhicule de par le titre un argument dénotatif : l’immaturité de « l’enfant-roi » (notons que le Roi est qualifié d’abord d’enfant, trait marquant de la personnalité de Farouk qui a toujours été enfant et s’est trouvé par hasard Roi) face à la maturité du Colonel Nasser. « Chez lui, c’est avant tout le goût du jeu qui prime. Jamais il ne s’en départira »[11]  et

The Kid, comme le surnommait avec mépris Miles Lampson, « le gosse », refusera de grandir et préfèrera s’enfermer dans une adolescence perpétuelle. Ce que l’Histoire exigeait de lui était au-dessus de ses forces. Entre le sens austère du devoir et l’allégresse que procure la légèreté, il n’a pas eu à choisir. Il ne le pouvait pas[12]

 

Les débuts sont toujours révélateurs : le prologue, ici et là, oriente la lecture vers la dimension civilisationnelle de l’Egypte d’avant Nasser ouverte sur l’occident et qui aurait pu cueillir le fruit de cette orientation.

- Rapprochement ou plutôt comparaison entre Isabelle la catholique d’Espagne et Nasser, tous deux responsables de l’extinction, de la disparition d’une époque rayonnante et resplendissante. Ensuite, l’incipit s’ouvre sur l’origine du « Mal », à savoir l’an 1948 (guerre de Palestine) année décisive dans la genèse de « l’inextricable poudrière du Moyen-Orient ».

- Naissance en terre d’Egypte grâce à un médecin français : deux visées fonctionnelles servent ce début. D’abord, souligner la crise identitaire du personnage syrio-égypto-français tiraillé entre ces trois identités, ensuite le symbole de la « mère patrie », de la protection dont a besoin l’Egypte. Cette idée de la prise en charge culturelle de l’Egypte par la France, une responsabilité morale et « naturelle », trouve son écho bien souvent chez Solé. À titre d’exemple, l’expression de la jalousie d’un personnage femme à cause de la fascination de son mari par ce pays : « Elle (l’épouse de Edouard Dhellemmes) lui a encore fait une scène épouvantable après son dernier voyage au Caire. Comme s’il la trompait avec l’Égypte... »[13]

Mais aussi « la France nous a trahis », dira l’un des protagonistes lors de la guerre tripartite de 1956.Par ailleurs, le titre du chapitre premier «Le Sultan aimait La Fontaine » en manifeste pleinement. Solé accuse donc la France d’avoir manqué à sa responsabilité envers l’Egypte. Cette accusation se manifeste par un nombre de procédés, qui encourage d’abord et repose sur une lecture allégorique du roman. En premier lieu, le recours à la généralisation : au lieu de désigner le personnage par son nom (Edouard Dhellemmes), il se trouve signalé par le terme générique « Le Français » dont la portée allégorique recouvre la France à part entière moralement et naturellement protectrice de l’Egypte.

Ensuite, une construction binaire du roman se présente comme suit :

Les chapitres impairs du récit de Solé sont consacrés à un symbole occidental ou du moins de tendance occidentale. Le chapitre 1 est intitulé « Le Sultan aimait La Fontaine » ; le chapitre 3 « La basilique d’Héliopolis » qui raconte son édification par le baron belge Empain, le chapitre  5 « La gifle d’Ataturk » ,fondateur de la Turquie moderne laïque sur les ruines de l’Empire ottoman ; le chapitre 7 fait exception, il porte le titre de «Sidi Bishr 2 » ; le chapitre 9 « Un Général très sympathique » est voué au Général Mohamed Naguib, premier Président de la République après la Révolution de 1952mais ce chapitre relate en revanche, la guerre tripartite franco-anglo-israélienne de 1956 sur L’Égypte. Les chapitres pairs, en revanche, se reportent à l’univers diégétique : les chapitres 2 – 4 – 6 – 8 – 10 portent respectivement comme titre « Naissances d’après guerre – un bey de première classe – quartiers réservés – le magasin d’antiquités – ni parler ni paraître ». Une telle structure à base binaire donne à l’ambivalence : une lecture allégorique permettrait d’y voir le dédoublement ou la dualité qui partage le pays.

La biographie de Sinoué respecte toujours la même polarité : une structure bipartite du Colonel et l’enfant-roi qui s’affiche dès le titre même, révèle une vision manichéenne des choses. La première partie est réservée à l’avant-Révolution, ou aux jours heureux ; la deuxième partie à l’après-Révolution. Le double ou la polarité structurelle se manifeste explicitement chez l’un et l’autre des deux écrivains.

Sinoué dira dans son récit : « Le couple ne voit pas cette Révolution comme une tragédie (...) Ils ignorent alors qu’ils sont très éloignés de la vérité »[14]

L’écrivain s’interroge dans l’épilogue : « Aujourd’hui, l’Egypte est-elle plus riche ? Des têtes qui ont roulé, a-t-il jailli du blé et de l’or ? »

           Le « demi-tour synonyme de néant » de l’épilogue, c’est le détour, le virage ou la déviation qu’a fait l’Egypte en tournant le dos au monde occidental civilisé.

 Solé exprime aussi l’Égypte à différentes facettes dans son roman : « Une basilique au cœur d’une cité musulmane ! Personne ne semblait s’en douter »[15]ou « une Égypte aux traits forcés où tout semblait tragique et tout prêtait à rire »[16]. À l’un des protagonistes que l’on hue par « tête d’orientaliste » :

Le propriétaire de la tête finissait par se perdre dans toutes ces contradictions. Pas facile de concilier la patrie de ses pères et le regard du Très Cher Frère, ses ancêtres les Gaulois et cet Orient qui lui collait à la peau [17]

 

Outre la stéréotypie de la formule « Nos ancêtres les Gaulois » qui donne à rire, puisqu’enseignée dans toutes les colonies française sans prendre en compte l’origine des indigènes dont nécessairement les ancêtres n’étaient pas Gaulois, la crise identitaire se fait jour. L’effritement ou l’éclatement identitaire renforce cette idée signifiée par les écrivains : on a conjugué l’Egypte au singulier alors qu’il fallait la conjuguer au pluriel.

Sinoué exprime la même contradiction du pays : « Bizarrerie encore que ces égyptiens qui jouent en comptant les points en ...persan »[18]

« Ti kanis ? Dové vai ? Shabbat shalom ! Salam alékom! Günaydyn ! Gute nacht! Parev ! »[19]

          Cette Égypte « contradictoire » à différentes facettes révèle sa richesse civilisationnelle : la cohabitation de la pluralité et de la multiplicité sont des preuves de richesse non de contradiction.

Passons maintenant au Logos argumentatif d’Aristote (l’appel à la raison) ou narratologiquement parlant, au choix paradigmatique des personnages. Un glissement involontaire vers la condamnation de cet espace autant topologique que social se manifeste par le système des personnages mis au service de la diégèse.

Le peuple égyptien est marginalisé dans la représentation de Solé : personnages de statut inférieur, prisonniers de leur nature, ils sont le plus souvent victimes et/ou bourreaux : cinq personnages d’identité égyptienne pure, des « marginaux », forment le lot du peuple dans la diégèse.

*Un cocher-un serviteur-un copte sympathique imbibé de nationalisme décidé de porter le deuil et de ne l'enlever qu'avec l'indépendance de son pays- un révolutionnaire antipathique par la suite officier du régime de Nasser dont l'origine sociale modeste, la privation sexuelle, la misère sont à l'origine de sa révolte ( n'est-ce pas là un stéréotype occidental à excellence: celui qui justifie l'origine du terrorisme à trois raisons: misère-privation sexuelle- fanatisme )- enfin une jeune étudiante égyptienne adepte de l'émancipation de  la femme  et qui ne joue aucun rôle effectif dans la diégèse.

*Les scènes de barbarie et de violence (scène de l’abattoir) où la sauvagerie et la brutalité du bas-peuple se font l'écho de la régression, d'une infériorité attendrissante d'un peuple négativisé, peu efficace incapable d'assumer son indépendance débouchent sur l'expression de la subjectivité de l'auteur.

*Les quelquefois où les écrivains s'expriment franchement à l'endroit du peuple égyptien, ils laissent entrevoir l'image de l'impuissance, l'hypocrisie, la passivité, mieux encore l'abrutissement, la soumission et l'asservissement. Exemples à l’appui :

 Ils (les paysans égyptiens) ne nous aiment pas. Ils nous craignent seulement parce que nous sommes puissants (...) Devant vous, ils sont tout sourire et débordent d'activité. Mais dès que vous leur tournez le dos, ils ne respectent plus rien, sont paresseux et mous, sans aucune initiative. C’est une forme d'abrutissement qui dure depuis des siècles. (...)Pour comprendre ce pays, il y a deux mots que vous devez absolument connaître. Le premier est bokra qui veut dire ''demain''. Si on vous réclame quelque chose, vous répondez toujours bokra.Le deuxième mot (...) c’est maalech. IL signifie "ce n'est pas grave, ça ne fait rien" [20] dira Solé dans "le Tarbouche"

 

Quant à Sinoué

Fatalité. Combat perdu d'avance. Qu’importe ! Telle est la volonté du Tout-Puissant. Patience. Patience. Le peuple égyptien n'est fait que de patience. Demain mon petit. Demain, mon fils.Inch Allah. Tout ira mieux. N'oublie jamais : Perses, Grecs, Romains, Mamelouks, Turcs, Français, Anglais ; tout ce monde a battu en retraite et nous sommes toujours là[21]

 

La fatalité se double d’irresponsabilité : « Jamais auparavant ces paysans en uniforme ne lui étaient apparus aussi fragile, aussi mal fagotés : ils exprimaient toute la misère et toute la douceur d’une Egypte qui ne parvenait pas à se prendre au sérieux ».[22]

Nous sommes toujours au stade référentiel du cliché de " L'Egypte, berceau des civilisations" qui suggère que l’Egypte soit restée à ce niveau régressif sans s'être assuré la croissance, la maturité et le plein épanouissement civilisationnel.

          Pour l’Ethos argumentatif ou la focalisation de l’instance narrative, il convient d’abord de donner une idée rapide des protagonistes. Le père, Georges Batrakani, est le seul personnage à avoir une consistance propre. Il parvient à décrocher la sympathie du lecteur : actif, réussi et positif, il est cependant condamné en fin de compte à l’échec avec la disparition de son industrie florissante du Tarbouche après la Révolution de 1952. (Ceci correspond à l’extinction de toute une époque resplendissante). Sa progéniture fait figure de râtés : leur malaise identitaire se répercute sur leur parcours. Personnages fantoches, à profil caricatural, ils cherchent chacun un refuge identitaire dans un domaine quelconque : André, l’aîné se réfugie dans la religion (adhésion aux Jésuites), Michel, indécis, n’arrive pas à se décider à se marier. Il est proie à un imaginaire personnel : vouant à la personne du Sultan Hussein Kamel une admiration sans mesure, il est incapable de se rendre à l’évidence que le Sultan, auquel il est attaché par un simple incident d’enfance, n’est pas un personnage historique aussi riche : d’ailleurs, il ne pourra jamais compléter sa documentation sur ce personnage pour en faire un sujet de thèse. Alex, futile et ironique, est un bon à rien et enfin, Paul l’occidentaliste qui épouse une Suissesse... toute la progéniture quitte l’Égypte pour l’Europe.

L’identité indéfinissable des personnages se maintient avec le maintien du Tarbouche ; une fois ce dernier disparu, les personnages s’estompent.

          Conscient du fait que la langue est une composante essentielle de l’identité, Solé s’attarde à montrer le préjudice dont était couverte la langue arabe. Celle-ci est discréditée : elle est un outil de barrière sociale, un indice de déclassement social. « A vrai dire l’exemple venait de haut : le roi Fouad connaissait mal l’Arabe et le Conseil des ministres se tenait généralement en Français... »[23] L’Arabe est réservé au bas-peuple « Le simple fait de prononcer ces quelques mots en arabe lui avait permis de reprendre ses esprits et de dresser une barrière invisible entre eux. Car chaque langue avait sa fonction. Aucun Batrakani n’aurait songé à traduire maalech par « ça ne fait rien » ou à remplacer mabrouk par « félicitations ».  L’amour, en revanche, ne se concevait qu’en français – ou en anglais, à la rigueur, au cinéma. Un « je t’aime » en arabe eût été risible, presque obscène... »[24]

L’ethos (l’autorité de l’orateur) ou l’instance narrative est assumé par le personnage de Michel, le plus sincère et le plus crédible des personnages. Imbibé de littérature, il prend la tâche de rédiger son journal. On peut y reconnaître la personne de l’écrivain même Robert Solé.  Il avoue à la fin du roman

C’est vrai, habibi, personne ne nous a obligés de quitter l’Égypte, alors que d’autres en ont été expulsés. On a seulement fait en sorte que nous nous poussions nous mêmes dehors. Et ça, vois-tu, c’est beaucoup plus douloureux qu’un coup de cul !

(...) Les formules lapidaires s’adaptent mal à une histoire en demi-teinte comme la nôtre. Nous n’avons pas été expulsés. Nous ne nous sommes pas poussés dehors. La vérité est entre deux. Nous avons toujours été entre deux : entre deux langues, entre deux cultures, entre deux Églises, entre deux chaise... «Ce n’est pas toujours confortable, mais nos fesses sont faites ainsi», disait mon père. Et pour peu qu’on ait été, comme moi, marginal dans ma propre communauté...

Étant entre deux, nous aurions dû servir de trait d’union. La vérité oblige à dire, que nous n’avons pas souvent joué ce rôle, préférant d’être à part et rester au-dessus de la mêlée. [25]

         

Outre la perspective rhétorico-argumentative et narratologique, la méthode de l'approche historique est significative. Solé opte pour le mode épique puisqu'il choisit le roman comme cadre d'événements historiques. Cependant, son approche sociale et économique ne touche en rien la société égyptienne mais se rattache à une minorité levantine qui subit et commente les différentes manifestations de la conjoncture politique et économique dans la quelle elle vit sans en être vraiment concerné. Ce compte rendu éclaté et effrité se veut l'image de l'isolement social d'une identité minoritaire.

Sinoué opte pour le drame de la solitude et de l'individualité. Relater l'Histoire à travers des individus qui décident du sort de leur peuple constitue sa perspective univoque de l'Histoire considérée comme le fruit d'un parcours individuel.

D’après cette approche, la Révolution de 1952 et ses suites seraient le fait d’une coïncidence : le titre de son ouvrage « Le Colonel et l’enfant-roi » relie la destinée et le sort d’un peuple à l’œuvre d’un individu. Sans l’immaturité de Farouk, l’Égypte n’aurait pas basculé dans l’obscurantisme, n’aurait pas opéré ce « demi-tour ».

 

La stéréotypie, support idéologique

Une forte stéréotypie marque les œuvres. Le stéréotype thématique fonctionne comme cadre d'une certaine idéologie nationaliste française. Nostalgie de l'ordre et de la grandeur (expression du paranoïaque signifiée plus haut par Sinoué) perdues voient le jour à travers une mise en culpabilité de la France d'avoir manqué à sa responsabilité envers l'Egypte. "La France nous a trahi" dira l'un des protagonistes de "Le Tarbouche". De même, l'expression exacerbée de l'égyptomanie manifestée par l'un des personnages (jalousie qu’éprouve l’un des personnages à cause de la fascination du mari par l'Egypte "Comme s'il la trompait avec l'Egypte"), l'érotisme et l'exotisme dans les deux œuvres marquent un espace de dépaysement, de poésie au lectorat français.

La représentation des personnages historiques manifeste pleinement la stéréotypie : Les gouverneurs d'Egypte de la lignée de Mohamed Ali répondent tous sans exception à une image fantaisiste, voire caricaturale : une forte stéréotypie marque leur portrait, on n'y voit qu'uniformisation et idée toute faite. Au physique comme au moral, ce n'est que faiblesse et humour "aboiement royal" du Roi Fouad, "immaturité et inexpérience de la jeunesse" de "l'enfant-roi" Farouk.

          Les autres personnages historiques n'ont aucune consistance propre, ils n'apparaissent qu'à travers des dialogues et des polémiques stériles.

Les personnes intéressées prennent l’Histoire comme témoin de leur prétention en laissant de côté les facteurs économiques et sociaux dans le processus de la détermination du trajet historique. Ils prônent des slogans déclarant que les facteurs matériels et les conflits entre classes sociales et les conditions économiques ne tranchent jamais les conflits historiques et ne détermine guère son trajet. Ces facteurs ne sont que les fruits de miracles accomplis par des héros et les idées forgées par des individus exceptionnels et doués. Les capacités de ces rares individus ne sont pas en relation avec la situation matérielle et sociale de leur pays d’origine.[26]

         

Les personnages historiques d’après la Révolution de 1952, jouissent en revanche, d’un développement plus intéressant. Les deux écrivains puisent à plein dans un stock de stéréotypies et de clichés à référence culturelle occidentale : Nasser, par exemple, est synonyme de totalitarisme, arabisme, antisémitisme, etc.... tout un registre qui consacre une idée type de Nasser  fonctionne chez Solé selon les rouages du cliché du tyran. Les officiers du régime sont désignés par « un officier de police au visage de hibou », et « un hibou encore plus insolent ».

Sinoué qui offre au lecteur une biographie à base documentaire centre son ouvrage sur une idée fixe : Nasser ne cherche que la gloire personnelle. En examinant la bibliographie ou la documentation de Sinoué, elle s’est avérée être constituée de 28 ouvrages de références : huit rédigés par des écrivains arabes et vingt par des Français).

Autre exemple de stéréotypie, l’image de Mohamed Naguib chez Solé : il lui consacre un chapitre intitulé « Un Général très sympathique » et reprend ainsi cette représentation archétypique du charisme du leader national.

Dernier exemple de stéréotype, c’est l’image de Sadat chez Sinoué.

Au nom de Sadate, est accolé l’étiquette de nationaliste échevelé. Miraculeusement, l’homme échappera à toutes les purges et à toutes les disgrâces, immuable, tel le sphinx. Ce cheminement s’explique par la personnalité même du personnage. Tous ceux qui l’ont connu expriment le même jugement : il n’inquiétait personne. Il faisait rire. Il amusait la galerie avec ses nokats, inoffensif, il passait, semble-t-il, aux yeux de Nasser pour un tartour, ce qui pourrait se traduire par « bouffon ». D’une certaine façon, on pourrait le comparer à Tiberius Claudius, devenu empereur par hasard après la mort de Caligula. Épileptique et bègue, personne n’eut misé un sou sur son avenir. Le jour de l’assassinat de Caligula, les prétoriens l’avaient découvert, tapi derrière les rideaux dans un coin du palais et l’avaient porté au pouvoir moyennant 15000sesterces par prétorien. Et pourtant, contre toute attente, ce fut un grand empereur. Nommé en 1969 vice-président par Nasser, pour toutes les raisons évoquées plus haut, Sadate fut aussi un grand président. [27]

         

L’exotisme forme la deuxième composante du stéréotype. De par la thématique même, le titre  Le Tarbouche de Solé s’avère être exotique. Mais cet exotisme n’apparaît qu’en tant que signes. Parce que l’écrivain ne peut nier son origine égyptienne, il ne peut donc pas prétendre à la fascination : « Né au Caire, ayant vécu là-bas jusqu’à l’âge de dix-sept ans, je ne pouvais être de ceux que l’Egypte saisit brutalement et ensorcelle »[28].

Le cliché de l’exotisme ne peut trouver de place dans l’œuvre que sous forme d’imagerie culturelle ou de théâtralité anecdotique. Bien de détails exotiques parsèment le récit et s’offrent au lecteur français pour combler un horizon d’attente qui le sera à perfection.

Art culinaire, fêtes populaire et religieuse, loisirs, religion, coutumes, superstitions, moyens de transport, médecine, presse, enseignement, vêtements, tout un processus d’informations qui font du roman de Solé un véritable document référentiel sur le vécu quotidien de cette époque.

Solé excelle dans la translitération de termes exotiques  accompagnés ou non de leur explication ou des qui leur correspondent en français :molokheya, konafa, echta, kobeiba, foul...Soffragui, chaouiche, mouazzaf... avnue de Choubra, jardin de l’Ezbekeya, cinémas (Métro- Daher), hôtels (Shepheard, San Stefano), clubs (Guezira, Heliopolis), metteurs en scènes (Georges Abiad- Youssef Chahine), chanteurs, journaux etc...

          Sinoué use du même registre mais de façon beaucoup plus restreinte. Ne sont cités que des éléments qui sont en rapport avec les personnages essentiels : par exemple les lieux fréquentés surtout par Farouk, la vie de loisirs qu’il menait ouvre grande la voie à une description de la vie culturelle dans l’Égypte de l’époque.

Cependant, il faut préciser que tout cet attirail exotique est mis en relation avec la minorité levantine : le peuple égyptien ne trouve pas de place chez Solé.

Un autre stéréotype thématique et qui constitue un ressort narratif très important surtout chez Solé, c’est la figure féminine. La femme sert de ressort à deux variantes, l’érotisme et l’exotisme. Maguy, personnage de Le Tarbouche mène une vie sexuelle sans tabou : elle trahit sa soeur en ayant une relation amoureuse continue et interdite avec son beau-frère, elle accumule les amants et Solé prend plaisir à décrire en détails ses aventures amoureuses.

Érotisme et exotisme, ces stéréotypes thématiques ainsi que ceux structurels (élaboration globale du récit qui oppose le tiers-monde chaotique mais attendrissant au monde civilisé mais démoralisé) s’inscrivent dans une idéologie occidentale qui a voulu s’attarder au tiers-monde et que l’on a appelé « le tiers-mondisme ».

Rappelons d’abord la signification de la notion de "tiers-mondisme" : au début du XXe siècle, Lénine est probablement l'un des premiers leaders à avoir identifié et exploité cette problématique dans son ouvrage "L'impérialisme, stade suprême du capitalisme". Il y souligne les nouvelles formes du néo-colonialisme qui a pris la relève du colonialisme traditionnel, dépendance " économique et culturelle", "échange inégal" ou "effet de domination". L'expression "tiers-monde" est utilisée pour la première fois en 1952, par Alfred Sauvy, un économiste et démographe français qui écrit : “car enfin, ce tiers-monde ignoré, exploité, méprisé comme le tiers-état, veut lui aussi, être quelque chose".

Aux décennies 50-60, une querelle oppose les libéraux aux radicaux. Le complexe idéologique radical peut se définir comme suit : le procès de l’Occident mené grâce à l’évocation d’un espace, le tiers-monde, à la fois victime et régénérateur potentiel d’un ordre international injuste.

Deux tendances viennent s’y ajouter :

-                le tiers-mondisme orienté vers l’apocalypse révolutionnaire.

-            le discours de culpabilité insistant sur la responsabilité occidentale dans la misère et la dépendance des pays sous-développés.

Il est à noter que ce clivage forme une continuité avec la tradition marxiste-léniniste.

Pour l’idéologie libérale, le sous-développement est considéré comme le résultat d’éléments externes aux pays pauvres : il est un facteur exogène des sociétés du tiers-monde. À partir de 1976, le constat du décès du tiers-mondisme se fait jour : « le droit des peuples est devenu le principal instrument d’étranglement des droits de l’homme »[29]. Le triomphe des nationalismes du tiers-monde devait aboutir à un progrès dans le sens de la morale : au contraire les révolutions de libération et d’indépendance se sont transformées en actions d’asservissement et de répression.

          L’idéologie du tiers-mondisme devient une « bête à abattre »[30]. Émerge alors le thème des « droits de l’homme », l’expansion du mouvement « ONG » (Organisation non gouvernementale d’intérêt public ou humanitaire) s’en font les nouvelles novations.

Si dans les années 80, cette notion de tiers-mondisme révèle sa fragilité sur le plan intellectuel et social (nous sommes encore loin des expressions de la violence en provenance du tiers-monde et qui touche et affecte le monde occidental et qui ne cessent de se manifester jusqu'à nos jours), aujourd'hui, cette notion trouve un ancrage assez fort dans l'intellect et le social occidental et français pour l'avènement du tiers-monde en nouveau sujet de l'Histoire.

 

 

Conclusion

          Un si long développement de la définition et de l’historique de la notion de tiers-mondisme, était bien nécessaire pour expliquer la genèse des œuvres interprétées. D’une part, Solé en tire une veine radicale, celle de l’accroissement de la misère dans le tiers-monde et la culpabilité occidentale. Sinoué, d’autre part, y voit cette « bête à abattre », cette « inextricable poudrière du Moyen-Orient » nouveau sujet de l’Histoire.

L'espace mnésique du pays de naissance se réduit donc chez Solé et Sinoué à un espace de poésie où l'on exprime la nostalgie, l'attachement. En réalité, ces écritures s'inscrivent dans le cadre de l idéologie du tiers-mondisme avec ses variantes. L'Egypte se réduisant en fait à « un espace de poésie où se fourvoie le volontarisme de clercs de "second rang" » [31] qui s’efforcent de s’affirmer en leur nouveau pays d’adoption, de s’y justifier et de s’y intégrer à pleine part. 

 

 

Corpus

  •  SOLÉ, R (1992) : Le Tarbouche, Seuil, Paris,
  •  SINOUÉ, G (2006) : Le colonel et l’enfant-roi, JC Lattès, Paris.

 

RÉFÉRENCES

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  • AMORIM, Marilia. Dialogisme et altérité dans les sciences humaines. Paris :
  • L’Harmattan, 1996 
  • ARKOUN, Mohammed. Imaginaire social et leaders dans le monde musulman contemporain. Arabica, tome XXXV, 1988
  • MARTIN Denis-Constant. L'identité en jeux : pouvoirs, identifications, mobilisations, recherche internationale. Karthala, 2010 
  • AUTHIER-REVUZ, Jacqueline. « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive : éléments pour une approche de l’autre dans le discours, » DRLAV, n° 26.  1982
  • Brauman, Rony.  Introduction – Ni tiers-mondisme, ni cartiérisme, in R. Brauman (dir.), Le tiers-mondisme en question, Paris, Olivier Orban, 1986
  • BROCAS, Alexis. Le partage de midi in Le magazine littéraire 2010/6 (n°498).
  •  Bruckner, Pascal. Les sanglots de l’homme blanc. Sous-titré Tiers-monde, culpabilité, haine de soi, Seuil 2002
  • COVANTI, Véronique. Exotisme en communication interculturelle : dance, rencontre et mouvement vers l’altérité, Université du Québec à Montréal, 2007 
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  • HAMON, Philippe. Un discours contraint, In Poétique n°16, 1973
  • HOSNY, Manal. La France, une passion égyptienne. Une lecture du Tarbouche de Robert Solé, Université de Damanhour. Egypte : GUST, Koweït, 2013 
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  • LUTHI, Jean-Jacques. Entretiens avec des auteurs francophones d’Égypte et fragments de correspondances. Paris : Harmattan, 2008
  • LUTHI, Jean-Jacques. L’Égypte des rois. Paris : Harmattan, 2000 
  • MOURA, Jean-Marc.L'image du tiers-monde dans le roman français contemporain
  • Paris: PUF, 1992
  • NIZAN, Paul. La littérature révolutionnaire en France, La Revue des Vivants, 1932  
  • PAGEAUX, Daniel-Henri. De l'imagerie culturelle à l'imaginaire, Synthesis, VIII, 1981
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  • W. HALSALL, Albert : Le roman Historico-didactique. In Poétique n°57, 1984

*  Virginie Brinker : Tzvetan Todorov : Réflexions sur l’exotisme

 http://laplumefrancophonee.wordpress.com/2008/08/01/tzvetan-todorov-nous-et-les-autres/

[3]Robert SOLÉ, Le Tarbouche

Editions du Seuil, France, 1992. P. 118

[4]Gilbert SINOUÉ : Le colonel et l’enfant-roi

JC Lattès, Paris, 2006.

[5]Propos de Sinoué dans une conférence tenue à la Faculté Al-Alsun, Université Ain Shams en Octobre 2010.

[6]Ibid.

[7]Ibid.

 محمد عمارة: دراسات في الوعى بالتاريخ[8]

دار الوحدة، بيروت1981، ص 14-15

{ان حضارة الاغريق واليونان قد طبعت الحضارة الاوروبية الحديثة، وأصبحت لها تراثا، ولكن أوروبا ليست أمة واحدة ولاقومية واحدة، كما هو الحال بالنسبة للجماعة البشرية التى تمثل الحضارة << العربية ـ الاسلامية >>بالنسبة لها المنطلق والحصن ومنظار الرؤية والسلاح ... فهى ميزة تنفرد بها حضارتنا وتتميز عن الحضارات العريقة ذات الطابع العالمى.}[8]

[9]Paul NIZAN : La littérature révolutionnaire en France

1932. « Toute littérature est une propagande. La propagande bourgeoise est idéaliste, elle cache son jeu, elle dissimule les fins qu’elle poursuit en secret… » 

[10]Albert W. HALSALL : Le roman Historico-didactique

In Poétique n°57, 1984 p.104

[11]Le Colonel et l’enfant – roi p.26

[12] Id. p.30

[13]Le Tarbouche, p.142

[14]Le Colonel et l’enfant-roi ; p.154

[15]Le Tarbouche; p.123

[16]Id. p.130

[17] Id. p. 164

[18]Le Colonel et  l’enfant-roi ; p.83

[19] Id.; p. 12

[20] Le Tarbouche, p.131

[21] Le Colonel et l’enfant-roi, p. 10-11

[22]Le Tarbouche, p. 209

[23] Id. ; p. 181

[24] Id., p. 238

[25] Id. pp. 411-412

محمد عمارة: دراسات في الوعى بالتاريخ[26]

دار الوحدة، بيروت، 1981ص 21

<< أصحاب المصلحة يتخذون التاريخ شاهدا على مزامعهم ويبعدون العوامل الاقتصادية والاجتماعية فى تحديد مسار التاريخ: يرفعون شعاراتهم التى تقول ان التاريخ لايحسم صراعه ولايحدد مساره العوامل المادية والصراعات الطبقية والاجتماعية والظروف الاقتصادية، وأن هذه العوامل ليست أكثر من "ثمرات" لمعجزات صنعها "الأبطال"ولأفكار قدمها "أفراد" أفذاذ موهوبون، لاعلاقة لموهبتهم بالقاعدة المادية والاجتماعية للمجتمعات التى فيها ينشأ هؤلاء الافراد الافذاذ  « !

[27] Le colonel et l’enfant-roi, pp. 157-158

[29] LACOSTE, Y (1985): Contre les anti-tiers-mondistes et contre certains tiers-mondistes, La Découverte, Paris,  p.33

[30] Le Monde diplomatique, mai 1985, dont le dossier central s’intitule « Le tiers-mondisme : une bête à abattre »

[31]Jean-Marc Moura.  L’image du tiers-monde dans le roman français contemporain

PUF, Paris, 1992 p103