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Résumé

« Le cru et le cuit » constituent certes un thème ayant déjà fait l’objet d’étude dans les travaux de l’anthropologue français Claude Lévi-Strauss et ceux d’autres chercheurs, mais, le présent article revisite cet important motif en s’offrant le cadre pour un décryptage littéraire à travers les aventures du héros du Roman de Renart, un recueil de contes de l’ancienne France de l’époque médiévale. Inscrits, en effet, au cœur du corpus renardien, « le cru et le cuit », tout en renvoyant aux différents modes ou habitudes alimentaires selon l’urgence ou la nature du besoin du héros mutant, servent de principe de base pour une enquête sur le mécanisme de métaphorisation employé par les conteurs pour déterminer et évaluer l’effet de présence ou le niveau d’influence de l’antagonisme nature/culture sur l’existence du genre humain.

Mots-clés : Le cru et le cuit-métaphorisation-héros mutant-nature/culture-influence-humain

 

Abstract

 «The raw and the cooked » is a theme that has already been under study in the words by the French anthropologist Claude Lévi-Strauss and those of other researchers. But the current article revisits this important motive and operates in the framework of literary decryption through the adventures of the hero of Le Roman de Renart, a collection of tales of the ancient France of Middle Ages. «The raw and the cooked » as written in the fox folktales deal with the different modes or eating habits according to the urgency or the nature of the need of the mutant hero, serve as basic principle for a survey on the mechanism of comparison used by storytellers in order to determine and assess the effect of the presence or the level of influence of natural antagonism and the culture upon the existence of humankind.

Key words:The raw and the cooked-comparison-mutant hero-nature/culture-influence, human

 

 

Introduction

La nourriture constitue un objet dont la quête représente l’élément déclencheur de la plupart des aventures entreprises par les personnages des contes du Roman de Renart. Même les récits qui n’en font pas le sujet essentiel y intègrent, bien souvent, des séquences narratives où les affres de la faim se faisant persistantes obligent le conteur à faire basculer les intérêts du personnage focalisateur[1] vers la recherche de cette denrée rare, considérée, sur le moment, comme vitale pour la suite du récit.

Les différentes classifications élaborées par les chercheurs[2] à partir de ces contes renardiens corroborent avec exactitude l’idée de l’« omniprésence » des récits fondés sur la quête de nourriture ou présentant des scènes accordant une place à la manducation.

Mais, si le principal moteur de la quête est la nourriture, il faut préciser que cet objet tant recherché connaît, en même temps que le héros quêteur, un double traitement (littéraire) : certains contes représentent la nourriture dans son état naturel, c’est-à-dire cru ou frais, d’autres, par contre, lui font subir les effets de la civilisation pour en tirer un produit « manufacturé ». En d’autres propos, alors que l’acte de consommation de la nourriture se fait immédiatement par le héros dans sa représentation zoomorphique dès l’évacuation du manque dans le cadre de l’aliment cru, celui relatif à l’aliment cuit[3] n’a lieu qu’après sa cuisson[4] par le héros, transmuté en humain. La question de la nourriture est, pour tout dire, saisie dans les récits renardiens comme une occasion de se servir des animaux (de leur prédation et leur mode de vie) pour tenir un discours sur la conduite du genre humain face à la faim. Ce qui laisse transparaître en filigrane le « cru et le cuit »[5] comme des marques représentatives de la nature et de la culture, matérialisées, dans le corpus, au moyen d’une métaphorisation dont le décryptage est mis au jour sur la base d’indices textuels distinctifs repérables. 

L’objectif de la présente réflexion est de montrer que tout être humain, en dépit de l’incontestable existence de l’animalité résiduelle consubstantielle, doit conformer ses actes, en tant qu’animal politique, aux nécessaires exigences de la socialisation. Il s’agira donc, dans une trajectoire analytique en triptyque, de faire d’abord, l’état de la question à travers une étape justificative de la pertinence du cadre de l’analyse, d’enquêter ensuite, sur la fonctionnalité du mécanisme de métaphorisation de l’antagonisme nature/culture et de capter, enfin, le reflet du message véhiculé ainsi par les conteurs renardiens.

 

1. Justifications

Instrument privilégié du langage expressif et poétique, la métaphore est un puissant moyen de créativité linguistique. Elle puise ses éléments constitutifs dans la réalité du monde qui nous entoure. L’élaboration métaphorique des niveaux de construction de l’objet s’effectue

à partir de la distance et de l'altérité. Distance, car il joue en permanence entre le proche et le lointain ; et altérité, parce qu'il est en présence d'une non-différence. Il ne peut rendre compte de l'Autre qu'à l'aide de médiations propres à son système cognitif. Or seul le maintien du fossé entre l'Autre et soi génère du sens[6].

Ainsi l’histoire de l’humanité et les grandes étapes de l’évolution du genre humain, par exemple, peuvent-elles être saisies comme un motif de rapprochement entre l’être humain et l’animal dans une perspective comparative dans le but d’en déceler les points de ressemblance et les spécificités propres à chaque espèce.

  

        1.1. La projection des traits humains dans le psychisme animal : une image inspirée de la réalité

Dans sa Thèse sur la Contribution à l’étude de la symbolique des animaux dans l’œuvre Chantecler d’Edmond Rostand, Kristel Gache écrit :

L’animal en tant qu’archétype représente les couches profondes de l’inconscient et de l’instinct. L’animal tient donc une place toute  particulière dans l’imaginaire humain. Cet espace de la pensée qu’il occupe est important. Le symbolisme animal reflète non pas les animaux, mais l’idée que s’en fait l’homme et, peut-être en définitive, l’idée qu’il se fait de lui-même. L’homme a en effet projeté sur l’animal ses haines, ses désirs, ses passions, ses amours, ses craintes… Les animaux qui interviennent si souvent dans les rêves et dans les arts forment des identifications partielles de l’homme, des aspects, des images de sa nature complexe, des miroirs de ses pulsions profondes, de ses instincts domestiqués ou sauvages[7].

 

Créatures « inférieures » aux humains, les animaux s’offrent comme des comparants privilégiés pour révéler, par le recours à une association d’images expressives et conventionnelles, les aspects sombres de la vie des acteurs des différentes sociétés humaines.

Dans la société médiévale française par exemple, la présentation métaphorique du goupil, véritable support symbolique, est largement influencée par les traditions culturelles (sa ruse, le symbolisme de la couleur de ses poils, etc.). Son nom même suffit en soi, grâce aux représentations traditionnelles, pour convenir à l’idée d’un possible rapprochement entre cet animal et l’homme. « Renart est aux hommes ce que le goupil est aux bêtes : ils sont de la même nature ; mêmes inclinations, mêmes habitudes ; ils peuvent donc prendre le nom l’un de l’autre »[8].

L’association ainsi établie, la langue française, dérivée de l’ancien français[9] en vogue à l’époque médiévale, emploie le goupil, devenue, par antonomase, depuis le XIIIe siècle, le renard[10], comme le représentant de certaines caractéristiques humaines : du fripon, menteur et rusé mais plutôt sympathique, il devient le symbole du mal que sa couleur rousse rappelle constamment.

Cette évidence naturelle, par analogie au comportement social humain, a été assurément un argument valable pour le choix de cette bête carnassière en vue d’une mise en récit de la conduite du genre humain face à la nourriture. En effet, comme un être humain, le goupil a pour habitude de déplacer ou de transférer « sa proie : à pleine gueule, en travers des dents, tête haute comme un trophée »[11], du lieu de sa capture au terrier. C’est sur cet aspect particulier de la similarité surprenante entre l’homme et le goupil, comparant hautement symbolique et significatif, que porte la présente contribution avec, en toile de fond, le mécanisme d’humanisation du héros par l’aspect culturel et sociabilisant de la production et de l’utilisation du feu.

 

      1.2. Les représentations culturelles du feu

Avant d’être domestiqué par l’homme et de constituer un label incontestable de la civilisation humaine, le feu est d’abord, un phénomène naturel. Il est, en effet, la résultante de la foudre ou de la fermentation (production de gaz inflammables et de chaleur). C’est une force, précisent certaines mythologies, dont l’origine divine est attestée mais le mode d’acquisition par les humains diversement interprété.

Chez les Dians[12], l’une des tribus du rameau lobi de la Haute-Volta (actuel Burkina Faso), « la science de faire le feu »[13] a été enseignée par Dieu au premier homme qu’il créa par la médiation d’un messager dont la mission était de l’aider à s’en servir pour se nourrir en exerçant un pouvoir sur la nature. Cette croyance se rapproche de la mythologie grecque selon laquelle Prométhée, un vaillant héros des temps anciens, aurait dérobé le feu du ciel pour l’introduire dans la vie des humains.

Grâce à ce feu, ils [les humains] ont pu forger le fer pour fabriquer des outils qui leur ont permis de travailler la terre avec plus de facilité, développant ainsi l’agriculture de façon notoire. On perçoit là toute la symbolique du feu à travers ce qu’il est convenu d’appeler le mythe du feu chez les Grecs, récit qui nous relate l’origine et la possession de cet élément précieux par les hommes[14].

L’instauration du feu dans la vie des humains est un événement de haute importance parce que représentant une étape primordiale, une lampe dans le processus d’évolution de la race humaine. Son acquisition (aussi bien sur les plans symbolique que technique) représente donc, dans ces anciens mythes fondateurs, comme dans bien d’autres d’ailleurs, l’acte constitutif de la civilisation humaine.

La maîtrise du feu et sa domestication par l’homme se traduisent sous la forme de son usage quotidien pour la cuisson des aliments, de son utilisation dans la forge, « en passant par la douce chaleur qu’il nous procure pendant les périodes des nuits et des aubes fraîches »[15]. Le cru et le cuit - à laquelle Claude Lévi-Strauss consacre un essai populaire[16] - sont les pôles opposés de l’opposition nature et culture.

En d’autres termes, et tout en prenant pour repère l’avènement du feu dans la société humaine, la nourriture de l’homme était constituée d’aliments entièrement crus, bien avant cette avancée nutritionnelle au moyen de la cuisson par le feu : « la grande valeur symbolique de la découverte du feu se reflète sur le concept de la cuisine, qui devient un élément fondamental de l’identité humaine[17] ». Claude Lévi-Strauss reconnaît cette humanisation de l’homme par les vertus de la « cuisson sociale » du feu dans un entretien accordé à Guy Dumur :

L’opposition entre « le cru et le cuit » est si fondamentale que toute élévation d’un rang social à un autre s’appelle une cuisson (…). Après tout, la cuisine, c’est la nutrition, et la nutrition, c’est l’activité essentielle par laquelle l’homme est en rapport avec son milieu et par laquelle  il le transforme. C’est le lien qu’il m’importait de faire percevoir[18]

Comment les conteurs des récits renardiens traduisent-ils l’opposition entre le « cru et le cuit » à travers les aventures de leur héros ? En quoi cette opposition est-elle une métaphorisation de la nature et de la culture et quels en sont les mécanismes de réalisation ?

 

2. Mécanismes fonctionnels de la mise en récits renardiens de la métaphorisation nature/culture

Les aventures du héros renardien nouées totalement ou partiellement autour de la quête de nourriture permettent de découvrir l’existence d’une ambiguïté due à un traitement différentiel (variant en fonction des facteurs afférents au déterminisme biologique et aux réalités sociologiques) réservé à l’objet-valeur obtenu, notamment à l’étape finale où le héros doit combler son manque[19]. Cette différentiation notable dans l’attitude du héros face au trophée acquis, souvent au prix d’une lutte acharnée ou d’une ruse magistralement orchestrée, est minutieusement schématisée dans le récit renardien.

 

      2.1. Principes généraux des modalités fonctionnelles de la métaphorisation nature/culture

Les procédés de la mise en route et de la représentation générale de l’antagonisme nature/culture se découvrent à travers l’analyse du comportement du héros renardien au cours de sa quête alimentaire dans la branche IV du corpus. Situons d’abord le contexte de cette quête pour mieux en appréhender la fonctionnalité du mécanisme ainsi représenté.

Tourmenté par la faim et ne trouvant aucune nourriture à sa convenance, le héros[20], sous sa forme animale, se retrouve, après un long moment de quête, près d’une ferme solidement construite située non loin d’une abbaye. Profitant du manque d’attention des moines, il s’introduit dans la cour par un guichet entrouvert et file tout droit vers les nombreuses volailles (poules et chapons dans la force de l’âge, V. 83) que regorge cette riche ferme. S’ensuivra alors une phase constituée d’épreuves où le héros, après plusieurs tentatives avortées, parvient à résoudre le problème survenu et finit enfin, par se saisir de l’objet convoité (trois volailles ; la quête ayant été très fructueuse). C’est à ce moment-là, dans cette étape où l’objet tant recherché est à la merci du héros quêteur, que se découvre l’ambiguïté comportementale énoncée ci-dessus :

Des deux en fait ses grenons bruire,

                 La tierce en voudra porter cuire. »

     

                 Il (le goupil) en croque deux ;

                la troisième, il (Renart) l’emporte pour la faire cuire.[21] (vv. 137-138)

 

Que constate-t-on à la lecture de ces deux vers ? Un double « schème d’action » ou un jeu de rôles savamment campés se dégage de ces deux vers, renvoyant respectivement aux deux modes comportementaux se rattachant au pouvoir de transmutabilité du héros :

- dans le premier vers, le pronom personnel « il » détermine le goupil, c’est-à-dire, le héros agissant sous l’égide de l’isotopie animale. C’est ce qui explique son aisance naturelle à croquer ses deux proies sur le vif et sans ménagement. Le verbe « croquer » est employé ici pour traduire la consommation rapide et avec voracité des deux volailles par le goupil. Il suggère, en effet, l’idée d’une consommation guidée par un déterminisme biologique, sans aucun rationnement et totalement en dehors de toute rationalité ;

- dans le second vers, le pronom personnel « il » renvoie à Renart, héros humain ou humanisé. Il faut y noter, subséquemment et à juste titre, un changement notable survenu aussi bien dans le comportement du personnage (qui, plutôt que de croquer sa troisième proie, fait une volte-face) que dans l’état de l’aliment (la volaille sera consommée après cuisson) et le lieu choisi pour sa consommation (le héros emporte la volaille, à Maupertuis, son château où vit sa famille). Ce second vers  

marque, en effet, une opposition, tant sur le plan de la finalité que celui de l’isotopie. Nous y remarquons dès lors que le héros, au contraire des deux poules croquées crues sur place pour répondre aux besoins immédiats et instinctifs de l’animal, s’humanise ou s’est déjà humanisé à l’idée même d’emporter la troisième poule pour la faire cuire ; un animal ne pouvant avoir connaissance et conscience de cette haute fonction du feu[22].

Cette ambivalence dans la représentation du héros renardien s’appuie, dans ses modalités pratiques, sur une catégorie d’indices textuels et comportementaux dont la fonctionnalité se découvre dans plusieurs branches du Roman de Renart.

 

      2.2. Identification et mode de fonctionnement des indices de l’antagonisme nature/culture

L’auteur de la branche III du corpus renardien offre plus de détails pour une saisie assez claire et sans ambiguïté des caractéristiques propres à chacune des composantes de l’antagonisme nature/culture. Dans Renart et les anguilles, le goupil affamé quitte sa demeure pour une quête de nourriture. Après un moment de marche, il se couche près d’une haie pour attendre là une occasion. Que ne fut sa satisfaction de voir venir de loin une charrette chargée d’une quantité industrielle de poissons en provenance de la mer ! Il décide alors de prendre un grand risque, en se couchant sur le chemin, faisant le mort. Les marchands, une fois à son niveau et le prenant pour un quelconque animal mort certainement de faim, le jettent sur leur chargement. L’occasion est alors toute belle pour le rusé goupil :

Sur les paniers se jut adens, / Le goupil à plat ventre sur les paniers,

Si en a un ouvert aus dens / en a ouvert un avec les dents

Et si en a (bien le sachiez) / et en a retiré (c’est un fait)

Plus de trente harans sachiez. / plus de trente harengs :

Auques fu vuidiez li paniers. / il vida pour ainsi dire le panier,

Moult par en menja volentiers, / se régalant avec un fort bon appétit,

Onques n’i quist ne sel ne sauge. / sans réclamer ni sel ni sauge[23].

(vv. 83-89)

         

Le héros est présenté dans ce passage sous sa forme bestiale : il ouvre le panier en se servant de ses « dents » et non de ses mains[24] (humaines) et se régale « sans réclamer ni sel ni sauge ». Ces détails contribuent à déterminer et à faire découvrir la nature animale du personnage qui, obéissant ici à une pulsion contre laquelle il ne peut rien, mange, naturellement, les poissons crus. « C’est un fait » (v.85), précise le conteur, comme pour donner à son témoignage une dose de certitude et en faire une vérité incontestable. Après s’être gavé, le goupil enfile trois chapelets d’anguilles autour de son cou et de sa tête (vv.95-97) et descend de la charrette (v. 109). Mais, avant de se diriger

    … a son chastel tout droit

    Ou sa maisnie l’atendoit »

 

    …tout droit vers son château

    où l’attendaient les siens[25] (vv.149-150),

 

Le héros humanisé (Renart) sort ses victimes (les marchands) du monde imaginaire où les a plongés sa ruse en leur lançant ces paroles : « Cilz tantés d’anguiles est nostres / Ces quelques anguilles sont à nous[26]. (v.113)

          Analysons la mutation opérée dans la représentation du héros et dans l’intention qu’il vise :

          - le héros, après avoir mangé copieusement les poissons crus, décide d’en emporter une bonne quantité, non dans sa tanière ou son terrier mais dans son château ;

        - il détermine clairement, par la suite, à qui reviendra le butin en se servant du langage humain pour se faire comprendre de ses interlocuteurs humains : « ces quelques anguilles sont à nous ». Ce qui signifie que les poissons emportés feront l’objet d’un partage en famille (référence faite au pronom personnel pluriel « nous », bénéficiaire des anguilles), selon des modalités nutritionnelles foncièrement humaines que la suite du récit (vv. 152-179) définit sans détour. En voici la preuve : 

             Renars i entre par la hese. (…) / Renart franchit la barrière. (…)

              Gros et saoulz, joieus et baus, / le ventre bien rempli, le cœur en fête

              Les anguilles entour son col. (…) / avec les anguilles autour du cou. (…)

             Si fil li font moult bel atour : / Ses fils, aux petits soins pour lui,

              Bien li ont ses jambes torchiees / lui ont soigneusement essuyé les jambes,

              Et les anguilles escorchees, / ils ont dépouillé les anguilles

              Puis les couperent par tronçons / qu’ils ont coupés en tronçons.

              Et les espois font de plançons (…) / Ensuite, ils ont confectionné des brochettes (…)

              Et li feus fut ost alumez, / Vite, ils allument le feu,

             Que buche i ot a grant plenté. / car les bûches ne manquaient pas,

             Lors ont de toutes pars venté, / ils l’attisent en soufflant de tous côtés

             Si les ont mises sus la brese / et ils posent les brochettes

             Qui des tisons i fu remeze. / quand les tisons sont devenus braises.

             Endementres que il cuisoient / Pendant qu’ils faisaient cuire

             Les anguiles et rostissoient,(…) / et rôtir les anguilles, (…)[27]

(vv. 152, 160-161, 166-170 et 172-178)

 

Les premiers vers de l’extrait établissent sans équivoque le lien entre les deux représentations, les deux pendants du héros : l’animal qui, il y a peu, avait enfilé les poissons dans l’isotopie zoomorphique se retrouve, dans ce passage, en tant qu’un être humain mais portant toujours au cou la même quantité de poissons. Il est bel et bien rentré en famille comme annoncé et s’emploie, avec toute la maisonnée, à rendre consommables les poissons (dont il vient pourtant de se régaler « sans réclamer ni sel ni sauge » (v.89)) selon les manières admises et humainement codifiées : l’évocation du feu que l’on allume et sur lequel l’on dispose les brochettes en vue de les faire cuire et rôtir (vv. 177-178) convainc et conforte dans l’idée que le héros est bien retourné dans son univers social et culturel. Comment Pierre de Saint-Cloud, auteur de la branche II du corpus renardien, fait-il fonctionner ce mécanisme d’humanisation dans son récit ?

Dans le premier épisode intitulé Renart et Chantecler le coq de la branche II, le goupil réussit à se saisir d’un coq nommé Chantecler par le cou (v.350) et se dirige vers sa demeure. Même si cette scène paraît comme allant de soi et ne précise pas, au départ, que le goupil fera cuire sa proie, le lecteur / auditeur finit par s’en convaincre à travers les propos du coq qui, ayant pu se défaire de l’étreinte de son bourreau au moyen d’une contre-ruse, déclare, sous la forme d’une confidence, comme pour confirmer qu’il vient d’être sauvé in extremis : « Il me dut torner a damage / Il a failli m’en cuire »[28].(v. 456)

          En effet, telle que formulée et vu le contexte de son emploi, la locution verbale « en cuire à quelqu’un » que le coq utilise pour traduire le martyre dont il a souffert par la faute du goupil est à appréhender ici aussi bien au sens propre que figuré. La seule allusion au verbe « cuire » en est la preuve ; car bien que renvoyant, par connotation, dans cette expression, à l’idée du coq exposé à de sérieux ennuis, ce verbe peut également, et à juste titre d’ailleurs, signifier, dans l’approche interprétative logique de l’action, qu’il devait faire l’objet d’une consommation après cuisson. Car comment comprendre cette soudaine idée d’emporter le coq, si le héros n’avait pas pris le parti de le manger cuit, en famille, en conformité avec sa composante anthropomorphique.

          La justesse de notre analyse est attestée dans le premier épisode, Renart et le vilain Bertaut, de la branche XVI qui présente un scénario analogue à celui de la branche II : il représente, en effet, le goupil emportant le même coq (celui ayant eu la vie sauve) en direction de son château. La différence notable réside ici au niveau de l’introduction qui donne des détails précis sur les raisons du départ du héros à la chasse et, par ricochet, sur le mode de la consommation à venir du fruit de sa quête:

      Et Renart estoit a sejour / Renart se délassait

      A Malpertuis sa forteresce. / dans sa forteresse de Maupertuis,

     Mes molt estoit en grant destrece, / mais son inquiétude était vive :

      Quar de garison n’avoit point. / les provisions étaient épuisées !

      Sa mesniee ert en si mal point / Sa famille était si mal en point

      Que de fain crient d urement. / qu’elle criait famine.

      Sa fame Hermeline ensement / En outre, sa femme Hermeline,

      Qui estoit de nouvel ençainte, / qui se trouvait à nouveau enceinte,

      Estoit si fort de fain atainte / souffrait tant de la faim

     Que ne se savoit conseillier. / qu’elle ne savait plus à quel saint se      

     vouer.

      Lors se prent a appareillier / Renart commence alors ses préparatifs

      Renart pour querre garison. / pour partir en quête de nourriture.

      Touz seulz s’en ist de sa maison / Seul, il quitte le logis

      Et jure qu’il ne revenra / et jure de ne pas y revenir

      Jusqu'a tant qu’il aportera / sans rapporter

      Vïande a sa mesnie pestre. / de quoi nourrir sa famille[29].

 

Comme nous le constatons si bien, dans ce récit, le héros part à la chasse, non, d’abord et prioritairement, pour lui-même, mais dans l’optique d’y trouver de quoi nourrir sa famille affamée. Son intention n’est donc pas ici d’assouvir, avant tout, son propre besoin naturel sinon d’entreprendre une quête dans un but essentiellement humanitaire. C’est pour cette raison qu’il procède par un marchandage auprès du fermier pour obtenir le coq qu’il « hui toute jour gaitié » / a passé toute la journée à guetter (v. 457). La transaction opérée, Renart, sans tergiverser, fonce alors tout droit vers le château où l’attendent sa femme et ses enfants ; brûlant d’impatience de le voir rentrer, car ne jurant que par lui pour combler leur manque de nourriture :

    Et Renart (…) / Renart, lui, (…)

    A pris le coc et si s’en vet / est reparti avec le coq

    A Malpertuis a son recet. / dans sa cachette de Maupertuis.

    Bien en cuide runger l’eschine / Il espère bien en ronger la carcasse

    Entre lui et dame Hermeline, / en compagnie de dame Hermeline,

    Sa fame que il tant amot.  / son épouse affectionnée[30].

 

Ces métaphores fondées sur la représentation humaine du caractère du goupil apportent non seulement des renseignements sur l’idée que l’homme se faisait de l’animal, mais illustrent également des concepts abstraits permettant d’envisager par leur biais certains aspects de la mentalité humaine.

 

3. Métaphorisation de la nature et de la culture : sens d’une représentation 

La mise en récit de la nature et de la culture à travers la transmutabilité du héros des contes de la France médiévale présente une constellation d’images qu’il nous faut, à présent, décrypter. Ce message imagé adressé aux auditeurs du Moyen Âge n’est pas réservé qu’à une époque surannée, coupée des préoccupations de la contemporanéité existentielle.

L'image, contrairement au simple fait historique, ne porte pas seulement la marque d'une époque déterminée mais dessine, à même la texture du présent, ce qui, du  passé, reste toujours actif, efficient ou émergent. Loin d'être clos sur lui-même, comme tend à nous le faire croire l'historiographie traditionnelle, le passé se conçoit dans cette optique  comme quelque chose d'inachevé et d'ouvert, toujours devant plutôt que derrière[31]

Le double mode de vie du héros des contes renardiens doit donc être saisi comme un miroir qu’ont promené les conteurs, selon la conception de Stendhal, pour présenter aux humains l’état réel de leur condition existentielle.

 Il est certes vrai que les contes renardiens, à l’instar de toute production de l’oralité, mettent en présence un émetteur et un auditoire (les spectateurs). Mais, le conte a également cette particularité d’être un récit métahistorique et transhistorique. En d’autres termes, le contenu du conte, au-delà de sa forte dose en faits imaginaires, porte sur l’histoire du peuple qui en est l’auteur. Cependant, ce contenu dépasse l’histoire restreinte de ce peuple pour avoir prise sur ce que les êtres humains vivent à travers les âges. Ainsi, quelle que soit son origine sociale, le conte est au cœur de l’histoire de l’humanité : histoires personnelle, familiale et collective[32].

 

      3.1. La représentation du héros-goupil : prétexte pour une saisie du déterminisme biologique humain  

La littérature animalière a pour fondement de se servir du travestissement animal pour adresser un message aux humains. Dans le corpus renardien, le versant animal du héros mutant (personnage anthropo-zoomorphique), par la nature de sa construction et par sa fonctionnalité, est à saisir comme l’expression de la représentation du déterminisme biologique inhérent au genre humain. En d’autres termes, bien que vivant dans une société régie par des lois prescrivant un mode consensuel et codifié d’existence voulue et admise, l’être humain ne saurait se départir totalement de sa dimension naturelle consubstantielle et irrépressible qui le rapproche de l’animal, « son double inquiétant et précieux »[33], selon l’expression de Catherine Coquio. Ainsi est-il loisible de le découvrir, très souvent, dans des scènes où la justification possible et plausible de l’acte posé ne peut être rangée que dans des considérations d’ordre biologique, une réalité qu’il a en partage avec l’espèce animale.

La consommation de l’aliment cru, qui nous concerne ici au premier chef, par exemple, renvoie au souci de l’être humain, tourmenté par l’implacable loi de la survie, de gagner la sempiternelle compétition dans le jeu de la vie et de la mort. En effet, de même que la faim fait sortir le loup du bois, de même, l’urgence du besoin alimentaire peut faire surgir l’animalité résiduelle en transformant l’être humain en un loup dévorateur d’aliment cru, pourtant socialement impropre à la consommation.

L’animalisation du héros des contes renardiens n’est rien d’autre qu’une représentation, par le canal de l’affabulation, de la dimension naturellement biologique de l’humain. Ce faisant, sous l’emprise de ce conditionnement biologique où l’homme est un loup pour l’homme, pour emprunter l’expression de Thomas Hobbes, le seul comportement en vigueur ne peut graviter qu’autour d’une propension à l’individualisme. Ainsi, en mangeant cru, et seul, le gibier capturé dans ses diverses quêtes alimentaires, le héros n’agit que sous la dictée des besoins pressants de son corps. C’est pour cette raison qu’il se montre égoïste et glouton face aux exigences naturelles et sans la moindre pitié à l’égard de la proie à qui il ne laisse aucune survie. Jouant ainsi un rôle utilitaire dans la chaîne alimentaire (en tant que carnivore) où l’on doit manger l’autre à défaut de subir le même sort, le héros-goupil met ici en acte une habitude naturelle établie de longue date et conservant intactes ses chances de résurgence.

Toutefois, la constitution bidimensionnelle[34] de l’être humain le prédispose à prendre le parti d’adopter un comportement rationnel aux antipodes des exigences du déterminisme biologique et en étroite conformité avec les prescriptions sociales.

 

      3.2. Le feu de la cuisson comme catalyseur de la « chaleur humaine » et facteur de convivialité sociale

          Pour mieux faire comprendre l’intitulé de cette étape de l’analyse, nous prenons pour référence une idée admise et foncièrement ancrée dans les mentalités populaires au Moyen Âge, époque génitrice des contes renardiens, au sujet de la symbolique du feu. En effet, le terme feu (du latin focus, le foyer) renvoyait, à l’époque médiévale, au foyer. Ce vocable désigne d’abord stricto sensu l’endroit où brûle le feu avant de prendre, au sens figuré, un sémantisme se référant au logement familial, puis, à la famille.

L’appartenance du feu au champ conceptuel du foyer se dresse ainsi contre l’inclination naturelle de l’humain à l’égoïsme au profit d’une existence où la prise en compte de l’autre devient une valeur cardinale. La famille[35] n’est-elle pas la cellule de base de la société ? Il s’agit alors, par le motif de l’aliment emporté à la maison, d’inviter les auditeurs de la société des contes renardiens et les lecteurs des siècles suivants à une nécessaire socialisation de leur être et de leur faire, de leur conception de la vie sociale et de leur mode de conduite les uns à l’égard des autres. Bien plus, la vie en communauté, bannissant les considérations d’ordre autarcique, n’invite ainsi qu’au maintien et à la sauvegarde des relations interpersonnelles. Ce dynamisme interactionnel des membres de la société crée une dynamique évolutive profitable à tout le corps social.

Si le héros décide, après avoir satisfait d’instinct ses propres besoins biologiques, de rentrer à la maison avec une part du fruit de sa chasse pour y faire subir l’action du feu avant sa consommation, c’est justement parce qu’il a dû, préalablement, lui-même, connaître l’utile transfert de son état de nature animale à celui de l’humain. Cette humanisation du héros est loin d’être fortuite en ce sens qu’elle est accompagnée justement d’un éveil de la conscience à l’acte humanitaire prédisposant le personnage à une ouverture à l’autre, à un partage du fruit de sa chasse avec les membres de sa famille qu’il semblait avoir été précédemment ignorés par égoïsme, pour répondre aux besoins biologiques. On pourrait y percevoir une invitation des conteurs à la nécessité du don de soi, « dans la perspective d’offrir, de partager une certaine nourriture avec les siens »[36] ; Renart et ses congénères évoluant dans une société où la faim règne en maître absolu et où se nourrir revient à s’engager dans un combat farouche pour la survie exigeant la mise en place d’un ensemble de stratégies savamment orchestrées dont le recours à la ruse. C’est tout le sens donc de cette métamorphose[37] du héros qui, pour se nourrir et nourrir les siens, est amené à agir, momentanément et irrépressiblement, contre la morale.

Par ailleurs, ce revirement dans le comportement du héros semble rejoindre la conception de Matty Chiva selon laquelle tout ce qui est comestible sur le plan biologique ne l’est pas forcément d’un point de vue culturel. Ainsi, donner à manger ou manger ensemble n’est pas neutre. C’est le signe de l’appartenance à un groupe, le bonheur de prendre ensemble une nourriture culturellement partagée[38]. Risto Moissio, Eric Arnould et Lynda Price ont si bien appréhendé cette dimension culturelle du partage au point d’en étudier le rôle de la nourriture familiale dans la construction d’une identité[39]

En plus du don de soi et de l’altruisme, résultantes de l’humanisation du héros, l’on peut y associer un sentiment de compassion de ce dernier à l’égard des membres de sa famille face à la faim. Le repas familial est pris ici comme un facteur de rapprochement, d’éveil de conscience pour une action socialisante prenant en compte le souci permanent du sort des membres de la communauté. Le foyer familial[40] se dote alors d’une épaisseur sémantique pour en faire un foyer de convivialité sociale[41] pour le héros-Renart après le passage du héros-goupil par le foyer de tension[42], dû à un conditionnement naturel (associé à la vie biologique).

 

 

Conclusion

La spécificité marquée dans la construction du héros mutant des contes renardiens, alternativement animal et humain, montre bien qu’il se trouve aux confluents des deux espèces. Personnage hybride et transfrontalier, la double existence du héros renardien apparaît comme un laboratoire servant à disséquer et à analyser le comportement inhérent au genre humain. S’il est attesté que les humains portent en eux la marque résiduelle et indélébile de l’animalité, il est alors tout à fait indiqué de recourir à cet humanimal pour saisir et expliquer un pan entier de leur mode de vie. 

La transmutation de l’animalité (du goupil) à l’humanité (Renart) du héros a permis de montrer la crise, quoique silencieuse et doucereuse, dont les humains sont victimes et contre laquelle ils doivent lutter au quotidien pour le triomphe de leur humanité[43]. C’est tout le sens de cette contribution fondée sur un aspect de métaphorisation de l’opposition entre la nature et la culture, précisément le « cru et le cuit ». Il en résulte que l’humanité de l’humain, en tant qu’animal social, s’affirme et se consolide par la voie d’une socialisation effective et entière de la pensée et des actes ; d’où l’urgence du retour de Renart, le héros humanisé, dans la société après un moment d’évasion du goupil, le héros animal, sous le pouvoir du déterminisme naturel.

 

 

Bibliographie

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- ZINK, Michel. La littérature française du Moyen Age. Paris : Armand Colin, 1990.


[1] Ce terme désigne le personnage central autour duquel a lieu tous les réseaux de relations. C’est celui qui entreprend sa quête, le sujet. Son rôle est déterminant dans la réussite de l’action menée, car c’est lui qui, en premier, doit nourrir les motivations profondes que doivent suppléer ou compléter les différentes interventions des auxiliaires. De sa ténacité et de sa disponibilité dépend le succès de sa quête. Dans le corpus renardien, ce terme renvoie à Renart, le héros, le décepteur.

[2] Il s’agit d’Élina Suomela Härmä et de Roger Bellon. Élina Suomela dénombre, dans Le Roman de Renart, quatorze (14) contes s’ouvrant sur une situation de manque du héros. Neuf (9) branches ne s’ouvrent pas sur la faim du héros et son départ pour la chasse mais comportent une séquence intégrée de quête de nourriture. Seulement six (6) branches ignorent formellement le critère de la  faim ; dix (10) branches sont entièrement et partiellement consacrées à la quête de justice et quelques branches inclassables. Quant à Roger Bellon dont la classification est fondée sur la morphologie des personnages, c’est-à-dire sur leur représentation mutante dans le tissu narratif de l’œuvre, il y distingue quatre types de situations dont chacun correspond à un jeu dans ses modalités pratiques sur la double appartenance ou non du personnage. De ces différentes situations, on peut y totaliser, pour ce qui concerne la quête de nourriture, huit (8) branches où il est plutôt question, dès le début du récit, de la technique utilisée par Renart pour rechercher sa nourriture et de la façon dont il se prend pour y accéder. Dix (10) branches sont fondées sur la quête de justice dont certaines intègrent des scènes de nourriture. Treize (13) enfin, laissent découvrir la double appartenance des personnages : il s’agit, plus exactement, des huit (8) branches entièrement consacrées à la quête de nourriture et de cinq (5) autres branches où les conteurs y insèrent des séquences de recherche de nourriture.

[3] Le thème de la nourriture emportée par le héros du Roman de Renart en vue de sa consommation en famille après son passage du « cru » au « cuit », brièvement évoqué dans notre thèse de Doctorat, fera l’objet d’un approfondissement dans le cadre de cette contribution.

Voir Le personnage et la métamorphose illusoire: une représentation mutante du héros dans Le Roman de Renart. Thèse de Doctorat unique, Université de Bouaké, 2009.

[4] Opération qui consiste à soumettre un aliment à la chaleur (du feu) afin de le rendre consommable.

[5] Se référer, au sujet de la charge sémantique afférente à ces deux notions, à cette pensée assez évocatrice de Michel Onfray : « Au cuit consensuel de l’institution nutritive, Diogène oppose le nihilisme alimentaire le plus échevelé marqué, en priorité, par le refus du feu, de Prométhée comme symbole de la civilisation. » Michel Onfray. Le ventre des philosophes. Paris : Grasset, 1989.

[6] Francis Affergan. « Textualisation et métaphorisation ». in Communications, 58. Paris : 1994, L'écriture des sciences de l'homme, p. 33.

[7] Kristel Gache. Contribution à l’étude de la symbolique des animaux dans l’œuvre Chantecler d’Edmond Rostand, Thèse de Doctorat, École Nationale Vétérinaire de Toulouse, 2007, p. 16.

[8] Béatrix Belibaste et al. Le Roman de Renart, p. 1, article en ligne, consulté le 15 novembre 2013, http//fr.wikisource.org/w/index.php ?oldid=948272

[9] L’ancien français n’est pas une langue uniforme : il comprend plusieurs dialectes très importants, illustrés par des œuvres littéraires, et dont quelques-uns présentent entre eux de grandes différences : les dialectes wallons et lorrains, qui ont plusieurs traits communs ; le normand, l’anglo-normand´écrit en Angleterre jusqu’au XIVe siècle, et le picard ; le bourguignon ; le champenois ; le francien, ou dialecte de l’Ile de France ; c’est de ce dernier qu’est sortie, après de nombreuses transformations, la langue française moderne (…). L’ancien français est le français écrit du IXe siècle à la fin du XIIIe. Cf. Joseph Anglade. Grammaire élémentaire de l’ancien français. Paris : Librairie Armand Colin, cinquième édition, 1934, p. 5.

[10] Le nom commun renard est issu de Renart, nom propre du héros dans Le Roman de Renart, un recueil de contes médiévaux qui narrent les aventures de cet ingénieux mais odieux personnage anthropo-zoomorphe dans une société fictive en tout point semblable à celle des humains à cette époque.

[11] Jean Beaugrand. « La description des animaux ».  in Manuel pratique de composition française, Tome 1. Paris : Classiques Hachette, 1966, p157.

[12] Ce mythe a été recueilli par Henry Labouret et reproduit dans son ouvrage intitulé Nouvelles notes sur les tribus du rameau lobi. Dakar : IFAN, n°54, 1958.

[13] Alain Kam Sié, «  Sans cela, les gens ne reconnaîtraient pas le feu (où comment les Dians reçurent le feu ». in Actes du colloque international sur le mythe dans la littérature traditionnelle orale négro-africaine. Abidjan, 11-12 Avril 1991.

[14] Alain Kam Sié, «  Sans cela, les gens ne reconnaîtraient pas le feu (où comment les Dians reçurent le feu ».  in Actes du colloque international sur le mythe dans la littérature traditionnelle orale négro-africaine, op. cit., p. 141.

[15] Alain Kam Sié, op. cit., p. 141.

[16] Claude Lévi-Strauss. Mythologiques. Paris : Plon, 1964-1971, 4 volumes (Comprend 1, Le Cru et le Cuit ; 2, Du miel aux cendres ; 3, L’Origine des matières de table ; 4, L’Homme nu).

[17] Informations recueillies d’un article mis en ligne intitulé « La cuisine et la découverte du feu », consulté le 17 novembre 2013, http//www.edukeo.net/cuisine-decouverte-a03073848.htm

[18] Propos de Claude Lévi-Strauss, recueillis par Guy Dumur. in Le Nouvel Observateur Hors-série, Novembre-Décembre 2009, p. 20.

[19] Toute quête entreprise par un héros de récit connaît soit un échec ou un succès (une réussite). Dans le second cas, le récit prend fin par une étape où le héros, désormais conjoint à (ayant obtenu) l’objet de sa quête, en dispose à sa guise. Dans le cadre d’une quête de nourriture, ce qui nous concerne au premier chef dans l’espace de cette contribution, cette dernière phase du récit présente le héros en plein acte de consommation de la nourriture obtenue. Denise Paulme fait remarquer alors que cette étape correspond à la situation de manque comblé (le manque représentant la faim rappelée au début du récit dont l’assouvissement ou la satisfaction a lieu hic et nunc).

[20] Le héros du Roman de Renart est un personnage mutant. Il est représenté à la fois comme un animal et comme un humain, avec les caractères propres à chacune de ces deux espèces : animal, il est guidé par son instinct et se nomme le goupil ; humain ou humanisé, il est le père d’une famille bien constituée, le baron et le meilleur chevalier du roi Noble. Il se nomme alors Renart. La fantaisie des conteurs lui font subir un traitement littéraire spécial, le faisant osciller de l’animalité à l’humanité, ce que Roger Bellon appelle « la métamorphose illusoire ».

[21] Jean Dufournet et Andrée Méline. Le Roman de Renart, vol.1. Paris : Flammarion, 1985, p.315.

L’extrait correspondant à ce renvoi est issu du corpus. Pour ce travail, nous avons choisi, ainsi qu’il est mentionné ci-dessus, la version bilingue de l’édition en ancien français de Jean Dufournet et Andrée Méline traduite en français moderne : l’extrait convoqué sera alors suivi de sa traduction.

[22] Jacques Raymond Koffi Kouacou. Le personnage et la métamorphose illusoire: une représentation mutante du héros dans Le Roman de Renart. Thèse de Doctorat unique, Université de Bouaké, 2009, p. 42.

[23] Jean Dufournet et Andrée Méline, Le Roman de Renart, vol.1, op. cit. p. 285.

[24] Ce mot est employé ici pour désigner l’organe humain de la préhension qui a un pouce opposable aux quatre autres doigts.

[25] Jean Dufournet et Andrée Méline. Le Roman de Renart, vol.1, op. cit. p. 289.

[26] Ibidem, p. 287.

[27] Jean Dufournet et Andrée Méline. Le Roman de Renart, vol.1, op. cit., p. 289.

[28] Ibidem., p. 231.

[29] Jean Dufournet et Andrée Méline. Le Roman de Renart, vol.2. Paris : Flammarion, 1985, pp. 375-377.

[30] Jean Dufournet et Andrée Méline, op. cit. p. 401.

[31] Guillaume Asselin. Entropologiques métamorphoses du sacré dans la littérature contemporaine, Thèse de Doctorat, Université du Québec. Montréal : 2008, p. 2.

[32] Jacques Raymond Koffi Kouacou, «  Le Roman de Renart : une interpellation à la conscience humaine ». in Lettres d’Ivoire N°009, Revue Scientifique de Littératures, Langues et Sciences Humaines de l’Université de Bouaké,  2ème semestre 2010, p. 139.

[33] Catherine Coquio, « L’animal et l’humain : un mythe contemporain, entre science, littérature et philosophie ». in Site Présence de la littérature - Dossier L’animal dans la littérature, SCÉRÉN-CNDP, 2010, p. 1.

[34] À la différence de l’animal, l’être humain est, en plus du corps, doté d’une faculté de réflexion et de discernement, c’est-à-dire de la raison. C’est cette faculté qui le conduit à conformer ses actes aux us et coutumes admis et aux lois prescrites par la société où il est amené à vivre.

[35] Jean-Jacques Rousseau corrobore cette conception de la famille prise comme une structure fondamentale de la société dans le chapitre II du Livre premier intitulé « Des premières sociétés » : « La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille (4) : encore les enfants ne restent- ils liés au père qu'aussi longtemps qu'ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l'obéissance qu'ils devaient au père, le père, exempt des soins qu'il devait aux enfants, rentrent tous également dans l'indépendance. S'ils continuent de rester unis, ce n'est plus naturellement, c'est volontairement;  et la famille elle-même ne se maintient que par convention (…). La famille est donc, si l'on veut, le premier modèle des sociétés politiques : le chef est l'image du père, le peuple est l'image des enfants ; et tous, étant nés égaux et libres n'aliènent leur liberté que pour leur utilité. Toute la différence est que, dans la famille, l'amour du père pour ses enfants le paye des soins qu'il leur rend; et que, dans l'État, le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n'a pas pour ses peuples. » Jean-Jacques Rousseau. Du contrat social. Paris : Félix Alcan, 1896, pp. 11-14.

[36] Céline Del Bucchia. «  Nourrir sa famille : exploration du concept de don alimentaire », article présenté pour le concours MCEI 2008, p. 3.

[37] Nous croyons y voir le reflet de l’importance que la société féodale attribuait à certaines idées, notamment la ruse, l’une des notions clés de l’époque, qui exerçait une grande fascination sur l’esprit médiéval.

[38] Chiva Matty. « Les risques alimentaires : approches culturelles ou dimensions universelles ? ». in Risques et peurs alimentaires. Paris: Editions Odile Jacob, 1998.

[39] Risto Moissio, Eric J. Arnould et Lynda L. Price. « Between mothers and market, constructing family identity through homemade food ».  in Journal of Consumer Culture, vol. 4 (3), 2004.

[40] Le foyer familial renvoie ici à l’endroit de la société humaine réservé pour la cuisson de la nourriture.

[41] Le foyer familial est appréhendé ici, non plus comme un simple lieu, une simple représentation topographique, mais comme un symbole. Il tient lieu, dans les contes analysés, de symbole de socialisation, d’harmonie existentielle.

[42] Il faut entendre par l’expression “foyer de tension” l’espace d’affrontement où les conteurs représentent le héros-goupil en situation d’adversité avec ses proies ou les victimes de sa ruse.

[43] Kristel Gache dira, à ce propos, que les animaux servent « de faire valoir aux hommes par la mise en évidence de leur bestialité dangereuse ou de leur ridicule et imparfaite humanité ». cf. Kristel Gache, op. cit, p. 18.