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Résumé

L’évolution de la littérature romanesque africaine a permis de relever une grande mutation formelle des œuvres publiées depuis les premiers romanciers. A partir des années 1970, surtout avec l’intrusion de Ahmadou Kourouma et de Sony Labou Tansi, on observe une recomposition du récit qui s’illustre par un mélange des genres littéraires, une inventivité lexicale, une re-sémantisation des mots, mais aussi des emprunts et de nouvelles formes stylistiques. Ces innovations deviennent des lieux communs de plusieurs textes, même du 21ème siècle, publiés à la fois en Afrique et en Europe. Ces nouvelles techniques d’écriture du roman africain colorent toute la littérature et permettent d’apprécier les préoccupations et l’inventivité des auteurs.

Mots-clés : Bigarrure, création, baroque, emprunts, effets discursifs.

 

Abstract

The development of the African novelistic Literature has permitted to notice a great and positive transformation in the works which have been published since the first novelist’s time. From the years 1970, especially with Ahmadou Kourouma and Sony Labou Tansi’s interference up to now, we have noticed a new story writing, illustrated by mixture of Literacy genres, lexical inventiveness, a new semantics of words; word borrowing and new types of stylistics as well. These innovations have become the commun settings of many texts, even those written in the 21rst century and published as well in Africa as in Europe. This new technique of the African novel writing put variety into the whole Literature and gives the opportunity to evaluate the writer’s preoccupations and inventiveness.

Key words: Baroque, borrowing, creation, multicolour.

 

 

Terme apparu au XVIème siècle, le baroque est défini par le Petit Robert comme « quelque chose qui est d’une irrégularité bizarre, qui est étrange, excentrique, biscornu ». En d’autres termes, évoquer le baroque permet de relever, dans le fonctionnement du texte, une distanciation vis-à-vis d’une pratique établie, d’une norme adoptée. Il s’agit aussi de mettre en relief le caractère contradictoire, ambigu et surtout hétéroclite des éléments internes au texte. Il convient alors d’indiquer que l’expression du baroque dans la littérature s’appuie sur le refus volontaire des règles antérieurement en vogue dans la rédaction d’un texte ou dans le fonctionnement d’un genre. Ceci permet de voir l’émergence de nouvelles pratiques, l’invention de nouvelles formes esthétiques, de nouvelles tendances de créatrices qui rompent avec les habitudes et techniques rédactionnelles connues et pratiquées jusques là. Le présent article se propose d’explorer les nouvelles techniques qui caractérisent les productions littéraires actuelles. L’analyse de quelques indices permet de relever les marques du baroque dans cette littérature et de voir leur déploiement dans les œuvres des « nouveaux » auteurs.

Dans le cas d’espèce de la littérature africaine de langue française, la tendance au baroque est marquée par des habitudes, des choix rédactionnels précis qui mettent en relief des phrases aux longueurs contrastées, l’harmonie et le contrepoint qui créent une espèce de dynamique du texte littéraire. Le baroque peut aussi se lire dans la superposition des genres, dans la déstructuration, dans la désarticulation des éléments internes à l’œuvre. Ce qui sous-entend une nouvelle esthétique qui se remarque dans la polyphonie, dans la multiplication des techniques et des genres discursifs et narratifs. Dans les œuvres romanesques, comme par exemple Le pleurer-rire d’Henri Lopès[1], La vie et demie[2]et toutes les autres œuvres romanesques de Sony Labou Tansi, Verre cassé d’Alain Mabanckou[3], Place des fêtes de Sami Tchak[4], La carte d’identité de Jean-Marie Adiaffi[5], on relève facilement une expression simple et à la fois fortement dramatique, où les rythmes clairs, amples, syncopés débouchent sur des bigarrures, remplacent les comparaisons métaphysiques, entrelacées et sophistiquées.

L’invention de l’écriture baroque s’appuie sur une forte présence de l’iconographie, la fixation et non la suggestion des étapes et des réalités de vie, le mouvement variant dans le récit. La dislocation de la structure narrative offre les conditions d’une errance à travers une discontinuité, un décentrement très prononcé[6]. Comme le démontre Kossi Efoui[7], le mot, qui est le matériau du base du texte, se révèle dans une infinité de sens et les manipulations sémantiques permettent de s’interroger, tout le long de la découverte du texte, sur les sens et les symbolisations des images et des métaphores (expérience savamment élaborée par Sony Labou Tansi et, par la suite, par les « nouveaux » écrivains de l’espace francophone africain). Ce qui crée une dynamique capable de captiver le lecteur et de le maintenir vivant à travers des péripéties qui sont, elles-mêmes, non des révélations mais des figurations suggestives et successives que le lecteur doit interpréter. C’est ce que semble confirmer Didier Amela[8] lorsqu’il déclare qu’

En dehors des mots qui ne répondent pas toujours au sens qu’on leur porte, l’intrigue, elle, propose un « dé-enchantement » des faits et s’impose au lecteur comme une autre façon de dire et de voir les choses. On assiste à une esthétique de fragmentation marquée par une structure de récit original, où l’éclatement du noyau narratif conduit le lecteur à chercher une unité impossible entre des éléments indépendants ou contradictoires. Il devient donc difficile pour le lecteur de saisir l’objet du texte sans cesse déplacé et morcelé. L’organisation déconcertante et la langue en perpétuel (sic) réinvention produisent un effet d’inachèvement. Le texte semble tenter de saisir un réel éphémère et incertain où évolue (sic) des personnages aux contours flous… 

 

Cette adresse à la conscience du lecteur qui découvre les notations, les discontinuités du texte, est à la base de la découverte des réalités différentes de l’exposé doctrinal qui a marqué les anciens textes. La visibilité du texte devient la conséquence de toutes les formes d’interpellation qui sont orientées vers le lecteur.

Dans cette tendance actuelle des textes de la littérature africaine, il est aisé de constater, comme le soutient fortement Amela, que le roman africain présente des « structures assez divergentes d’un roman à l’autre et que ces œuvres servent de prétexte pour plonger le lecteur dans un univers chaotique, et les différents narrateurs abandonnent bien vite la raison initiale ». (Amela, 2012, p.108.) Le texte baroque est  le reflet d’une entité spatiale et d’une structure narrative désagrégées, marquées par le chaos, la transgression, la violence à la fois verbale, structurelle et interne au fonctionnement du texte, au métissage linguistique, à la déconstruction, à la manipulation des mots et des sens, à des interférences où l’intertexte fonctionne comme une marque évidente du saisissement et du surgissement chez l’auteur des « passés fugitifs » et obsessionnels qui se lisent à travers des souvenirs pris dans leur instantané, dans leur émergence dans la conscience de l’auteur ; mais aussi dans des rappels conscients et volontaires qui conduisent vers l’alternance, dans le même texte, dans le même espace fictionnel, entre une réactualisation et des créations esthétiques nouvelles chez les auteurs. Cette désarticulation des textes se lit comme des fragmentations de la vie des personnages et du récit, dans ce qu’elles ont de complexe et de discontinu.

La particularité de ces textes est de tenir en haleine tout lecteur en lui offrant non des certitudes, des satisfactions attendues, mais la possibilité de s’investir dans la construction d’une intrigue qui lui échappe. Cette dernière est marquée la multiplicité des tableaux, de la dislocation de l’action qui enlèvent au texte toute son autonomie. Celle-ci se construit, à plusieurs niveaux, dans la dislocation, dans la fragmentation des récits que le lecteur est vivement et patiemment invité à reconstruire. Dans Place de fêtes de Sami Tchak, l’histoire de cette famille immigrée en Europe et particulièrement en France, se découvre comme des instantanés de vie à travers plus de quarante-quatre chapitres, aussi inégaux que discontinus. Le narrateur promène le lecteur entre les interrogations du père, la quête frénétique des amants chez la mère, le délitement moral des enfants qui se réalise dans l’inceste, l’immoralité, la concussion, le choix du sexe, etc. Cet éparpillement des thèmes, cette difficulté à cerner une « quelconque autonomie » du texte, qui participe du malaise que ressent le lecteur, la découverte chaque fois renouvelée d’un nouveau chapitre sans lien apparent avec le précédent, donnent au baroque toute sa dimension. La lecture n’est plus tant linéaire mais elle convoque toute la présence du lecteur et lui propose une re-contextualisation des mots, des images, des symboles, des discours afin de parcourir toute « l’histoire » des personnages dans les textes. Chacune de ces réalités ou de ces caractéristiques, permet de voir le déploiement du baroque à travers des axes significatifs et parlants dans les nouveaux textes littéraires africains.

  

1-Les interférences, la langue et son déploiement

Les Nouveaux Romanciers tentent d’inventer un langage nouveau ayant pour credo, selon Sewanou Dabla (1986 : 42-46), le refus de l’imitation servile, le refus de la norme et de l’embrigadement dans des structures formelles définies par la pratique littéraire d’une époque ou d’une école. En surmontant la norme, en s’affranchissant du tutorat des anciens ou de supposés « maîtres », les jeunes écrivains proposent de nouvelles techniques et de nouvelles formes d’écriture qui confirment leur émancipation. Bien souvent, c’est dans l’appropriation et dans l’exploitation des ressources linguistiques et dans la structuration de leurs récits qu’apparaissent les tentatives d’invention, de création de nouvelles formes d’écriture.

Par conséquent, la dynamique de ce qui aurait paru comme antinomique dans les romans africains devient une norme. En refusant de se conformer aux habitudes scripturales, aux règles qui fondaient le texte littéraire africain, en se démarquant de ce qui était considéré comme le référentiel et à partir duquel le texte prend une certaine charge identitaire, le roman « nouveau » africain s’oriente vers des nouveaux paramètres qui sont l’irrégularité des formes, le mélange des genres, l’hybridité des formes et des techniques d’écriture et, surtout, la question de la langue qui se démarque volontiers d’une recherche sur la langue « parfaite » comme chez certains premiers auteurs, des techniques d’écriture du roman africain traditionnel. La question de la langue devient le paramètre des transformations que connaît le roman africain. Les premiers frémissements observés avec Kourouma et Tansi se sont renforcés par les techniques innovantes adoptées par les jeunes écrivains. L’innovation majeure de cette littérature ne s’appuie plus tellement sur un travail sur le mot, la langue et leurs appropriations. Perçu comme producteur de sens, le mot, chez les « jeunes » écrivains, est lui-même une construction qui permet de dérouler un discours assez symbolique, très marqué. C’est pourquoi pour Kossi Efoui « écrire, c’est se comporter à l’égard du mot comme si le sens n’allait pas de soi. Ecrire, c’est mettre à l’épreuve le mot. On écrit à cause de la faiblesse du mot (…) il faut s’assurer qu’on est désormais paré de mots, de signes et gris-gris dont l’agencement bannit la crainte. » (Efoui 2008) Dans cette logique rien n’est alors plus tabou dans les propositions d’images, dans l’évocation des situations, dans les expériences de vie que les personnages présentent à travers les univers.

La langue des « nouveaux » auteurs de la jeune littérature africaine témoigne, elle aussi, de l’hybridation. Elle superpose plusieurs niveaux de langue et plusieurs types de langue. Il ne s’agit pas simplement d’une accumulation des dires populaires (comme chez Paul Hazoumé avec Doguicimi[9]ou Félix Couchoro avec L’esclave) et d’une langue savamment construite, mais le lecteur a l’impression qu’il y a dans les textes une émergence des instants de l’apprentissage, des réminiscences qui fixent les auteurs à la fois dans les cultures de leurs origines (contextes africain et européen de naissance, de vie, de travail qui fécondent la maturation du texte) qui resurgissent dans les œuvres comme des survivances et, en même temps, préfigurent leurs héritages et leurs parcours de vie. Il s’agit, peut-être involontairement, de faire survivre dans les textes leurs cultures scolaires, sociales, les langues africaines et les langues européennes.

Dans La carte d’identité, dans Place des fêtes, dans Au commencement était le glaive de Edem Kodjo[10], et particulièrement dans Verre cassé d’Alain Mabanckou, par exemple, on relève aisément une superposition des parlers populaires, une figuration des textes, un rappel conscient des lectures anciennes, des faits historiques, des habitudes et des jeux, d’un passé qui surgit dans le texte comme élément fondamental de l’architecture de la narration, etc.  et une recherche d’une bonne application de la langue française. Sami Tchak, tout en mélangeant les niveaux de langue dans Place des fêtes, joue, avec une grande aisance, avec le sens des mots. En effet, par exemple, les mots ou les expressions « Ordures » « Popotins » (p.31), « la rage du cul », « un continent déjà programmé par le virus » (p.95), « femmes parasitées » (p.95), « bazooka » (p.95), les diminutifs « profs » (p.31), « nympho » (p.153) ; « votre chatte » (p.189), etc. témoignent de cette oscillation entre plusieurs langues dans le texte. Elle est marquée par un langage cru et le besoin de « nommer pour signifier » qui habite l’auteur au moment de l’écriture du texte.

Le texte d’Adiaffi, lui, présente deux caractéristiques fondamentales. B. Nikpé[11] affirme dans L’expression du baroque dans La carte d’identité de Jean-Marie Adiaffi que l’auteur fait figurer dans le texte en français deux réalités appartenant à des aires culturelles différentes. La carte d’identité est, selon lui, truffé de parlers populaires savamment exploités et qui traduisent ou réfléchissent dans l’œuvre les catégories sociales auxquelles les personnages appartiennent. On a alors, comme répondant au style soutenu ou courant, un style relâché où se lit facilement le « mauvais français ». Le passage (pages 50-52) sur le viol témoigne d’une hybridation de style, de niveaux de langue qui se côtoient et qui se répondent pour marquer la différence de niveaux de culture et d’appartenance sociale dans le roman. Nous proposons l’extrait suivant où la force du texte dialogique met en relief les écarts de langage entre les personnages : 

- Non, mon commandant ! Femme-là mentit contre moi. Fille-là c’est d’accord avec moi.

- Ce n’est pas d’accord. Ce n’est pas d’accord, intervient la mère avec rigueur. Regarde-moi ça. Ton corps sale. Son odeur on dirait piment et poisson pourri.

- (…)

- Le sang là, elle ne connaît pas garçon encore, c’est ça. Au commencement, elle a fait palabre. Quand elle voit que c’est bon pour elle est d’accord. C’est elle-même qui a attrapé mon chose là (…)

- Ma fille, tu sais parler, oui ? Tu n’es pas muette. Tu n’as pas perdu ta langue avec ta virginité, j’espère ?

- Oui, missié

- T’a-t-il pénétré, le monsieur ?

- Oui, missié  (La carte d’identité, p.51.)

 

Le texte, contrairement à la fameuse tentative de « malinkéïsation » du français réalisée par Kourouma dans ses différentes œuvres, apparaît alors comme une restitution voulue des parlers des catégories sociales auxquelles appartiennent les interlocuteurs. Chaque niveau de langue fonctionne parallèlement à l’autre et fixe ou renseigne sur le statut du locuteur.

La faconde populaire, qui s’exprime fortement à travers des dictons, des parlers populaires, des emprunts aux langues africaines, crée des ruptures dans le rythme du texte de l’auteur mais rend vivante et dynamique l’esthétique. Quand Adiaffi insère, dans son texte savamment rédigé dans une langue correcte, sur trois pages successives (pp. 57, 58, 59), des proverbes (« Quand on a le sexe mort et qu’on ne peut pas faire l’amour, on s’en sert encore pour uriner » ; « Le poulailler est un palais doré pour le coq malgré la puanteur des lieux » ; « Celui qui est tombé dans l’eau n’a plus peur de la pluie »), il permet de voir l’impossibilité de la conceptualisation des choses, des idées dans la langue française. Le narrateur rend les réalités en empruntant des mots français auxquels on donne une charge africaine. Ce que souligne aisément Ayayi Togoata Apedo-Amah (Propos scientifiques, n°7, 1988). Il pense que les textes produits à partir de 1970 dévoilent l’irrespect de la « norme oppressive » pour s’investir dans la transgression de la norme du français standard. La langue est adaptée, pliée aux réalités africaines pour mieux rendre la pensée et contrebalancer ou figurer l’inaliénation des auteurs à une langue d’apprentissage. Ce qui favorise l’insertion, dans une seule œuvre, de deux contextes discursifs et culturels différents : marque du baroque. Apedo-Amah traduit ce va-et-vient, mieux cet étirement entre réalités culturelles africaines et européennes en ces termes :

Cette inadéquation de la norme linguistique française avec la logique discursive et conceptuelle des cultures africaines a imposé à nos écrivains deux normes discursives : l’une étrangère et l’autre africaine. L’écart résulte de la cohabitation de ces deux réalités linguistiques et culturelles. (p.19)

 

Cette double présence d’éléments culturels appartenant à des cultures diverses, crée des ruptures dans la découverte des sens des éléments du texte. Elle impose une plongée dans les différents contextes afin de mieux cerner la symbolisation des images et des discours. Elle provoque parfois un double sens, car il y a aussi dans le texte la présence d’une seule langue (française) mais avec des conceptualisations différentes, des évocations divergentes qui donnent lieu à des décentrements. Cette dualité se lit dans la diglossie. Elle devient aussi l’une des facettes de ces interférences dans les textes. Elle installe le lecteur dans le métalangage et permet de « contourner le mur de l’intraduisibilité dressé par la norme » (Apedo-Amah : 20) et sort de la recherche d’un purisme qui ne donnerait pas au mot français la capacité de coller à l’intention que les personnages voulaient traduire.

La diglossie permet, il est vrai, de sortir du « discours sur le terroir » en proposant au lecteur des adaptations, des traductions, des superpositions de deux langues, qui assurent la circulation des intentions et des images. La carte d’identité s’offre le mieux à l’analyse de la diglossie. A la page 11, Adiaffi écrit : « Ensuite, Kakatika, qui lui resta. Ah Kakatika ! Outre la sonorité nauséabonde, empuantie, merdière et emmerdante des premières syllabes, cela veut dire « monstre géant » ou à la page 113 «Quand finirons-nous de traverser ce tunnel empesté? C’est un foufouesso : une vraie poubelle, un vrai pot de chambre, un vrai vase de nuit, un vrai Kouraba… » ou encore « Gnamienpli… Bracoo… Grand Dieu, viens me sauver !... Manfô ! Prêtre blanc contre prêtresse noire. Y a pas match aujourd’hui. Onè o ènè… aujourd’hui, c’est aujourd’hui ! » Chacun de ces extraits présente deux discours différents avec le même référent. On a alors le même discours en langue agni de Côte d’Ivoire et en français. Les deux textes ne fonctionnent pas l’un sans l’autre.

Les traductions se greffent sur le texte agni et apportent des éclaircissements pour une meilleure compréhension. Aux pages 10, 12, 13, 14 et autres le narrateur ou Mélédouman emploie le terme floco en prenant soin d’indiquer, qu’il s’agit d’ « un vaurien, un va-nu-pieds, un démon). Le mot entre ensuite en association avec « garde !!!!» et donne « garde-floco » qui, lui, renvoie à un soldat qui ne s’illustre que par la violence (Nikpé, 2012). Ce besoin d’expliquer les termes employés donne lieu à deux textes qui se superposent l’un sur l’autre, s’inscrivent dans une redondance ou s’interpénètrent dans le roman. En aucun cas la traduction n’apparaît pas comme un autre texte : elle comble la difficulté à comprendre le texte élaboré dans la langue qui n’est pas, en réalité, celle choisie pour écrire l’œuvre. La traduction facilite alors la compréhension en aidant le lecteur à accéder au discours, au sens des idiomes et des expressions étrangères à la langue des textes. La dénomination chez certains auteurs relève aussi de cette dynamique diglossique.

Chez Edem Kodjo, dans Au commencement était le glaive, surtout dans la seconde partie du roman, un langage ordurier caractérise les propos de Chafou. Mécontent des agissements de sa partenaire, il n’hésite pas à emprunter au parler populaire de l’espace éwé des mots comme ashawo, pour mettre l’accent sur l’aspect immoral et immonde de celle-ci. Les mots français « prostituée » ou « pute » lui semblent faibles pour traduire sa pensée. C’est naturellement vers les richesses du terroir qu’il se tourne afin de traduire avec fidélité son sentiment. La présence de ces deux discours ne renvoie pas simplement à l’impossibilité du français à traduire des réalités et des sentiments mais met plutôt l’accent sur la présence de deux contextes culturels et linguistiques qui fondent l’identité et des personnages et des auteurs.

Cette tendance n’est pas une spécificité de Kodjo. Chez Ahmadou Kourouma (Allah n’est pas obligé) et surtout chez Sony Labou Tansi (La vie et demie) la frontière entre le moral, le permis, le social et l’immoral, l’interdit, l’abject est difficile à établir tant le lecteur peut relever un mélange extraordinaire de langages polis, de grossièretés, d’insultes, etc. On a une profusion d’insultes qui passent de la grossièreté à des situations ridicules dans lesquelles l’injure perd de sa valeur. Le narrateur et certains personnages du texte de Kourouma empruntent un discours qui est un chapelet d’insanités. Sur plusieurs pages on a par exemple « fafaro » (sexe ou cul de mon père, pages 8, 10 et autres), « gnamokodé » (bâtard, p.8 et autres), « Ouya-ouya » (vaurien, p.79), « petit voyou » (p.89), qui surgissent dans le texte non plus comme des insultes mais comme de simples exclamations, des noms de personnes, des expressions d’étonnement. Tansi en fait autant avec « tes puanteurs » (p.81), « Ta gueule » (p. 80 et 90), etc. L’utilisation de ces interjections laisse voir des glissements de sens qui vont d’une situation indélicate à une autre risible. En vidant l’insulte de son sens premier, le texte conduit à des comiques de mots et de situations. Les contextes dans lesquels le mot ou la formule apparaît, n’offre plus un haut-le-cœur suivi d’un énervement, d’un étonnement ou d’une indignation mais une surprise ou un rire.

 

2-Les lieux du récit

En juxtaposant les lieux et les cultures et en exploitant leur multiplicité, en éclatant l’action dans les textes, les auteurs de la nouvelle génération retracent l’histoire de leurs vies qui ont toutes des particularités et s’inscrivent dans une dynamique qui les oblige à se définir comme étant l’illustration des réalités d’ici et d’ailleurs comme le dit Sami Tchak. C’est dans cette conjonction que le récit et les personnages trouvent toute leur noblesse et toute l’expression de leur ambiguïté. Aucun cadre n’est encore suffisant et si autonome pour dire toute la réalité à la fois sociale, psychologique, affective, etc. Le télescopage entre lieux fictifs et lieux réels induit l’incapacité à définir l’espace romanesque dans les textes des jeunes auteurs africains. L’espace est historique et fictif, social et affectif, individuel et collectif, physique et fugitif, inventé et réel, etc. Ce qui densifie le flou de la présentation, de la description, du fonctionnement et de la symbolisation de tel ou tel espace dans un roman donné.

Toute réflexion sur le lieu de l’action devient problématique tant les auteurs et les personnages eux-mêmes ne savent plus à quel référentiel s’accrocher pour proposer des interprétations. Les lieux de l’action (et il y en a) sont polymorphes, divers, et parfois inexpressifs. Dans Place des fêtes par exemple, les chapitres proposent une dissémination d’une multiplicité de lieux aussi symboliques qu’insignifiants à travers le texte. Le lecteur est balloté entre la chambre à coucher, le dessous d’un escalier, la salle d’eau, les lieux publics, le métro, la cuisine, la gare, le salon, etc. Chaque lieu a une autonomie et fait dérouler une action tout aussi autonome. Ce qui fait que la diversité des lieux n’est jamais liée à une intrigue dont on chercherait une unicité ou les différents déploiements dans le texte. Dans Verre cassé, tout semble se dérouler, contrairement à Place des fêtes, en un seul lieu qui devient le lieu de convergence des entités multiformes, des destins sans lien, mais marqués par une espèce de dégradation. Le bar « Le crédit a voyagé » s’inscrit dans une circularité, dans une absurdité et fait déferler des personnages qui sont comme des âmes en errance que le narrateur présente comme l’expression de la déchéance humaine.

Il n’y a alors pas dans ces nouveaux textes une logique unique dans la présentation. Toute la difficulté et la particularité des nouveaux textes résident en cela. Le lieu dans ces œuvres est à saisir dans chaque personnage, dans chaque séquence. Le malaise d’Henri Lopes dans Le pleurer-rire se comprend alors quand un des personnages de cette œuvre s’interroge sur la réalité du lieu de l’action : « Ah, oui, le Pays, le Pays, le Pays, quel Pays ? Quelque part, sur ce continent, bien sûr. Choisissez, après mille raisonnements ou suivant votre fantaisie, un point quelconque sur l’équateur »[12]. On a le sentiment que les brouillages spatiaux, la multiplication des lieux de l’action, l’éclatement des micro-espaces, témoignent des irrégularités et des distances prises par la nouvelle génération d’auteurs africains. Ainsi, le roman africain offre de plus en plus des espaces ondoyants qui balaient, dans la même œuvre, le cadre africain, occidental voire, dans certains cas, sud-américain (comme c’est le cas dans certains textes de Sami Tchak). Cette oscillation entre plusieurs milieux de réalisation de l’action retrace toute la vie et l’histoire de ces écrivains de la postcolonie (terme cher à A. Waberi et à J. Chevrier). Cette réalité s’explique par l’impossibilité à faire figurer les bris d’actions dans un milieu figé qui traduirait une unicité de l’intrigue, se mesurerait par la diversité des espaces qui meublent un seul récit, souvent décousu. La discontinuité de la vie assure alors la variation de l’espace qui devient l’expression de l’incertitude, des cassures de toute notre existence.

Chaque espace est un prétexte pour dérouler une histoire précise. On a alors plusieurs espaces et plusieurs histoires autonomes dans leur déroulement. Même parfois, le retour sur un espace déjà évoqué chez Sami Tchak, ne permet pas de voir la continuité d’un récit entamé quelques pages plu tôt. C’est cela qui accentue l’ambiguïté dans la narration, accentue le flou dans les récits et provoque l’impression d’une perpétuelle discontinuité du récit dans les œuvres. Le sentiment que l’on a en lisant ces textes est celui du composite dont parle Sélom K. Gbanou dans son article sur le fragmentaire (Tangence, 2004). Il convient alors de faire remarquer que tout le texte de ces « jeunes écrivains » se présente comme un assemblage de bris et de débris que le narrateur ne tente même pas de recoller. L’ensemble est une juxtaposition d’éléments hétéroclites qui marquent des « étapes de vie » des personnages. La brisure est aussi dans la discontinuité de l’espace qui, lui-même, devient un éclatement de la pensée et de la vie de chaque personnage.

En s’inscrivant dans une telle dynamique, ils construisent des scénarii d’actions qui donnent l’impression que la diversité d’actions et d’espaces est la traduction, très forte, de la difficulté que les hommes ont, après « les soleils des indépendances » à se définir comme entité d’un espace connu, fermé, figé par la géographie (physique). L’espace est, dans ces textes, beaucoup plus psychologique, affectif et prend une dimension historique et symbolique. Il est lu dans l’imprécision à définir un lieu d’attachement et d’identification. Il ne s’agit pas d’un renoncement à l’espace africain avec ses réalités, ses caractéristiques, ses échecs et ses contradictions. Il nous semble qu’il s’agit de montrer que l’Africain s’est installé dans une hybridité qui fait de lui le citoyen d’ici et d’ailleurs, d’un lieu connu et de nulle part en même temps. 

L’éclatement de l’espace se lit dans la thématique de l’immigration qui est le prétexte et la justification et l’évocation d’un espace incertain, suggéré et symbolique. En effet, contrairement à l’habitude qui permet de décrire des espaces, supposés réels, le lieu est un discours qui reflète ou traduit le statut du personnage. La lecture des espaces apparaît alors comme une marque qui traduit une adhérence du personnage à l’autonomie du récit. Chaque espace fictionnel est alors un résumé de l’action et introduit le lecteur dans la polyphonie. Il est généralement chargé affectivement de sens et assure l’exécution des choix, traduit une implication du narrateur dans le récit. Il indique la multiplicité des récits.  Cette polyphonie et cette multiplicité dans le texte, se traduisent par une apparente autonomie de chaque espace qui est le lieu de la mise en œuvre de chaque action. En dehors de Verre cassé où l’espace semble unique, la plupart des autres textes sont marqués par une pluralité de lieux qui ne sont pas forcément des étapes du déroulement de la diégèse.

  

3-La dénomination

Dans certains textes actuels, la dénomination permet également de relever un assemblage de noms qui renvoient à des espaces multiples, à des cultures différentes. Le même texte peut présenter des noms africains, des noms européens ou d’origine hispanique. Mais ce qui est frappant, c’est la cohabitation des noms d’hommes, des noms d’animaux comme dans une architecture d’un texte fabuleux ou d’un conte. Verre cassé est un cas palpable. Il présente beaucoup plus des sobriquets qui sont déconnectés de la logique du texte. On a « L’Escargot entêté », « Le Loup des steppes », «le type aux Pampers », etc. qui se retrouvent ensemble avec des noms de personne comme Joséphine Baker (p.15), Mohammed Ali (p.34), Yves Saint Laurent (p.69) ; des noms d’artistes ou de personnages de cinéma comme Alcapone (p.37), Hitchcock (p.117) ; des noms de lieux connus tels Douala, New Bell (p.33), Pigalle (p.68), Pékin (p.104), etc. Ce cafouillis de noms rompt avec le refus de nommer les personnages dans Place des fêtes. Les personnages sont désignés par leurs statuts sociaux, les lignages ou les fonctions. Le texte de Sami Tchak propose « la cousine », « la nièce », « maman », « papa », « la voisine », « le Mali » mais aussi Ramon Gomez de la Serna, Juan Manuel de Prada (p.191) ; de noms d’artistes comme Maigret (p.221). C’est dans cet éventail que le lecteur cherche à débrider la logique des récits que l’œuvre lui présente.

Dans La carte d’identité, les noms des lieux, presque à consonance agni, apparaissent comme des noms-programmes, des noms-message. Ils permettent de véhiculer une information. Parfois, ils ne sont évocateurs d’aucune réalité. Même dans le cas d’un emprunt au terroir, avec des noms comme Krodasso, Blofouèkro, Foufouesso, Bettié, Ebissoa, le nom ne facilite pas la lecture et la compréhension de l’œuvre.

Il est aussi une marque de la diglossie dans le texte. Ebissoa, par exemple, est le bagne où les détenus, indigènes, connaissent la violence et la déshumanisation. C’est dans cet espace que Mélédouman a eu à faire l’expérience de la torture, imposée par le Garde-floco, bras armé du commandant Lapine. Ebissoa est « la maison du caca », donc de la dégradation, du déchet, du rejet, du transformé, du résidu, de l’insalubrité, etc. Le métadiscours qui se construit dans le texte renseigne sur les grands rapports que les personnages ont avec les espaces. Ces espaces ne sont pas indiqués pour faire fonctionner la fiction mais ils acquièrent une autre dimension, celle du commentaire, celle du regard que les personnages posent sur les lieux suggérés. Chaque lieu est l’expression d’une intention qui dit long sur la situation que vivent les personnages dans le texte. La dégradation sociale et humaine est reflétée par la dénomination. Le « foufouesso » est marqué par la puanteur tout comme Krodasso, village ruiné, situé entre le cimentière et la maison royale. Ce lieu est la symbolisation de toutes les manœuvres qui précipitent l’individu vers sa ruine. D’ailleurs, le fait que les Noirs en soient expulsés sans ménagement, témoigne de la déraison qui caractérise les rapports humains. Il montre à quel point la chute est fatale pour les hommes qui n’ont plus aucun recours.

Mais ce qui est surprenant chez Adiaffi, Mabanckou, Tchak, et les autres, c’est que ces espaces sont présentés comme normaux et deviennent des référentiels de lieu de vie où l’existence se résume à une masse de difficultés. Il s’agit d’un engrenage, d’une souricière qui ne laisse aucune place à l’espérance. En choisissant des cadres, qui, en réalité, sont des obstacles à toute vie normale, comme un repère, comme déterminant pour toute réalisation, toute affirmation, les auteurs renforcent le flou au plan de l’axiologie et de la symbolisation. Ces cadres sont donc aux antipodes des lieux classiques qui se font lire, dans les tout premiers textes, comme des résumés qui, à eux seuls, indiquent un parcours, une action, une étape du récit. Nous sommes encore de plain-pied dans le brouillage stylistique. Lorsqu’à la page 72, le narrateur précise, en parlant de Ebissoa, que ce lieu : « … mérite bien son nom : Ebissoa, que les Noirs ont donné aux prisons : maison de caca » ou que dans Verre cassé à la page 33, le narrateur en tentant de décrire ‘‘Le loup des steppes’’ affirme que « … d’après les dires de l’escargot entêté le type ressemblait à une espèce en voie de disparition, une momie égyptienne… », on se rend compte que la présentation indique le statut du ou des personnages ou encore résume la situation dans laquelle ils se trouvent engagés.

  

4-L’écriture

La tendance au baroque chez ces auteurs permet de relever une superposition des textes dont la présentation graphique indique la multiplicité de genres et de textes. Le texte de cette littérature présente des caractéristiques différentes de celles du récit chronologique et continu des premières années de la littérature africaine. Les techniques d’écriture passent par la redondance, la réécriture, la copie, l’intertexte, la multiplication des voix et des genres, etc. Le texte des « jeunes » auteurs africains sont un ensemble de collage, une juxtaposition des débris de pensées, d’idées, de faits, etc. La dramatisation de certains passages s’amorce chez certains auteurs dans une « didascalisation » des péripéties de l’action dans le texte. Ce sont des notations formelles ou scripturales qui mentionnent des instructions habiles à une possible mise en scène. Cette technique est renforcée par de multiples séquences dialogiques. Ces deux éléments meublent le texte et donnent lieu à une théâtralisation de l’action. Dans La carte d’identité par exemple, la dramatisation se remarque dans le nombre assez élevé des parenthèses (pp. 3, 71, 76, 81, 99, 117, 118, 124, …) qui ont pour particularité de montrer des actions qui, en réalité, ne s’inscrivent plus dans le récit mais portent sur des indications de mise en scène. Ces parenthèses sont aussi des espaces pour des didascalies qui interfèrent dans le récit. Nous avons également des passages en italiques qui indiquent des apartés théâtraux, des incursions cinématographiques (pp. 3, 6, 26, 28, 29, 39, etc.).

Chez Mabanckou, ils sont une réplique dialogique et mettent en relief un personnage qui surgit sur la scène avec ses réflexions (pp.18-19). Par contre chez Lopes, dans Le pleurer-rire, les passages en italique indiquent une alternance de récits avec des structurations différentes. Ils renvoient à des temporalités différentes. Les récits se chevauchent, se croisent, se contredisent et sont orientés vers une configuration polyphonique qui brise l’unicité du sujet parlant. Plusieurs thématiques sont convoquées, plusieurs visions et lectures de la démocratie apparaissent et viennent corriger la conception que Bwakamabè a du pouvoir. Chaque forme de texte peut être détachée des autres sans pour autant détruire l’autonomie de la diégèse. Il s’agit avant tout d’un texte qui fonctionne avec une certaine autonomie. Les actions de Ma Mireille, par exemple, sont mises en relief par ces passages en italique et indiquent parfois des récits rapportés.

On peut aussi s’intéresser au caractère redondant des textes avec des formules figées d’appel et d’interpellation comme « si tu veux » (La carte d’identité), « comme il me l’avait raconté lui-même » (Verre cassé). Le roman de Sami Tchak s’illustre amplement dans la répétition des mêmes faits, des mêmes propos. La relation entre le narrateur et sa cousine ou encore les ébats amoureux de la mère reviennent comme un leitmotiv dans une logique de ralentissement, de piétinement de l’action, de cycles qui s’ouvrent et se referment sur les mêmes espaces ou les mêmes acteurs. Or, la stratégie des relances, des appels adressés au lecteur, les reprises fixent la performance du narrateur ou du conteur. Ce ne sont pas des pauses dans la narration. Ces techniques (surtout dans Verre cassé) consacrent l’esthétique du conte qui devient un élément fondateur du roman. Ce qui donne un mélange des genres.

L’excès et l’impudeur des discours qui peuvent mettre mal à l’aise et amener le lecteur à s’interroger sur le conditionnement et l’influence du contexte sur la production, se construisent dans le choix de mots adaptés aux faits et aux situations. Chaque fait, chaque lieu, chaque personnage s’inscrit souvent dans la symbolisation. Ici aussi, il est aisé de remarquer que le refus des normes donne lieu à une excessive grossièreté, à l’exposition de l’impudique sans aucune limite. Il s’agit d’une mise en relief d’images fortes qui confirme le délitement des mœurs et une adaptation du discours au contexte. En fait

La prégnance de ces images à valeur obsessionnelle qui se croisent et se superposent, est révélatrice de l’imaginaire particulier [de l’auteur]. Elles se détachent de leur référent direct pour devenir des motifs (…) et constituer des mises en réseaux et des points de repères nécessaires où se ressource la création poétique (…).

Tous ces symboles sont ici modifiés, infléchis par une variation constante des contextes d’association, en une volonté de les régénérer, de leur  insuffler une force d’impact et une énergie soutenue, au point de les transformer en emblèmes.

Ces images forment des constellations symboliques qui sont toutes l’expression d’une vitalité qui se tient en lieu de croisement des éléments…[13] 

Le texte baroque s’apparente à un véritable manteau d’arlequin avec des combinaisons étrangères, l’association d’éléments disparates, parfois opposés ou contradictoires. Il obéit au métissage linguistique, avec une capacité de créations et d’emplois de néologismes par des techniques savantes, la resémantisation, la déconstruction, la systématisation des interférences linguistiques, entre le français et les langues africaines, etc. Cette orientation se lit dans la forte présence des éléments de l’intertexte que présente Mabanckou et Tchak. Verre cassé, par exemple, présente toute une panoplie d’indices intertextuels qui vont de noms d’auteurs au rappel des titres d’ouvrages, de noms d’acteurs de cinéma, de personnalités politiques, etc.

L’impureté de l’écriture est aussi à lire dans les interférences linguistiques, les irrégularités, les iconoclasmes, les grossièretés, les injures[14], qui, souvent, débouchent sur le caractère illogique et « barbare » des personnages. Elle se retrouve dans le fonctionnement même de la narration que se signale par les catalyses ou les commentaires. En effet, les catalyses varient au gré des intentions du ou des narrateurs, des personnages dans le texte. Elles sont des digressions, des indices de la fragmentation et de la polyphonie dans les œuvres que les auteurs proposent aujourd’hui. Si les fonctions cardinales du récit ne varient pas, en tenant compte des statuts de chaque personnages (comme l’ont étudié Vladmir Propp dans Morphologie du conte et Roland Barthes dans Communications 8), les catalyses, elles, orientent le récit dans tous les sens et, parfois, fonctionnent comme des surcharges dans les textes. Verre cassé et Place des fêtes proposent de très fortes et multiples catalyses qu’on relève du début à la fin du texte. Ce sont des marques de bigarrure sur lesquelles on peut s’interroger et dont le fonctionnement crée des ruptures dans la diégèse.

Sélom K. Gbanou, lui, insiste sur le contexte culturel dans la présence des déterminatifs. Selon lui, les nouveaux romanciers, contrairement à leurs prédécesseurs, jouent avec l’hybridité culturelle, la présence de deux espaces de vie. Les jeunes écrivains africains, ballottés entre deux espaces, aux réalités et aux exigences totalement opposés, contradictoires, en arrivent à traduire l’ambiguïté de leur situation par un certain nombre de choix de formes et de langues dans les textes qu’ils produisent. Il soutient alors que :

 L’écriture participe désormais d’un travail de plus en plus conscient d’invention et d’intervention tant sur le langage que sur le corps du projet romanesque pour aboutir à un ensemble hétérogène, à la limite hétéroclite, qui échappe à la forme classique du roman. Les transformations annoncées par des auteurs comme Ahmadou Kourouma, Mohamed-Alioum Fantouré ou Henri Lopès se poursuivent avec bonheur chez les écrivains de la postcolonie (Sami Tchak, Kossi Efoui, Abdouhramane Wabéri, etc.), surtout en situation d’exil, et donnent à penser que le romanesque cherche à souscrire aux différents fantasmes et soubresauts qui remuent la conscience des exilés/migrants ou, à l’inverse, veut tirer profit de l’esthétique postmoderne de l’éclatement, de l’émiettement et du chaos découvert dans le nouveau rapport au monde, favorisé par la mondialisation. Chez un grand nombre d’écrivains, l’écriture devient un exercice de sclérose de la forme et est entièrement absorbée par le goût et, peut-être même, l’obsession de la fragmentation, du chaos, du micmac et du non-sens de la vie. (Tangence, 2004) 

 

De même, Justin K. Bisanswa, analysant la singularité de ce genre de textes chez Sony L. Tansi, affirme : « De la sorte, nommer, dé-nommer, re-nommer équivaut à décontextualiser, éviter de localiser - sexuellement, spatialement, temporellement-, montrer que ce que l’on désigne ainsi est le fait que ce soit parce qu’on le fait être. » (2009 : 178).

 

 

Conclusion

En définitive, le texte romanesque africain est marqué par le caractère iconoclaste qui se signifie dans la recomposition des habitudes formelles de création des œuvres. Le baroque se lit fondamentalement dans le refus d’adopter et de pratiquer les techniques rédactionnelles, anciennement connues, par la mise en valeur des choix qui ne procèdent que par un assemblage d’éléments composites, hétéroclites. La combinaison de plusieurs méthodes d’écriture permet au texte d’aller dans tous les sens sans pour autant mettre l’accent sur une manière particulière d’écrire. Les brisures de vie meublent le texte africain de la nouvelle génération, avec des thématiques plurielles, des chapitres discontinus, des superpositions de plusieurs textes, présentés de façon disparates, offrent aux lecteurs une fracture dans la narration. Rien n’est normal ou régulier dans ces œuvres. Tout porte la marque de créations permanentes et de combinaison des genres. Le refus même d’une ponctuation normale dans le texte de Mabanckou indique qu’on s’installe dans le baroque et dans l’inventivité.

 

 

Bibliographie

  • Adiaffi, Jean-Marie, La carte d’identité, Abidjan, Ceda, 1980.
  • Amela, Didier, « Le solo d’un revenant ou l’écriture d’un retour amer » in Revue sénégalaise de langues et de littérature, Dakar, UCAD, n°1-2, 2012, pp.107-113
  • Apedo-Amah, Ayayi Togoata, « De la norme oppressive à l’écart linguistique » in Propos scientifiques, n°7, Lomé, 1988, pp.15-29
  • Ba, Mamadou, « Césaire, l’éthique du Laminaire » in Revue sénégalaise de langues et de littérature, n°1-2, Dakar, UCAD, 2012, pp. 73-82
  • Barthes, Roland,  Communications 8, Paris, Seuil, 1971.
  • ---------------------, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1959.
  • ---------------------, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1973    
  • Bisanswa, Justin K., Roman africain contemporain. Fictions sur la fiction de la modernité et du réalisme, Paris, Honoré Champion, 2009.
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  • Dabla, Sewanou, Nouvelles Ecritures Africaines. Romanciers de la seconde génération, Paris, L’Harmattan, 1986.
  • Dérive,  Jean, « L’approche critique des littératures en langues africaines », in Notre Libraire, n°160, 2006.
  • Diop, Samba, (sous dir), Fictions africaines et postcolonalisme, Paris, Harmattan, 2002.
  • Efoui, Kossi, Entretien de Kossi Efoui, Limoges, 1998, Propos recueillis par Taina Tervonen
  • Emmanuel, Wagner, De la langue parlée à la langue littéraire, Paris, Larousse, 1965.
  • Fonkoua, Romuald, « Dix ans de littérature africaine : pouvoir, société et écriture », in Notre Librairie, n°103, octobre-décembre, 1990.
  • Gbanou, Sélom Komlan, « Le fragmentaire dans le roman francophone africain » in Tangence, Québec, 2004
  • Lopes, Henri, Le pleurer-rire, Clé, Yaoundé, 1979.
  • Mabanckou, Alain, Verre cassé, Paris, Seuil, 2005.
  • Manga, Anantole, Les procédés de création dans l’œuvre de S.Labou Tansi. Systèmes d’interactions dans l’écriture, Paris, L’Harmattan, 1996.
  • Marti, Marc (s.d), Nouvelles approches de la voix narrative, Paris, L’Harmattan, 2003.
  • Moura, Jean-Marc, Littératures francophones et théories postcoloniales, Paris, PUF, 1999.
  • Propp, Vladmir dans Morphologie du conte, Paris Seuil, 1970.
  • Ripoll, Ricard (sous dir), L’écriture fragmentaire. Théories et pratiques, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2002.
  • Tchak, Sami, Place des fêtes, Paris, Gallimard, 2001.
  • Notre Librairie « Langues, Langages, inventions », n°159, juillet-septembre, 2005.

[1]          Henri Lopes, Le pleurer-rire, Paris, Présence Africaine, 1982.

[2]          Sony Labou Tansi, La vie et demie, Paris, Seuil, 1979.

[3]          Alain Mabanckou, Verre cassé, Paris, Seuil, 2005.

[4]          Sami Tchak, Place des fêtes, Paris, Gallimard, 2001.

[5]          Jean-Marie Adiaffi, La carte d’identité, Abidjan, CEDA, 1980.

[6]          Lire par exemple Milan Kundera, Ignorance, Paris, Gallimard, 2000.

[7]            Propos recueillis par Taina Tervonen in Entretien de Kossi Efoui, Limoges, 1998.

[8]Didier Amela, « Le solo d’un revenant ou l’écriture d’un retour amer » in Revue sénégalaise de langues et de littérature, Dakar, UCAD, n°1-2, 2012, p.107.

[9] Paul Hazoumé, Doguicimi, Paris, Maisonneuve et Larose, 1978.

[10] Edem Kodjo, Au commencement était le glaive, Paris, Table ronde, 2004.

[11] Besse Nikpé, L’expression du baroque dans La carte d’identité de Jean Marie Adiaffi, mémoire pour l’obtention de la maîtrise ès-lettres, Université de Lomé, 2012.

[12] Henri Lopes, Le pleurer-rire, op cit. p.58

[13] Mamadou Ba, « Césaire, l’éthique du Laminaire » in Revue sénégalaise de langues et  de littérature, n°1-2, 2012, p.79.

[14] Sony Labou Tansi passe pour maître en la matière. Cette question est assez évoquée par des travaux de plusieurs chercheurs (Voir la thèse de doctorat unique de Yaovi Kouma, Université de Lomé, 2009)