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INTRODUCTION

 

En élevant la parole au même niveau que le texte écrit, Schleiermacher, un des plus éminents précurseurs de l’herméneutique moderne, introduit dès lors un nouveau paradigme qui nous permet d’élargir l’horizon de sens qui découle de l’interprétation herméneutique et qui fait de la conversation dans sa version question/réponse  le mode opératoire primordial du dialogue. Et ce n’est donc pas un hasard si Kimmerle considère que la distinction entre oralité et écriture reste une trouvaille purement occidentale, reprenant à son compte la thèse de Derrida à propos de sa philosophie de la différence dans laquelle il affirme entre autre que

cette manière de penser qui se trouve consignée dans des textes écrits, se caractérise  non seulement par le logocentrisme et l’ethnocentrisme, mais aussi paradoxalement par le phonocentrisme, c’est-à-dire par le primat de la parole parlée.[1]

 

 

En réalité le texte écrit qui s’incarne dans le signe  permet  de conserver la parole, d’où le primat du verbe sur le mot. Nous voilà donc délivrés du complexe que traîne la culture africaine dans son ensemble, et qui l’a confiné jusque là dans les bas-fonds  de la vie instinctive. Si donc la réception, comme a pu y parvenir l’herméneutique, peut aussi s’appliquer  à la tradition orale, cela veut dire que la philosophie africaine, pour autant qu’elle existe, peut s’extirper de la « provincialité » exotique dans laquelle elle était jusque-là maintenue. Toutefois le mode de réception auquel elle va être soumise se distingue dans une large mesure des méthodes traditionnelles qui ont prévalu jusqu’à présent. En effet, ce dont il s’agit ici, ce n’est pas d’une réception mise en œuvre par un lecteur isolé qui sur la base de sa subjectivité propre, confronte son .horizon de sens avec celui d’une parole transmise. Mais plutôt, comme ce fut le cas avec les contes, il est question pour le philosophe professionnel  d’aller à la rencontre des penseurs traditionnels sur leurs lieux de vie, de les soumettre à des interviews sur leurs réflexions respectives pour en fin de compte les transcrire en leur conférant une certaine cohérence. Cette opération qui consiste à recueillir la parole, se distingue on le voit bien de la démarche de Hans Robert Jauss dans sa théorie de la réception, du fait simplement que les penseurs en question ne maîtrisent pas l’écriture. Elle apparait cependant comme la modalité la plus efficace pour donner une forme et un contenu spécifiques à la philosophie africaine que nous souhaitons de nos vœux, qui doit sortir de son cocon implicite pour conquérir une certaine pertinence sémantique dans l’instance de consécration universelle. C’est en cela que réside semble-t-il la dimension à la fois dialogique et herméneutique de l’interculturalité philosophique qui seule est en mesure de rompre le lien avec un passé qui refuse obstinément de passer. Notre présente réflexion va dès lors s’articuler autour de l’analyse des fondements philosophiques de la sagesse africaine dans ses rapports avec ce qu’il convient d’appeler la rationalité universelle. Dans cette perspective, il s’agira d’abord de mettre en exergue le caractère interculturel de tout discours qui désire aller a la rencontre avec l’autre ensuite d’explorer les modes d’actualisation de la tradition et in fine de jeter les bases  d’une pensée authentique capable de prendre en charge les questionnements et les attentes dans un monde définitivement décloisonné.

 

 

1. DE LA « PHILOSOPHICITE » DE LA SAGAESSE AFRICAINE

                              

          Nous ne reviendrons pas sur la tentative du révérend père Tempels avec sa formulation d’une philosophie bantoue avec laquelle il s’est agi

de reconstruire la philosophie des Lubas, un peuple du Nord-est de la République Démocratique du Congo… à partir des proverbes, des mythes, des rites religieux et des gestes de la vie quotidienne dans lesquels il reconnait une dimension philosophique.[2]

 

 

La valeur d’une telle entreprise de réception d’un savoir latent trouve cependant ses limites dans ses motivations profondes. En réalité sa finalité consistait à « inculturer » la foi chrétienne dans un contexte culturel tout à fait différent, afin que le message biblique puisse prospérer dans cette contrée. Il faut cependant avouer que l’émergence d’une philosophie authentiquement africaine résultera finalement du débat autour de son existence ou non. C’est la raison pour laquelle s’est instaurée à la suite de Tempels une tradition d’explicitation d’une philosophie africaine en latence depuis des millénaires dans la mémoire de certains initiés: conteurs, griots, devins et autres sorciers etc.

          Si donc avec le Révérend-père belge il s’était agi de configurer une ontologie bantu qui soit en mesure de recueillir les enseignements de l’église, les philosophes africains, quant à eux, se sont fixés comme tâche la mise en cohérence d’un savoir disparate éparpillé aux quatre coins du continent. Parmi les pionniers de cette démarche de reconstruction, dénommée ethnophilosophie, on peut citer entre autres  Kwamé Gyékyé du Ghana, Gerald J. Wanjohi du Kénia et Sophie B.  Oluwele du Nigéria qui tous, à des degrés divers, se sont évertués a recueillir les paroles des sages de leurs terroirs respectifs comme contributions pertinentes à l’émergence d’une philosophie africaine digne de ce nom. Mais c’est le philosophe kényan Henry Odera Oruka qui le premier a franchi le pas de la « thématisation » à partir d’un discours philosophique traditionnel plus ou moins élaboré et transmis par la voie orale qu’il dénomma « sage philosophy «. Kimmerle nous présente ce projet en ces termes:

Comme fils de sage lui-même, c’est-à-dire un professeur de sagesse de l’ethnie Luo à l’ouest du Kenya, il a participé activement à la mise en place d’un département de philosophie à l’université de Naïrobi après des études  en

Suède. C’est dans ces circonstances qu’il parvint à la thèse selon laquelle, le contenu de ses études dans les universités occidentales est en conformité avec ce qu’il  a appris dans sa jeunesse à travers les activités de son père. Pour donner un contenu à cette thèse et documenter philosophie traditionnelle africaine, il partit à la rencontre du maximum de sages issus de différents peuples du Kenya en compagnie de plusieurs collaborateurs de l’université de Naïrobi, pour s’entretenir avec eux et consigner par écrit leur pensée. Son premier ouvrage important, « Sage Philosophy », fut publié en 1990.[3]

 

 

Il s’agit de toute évidence ici d’un travail de réception basique qui a consisté à se rendre sur le terrain pour recueillir de vive voix un savoir philosophique, qui jusque-là était transmis oralement de génération en génération, pour le transcrire et le diffuser ainsi à la postérité du continent et d’ailleurs. C’est donc  bien une opération de salubrité publique qui devrait épargner a l’Afrique de vivre sans mémoire et sans repères dans un monde qui s’uniformise de plus en plus. Mais l’on ne peut toutefois pas manquer de faire remarquer que l’aventure peut s’averer périlleuse, du fait que le passage de l’oral à l’écrit se double d’une traduction de la langue vernaculaire à la langue de diffusion. L’exercice apparait d’autant plus complexe qu’il est question non seulement d’un problème de réception, mais aussi et surtout d’interprétation et de traduction donc d’un questionnement fondamentalement herméneutique. Car face à la multiplicité des langues en Afrique, la collecte qui en principe constitue l’étape primordiale de la totalité de la chaîne de transmission et conditionne dans une large mesure la suite de l’opération, est  source d’un certain nombre de contraintes liées notamment au fait que le récepteur peut ne pas maîtriser la langue du sage qu’il est censé interviewer. Et même s’il arrive qu’il comprenne parfaitement la langue en question, la transcription ne va pas de soi, dans la mesure où la subjectivité de l’intervieweur est dans l’obligation d’opérer une sélection dans la masse d’informations qui lui sont transmises d’une part et la traduction exige non seulement une compétence linguistique avérée mais aussi des savoirs extralinguistiques qui éclairent le passage d’une langue à une autre d’autre part. C’est à ce niveau préliminaire qu’intervient la jonction entre réception et herméneutique, pour la simple et bonne raison qu’il y a interprétation chaque fois qu’il y distance, c’est-à-dire mauvaise compréhension et le but de l’exercice consiste dès lors à vaincre cette distance. Cela reste par exemple valable pour la traduction qui, comme mode de franchissement d’un écart, ne signifie pas le passage mécanique d’une langue à l’autre, voire le simple transcodage, dans une sorte de transposition à l’identique. Elle réside essentiellement dans une confrontation entre l’horizon de sens présent du traducteur et celui du texte du passé dans la mesure où il ne s’agit pas de traduire un mot, mais bien une signification. Par conséquent la distance à franchir ne relève pas uniquement de l’histoire, de la langue, mais aussi d’une vision du monde qui veut continuer a exister et qu’il va falloir donc revivifier afin que le message transmis ne soit pas dénaturé dans l’opération de réception. Et entre la parole du dépositaire de la tradition et le destinataire-philosophe s’instaure alors un échange qui ne peut pas ne pas subir l’influence de ce dernier qui met en avant ses attentes diverses, en terme de configuration d’un discours conforme au message qu’il tient lui-même à faire passer. Aussi la démarche choisie par Oruka nous renseigne dans une  large mesure sur ses motivations profondes: en effet,

il met en œuvre une conception de la philosophie fondée sur la rigueur qu’il cherche à mettre en conformité avec les exigences d’une philosophie anglo-saxonne orientée vers l’analytique, selon laquelle le véritable philosophe doit pouvoir argumenter de manière rationnelle et conduire sa pensée sous l’éclairage de la critique et de l’autonomie. Cela mena Oruka à opérer la distinction quelque peu artificielle entre les sages populaires (folk sages) et les sages philosophes chez les maîtres et les maîtresses de la sagesse. Tout ceci pour démontrer le fait que la philosophie, au sens stict du terme, a existé  et existe toujours dans les communautés africaines traditionnelles. La fonction des sages dans les communautés consiste à donner des conseils pratiques aux individus, aux chefs de familles et auxtransmises oralement.[4] 

 

 

2. DIALOGUE HERMENEUTIQUE ET DIVERSITE DES HORIZONS DE SENS

                        

          Ce passage a le mérite de nous renseigner sur la complexité de la réception de la tradition orale.. En effet,  la lisibilité de l’horizon de sens du destinataire lui-même ne relève pas de l’évidence du fait de sa nature fondamentalement composite et de la fusion jusqu’à l’inextricable entre l’origine africaine d’Oruka et les influences issues de sa formation philosophique en Suède. Ce substrat syncrétique oriente ainsi dans une large mesure la démarche du récepteur qui cherche en réalité à concilier les exigences rigoristes et donc systémiques de la philosophie occidentale avec les approximations thématiques de la pensée traditionnelle africaine. En d’autres termes, il s’agit d’entamer un dialogue entre la rationalité occidentale et le caractère specifique de la pensée autochtone. Mais dans la mesure où il s’avère impossible de convertir aux rigueurs de la rationalité tous les sages traditionnels et leurs différents discours qui souvent font fi de la cohérence chronologique et thématique, intervient alors la subjectivité naturellement arbitraire de l’interprète qui, au nom de la lisibilité du discours philosophique débarrasse un mode d’être authentique de ses aspérités afin qu’il conquiert respectabilité et pertinence théorique dans un contexte de rationalité où tout discours doit être repérable et donc classifiable.

          Cependant cette rationalité dont va se prévaloir la philosophie africaine ne résultera-t-elle pas d’une construction qui elle-même découlerait d’une actualisation au cours de laquelle l’horizon du présent dicterait sa volonté à celui du passé de la tradition ?.Senghor aussi a eu à adopter la même démarche lorsqu’il s’est agi pour lui de valider le modèle culturel négro-africain par l’entremise du dialogue des cultures pour aboutir en dernière instance à la Civilisation de l’Universel. Dans un cas comme dans l’autre, le dialogue entre l’horizon de sens du passé et celui du présent a eu pour finalité de rendre le mode d’être africain dans le monde compatible avec une certaine idée de la modernité. Par conséquent, la conversation qui se noue par le mode question/réponse n’obéit pas à la règle de l’échange entre deux protagonistes, elle veut faire la preuve de l’aptitude du discours culturel ou philosophique africain à tenir la dragée haute au modèle de l’instance de consécration.

          Toutefois les  limites d’une telle démarche résident dans le fait qu’elle se fixe une finalité a priori que tout doit concourir à concrétiser, au prix parfois d’entorses déroutantes à la chronologie historique ou à la spécificité de la tradition africaine. Même si l’on constate une différence notoire entre ce processus d’actualisation et le dialogue herméneutique pour qui il ne peut être question de fixer une finalité a priori à l’échange dialogique, l’on se doit d’admettre qu’il y a entente à partir du moment où s’opère une rencontre entre la tradition transmise et l’horizon du présent incarné par le destinataire avec ses préoccupations du moment, qu’il s’agisse de Senghor ou de Oruka. L’on peut alors affirmer sans risque de se tromper qu’il y a  une forme d’appropriation qui adopte la modalité de l’actualisation de la tradition et par voie de conséquence production, plus particulièrement chez Oruka,  où il s’est agi de rendre manifeste ce qui existait sous une forme disparate et latente. Et le résultat obtenu découle donc bien d’un effort de systématisation d’un matériau sémantique de base qui sommeillait dans la mémoire des maîtres de la sagesse, c’est-à-dire d’une réception active qui ne se contente pas simplement de reproduire tel quel un discours transmis par une certaine tradition. Aussi ce processus complexe de réception-production qui va du recueil pur et simple de la parole des sages dans leurs milieux de vie respectifs à la mise en cohérence d’idées exprimées à l’emporte pièce, en passant par un tri tout à fait ciblé s’inscrit donc bien dans la perspective d’une herméneutique qui tente de concilier traduction, interprétation, appropriation et nouvelle production.

          Sans viser les mêmes objectifs, Tempels, Senghor, Oruka et Hampathé Bâ ont exploré la même veine qui consiste à s’appuyer sur l’immense richesse de la tradition pour configurer un tracé de sens qui tout en la perpétuant lui fait franchir de nouveaux paliers dans la perspective d’une insertion harmonieuse dans la sphère d’une certaine idée de la modernité, c’est-à-dire celle de la rationalité. Mieux encore, la philosophie bantoue du Révérend père, la Civilisation de l’universel, la « sage philosophy » du kenyan, la philosophie mystique de Thierno Bocar du sage de Bandiagara participent toutes de ce puissant désir d’exister dans un contexte de négativité. Dans la mesure où il s’avère impossible de créer une identité ex nihilo, l’impératif catégorique du moment exige que l’on se tourne vers l’héritage matériel et immatériel transmis par la tradition. Mais ce paquet dont nous héritons ne peut rester indéfiniment clos, non seulement il faut l’ouvrir comme le suggère Ricoeur, mais il faut aussi le soumettre à l’horizon d’interrogation du présent, pour répondre de manière efficace d’une part aux défis multiples du moment et se projeter vers l’avenir d’autre part. Alors l’éclairage qui nous est fourni par l’herméneutique de la réception  de H.R. Jauss nous permet de dévoiler le processus de l’appropriation d’un héritage culturel dans un premier temps et la production d’un discours autonome dans un second temps qui lui-même se nourrit de la fusion des différents horizons qui entrent en jeu dans la confrontation entre conservation et destruction, fidélité et liberté.

 

 

3. DES MODALITES DE LA RECEPTION PERTINENTE DU PASSE

 

Cette vigilance de tous les instants s’explique dans une large mesure par le fait qu’il n’y a pas de conquête irréversible et que l’ennemi est toujours tapi dans l’ombre, comme en atteste cette remarque de Kimmerle:

Robert Horton, anthropologue britannique devenu citoyen nigérian et enseignant à l’université de Port Harcourt, affirme , sans aucune autre forme de procès, que les africains sont incapables d’élaborer une philosophie propre, car leur manière de penser ne se prête pas à la production d’une théorie de la connaissance et d’une logique, surtout d’une logique formelle qu’il considère comme les disciplines de base de la philosophie.[5]

 

La sentence sans appel de cet intellectuel britannique s’inscrit dans une longue tradition d’ostracisme à l’endroit de l’Afrique qui  lui-même contraint le négro-africain à adopter en toutes circonstances une posture régressive qui consiste à recourir à l’héritage du passé pour configurer une identité compatible avec le discours universel dominant. Toutefois c’est dans cette démarche d’une réception exclusivement tournée vers le passé que réside l’inaptitude de cette « philosophie africaine » à prendre effectivement en charge les multiples problèmes qui assaillent les peuples d’Afrique d’aujourd’hui. Les questions qui se posent à ce propos sont entre autres celles-ci: A quoi pourrait bien servir un système de pensée qui faillirait à relever de manière efficace les défis de l’heure ? Ou faudrait-il se satisfaire d’un édifice virtuel figé dans les brumes du passé que l’on se contenterait de contempler? La réponse à ce genre d’interrogations s’apparente forcément à une œuvre historique, dans la mesure où il est question d’opérer une réception de ce qui a été conçu dans le passé et comme le rappelle  François Dosse dans un article publié dans la Revue d’histoire

l’historien a pour tâche de traduire, de nommer ce qui n’est plus, ce qui fut autre en des termes contemporains. Il se heurte là à une impossible adéquation parfaite entre sa langue et son objet et cela le contraint à un effort d’imagination pour assurer le transfert nécessaire dans u  autre présent que le sien et faire en sorte qu’il soit lisible par ses contemporains. L’imaginationintervient donc comme un moyen heuristique de compréhension. La subjectivité se trouve dans ce cas le passeur nécessaire pour accéder à l’objectivité… Ce que l’histoire veut expliquer et comprendre, en dernier ressort, ce sont les hommes. Autant que par une volonté d’explication, l’historien est animé par une volonté de rencontre. Ce qui accompagne son souci de véridicité… est d’effectuer ce travail sur le passé,au sens quasi psychanalytique de mise au travail, pour partir en quête de l’autre dans un transfert temporel qui est aussi un transport dans une autre subjectivité.[6]

 

A partir du moment la réception d’une tradition qui relève de la culture ou de la philosophie ou des deux à la fois s’apparente à une vaste entreprise de reconstruction de signes épars pour leur conférer une cohérence, elle s’inscrit nécessairement dans la réponse globale aux préoccupations du présent. Dans ce processus dialogique qui s’engage entre la parole du passé et les attentes du présent se joue en réalité une fusion d’horizons qui seule est en mesure d’assurer la survie dans un contexte de globalisation et de nivellement des identités singulières. Mais pour mener un exercice aussi complexe à son terme, il s’agit bien de ne pas céder au charme désuet de la dévotion contemplative face à l’héritage qui nous est transmis. Ce n’est que dans ces conditions qu’il est envisageable d’accéder aux grands espaces de l’infinitude du sens qui pour sa part se nourrit l’échange intersubjectif qui seul est en mesure d’ouvrir de nouvelles interprétations et de nouvelles lectures. Cette réception d’inspiration herméneutique tout en ne s’embarrassant pas de considérations objectivistes s’emploie à configurer un espace à mi-chemin entre le  pôle de la rationalité et celui de la subjectivité. Et le temps, comme conscience de la durée, remplit la fonction de mise en cohérence de la multitude de discours transmis. Saint-Augustin a, à ce propos, raison de camper le décor en ces termes: «le présent du passé, c’est la mémoire, le présent du présent, c’est la vision, le présent du futur, c’est l’attente.[7] »

          De ce point de vue, le contenu de la réception ne se déterminer que par rapport au présent qui sous ce rapport donne un sens au passé et au futur, car ce dont il s’agit fondamentalement, c’est de concilier espace d’expérience et horizon d’attente. Cette

construction de l’herméneutique du temps historique offre un horizon qui n’est plus tissé par la seule finalité scientifique, mais tendu vers un faire humain, un dialogue à instituer entre les générations, un agir sur le présent. C’est dans cette perspective qu’il convient de rouvrir le passé, de revisiter ses potentialités. Le présent réinvestit le passé à partir d’un horizon historique détaché de lui. Il transforme la distance temporelle morte…[8]

 

Ainsi donc la réception de la tradition ne peut pas se laisser confiner à une actualisation du passé dans l’instant présent, elle ne devient réellement pertinente qu’à partir du moment où elle enrichit le faisceau référentiel par le biais de son horizon d’attente comme l’affirmait Saint-Augustin plus haut. Mais pourvu simplement que la tradition transmise soit en mesure de répondre de manière effective aux aspirations des peuples dans leur vie quotidienne et non simplement  pour satisfaire quelque lubie d’intellectuels en mal de repères qui tiennent vaille que vaille à configurer leur discours conformément aux desiderata de la vision occidentale du monde, en termes de rationalité entre autres.

          Mais comme l’affirme Ricoeur, cette quête de la rationalité ne  peut constituer une fin en soi, elle s’articule fondamentalement à un édifice transmis au fil du temps et dont la viabilité réside dans sa résistance à l’érosion du temps, par le renouvellement perpétuel de son tracé de sens. Quel que soit donc le mérite des intellectuels dans leurs efforts multiples de rationalisation du discours africain sur le monde pour des finalités fort louables de lisibilité et d’accessibilité au plus grand nombre, ils doivent garder à l’esprit cet équilibre à ne jamais rompre entre étrangeté et intimité, entre conservation et destruction, entre fidélité et liberté, car en privilégiant un pôle plutôt qu’un autre, l’on court simplement le risque de précipiter le groupe vers la perte de repères. Cette assertion reste d’autant plus valable que soit la société se recroqueville sur elle-même ou soit elle s’ouvre à tout vent et dans les deux cas le résultat reste le même: la désintégration du socle immatériel sur lequel repose sa cohésion. Autant la sauvegarde de la tradition  assure une certaine continuité dans la chaîne de transmission et une stabilité entre les forces sociales en jeu autant l’aventure du dialogue comporte un certain nombre de risques. La fusion des horizons qui s’opère ainsi n’implique pas uniquement l’intérieur et l’extérieur, elle survient aussi entre les composantes constitutives du groupe comme le suggère du reste Kimmerle, car ce qu’il faut éviter, c’est l’historisation d’une tradition vivante. Participeront donc à ce vaste mouvement de fusion

les « sages » tout comme les chefs d’entreprise et les professeurs d’universités, les vendeurs de souvenirs et les escrocs dans les rues de Naïrobi. Dans la période postcoloniale, ce continent a perdu son identité et il ne peut le reconquérir qu’à travers un processus effectif de décolonisation. Et la philosophie peut jouer un rôle déterminant dans ce contexte, comme le confirment Löckle et Kwasi Wiredu. Une contribution irremplaçable de la philosophie pourrait consister à proposer un type de rationalité spécifique qui s’incarne dans la tradition vivante de l’Afrique.[9]

 

 

4. Modes d’actualisation de la tradition et horizons d’attente                                                    

          Il s’avère dont que le dialogue qui s’instaure n’implique pas uniquement une élite intellectuelle formatée dans les facultés de philosophie occidentales et donc familière aux arcanes de la pensée qu’elles véhiculent, elle doit pour être valide s’enraciner dans le vécu quotidien des simples gens qui quelque part maintiennent vivace la tradition. Ce n’est qu’à partir de cette rencontre que peut éclore une réception herméneutique qui découlerait de la traduction, de la compréhension, de l’interprétation, de l’actualisation et du renouvellement à tous les niveaux du spectre socioculturel. Mais tout ceci ne relève-t-il pas d’une vue de l’esprit lorsque l’on sait que dans la réalité de tous les jours, l’exclusion reste la règle, non pas uniquement du fait d’une volonté  clairement affichée des intellectuels, mais à cause surtout de la barrière linguistique qui réduit le cercle des protagonistes du dialogue herméneutique à sa plus simple expression. Il y a comme une conversation par procuration dans laquelle l’on n’est pas sûr de se retrouver à terme. S’il est vrai que l’on ne peut faire l’impasse sur le passé, du fait comme dirait Jankelevtch  celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été ; ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir été est son viatique pour l’éternité. Toutefois comme le suggère Dosse,

il va falloir éviter de tomber dans le piège qui nous est tendu par la tradition, par le biais d’une remise en route du rapport entre passé, présent et devenir constitutif de la discipline historique de la part d’un philosophe qui rappelle les impératifs de l’agir à des historiens qui ont tendance à se complaire dansle ressassement et les commémorations. Il signifie de nouveau… que le travail vise à rendre nos attentes plus déterminées et notre expérience plus indéterminée. C’est à ce travail qu’il convie les historiens et c’est en ce sens qu’il faut comprendre sa notion de travail de mémoire…[10]

 

Ces précautions valent cependant aussi bien pour les historiens que pour les philosophes africains qui ont en commun d’avoir comme matériaux de base les traces du passé qui ne peuvent vivre et prospérer que dans la réception active, c’est-à-dire l’actualisation de la tradition. Elles rejoignent aussi la démarche de la philosophie herméneutique, non pas dans sa finalité, mais particulièrement dans son exigence qui consiste à ne jamais privilégier l’intimité  de la tradition par rapport à l’étrangeté de l’ailleurs, car ce dont il s’agit essentiellement, c’est de configurer un espace de convergence qui concilie les deux pôles, parce qu’en définitive «le trop de mémoire », comme c’est souvent le cas en Afrique,«rappelle particulièrement la compulsion de répétition, dont Freud nous dit qu’elle conduit à substituer le passage à l’acte au souvenir véritable par lequel le présent serait réconcilié avec le passé.[11]» Dans la mesure où une réception qui se réduirait simplement à réitérer  l’avoir-été ne parviendrait pas à se procurer les armes de sa résistance aux assauts de la modernité du fait simplement de sa dimension essentiellement anachronique, l’impératif catégorique consiste alors à briser le cercle vicieux de la transmission-conservation-répétition, pour explorer les sentiers du renouvellement par l’actualisation interprétative. Ainsi donc un passé qui ne veut pas passer reste la voie la plus sûre pour se heurter à une impasse à tous les niveaux. Tout comme l’occultation de la mémoire au nom d’une certaine idée de la modernité relève nécessairement de l’amnésie, car

loin d’être un simple fardeau à porter par les sociétés du présent, la dette (la mémoire) peut devenir gisement de sens à condition de ré-ouvrir la pluralité des mémoires du passé et d’explorer l’énorme ressource des possibles non avérés. Ce travail ne peut se réaliser sans dialectisation de la mémoire et de l’histoire, en distinguant sous le registre de l’histoire critique la mémoire pathologique qui agit comme compulsion de répétition et la mémoire vive qui propose une perspective reconstructive.[12] 

 

 

5. Du glissement paradigmatique de la philosophie comme réponse aux défis du présent.

                       

          L’urgence du moment consiste donc, dans un contexte marqué par la résurgence du réflexe repli identitaire face au rouleau compresseur des forces centrifuges de la globalisation, de restituer à la réception herméneutique sa dimension productive, car pour répondre aux exigences de « l’agir » comme dirait Ricoeur, la récurrence sonne comme une  litanie de formules incantatoires d’une époque définitivement révolue. Tout comme l’histoire, la philosophie aussi en tant que discipline transversale, obéit à la nécessité d’un renouvellement par le dialogue à travers une réception qui ouvre sur l’infinitude des multiples horizons de sens, car comme l’affirme Kimmerle

la philosophie ne peut plus continuer à  avoir comme synonyme l’Europe. Sur la voie qui passe par la découverte de la philosophie en Orient, où l’Inde, la Chine et le Japon n’en sont que des exemples, sans oublier la philosophie arabo-islamique, latino-ibéro-américaine et afro-subsaharienne, s’est ouvert l’horizon pour un concept de la philosophie qui établit un lien consubstantiel avec l’homme et la culture humaine.[13]

 

La disqualification de l’Europe comme berceau de la philosophie doit-elle alors signifier qu’il faille réinventer les modalités de la réflexion en leur conférant des attributs tout à fait en rupture avec une certaine tradition de pensée ou s’agit-il, ce qui nous semble plus réaliste, d’entamer un dialogue véritable entre deux modes d’être dans le monde qui jusque là s’ignoraient totalement. Cependant le dialogue dont il est question ici, s’inscrit résolument dans le sillage  de celui de l’herméneutique de la réception qui ne peut se permettre de faire tabula rasa  de l’héritage transmis car  relevant elle-même d’une certaine idée de la continuité qui claironne à qui veut l’entendre qu’il abhorre la réitération mécanique de la tradition. Donc ni nihilisme réducteur, ni conformisme béat, la seule attitude qui vaille est bien celle qui consiste à réussir le tour de force qui consiste à établir un équilibre dynamique entre les pôles extrêmes pour assurer un renouvellement de la transmission par le biais de l’actualisation interrogative. Formés dans les officines de la philosophie occidentale sous la férule idéologique de Descartes, Bergson, Kant, Hegel, Marx, Heidegger pour ne citer que ceux-là, les nouveaux philosophes africains se voient contraints de négocier une entente parfois précaire  entre leurs origines  incompressibles et les empreintes indélébiles de leurs maîtres à penser qui continuent à peser de tout leur poids sur leur manière de voir le monde. Dans ce contexte, la démarche d’Oruka s’apparente à un exercice de ré-enracinement identitaire dans le terreau de la tradition pour ne pas tomber dans le piège de la réitération aveugle d’un modèle de pensée qui a fait ses preuves ailleurs. C’est en d’autres termes d’une quête d’originalité dont il est question ici pour se faire entendre dans ce concert de dévotion dédié à la pensée dominante.  Car le dénominateur commun à tous ces intellectuels africains, c’est qu’ils soulignent tous le caractère irrationnel du discours africain dit philosophique auquel il faille donner une dimension  scientifique qui va lui confèrer une lisibilité et donc un accès à l’universalité parce que répondant aux normes édictées par l’instance de consécration. Aussi en rejetant la philosophie bantoue du révérend père Tempels à cause de ses relents mythologiques et exclusivement ontologiques, Oruka appelle en réalité de ses vœux une pratique interculturelle qui cependant ne peut se contenter de décrire le monde, comme auraient pu s’exprimer les marxistes, mais plutôt d’avoir prise sur la réalité quotidienne des Africains. A ce propos, écrit-il:

Si le passé peut offrir à l’Africain de la sagesse, pour maîtriser l’avenir, tant mieux. Mais s’il n’était pas en mesure de le faire, alors au diable la sagesse philosophique du passé… Il y a beaucoup de choses du passé que nous devons sacrifier sur l’autel de l’avenir…[14]

 

La réception  ne peut donc se limiter à une sorte de rituel qui célèbre la tradition sans prise réelle sur le vécu des Africains et  qui relèverait par conséquent  essentiellement

de pathologies collectives de la mémoire qui peuvent tout aussi bien se manifester par des situations de trop plein de mémoire, de ressassement dont la « commémorite » et la tendance à patrimonialisation du passé…[15]

 

Face à cette dérive passéiste qui empêche toute forme d’actualisation par rapport à l’horizon du présent en raison d’une vénération de la tradition transmise, la réflexion philosophique est sommée d’opérer un choix entre la béatitude inopérante de la posture régressive et l’acte de transformation qui ouvre sur l’avenir. Et cette prise de conscience d’un enlisement dans l’engrenage de la réitération explique dans une large mesure le tournant paradigmatique entrepris par Oruka qui de toute évidence a semblé tourner le dos à l’angélisme d’une sagesse ancestrale inapte à répondre aux interrogations du présent parce que résolument tourné vers un horizon de sens figé dans les brumes d’une Afrique hors du temps.

 

6. Des limites de la culturalité de la « philosophie africaine »

                   

          Ainsi donc pour se pérenniser, la philosophie africaine à venir  se doit d’éviter de succomber au charme désuet de la célébration du souvenir et jeter des ponts vers l’avenir. Emprunter les sentiers battus de la Négritude reviendrait à occulter la tension permanente qui s’exerce sur le mode « africain » d’être dans le monde ou à se boucher les oreilles pour ne pas entendre l’appel insistant des sirènes d’une planète que la virtualité électronique a réduite à un village. En tentant de se barricader derrière le confort douillet d’une sorte de province mentale, l’on se coupe du même coup des forces du renouvellement de son propre horizon de sens. Se rendant alors compte du fait que l’approche  exclusivement culturaliste du discours philosophique n’est pas en mesure de prendre effectivement en charge les exigences de l’amélioration des conditions d’existence des peuples, le philosophe kenyan s’est engagé, comme le souligne du reste Kimmerle, dans la voie de la conciliation pour ne pas dire du dialogue entre tradition et modernité, culture et développement. En effet:

Oruka imprime à sa perception de la philosophie un tournant qui rend possible son engagement éthique au profit des pays pauvres au sein de la communauté internationale. En dissociant la philosophie des sciences pures, il insiste au même moment sur le fait qu’elle peut, dans le contexte africain, contribuer dans une large mesure à la mise en place d’une plateforme culturelle à côté de sa tâche qui consiste à faire de la recherche fondamentale. Elle peut aider à ce qu’une dimension culturelle soitassociée à un concept du développement orienté exclusivement vers latechnologie, de telle sorte qu’une vie meilleure se rapporte non seulement auniveau de vie matériel, mais aussi au fait que les hommes deviennent plus heureux, plus pacifiques dans leurs relations.[16]

 

Ainsi donc il s’agit d’éviter de tomber dans le piège d’un culturalisme aux allures d’une évocation nostalgique d’un passé révolu sans prise réelle sur la vie quotidienne des peuples d’Afrique, en tentant de concilier les exigences d’une  nécessaire inculturation dans le bassin d’une identité singulière avec les pesanteurs liées à l’omniprésence des défis de la misère, la malnutrition, la mauvaise gouvernance et autres  signes pathologiques du sous-développement. En se confinant dans sa tour d’ivoire, loin des soubresauts de l’existence concrète  et dans un horizon de sens aseptisé, l’on ne peut se fixer comme ambition de sortir l’Afrique de l’ornière, car l’on reste , quoi que l’on fasse,  empêtré dans  une forme d’essentialisme aux antipodes des aspirations légitimes d’émancipation qui peuplent les rêves des hommes et femmes de ce continent. Il s’agit donc de rompre avec cette  vision ontologique négro-africaine qui prend sa source dans la philosophie bantoue du révérend père Tempels pour restituer à l’horizon d’interrogation du destinataire de la tradition transmise toute sa place. Cette rupture qui a valeur d’impératif catégorique ne va cependant pas de soi sur un continent où la réception des œuvres du passé se confond avec un acte d’adoration. Il nous faut donc revenir aux fondamentaux de l’herméneutique philosophique qui postulent en toutes circonstances la configuration d’un espace de convergence entre intimité et étrangeté que nous transposerons dans le contexte africain dans les termes suivants: conciliation entre tradition et modernité/ entre conservation et destruction ou alors entre fidélité et liberté. Une telle dynamique dialectique exige une approche critique du processus de transmission du passé qui se traduit par la confrontation de cette dernière avec  l’horizon d’attente du présent, pour prendre ainsi à revers la trajectoire qu’emprunte l’entente langagière qui reste la pierre angulaire de l’herméneutique philosophique gadamérienne. Mais alors  que vaut dans ce contexte une philosophie africaine qui ne se fixe pas comme finalité une transformation en profondeur des conditions concrètes d’existence des populations de ce continent ? Pouvons- nous continuer à nous satisfaire d’une incantation évocatrice d’un monde idyllique? A ce niveau Oruka a certainement raison d’opérer une rupture paradigmatique par rapport à la réception béate de la tradition transmise qui certes a le mérite de conférer à l’identité  négro-africaine une consistance dans la durée, mais qui se révèle désemparée face aux assauts et autres incertitudes de la modernité.

          En réitérant la bonne vieille dialectique marxiste qui prévaut entre l’être et la conscience, entre infrastructure et infrastructure, nous ramenons du même coup au goût du jour le rapport causal qui existe entre philosophie et existence concrète. Et ce n’est donc pas un hasard si, se rendant compte  de l’incapacité de ce qu’il est convenu de dénommer la philosophie africaine à faire face de manière efficace aux préoccupations matérielles des peuples du continent, Oruka se résout à adjoindre à sa « sage philosophy » une dimension opératoire qui soit en mesure d’affronter toutes les questions relatives au développement économique et social. Aussi face à une globalisation toujours plus exacerbée, il urge d’inventer non seulement des réponses de nature culturelle, mais en plus des stratégies de lutte contre la pauvreté qui fait le lit de toutes les perversions et de toutes les dérives. Et comme le suggère Jean Ziegler dans son ouvrage  Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent:

Au seuil de ce nouveau millénaire, les oligarchies capitalistes transcontinentales dominent la terre entière. Leur pratique quotidienne et leur discours de justification sont en contradiction radicale avec les intérêts  de l’écrasante majorité des habitants de la planète. La globalisation mène à une fusion progressive forcée des économies nationales, vers un marché mondial capitaliste et un cyberespace unique. Cette évolution a pour conséquence un accroissement considérable des forces productives. Des richesses immenses sont créées à tout instant. Le modèle de production et d’accumulation capitaliste témoigne d’une créativité vraiment déroutante et certainement admirable, d’une vitalité et d’une puissance. [17]

                

A partir du moment où l’on ne peut dissocier l’univers immatériel du monde matériel ou plus précisément la réflexion philosophique de l’action de développement, sous peine de tomber dans un unilatéralisme qui à bien des égards s’apparente à une posture unijambiste, il urge de restaurer un certain équilibre entre les deux pôles qui fondent l’existence concrète des hommes. L’on pourrait se demander à ce propos: comment est-il possible de mener une réflexion philosophique sereine dans un contexte de misère et de précarité qui ébranlent les fondements de la vie ? La réponse coule de source, lorsque l’on sait que la culture ne nourrit jamais son homme. Partant de ce constat, l’on ne peut relever les défis de la globalisation, phénomène essentiellement économique, en comptant uniquement sur les vertus salvatrices d’une identité philosophique singulière. Ainsi donc l’universalité que charrie cette forme de globalisation relève à vrai dire de l’universalisation à marche forcée du modèle idéologique particulier distillé par l’Occident. Nous ne reviendrons pas ici sur tout le discours sur les origines grecques de la philosophie qui traverse de part en part la pensée occidentale, comme le confirme du reste  Kimmerle dans son ouvrage Philosophie interculturelle:             

pour Hegel, mais aussi pour Nietzsche et pour Heidegger, pour Whitehead et pour Rüssel, la philosophie commence dans l’antiquité grecque, dans un sens provisoire avec les présocratiques et définitivement avec Platon et Aristote ; la philosophie appartient dès lors à l’Europe et à son histoire. Le fait que cette histoire emprunte un chemin qui mène à l’Europe au Nord des Alpes en passant l’Empire romain antique relève encore aujourd’hui d’un lieu commun. Il y a certes selon cette conception une préhistoire de la philosophie qui remonte jusqu’aux Upanishades (750-550 Av. JC.) dans la tradition indienne et Laozi (né vers 600 av. JC.) dans la tradition chinoise, et il y a des influences en provenance du Proche-Orient avec ses enseignements secrets et d’Egypte avec sa religion des mystères…[18] 

 

Et il ne serait pas superflu  dans ce contexte d’évoquer les influences arabo-islamiques d’al-Farabi, d’Avicenne et d’Averroes sur la théologie et la philosophie occidentales pour illustrer son interculturalité originelle. Cependant la conception téléologique du progrès qui considère l’époque des Lumières comme le point culminant de la civilisation humaine s’inscrit dans  la perpétuation de cette filiation gréco-latine  qui marque de son sceau tout le discours sur le monde de la civilisation européenne. Et ce n’est donc pas un hasard si l’auteur de Leçons sur la philosophie de l’histoire parle de la philosophie de Platon à Hegel comme d’une continuité historique qui plonge ses racines dans l’héritage de l’Antiquité. Ce même constat vaut aussi pour le platonisme chrétien, l’avènement du nihilisme européen chez Nietzsche que pour dévoilement de l’être de l’ontologie heideggerienne. Toutefois dans un univers définitivement ouvert où l’autonomie de pensée relève d’une vue de l’esprit et où l’uniformisation des visions du monde se heurte de plus en plus au désir d’exister des peuples de la périphérie et où pour reprendre les termes de Kimmerle, la globalisation subit les coups de boutoir de la régionalisation, le dialogue s’impose comme antidote au ronronnement de la pensée unique. Ce tournant paradigmatique se traduit par le processus décrit par l’auteur de Philosophie interculturelle en ces termes:

l’extension du concept de philosophie à partir de l’Europe et de son histoire vers l’humanité entière et son histoire exige aussi comme d’autres processus de globalisation comme  mouvement contraire une régionalisation. La philosophie universelle unique n’existe que dans le chœur des nombreuses voix des philosophies issues de cultures spécifiques. Dieter Senghaas qui part de considérations tout à fait différentes pour aboutir à la philosophie interculturelle, voit l’immense chance de la philosophie interculturelle dans le fait que, toutes les cultures plus particulièrement dans le présent, et cela n’est pas seulement valable au plan géographique dans le monde d’aujourd’hui, mais aussi au plan historique dans d’autres situations analogues de l’histoire entrent en conflit avec elles-mêmes et engagent par conséquent une autoréflexion. Et c’est justement cette réflexion sur soi-même en période de conflit ou d’urgence dans laquelle se retrouve une culture qui marque l’heure de naissance de la philosophie dans l’histoire de cette culture.[19]

 

 

CONCLUSION

         

Ce serait  donc un lieu commun que d’affirmer avec Platon que toute philosophie est fille de l’étonnement et que c’est à partir du moment où l’on pose les questions essentielles inhérentes à l’existence elle-même comme individu ou comme entité que survient la réflexion philosophique. Et de ce point de vue, exister revient toujours à se remémorer de ses origines  et à s’enraciner dans son socle culturel sans en faire cependant une fin en soi, mais simplement à s’en servir comme ressort pour résister au rouleau compresseur de la pensée unique secrétée par les officines de la globalisation. Ce processus de recomposition de l’horizon de sens trouve sa pertinence surtout sur un continent  où la parenthèse coloniale, pour ne citer que celle-là,  avait fini de réduire à néant la conviction selon laquelle il puisse exister une histoire ou une philosophie du fait principalement qu’il n’y a pas ou presque pas de traces écrites d’une production intellectuelle en Afrique. Ce contexte de négativité est campé en des termes éloquents par Clanet comme suit:

En situation de domination coloniale, la France – ainsi d’ailleurs que bien d’autres pays européens – ne parvient pas à situer les cultures sur un même point de valeur. La suprématie militaire s’accompagne, parce qu’elle ne peut s’en détacher, d’une suprématie culturelle ; »la culture française » se vit comme plus évoluée que celle des pays colonisés… ce qui donne bonne conscience au colonisateur investi « d’une mission civilisatrice », chargé qu’il est de conduire vers « le progrès »  les peuples « sauvages » ou « barbares ». Dans ce contexte politico-idéologique, l’idée d’une société pluriculturelle qui reconnaîtrait aux cultures dominées une certaine parité ne peut trouver un écho… d’où les références à des idées et des valeurs « universelles » et l’affirmation de la nécessité de les propager… Universalisme est malheureusement presque toujours synonyme d’ethnocentrisme…[20]

                                

 

Il y a donc comme une tare consubstantielle à la perception européenne de l’autre qui plonge ses racines dans un rapport de dominants à dominés et qui se perpétue encore aujourd’hui sous des formes diverses. De ce point de vue d’ailleurs, la globalisation n’est qu’une forme de perpétuation de cette relation asymétrique dont le « dialogue monologique » reste la forme la plus achevée. Aussi le discours universaliste qui en découle, n’est en réalité qu’une parodie de dialogue dont le but ultime est de réitérer la toute puissance de son modèle de pensée. Ainsi la posture ne commence réellement à changer qu’à partir du moment où l’on commence à se con- vaincre du fait que l’autre puisse avoir raison, c’est-à-dire quand:

L’on s’est forcément  rendu compte de sa propre faillibilité, de reconnaître à la culture de l’autre une valeur… autant de valeur qu’à la sienne… et parfois davantage lorsque la culpabilité s’en mêle. Bref, l’idée d’une société interculturelle qui ne pouvait trouver dans les mentalités un écho favorable pendant la période coloniale en vient à être entendue, voire reconnue par certains…comme un modèle socioculturel vers lequel tendre… [21]

 

De ce point de vue, il apparait évident que le dialogue herméneutique ne devient véritablement viable qu’à partir du moment où il parvient à prendre effectivement en charge les défis existentiels des peuples, en termes de mise en perspective de la pluralité des horizons d’attente et d’aspiration à la dignité. C’est la raison pour laquelle, il ne peut se complaire dans la réception béate d’une tradition qui a fini de faire la preuve de ses limites dans un monde soumis aux dérapages d’une globalisation à laquelle rien ne semble pouvoir résister.

 

 

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

  • Clanet, Claude, l’Interculturel, introduction aux approches interculturelles en éducation et en Sciences Humaines, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse le Mirail 1993. 230 pages.
  • Dosse, François, Le moment Ricoeur in Revue d’Histoire N° 1147, Paris 2001.15 pages.
  • Gadamer, Hans-Georg, Vérité et méthode, le Seuil, Paris 1996. 358 pages.
  • Gadamer, Hans-Georg, Phénoménologie, Herméneutique, métaphysique, Mohr-Siebeck, Tübingen 1995.120 pages.
  • Jauss, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris 1978, 342 pages.
  • Kimmerle, Heinz, Introduction à la philosophie interculturelle, Junius Verlag, Hambourg 2002, 130 pages.
  • Oruka-Odera, Henry, Mythologies as african Philosophy, publié par Andrea.Graness et Karl. Kresse in Sagacious reasonning, Hambourg 1997. 250 pages.
  • Ricoeur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli,le Seuil, Paris 2000. 345 pages.
  • Saint-Augustin, Les confessions, livre XI, chapitre XIV, Garnier-Flammarion, Paris 1964. 458 pages.
  • Ziegler, Jean, Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Fayard, Paris 2001. 363 pages.

[1] Cité d’après Heinz Kimmerle, Introduction à la philosophie herméneutique, Junius Verlag, Hambourg 2002, p. 123

[2]Ibid., p. 113

[3]Ibid., p. 115

[4]Ibid., pp. 115-116

[5] Ibidem.

[6] François Dosse, Le moment Ricoeur in Revue d’Histoire, 2001, p. 137

[7] Saint-Augustin, Les Confessions, Livre XI, chap. XIV, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 264

[8] François Dosse, op. cit., p. 145

[9] Heinz Kimmerle, Op.cit., p. 124

[10] François Dosse, op.cit ., p. 150

[11] Paul Ricoeur, la mémoire, l’histoire, l’oubli, le Seuil, Paris 2000, p. 96.

[12] François Dosse, Op.cit., p. 152

[13] Heinz Kimmerle, Op.cit., p. 127

[14] H. Odera Oruka, Mythologies as african  philosophy in  publié  par A.Graness/K. Kresse, Sagacious Reasoning, p. 24

[15] François Dosse, Op.cit., pp. 151-152

[16] H. Odera Oruka, op. cit., p. 139

[17] Jean Ziegler, Les nouveaux maîtres du monde  et ceux qui leur résistent, Fayard, Paris 2001, p. 12

[18] H. Kimmerle, Philosophie interculturelle, Op.cit., p. 125

[19]Ibid., p. 128

[20] Claude Clanet, l’Interculturel…, Op.cit., p. 25

[21]Ibid., p. 26