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0. Introduction

L’objet de cet article s’appuie sur un fragment du travail de recherche fourni par un étudiant, Jean-Noël De Jaham, diplômé en Master 2 Créolistique à l’université des Antilles et de la Guyane (2013)[1]. Dans ce mémoire codirigé par Robert Damoiseau et Michel Dispagne, et qui pour titre : « Analyse d’un corpus de créole martiniquais parlé par des locuteurs haïtiens vivant en Martinique », l’auteur a privilégié la thématique du parler des locuteurs haïtiens vivant en Martinique. Jean-Noël De Jaham s’est évertué, avec un appui soutenu du Professeur émérite Robert Damoiseau, créoliste et comparatiste (1999[2], 2005[3]), à examiner le volet lexico-grammatical des productions de quelques locuteurs haïtiens en les comparant de façon presque mécanique à leurs traductions en créole martiniquais, analogues à ce qui aurait pu être utilisé par un natif du créole martiniquais.

      Un segment de ma recherche a été en partie réalisé grâce au corpus constitué par Jean-Noël De Jaham (2013). Il conduit ma réflexion au thème intitulé « Langages de la ville et langages dans la ville : Impact des interférences linguistiques dans le processus d’intégration et de résistance de locuteurs haïtiens dans l’espace urbain martiniquais ».

      Bien qu’il soit question de contacts linguistiques à travers des conversations et relations humaines, il ne s’agit principalement pas dans cette présente recherche d’opérer à nouveau un développement théorique et historique de cet entre-deux linguistique, appelé « Interlanguage » (Interlangue). Il n’est donc pas question de revenir  sur l’article de Stephen Pit Corder, que je traduis par « la signification des erreurs des apprenants » (1967)[4] et qui marque l’acte de naissance de la notion d’Interlangue, ni non plus sur les deux articles de Larry Selinker, le premier sur « transfert linguistique » (1969)[5], le second sur « Interlangue » (1972)[6]. À cette origine didactique de la notion, je vous renvoie à l’excellent article d’Évelyne Rosen et Rémy Porquier : « Présentation. L’actualité des notions d’Interlangue et d’interaction exolingue » (2003)[7] ainsi qu’à l’article d’Hervé Adami (2011)[8] qui précise les champs théoriques dans lesquels est abordée habituellement l’intégration linguistique des migrants et où l’on constate que le champ théorique retenu s’inscrit en grande partie sous l’angle de « l’analyse du processus de construction et de structuration de l’interlangue » (2011)[9].

En revanche, dans l’article de Rosen et Porquier (2003), il y a un syntagme binaire qui a attiré mon attention, puis nourri progressivement ma réflexion. C’est celui d’« Interlanguage pragmatics », que l’on peut traduire par « Pragmatique interlangue ». De cette locution notionnelle, Gabriele Kasper & Shoshana Blum-Kulka (1993)[10], Susan Gass & Larry Selinker (1994)[11] et Anne Baron (2003)[12] y livrent toute une panoplie d’explications. Dans ces différents travaux, l’accent est mis, précisent Rosen & Porquier, « sur la compréhension et la production d’actes de parole par le non-natifs dans les contextes différenciés (remercier, s’excuser, se plaindre, demander, corriger), sur la construction d’une compétence pragmatique, sur les malentendus et sur les rôles et l’importance du transfert des règles pragmatiques même à un niveau avancé de connaissance de la langue cible ». Les auteurs cultivant une visée didactique se sont surtout préoccupés de la manière d’enseigner une compétence pragmatique.

La préoccupation de ce présent travail est autre, tout en s’enracinant dans une réflexion fondée déjà sur la notion d’interculturalité, d’une certaine manière chemin vers l’intercompréhension (2003)[13]. Certes, elle se réfère à la notion de compétence pragmatique individuelle, au sens où je l’avais exposé lors d’une communication à Brasilia en 2009[14]. Mais, je n’entends pas, à l’examen du corpus, exploré ni orienter l’observation critique sur le processus de mise en œuvre de la compétence pragmatique des locuteurs haïtiens ni non plus effectué un retour revisité sur l’analyse grammaticale réalisée par Jean-Noël. En effet, l’offre du corpus n’autorise pas ce genre d’entreprise car le contenu n’assigne pas suffisamment une photographie dynamique du processus interférentiel en acte. Il en donne simplement des états qu’il est possible de soumettre à l’analyse.

La présente approche entend revenir sur quelques productions lexicales, lexico-grammaticales et/ou morpho-grammaticales et surtout sur ce qu’il est possible d’exprimer sur ces états supposant des situations opportunes déclenchant des activités linguistiques et sociolinguistiques d’intégration, donc sur les pratiques linguistiques des locuteurs. Elle entend regarder à un autre niveau la notion d’intercompréhension au sens où la compréhension entre locuteurs de langues différentes n’est pas fondée sur la définition qu’en donnent les spécialistes et sur laquelle ils s’accordent à dire que chaque locuteur parle sa langue et comprend l’autre à travers une compétence passive de la langue de l’autre. C’est ainsi que le dialogue s’y amorce.

Le processus de compréhension qui intéresse le présent article n’est pas de cette nature. Par hypothèse, il laisse ici entendre que ce processus s’est construit plutôt en contextes informels dans un travail incessant de productions approximatives de la langue étrangère, le créole martiniquais, en sachant que le locuteur migrant, le Haïtien, partage un créole structurellement proche de celui du martiniquais mais garde malgré tout par instants une tonalité morphosyntaxique propre à sa langue. Autrement dit, les deux créoles appartiennent à la même famille linguistique. En cela, le propos rejoint la remarque de Peter Doyé (2005)[15] qui souligne ceci : « Le fait que l’on puisse classer les langues en « familles » en fonction de leur origine signifie que les langues « descendant » de la même famille peuvent être « intercompréhensibles », c’est-à-dire que si les locuteurs des langues en question parlent leur propre langue, ils peuvent être compris par les autres ».

 Il s’agit d’observer dans la présente réflexion le résultat du parler créole martiniquais de locuteurs Haïtiens et d’y apposer quelques réflexions linguistiques, sociolinguistiques et anthopolinguistiques. Le locuteur haïtien parle la langue de l’autre, le créole martiniquais. En tout cas, il s’évertue à le faire sans pour autant que l’autre parle sa langue. D’où nos interrogations de facture sociolinguistique :

Quelle (s) langue (s) parlent les locuteurs haïtiens sur le territoire martiniquais ? La durée de leur présence en terre martiniquaise influe-t-elle sur leur choix linguistique ? Que livre leur choix sur la visibilité de leur culture plurilingue avec intégration ou pas à leur propre pratique linguistique de l’une des langues et/ou deux langues locales de l’environnement martiniquais (le créole martiniquais et/ou le français)?

Que révèlent donc chez ces quelques locuteurs haïtiens, en termes de pratiques linguistiques et par voie de conséquence en termes d’intégration, les mots et/ ou les chaînons lexico-syntaxiques qu’ils disent utiliser ? Autrement dit, sont-ils des indicateurs relatifs à des  passerelles d’accès à un environnement autre que le leur et aussi des indicateurs éclairant sur des connexions favorisant les échanges alternatifs avec les natifs ?

Cette chaîne de questions sollicite un important travail de recherche qui ne sera pas possible d’aborder dans cet article mais malgré tout celle-ci invite à interroger au préalable une vision non classique de l’intercompréhension mettant en évidence une pratique verbale asymétrique entre migrant et natif.

De surcroît, le fait que les requêtes du chercheur aient été à l’origine du déclenchement des situations linguistiques ayant provoqué des comportements linguistiques chez les locuteurs haïtiens, ces productions linguistiques n’ayant pas été appréhendées sur le vif conduisent à dire par hypothèse que les productions linguistiques ne sont que le résultat d’une recomposition de leur pratique linguistique respective plus ou moins proche du réel. Et, celle-ci est appelée à de nouvelles observations en vue d’un nouvel examen. Ce résultat n’offre donc qu’un certain état interférentiel d’une approximation de la biographie sociolangagière de tel ou de tel locuteur haïtien se représentant agissant linguistiquement dans telle ou telle situation de vie ou dans telle ou telle expérience de la vie quotidienne. Cet état interférentiel et social ne peut être qualifié pour l’heure que de «bricolage intégratif naturel » au niveau de la pratique linguistique et/ou sociolinguistique de locuteurs vivant dans un environnement humain martiniquais non natif.

     

1. Matériel et méthodes

 

Avant d’aller plus avant, il m’apparaît utile de préciser le corpus de référence en question sans m’attarder sur la méthodologie utilisée par Jean-Noël De Jaham et les éléments retenus qui vont constituer mon propre corpus.

Le corpus de référence a été constitué à partir de données linguistiques recueillies en 2012 dans plusieurs quartiers de Fort-de-France (Martinique). Jean-Noël De Jaham ne voulait pas interviewer des intellectuels Haïtiens, mais rencontrer le Haïtien moyen vivant au sein des quartiers populaires fréquentés par des Haïtiens, par exemple le quartier des Terres Sainville ou celui de Sainte-Thérèse ou encore des Haïtiens habitués aux milieux religieux, par exemple le milieu catholique haïtien. La rencontre chez l’habitant Haïtien a été retenue également comme lieu de rencontre et d’échange.

En définitive, quatre locuteurs Haïtiens (deux hommes et deux femmes) ont été approchés et interrogés sur le choix de leur pratique linguistique par rapport à divers lieux de parole ainsi que sur leur manière d’appréhender linguistiquement le système aspecto-temporel. Le chercheur ayant pour objectif, par ses questions variées et ciblées, de conduire les locuteurs à produire du récit et/ou des micro-discours.

Le corpus de référence rassemble quelques productions énonciatives venant des quatre locuteurs qui se déclinent ainsi : la locutrice 1 âgée de 35 ans vit depuis 3 ans en Martinique ; le locuteur 2 âgé de 69 ans vit en Martinique depuis 36 ans ; la locutrice 3 âgée de 37 ans y habite depuis 7 ans et le locuteur 4 âgé de 38 ans y séjourne depuis 12 ans. L’examen des énonciations de ces différents locuteurs porteront soit sur du lexique soit sur de la morphosyntaxe ou de la sémantique en cherchant à comprendre la cartographie linguistique des locuteurs haïtiens en divers lieux et à répondre à la question formulée précédemment à savoir : comment les mots, les expressions ou encore les productions utilisés peuvent conduire à des indications significatives de la pratique de la langue cible (le créole martiniquais) ? Par ailleurs, y révèlent-ils d’autres éléments des migrants de leur visibilité respective dans l’environnement martiniquais ? Par voie de conséquence, l’analyse aboutira également à une perception  non classique de la notion d’intercompréhension.

 

2. Résultats

 

      À l’analyse de deux interrogations de facture sociolinguistique :

*La première interrogation :

-Question 1 (Q1) : « Lè ou ka jwenn an Matinitjè ki lang ou ka palé ? »[16]

      Avec comme réponse pour chacun des locuteurs interviewés :

                       Langue

Locuteur/trice

F CM Remarques

Locutrice 1

(installée depuis 3 ans)

× × Difficile d’apprécier la fiabilité de la réponse en termes de compétence linguistique

Locuteur 2

(installé depuis 36 ans)

× × Difficile d’apprécier la fiabilité de la réponse en termes de compétence linguistique

Locutrice 3

(installée depuis 7 ans)

× Difficile d’apprécier la fiabilité de la réponse en termes de compétence linguistique

Locuteur 4

(installé depuis 12 ans)

×

Avec les femmes

×

Avec les hommes

Difficile d’apprécier la fiabilité de la réponse en termes de compétence linguistique

Tableau 1

 

Légende

Q 1 : Question 1

F : Français

CM : Créole Martiniquais

*La seconde interrogation :

-Question 2 (Q2) : « Ki lang ou ka palé plis dépi ou Matnik ? »[17]

L’enquête initiale a retenu cinq situations qui n’ont pas été tronquées :

  1. le travail,
  2. la famille,
  3. l’administration,
  4. les relations avec des parents, amis et/ou des camarades haïtiens,
  5. les relations avec des amis et/ou des camarades martiniquais.

     Lieu de parole

Locuteur/trice

Travail Famille Adminis-tration

Relations parents, amis, camarades haïtiens

Relations

parents, amis, camarades martiniquais

Locutrice 1

(installée depuis 3 ans)

CH CH F CH CM

Locuteur 2

(installée depuis 36 ans)

PdR PdR F

CH : Primo-entrants

CM : autres Haïtiens (supposition)

CM

Locutrice 3

(installée depuis 7 ans)

F PdR F

CM ?

Les amis sont-ils Haïtiens ?

CM ?

Les amis sont-ils martiniquais ?

Locuteur 4

(installé depuis 12 ans)

CM CH et F F CH PdR
variation CH et F( ?) 1 constante variation 1 constante

Tableau 2

 

Légende :

Q 2 : Question 2

CH : Créole Haïtien

CM : Créole Martiniquais

F : français

PdR : Pas de Réponse

 

3. Discussion 1/ Question 1 & Question 2

 

La question 1(Q1) : « Lè ou ka jwenn an Matinikè ki lang ou ka palé ? ». De la part des locuteurs Haïtiens, la plupart des interactions, disent-ils, se font en français et en créole martiniquais. Ce que les réponses ne donnent pas, c’est la partition de cette répartition. Cet usage des deux langues, français et créole, se manifeste-t-il dans toutes les situations interactives ?

Le principe d’autonomie linguistique développé, après Joseph Vendryes (1939)[18], par André Martinet (1967)[19] conduit à dire qu’il y a choix d’une langue, créole martiniquais ou français, au détriment de l’autre dans les diverses situations interactives. Quelles sont donc ces situations ? A-t-on affaire pour l’une comme pour l’autre langue à du «bricolage linguistique » de ces langues cibles ou à des productions linguistiques à tous les niveaux de l’architecture des langues (phonétique, phonologique, lexical, syntaxique et sémantique) ?

La question 2 (Q2) portant sur la langue la plus utilisée par les locuteurs haïtiens vient affiner, par les réponses assignées, les lectures sociolinguistiques des données du premier tableau.

L’usage du français par les locuteurs haïtiens interrogés promotionne le français plutôt que le créole martiniquais dans un lieu de parole qu’est l’administration. Et, les données du premier tableau montrent que la durée d’installation dans le pays n’est pas pertinente. Autrement dit, les situations conditionnant des liens sociaux formels et codifiés imposent davantage l’usage du français que celui du créole martiniquais. En définitive, il y a tout simplement des règles linguistiques et sociolinguistiques à respecter, lesquelles vont entraîner une codification linguistique des comportements.

Le processus d’installation linguistique va-t-il de pair avec le processus d’intégration ? Et les questions sont de savoir : quelle langue use le Haïtien dans ses différentes relations soit avec ses pairs soit avec des martiniquais ? Et pour quelle(s) raison(s)?

Ces questions méritent d’être posées, mais l’examen des données révèle des réponses insuffisamment significatives d’autant plus qu’il aurait fallu recueillir les discours explicatifs à ce sujet et par voie de conséquence prendre en compte les représentations des locuteurs en jeu dans cette gestion respective de la langue et dans le sentiment identitaire des migrants (1999)[20]. De plus, l’échantillon s’avère réduit et ne permet que d’appréhender des tendances à valider en les confrontant à un échantillon plus conséquent. Toutefois, ce travail du chercheur sur une petite échelle aide déjà à corriger les insuffisances constatées. Les Haïtiens interrogés en 2012 répondent que la langue utilisée s’opère en créole martiniquais avec des martiniquais et en créole haïtien avec des Haïtiens, excepté l’un des quatre qui souligne qu’il utilise le créole haïtien avec les primo-entrants et le créole martiniquais pour les autres Haïtiens installés depuis plus longtemps.

Toutefois, à une échelle plus importante, les réponses seront-elles pour autant plus pertinentes ? Derrière la problématique du petit ou du grand nombre de locuteurs, il y a la question de la nature et de la qualité des langues cibles (français et créole martiniquais utilisés). Autrement dit, la question de la compétence linguistique, de la connaissance de ces langues cibles et de la capacité de mobiliser les ressources propres à celles-ci selon les règles et les formes de chacune d’entre elles.

     

-Question 3 (Q3) : De quelle compétence linguistique relevant du créole martiniquais est-il question dans le parler créole martiniquais des locuteurs Haïtiens ?

L’analyse des quelques énoncés prononcés par les différents locuteurs éclairera le propos et précisément apportera quelques éléments de réponse. En regard de chacun des énoncés, la traduction en créole martiniquais attendue sera indiquée, ainsi que la traduction française. Cette indication servira de référentiel à l’analyse de la compétence des locuteurs.

Légende

XY : le premier chiffre représente le rang assigné au locuteur et  le second chiffre indique le numéro de l’énoncé.

* : L’étoile indique un exemple d’apocoque

TCM : Traduction en créole martiniquais de l’énoncé

TF : Traduction française de l’énoncé

 

Locutrice 1 (installée depuis 3 ans):

 (1.1) Kannaval la, nou kapab gadé li, sa té bien.

TCM : Kannaval-la, nou gadé’y, sa té bien.

TF : Le carnaval, nous pouvons le regarder

     

(1.2) Pa palé an fè nwa

TCM: Pa palé an nwè-a

TF: Ne parles pas dans le noir (au sens de : ne médis pas)

(1.3): si mwen sòti tankou uitè

TCM : Si mwen sòti koté uitè.

TF : si je sors vers huit heures.

     

*(14) : Fanmi m

TCM : Fanmi mwen

TF : Ma famille

 

Locuteur 2 (installé depuis 36 ans) :

(2.1) Sa nou té konn fè Ayiti, tijwèt, tifanal

TCM : Sa nou té ni labitid fè, tijwé, tilanp

TF : Ce que nous avions l’habitude de faire en Haïti

(2.2) kounyeya la, mwen pa ka travay

TCM: Atjèlman-an, mwen pa ka travay

TF : En ce moment précisément, je ne travaille pas

(2.3)Matinik, péyi tankou Ayiti

TCM : Matinik/matnik, péyi kon Ayiti

TF : La Martinique, un pays qui ressemble à Haïti

*(24) Respekté l

TCM : Respekté’y

TF respecte-le/la

 

Locutrice 3 (installée depuis 7 ans):

(3.1) Mwen te renmen takiné yon lo timanmay

TCM: Mwen té enmen fè lafèt épi/ék anlo timanmay

TF : J’aimais taquiner beaucoup d’enfants

(3.2) Mwen vle sa

TCM: Mwen sa

TF: Je veux cela

(3.3) Mwen resi trape yon travay

TCM: Mwen rive trapé an travay (an final-di-kont)

TF: J’ai finalement réussi à trouver du travail

*I pli piti pasé m

TCM : I pli piti pasé mwen

TF : Il est plus petit que moi

 

Locutrice 4 (installé depuis 12 ans) :

(4.2) Kwa-dè-Boukèt pa te ø vil tankou Pòtoprens

TCM : Kwa-dè-Boukèt pa té an vil kon Pòtoprens

TF : Croix-des-Bouquets n’était pas une ville comme Port-au-Prince

(4.2) I te tankou uitè

TCM : Konsidéré i té uitè

TF : Il était environ huit heures

*Man konnèt dwa m

TCM : Man konnet dwa mwen

TF : Je connais mes droits

 

4. Discussion 2 / Question 3

 

La troisième question va dans le sens des problématiques relatives à la compétence (active ou passive) des langues cibles et les réponses qui y sont apportées par les productions linguistiques de tel ou de tel locuteur sont à examiner de plus près d’autant plus qu’elles permettront de voir à l’œuvre l’usage « correct » du double référentiel linguistique à l’œuvre dans le parler créole martiniquais des locuteurs Haïtiens. Double référentiel linguistique dans le mouvement d’échanges vers l’autre, mouvement en tension où tantôt le parler créole martiniquais du locuteur Haïtien se porte vers les ressources de la langue cible, le créole martiniquais, tantôt le parler créole martiniquais se confine dans les ressources de la langue source, la créole haïtien. L’analyse des énoncés produits par les locutrices et les locuteurs interrogés est fort instructive pour le propos.

L’observation, et l’examen des quelques énoncés relevés dans le micro-corpus linguistique et, à titre d’exemple, selon des catégories grammaticales, parleront davantage à la réflexion. Précisément, les catégories choisies pour illustrer la recherche opérée renvoient à un double niveau, lexical et morphosyntaxique.

Voici quelques exemples du corpus créole :

-Locutrice Haïtienne 1 s’exprimant en créole martiniquais (installée depuis 3 ans)

1.1 : Kannaval la, nou kapab gadé li vs Kannaval-la, nou gadé’y (créole martiniquais attendu (cma))

1.3 : Si mwen sòti tankou uitè vs Si mwen sòti koté uitè (cma)

 

-Locuteur Haïtien 2 s’exprimant en créole martiniquais (installé depuis 36 ans)

2.1 : Sa nou té konn fè Ayiti, tijwèt, tifanal vs Sa nou té ni labitid fè, tijwè, tilanp

2.3 : Matnik, péyi tankou Ayiti vs Matinik/Matnik, péyi kon Ayiti

 

-Locutrice Haïtienne 3 s’exprimant en créole martiniquais (installée depuis 7 ans)

3.1 : Mwen te renmen takiné yon lo timanmay vs Mwen té enmen fè lafèt épi/èk anlo timanmay

3.3 : Mwen resi trape yon travay vs Mwen rivé trapé an travay

 

-Locuteur Haïtien 4 s’exprimant en créole martiniquais (installé depuis 12 ans)

 

a. I te tankou uitè vs Konsidéré i té uitè

 

Du point de vue de l’une des langues-cibles du répertoire linguistique martiniquais, ici le créole martiniquais, quelques remarques opportunes s’imposent. Du point de vue structurel, le créole haïtien comparé au créole martiniquais ne présente aucune différence. Des points de vue lexical, morpho-lexical, morphosyntaxique, des variantes opèrent au niveau des productions linguistiques de chacun des locuteurs, au niveau du flux sonore ou encore des séquences lexicales, morphosyntaxiques appartenant à la langue source des locuteurs.

Chez la locutrice 1, « Kapab » et « li » dans la production : « Kannaval, nou kapab gade li » au lieu « nou gadé’y ».

Chez la locutrice 2, « tankou » dans la séquence : « Matinik, péyi tankou Ayiti » au lieu de  « Matinik, péyi kon Ayiti ».

Chez la locutrice 3, « renmen », « takiné », « yon lo » dans la séquence « Mwen té renmen takiné yon lo timanmay » au lieu de « Mwen te enmen fè lafèt épi anlo timanmay ».

Chez  le locuteur 4, « tankou » dans la séquence : « I té tankou uitè » au lieu de « Konsidiré i té uitè », l’item « tankou » étant, on le sait, inexistant en créole martiniquais.

Le phénomène de l’apocoque ou de troncation ou encore de chute phonétique et syllabique constamment à l’œuvre dans le parler créole haïtien est un indicateur, qui lorsqu’il apparaît dans les productions du parler créole martiniquais de l’Haïtien marque la prégnance de la langue créole haïtienne dans le créole martiniquais. Quelques exemples tirés du micro-corpus relevant des mêmes locuteurs :

Chez la locutrice L1, on trouve dans son parler du créole martiniquais « Fanmi m » au lieu de « Fanmi mwen ». L’indicateur « m » marque une référence à la langue source.

Chez le locuteur L2, on trouve Respekté’l » au lieu de «Respekté’y » 

Chez la locutrice L3, on trouve  « I pli piti pase m » au lieu de « I pli piti pasé mwen »

Chez le locuteur L4, on trouve « Man konnet dwa m » au lieu de « Man konnèt dwa mwen ».

L’espace interférentiel linguistique intégrant entre autres choses l’usage des créoles haïtien et martiniquais se construit comme un lieu à la fois d’instabilités linguistiques et de stabilités provisoires en vue de juguler l’insécurité linguistique quant à l’emploi d’un terme propre à la langue cible, mais non disponible au moment où il parle (ignorance ou oubli) et qu’il remplacera par un autre puisé cette fois-ci dans la langue source. C’est en ce sens que je parle de « bricolage linguistique dynamique » (BLD) permettant au locuteur de la langue source et en fonction de son type d’immersion de se construire un répertoire du créole martiniquais et de se fabriquer dans son système interlinguistique provisoire (Ellis, 1991)[21], à un moment donné, une certaine compétence de la langue cible, celle du créole martiniquais. Du point de vue de la pragmatique linguistique la question de la sincérité linguistique est à poser chez le migrant Haïtien. Est-ce l’ignorance voire l’oubli qui gouverne le comportement sociolangagier ? Ou est-ce une manière manifeste de signifier un aspect de son identité, son altérité ? En pareil cas, l’usage de l’expression du créole haïtien en lieu et place de l’expression du créole  martiniquais est-il donc voulu ?

 

5. Conclusion

 

En essayant de comprendre en contexte informel et quotidien le fonctionnement d’un certain point de vue de l’intercompréhension dans les comportements affichés de quelques locuteurs vivant dans une nouvelle géographie sociale et linguistique, me revient une des affirmations du Professeur émérite Jean Bernabé, linguiste et créoliste. Jean Bernabé avance l’idée selon laquelle « l’intercompréhension consiste à dire : je parle ma langue, tu parles la tienne et nous nous comprenons, parce que chacun a une compétence passive de la langue de l’autre » (CORPUCA, 2008). Mais, une partie de la réflexion menée, très modeste, faut-il le dire, vient quelque peu interroger cette affirmation. Elle éclaire le fait que la symétrie entre locuteurs exprimée par Jean Bernabé ne reflète pas le travail de bricolage linguistique travaillé par des intentions voire des idéologies non déterminées dans le présent  article. De fait, opère-t-il uniquement sur les deux créoles (source et cible) pour construire cette compétence d’utilisation de la langue cible (créole martiniquais) en termes de compréhension ou de production ? Compte tenu du contexte problématique de l’émigration haïtienne dans les Départements Français d’Amérique (DFA) est-il suffisant de se contenter du travail de bricolage linguistique qui conduit le locuteur Haïtien à s’évertuer d’abord à parler la langue de l’autre (langue cible), le créole martiniquais rendant en quelque sorte possible une forme d’intercompréhension puisque l’autre reconnaît sa langue et peut converser avec lui sans pour autant développer une production de la langue de celui ou de de celle qui lui parle ? Ou ne convient-il pas aussi de cerner puis de croiser les intentions et les idéologies à l’œuvre dans l’exercice des langues des migrants pour mieux comprendre la particularité de leur parler du créole martiniquais et leur positionnement dans leurs stratégies psycholinguistiques et anthropologiques de migrants en terre martiniquaise ?

Ces interrogations précédentes méritent d’être levées et demandent un élargissement du corpus en maintenant l’approche non classique préalable de l’intercompréhension des langues et de la compréhension du processus d’intégration chez les migrants Haïtiens en Martinique et appelle par conséquent à un nécessaire retour dans les différentes communautés haïtiennes. Cela fournira une somme de réponses plus fines concernant les locuteurs Haïtiens dans leur usage des langues parlées en Martinique et de leur place sociale en terre de migration.

 

6. Bibliographie

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Selinker Larry, (1969). Language Transfer, in General Linguistics, The Pennsylvania State University Press, 10, 4.

Selinker Larry, (1972). Interlanguage, in International Review of Applied Linguistics.

Vendryès Joseph, (1939). El langaje: introduccion linguistica a la historia. Traduccion al espagnol por Manuel de Montolin [y] José M. casas; revision y adicionès de A. M. Badia Margarit y J. Roca Pons, p. 59.379.


* Université des Antilles et de la Guyane – CRILLASH

[1] J-N. De Jaham, Mémoire de master 2 Créolistique, université des Antilles et de la Guyane.

[2] R. Damoiseau, (1999)., Éléments de grammaire compare français-créole martiniquais.

[3] R. Damoiseau, Éléments de grammaire compare français-créole haïtien.

[4]  S.P. Corder, The signifiance of learners’errors, in International Review of Applied Linguistics.

[5] L. Selinker, Language transfer, in General Linguistics.

[6] L. Selinker, Interlanguage, in International Review of Applied Linguistics.

[7] E. Rosen & R. Porquier, Revue Linx, n°49.

[8] H. Adami, Parcours migratoires et intégration langagière.

[9] Id.

[10] Interlanguage.

[11] S. Gass & L. Selinker, Second Language Acquisition: An introductory Course.

[12] A. Baron, Acquisition Interlanguage Pragmatics.

[13] M. Dispagne, L’interculturalité des pays créolophones, lieu d’apprentissage original à l’interculturalité.

[14] M. Dispagne, L’intercompréhension, comme prémices du dialogue interculturel et plurilinguistique.

[15]Peter Doyé, L’intercompréhension, guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe- De la diversité linguistique à l’éducation plurilingue.

[16] Q1 : « Quand tu rencontres un Martiniquais en quelle langue t’exprimes-tu ? » (Traduction française de l’énoncé créole).

[17]Q 2 : « Depuis que tu vis en Martinique laquelle des langues parles-tu le plus ? » (Traduction de l’énoncé interrogatif créole).

[18] J. Vendryès, El langaje: introduccion linguistica a la historia.

[19] A. Martinet, Linguistics Studies presented to André martinet on the occasion of his sixtieth birthday.

[20] Christine Deprez, Les enfants bilingues : langues et familles.

[21] R. Ellis, Understanding Second Language Acquisition.