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« La ville est le lieu de l’hétérogène et du singulier qui résument l’essentiel du langage, tant au niveau des dynamiques internes que des facteurs externes qui concourent à la prise de parole, à l’échange »

(Auguste Moussirou-Mouyama, 2008 :324-325).

« (…) la ville plurilingue est aussi un lieu de conflit de langues, conflit que l’on peut lire à différents niveaux, celui des familles ou celui des groupes sociaux plus larges, des associations, des écoles, des quartiers, etc. »

(Louis-Jean Calvet, 1994 :12).

 

Résumé

Vivant dans un milieu multilingue (13 langues), la communauté mancagne de Goudomp représente moins de 10% de la population totale. Cette situation de groupe minoritaire fait que les membres de cette communauté font face à une double contrainte : lutter pour la survie de leur langue tout en restant des polyglottes « accomplis » devient dès lors leur objectif premier. En procédant dans ce texte d’une double approche (l’observation participante et l’entretien semi-directif), notre but est ici de montrer comment, à travers leur parler, ce peuple négocie son identité quotidienne dans un tel environnement.

Mots clés : langue, contacts, multilinguisme, hétérogénéité, représentations, identité.

Abstract

Living in a multilingual area (13 languages), the Mancagne community of Goudomp represents less that 10% of the whole population. This situation of minority group makes the members of this community face a double constraint: fighting for the survival of their language while remaining full polyglots becomes their principal target. In using a double approach (participant observation and a semi-directed survey), our objective here is to show how, through their way of speaking, these people negotiate their daily identity in such an environment.

Keywords: language, contacts, multilingualism, heterogeneity, representations, identity.

 

Introduction

La ville a toujours été perçue dans certaines disciplines (géographie, sociologie…) comme un lieu privilégié d’observation des phénomènes sociaux en « tension permanente ». Sur le plan sociolinguistique par exemple, elle peut être considérée comme étant « plus qu’un lieu de coexistence des langues », (Calvet, 1994 : 16). En effet, selon Lorenza Mondada « laprésence de la ville en linguistique est paradoxale : à la fois potentiellement et implicitement centrale, la ville y joue un rôle qui est rarement traité comme un objet de recherche pleinement reconnu » (2000 : 59). Partant de là, nous pouvons dire qu’analyser les Voix ou Paroles de Ville nous ramène inévitablement à discuter du contact entre les différents groupes sociaux qui la peuplent et au-delà, des langues et des représentations ou imaginaires qui les sous-tendent.

En sociolinguistique urbaine, l’accent est principalement mis sur les flux langagiers dans la ville ainsi que les discours sur la ville. Ici, on s’interroge sur le rôle que pourrait jouer la langue tout comme le discours dans les configurations de l’urbain, à différents niveaux d’échelle. A travers les deux types de discours (dans et sur la ville), l’individu territorialise et catégorise l’espace dans lequel il vit. Cet acte de l’agir par le verbe (acte performatif), lui permet de s’approprier le territoire qu’il investit. Voilà pourquoi lorsqu’on mène une étude sur les Paroles de Ville, il est nécessaire de prendre en compte un certain nombre de paramètres pour « décrire et expliquer les rapports existant entre, d’une part, la société et, d’autre part, la structure, la fonction et l’évolution de la langue », (Boukous, 1999:15).

Dans les pages qui suivent, le but fixé est de présenter une étude de cas qui porte sur la communauté mancagne de Goudomp, un groupe minoritaire vivant dans un milieu pluriethnique, donc multilingue. Pour ce faire, nous commencerons par décrire le cadre d’étude ; à savoir la ville et son paysage sociolinguistique. Ensuite, nous exposerons les différentes techniques utilisées pour recueillir les données sur lesquelles se fonde notre analyse. La troisième section sera entièrement consacrée à l’analyse de l’ « ambivalence » de la situation dans laquelle vit cette communauté qui, de par son comportement langagier, semble être partagée entre le désir de rester « elle-même » (par le conservatisme) et l’ouverture par l’appropriation des autres langues.

 

I. Présentation générale

I.1. Présentation de la zone d’étude

La ville de Goudomp, actuel chef-lieu de département du même nom, est érigée en commune le 08 octobre 1990 par le décret n° 90/1135 du 08 octobre 1990. Situé dans la région de Sédhiou (sud du Sénégal), la commune de Goudomp couvre une superficie de 12.5 km². Elle est limitée à l’Est par le Baconding, à l’Ouest par le Ponta Dos, au sud par Akintou et au Nord par la rive gauche du fleuve Casamance[1]. Elle est divisée en quatre (4) quartiers administratifs que sont Hamdallahi, Sansancono, Diolacounda 1 et Diolacounda 2. La ville de Goudomp comptait en 2012 une population de 21475 habitants[2]. Cette population est composée en majorité de mandingue (40%), de balante-mané (18%), de diola (12%), de manjack (7,8%), de mancagnes (8,2%), de peulhs (7%) et les autres groupes (8%). Sa densité est de 2095 habitants au km². Les jeunes de moins de 20 ans représentent 65% de la population totale[3].

 

I.2. Paysage sociolinguistique

Grâce à sa position géographique de ville carrefour[4], à ses activités économiques, Goudomp attire quotidiennement des populations et/ou commerçants des autres régions du pays ainsi que ceux des pays voisins (Mali, Guinée Bissau et Guinée Conakry). Le plurilinguisme se manifestant concrètement là où ses monolinguismes convergent, sur les pistes, les marchés, les ports et, de façon plus générale, dans la ville à laquelle aboutissent les pistes et où se trouvent les marchés et les ports (Calvet, 1994 : 11), Goudomp se présente donc aujourd’hui comme un véritable « marché aux langues » (Calvet, 2002), un véritable laboratoire linguistique. Et, « du fait d’une concentration progressive de la population d’origines variées, un plurilinguisme de contact apparaît, se transmet et se développe en ville » (Juillard, C., 2007 : 236).

En effet, comme la plupart des villes de la Casamance naturelle (Kolda, Sédhiou, Ziguinchor…), Goudomp est une ville plurilingue. On y dénombre 13 ethnies[5] correspondant aux 13 langues qui y sont pratiquées[6]. De là, nous pouvons légitimement nous demander qu’est-ce qui se passe au quotidien lorsque ces gens de différentes premières langues se rencontrent ? A quelle(s) langue(s) vont-ils recourir pour communiquer ? Telles sont entre autres questions que nous allons tenter d’apporter une réponse ci-dessous. Avant de répondre à ces questions, voyons d’abord qui sont les Mancagnes.

 

I.3. Le peuple mancagne

Tout comme la plupart des populations vivant dans la région naturelle de la Casamance (les balantes nagas, les pépèles, les manjacks, …), les mancagne de la commune de Goudomp sont originaires de la zone connue aujourd’hui sous le nom de la République de Guinée Bissau (Trincaz, J., 1979 ; Juillard, C., 1995, Dreyfus, M. & Juillard, C., 2004). Venant principalement des régions de Bula et de Cô (en Guinée Bissau) ; ils fondèrent plusieurs villages le long de la frontière entre ces deux pays et parmi lesquels on peut mentionner Akintou, Bindaba, Bantancountou, Kaneupar, Unjiw, St-Paul, etc.).

Les raisons de cette émigration furent principalement économiques. En effet, selon Trincaz (1981, 211) : « économiquement, l’essor de la culture de l’arachide en Casamance attira ces populations acharnées à la tâche et à qui le territoire de Guinée, relié à une métropole pauvre était incapable d’offrir des débouchés suffisants ». Et citant Amilcar Cabral, l’auteur nous informe que pour cette raison, « […] des milliers de paysans abandonnent leurs foyers et cherchent dans les pays voisins la paix et les moyens indispensables à leur entretien. C’est ainsi que les Balantes entrent en République de Guinée, tandis que les cultivateurs d’arachide (Mancagne, Pépèle et Manjacks) s’installent en République du Sénégal » (ibid).

Cette idée se trouve ici renforcée davantage par celle de Pélissier cité par Trincaz lorsqu’il déclare que : « c’est paradoxalement la fixation artificielle d’une frontière politique entre zones d’influences française et portugaise qui est à l’origine de ces mouvements. Cette frontière a créé entre des populations naguère dotées des mêmes ressources et vivant dans un climat humain comparable, des déséquilibres qui expliquent son franchissement par des effectifs croissant de travailleurs originaires de la Guinée Bissau ». (1981 :210)

Après la deuxième guerre mondiale, l’immigration reprit vigoureusement. Mais une fois que la guerre a éclaté en Casamance sous l’impulsion du MFDC[7], ils furent obligés d’abandonner les villages installés le long de la frontière entre ces deux pays. Une bonne partie a regagné alors sa terre d’origine (Guinée Bissau) tandis que l’autre préféra se réfugier dans la plupart des villes (dont Goudomp) où il y avait plus de sécurité. Depuis lors, ils cohabitent avec plusieurs autres groupes ethnolinguistiques.

D'après les chiffres avancés par l’UNESCO dans son rapport de 2002, leur population totale était de 68 955 personnes, dont 40 855 en Guinée-Bissau et 26 450 au Sénégal. A Goudomp, ils représentent moins de 10% de la population totale. Cette situation de minorité est l’une des raisons qui vont les pousser à créer une association dénommée Pkumel[8] et dont le but premier est de lutter pour la survie de la langue, principal véhicule de la culture du groupe.

 

II. Méthodologie d’enquête

L’enquête sur le comportement langagier de la communauté mancagne de Goudomp a été conduite en deux temps distincts mais à la fois complémentaires. Basée sur la méthode ethnographique à visée qualitative, nous avons d’abord procédé au recueil, in situ, de la parole dans différentes situations de communication avant de passer ensuite à des entretiens semi-directifs. L’objectif ici est de cerner le processus d’identification et de différenciation repérable à la fois dans les comportements langagiers et les discours de ce peuple sur leur expérience vécue du contact de langues dans cet environnement pluriel.

 

II.1. L’observation participante

Malgré le fait d’être membre de la communauté étudiée, nous étions convaincu que le temps passé en France faisait de nous un « étranger goudompois[9] ». Nous n’étions plus le même fils ou neveu qu’on n’a vu naître et grandir, ni moins ce frère, cousin ou simple ami d’enfance avec qui on a eu à partager aussi bien des moments de joie que de peine. Dès lors, l’« accès au terrain »[10] (Ndecky, à paraître) devenait un impératif pour nous. Et, la réponse affirmative que nous apportions aux invitations à déjeuner ici et là était pour nous une manière de réintégrer à nouveau nos anciens réseaux et profiter de la même occasion pour accéder à la « parole vive », c’est-à-dire le discours de tous les jours. Les données recueillies sont enregistrées dans différentes situations de communication allant du partage du repas familial aux discussions ouvertes sur des thèmes variés et avec des personnes de tout âge. Au final sur les seize (16) discussions enregistrées, nous avons finalement retenu douze (12) d’une longueur moyenne d’une heure et trente minutes (1h30), soit dix-huit (18) heures au totale.

 

II.2. L’entretien

De type semi-directif, l’objectif de l’entretien est de nous permettre de comprendre les attitudes et représentations de ce peuple mancagne. En d’autre termes, le but ici est de comprendre la façon dont les locuteurs de ce groupe catégorisent et se représentent leur propre langue et pratiques qu’ils en font. Il s’est agi donc, dans cette enquête, de vérifier l’hypothèse selon laquelle les Mancagnes de cette ville sont partagée par la peur de voir un jour leur langue disparaître et la nécessité de ne pas se sentir « étrangers » dans la ville en restant des « polyglottes accomplis ». Un guide structuré en trois principaux points correspondant aux objectifs visés (représentations, usage quotidien de la langue et biographie du répondant) avait été élaboré à l’avance. Toutes les questions ont été mémorisées, ce qui fait que l’interview était finalement une simple conversation. Au nombre de vingt-quatre (24) personnes, nous avons finalement retenu dix-huit (18), soit six (6) femmes et douze (12) hommes. Leur âge varie entre dix-sept (17) à soixante-seize (76) ans. Chaque entretien a duré en moyenne quarante (40) minutes, ce qui nous fait un total de douze (12) heures. L’analyse de ces données collectées nous permet de voir davantage l’ambivalence de la situation dans laquelle vit ce peuple.

 

III. De l’ambivalence dans le vécu quotidien

Certains chercheurs s’intéressant au comportement langagier des minorités linguistiques ont montré que dans les milieux de fort brassage ethnolinguistique, « relations between groups do not occur in a vacuum but rather are influenced by a range of sociostructural and situational factors that can fundamentally affect the nature and the quality of intergroup contact between speakers of contrasting ethnolinguistic groups » (Bourhis et al, 1994 :167). Mieux encore, poursuivent Bourhis et al. « Being a member of disparaged low-status linguistic group can take its toll on the collective will of members to survive or maintain themselves as a distinctive linguistic community in the intergroup structure » (1994 :170). Dès lors, nous comprenons l’ambivalence de la situation dans laquelle vivent les Mancagne de cette ville. Situés entre deux pôles, ils se voient obligés de mener, à longueur de journée, une rude bataille qui pourrait se résumer en ces deux termes contraires : fermeture (pour sauver leur langue) et ouverture (aux autres langues par leur maîtrise).

Dans une telle situation, les langues sont mises en avant car elles sont loin d’être considérées par ceux qui les parlent comme de simples instruments de communication devant permettre la rencontre et l’échange entre individus. Bien au contraire, elles sont souvent utilisées (surtout dans des situations de fortes tensions/conflits linguistiques) comme des instruments permettant de briser la communication entre des groupes de personnes qui avaient pendant longtemps su gérer les différences linguistiques. Nous voyons donc là que la notion de frontière est au cœur du problème : où finit le même, où commence le différent ? Comment le discours sur la langue permet-il d’intérioriser le rapport à sa langue ainsi qu’à sa propre pratique de ladite langue ? Comment tout cela se traduit-il dans leur parler ? A ces questions, Sériot nous répond que les positionnements subjectifs nous permettent « […] de comprendre en quoi le discours sur la langue pouvait être une voie d’accès à des mouvements d’opinion et des sensibilités très profondément ancrées, non pas dans une ‘mentalité’, mais dans des circonstances historiques et géographiques particulières, dans des luttes d’idées spécifiques », (2010 :15).

 

III.1. Lorsque s’identifier à « sa langue » devient la norme

Aujourd’hui, même si on pourrait remonter à des dates beaucoup plus anciennes[11], nous souhaiterions ici partir de l’année 2001 pour rendre compte de ce que nous appelons désormais le réveil de la conscience linguistique[12] des « minorités » sénégalaises. Rappelons que jusqu’en janvier 2001 et, en plus du français utilisé comme langue officielle, seules six (6) langues locales[13] étaient encore reconnues par la Constitution sénégalaise ; ce qui leur donnait ainsi le statut de langues nationales du Sénégal. Mais lorsque Abdoulaye Wade est arrivé au pouvoir en mars 2000, il a fait adopter en janvier 2001 par voie référendaire une nouvelle Constitution qui stipule dans son article n°1 que « La langue officielle de la république du Sénégal est le français. Les langues nationales sont le diola, le malinké, le peul, le sérère, le soninké, le wolof et[14] toute autre langue nationale qui sera codifiée ».

L’occasion fut donc donnée aux autres groupes sociaux comme les mancagnes et dont la langue n’a pas encore jusqu’ici été codifiée de voir leur langue obtenir un jour le statut de langue nationale. C’est ainsi que regroupés autour de l’association Pkumel, les Mancagne codifieront leur langue deux mois plus tard ; c’est-à-dire en mars 2001 comme huitième langue nationales après le balante. Aujourd’hui, on est passé de six (6) à vingt-et-une (21) langues ayant le statut de langues nationales du Sénégal. Or nous savons tous qu’« à partir du moment où une langue a un nom [donc codifiée][15], elle devient un objet homogène, non plus un ensemble dans un diasystème, mais un objet de politique linguistique, d’éducation, enjeu de la constitution d’un Etat-nation. Elle devient aussi, et surtout, objet de discours, qu’il est si facile de confondre avec un objet du monde » (Sériot, 1997 :167). Codifier ou donner un nom à une langue revient finalement à faire exister une réalité qui n’était pas auparavant. En d’autres termes, cela signifie homogénéiser, clôturer un ensemble de réseaux ou d’éléments à l’origine en relation les uns aux autres de manière hétérogène. Alors, si nous partons de l’idée que « […] les langues ne sont pas des choses, mais bien des objets de passion aux frontières aussi multiples et mouvantes que la quantité de discours qu’elles engendrent ; si l’on admet par ailleurs que leurs définitions procèdent parfois de l’expression du fantasme et des représentations propres à générer de la souffrance identitaire […], il nous faut questionner avec soin les catégories de discours que nous employons à leur sujet. », (Préface de Symaniec, dans Sériot, 2010 :11). C’est ce que nous allons voir dans les pages qui suivent.

 

III.2. Quand nommer « c’est instituer socialement »

La codification de la langue mancagne lui donne désormais un nom reconnu par l’Etat du Sénégal. Or, comme nous le rappelle Canut (2001 :446), « les noms, d’où qu’ils viennent dans le champ social, sont créés pour instituer, légitimer soit une volonté politique (langue nationale à imposer), soit une réalité linguistique occultée (langues exclues du domaine publique et non reconnues par les politiques) ». Et cela ne va jamais sans conséquences lesquelles pouvant se situer d’une part, au niveau des représentations et d’autre part, au niveau des pratiques langagières. Examinons cet extrait tiré du corpus. A la question de savoir ce que pense le locuteur du mancagne parlé à Goudomp, il nous répond ceci :

15[16] R: hum ? ah ! uhula ici à Goudomp + uŋkita kahoţ +

      Comment ? ah ! le mancagne ici à Goudomp + il n’est pas mauvais +

16  uŋkita kahoţ ţi Goudomp ţi + uhula uŋkita kahoţ ţi Goudomp +

      il n’est pas mauvais ici à Gpudomp + le mancagne n’est pas mauvais à  

      Goudomp +

17  pabia iyale katoh ki iyaŋ ţi Goudomp ţi + on parle mancagne +

      parce que dans n’importe quelle maison ici à Goudomp + on parle mancagne+

18  baţini uhula et la force de + de la communauté mancagne est que +

      on parlent mancagne et la force de + de la communauté mancagne est que +

19  nous parlons mancagne ++ mais ŋëpënle ţuŋ bëlay ţuŋ +

      nous parlons mancagne ++ une fois sortis de la cours de maison +

20  ŋëţini uţup wi bukundi bankaţiniŋ +

      nous parlons la langue que parlent les autres +

 

Nous avons ici une belle illustration du phénomène de représentation que le locuteur a lui-même de la langue qu’il parle dans ce milieu pluriel. On perçoit vite (lignes 15 & 16) et à travers les trois négations successives (« le mancagne n’est pas mauvais ici ») que, pour ce témoin, sa langue « vit » bien à Goudomp malgré la position de minorité ethnolinguistique que constitue son groupe social. L’usage généralisé du mancagne au sein de la famille semble être la norme. Et c’est d’ailleurs ce qui explique l’affirmation que fait Juillard (1995) dans son analyse de l’évolution des répertoires des mancagne et manjaque de la ville de Ziguinchor. En effet, parlant du maintien de la langue première de ces deux groupes, cette chercheuse avoue que cela peut être vu comme « un fait particulièrement significatif de la résistance et de l’homogénéité de ces deux groupes » (p.79). Poursuivant son idée, elle nous informe que « les Mancagnes sont les plus résistants. Leur tendance au cloisonnement provient de l’attachement qu’ils ont aux valeurs et cultes ancestraux lesquels répondant à une conception non hiérarchique des fétiches : chacun a son fétiche familial pour faire face à ses angoisses » (p.70). Il n’est donc pas question d’accepter qu’une autre langue vienne troubler cet ordre au sein de la sphère familiale. Mais conscient que « sa » langue est réservée au milieu familial, le Mancagne s’adapte tout de suite au monde extérieur (Lignes 19 et 20). Cette ouverture est peut-être l’une des raisons qui font qu’ils font partie des plus polyglottes[17] de la ville.

Mais qu’en est-il alors des pratiques réelles ? Reflètent-elles vraiment le discours tenu par le locuteur aussi bien sur sa propre pratique de la langue que sur la langue elle-même ? Dans la section qui suit, notre objectif sera d’analyser la mise en scène pratique de la « parole vive » de ces mêmes locuteurs telle qu’elle est actualisée dans différentes situations de communication quotidienne.

 

III.3. Quand le dire n’est pas ce qui est réellement

La plupart des recherches portant sur le contact de langues (Weinreich, 1953 ; Labov, 1966 ; Milroy, 1980 ; Gumperz, 1982 ; Scotton, 1993, etc.) ont tenté de montrer que dès que deux ou plusieurs langues sont en contact, il y a influence réciproque donnant ainsi plusieurs phénomènes dont les emprunts, l’alternance de code, etc. Mais la récente fréquentation des milieux fortement plurilingue (le terrain africain par exemple) a amené certains chercheurs (Canut, 2001 ; Dreyfus & Juillard, 2004 ; Juillard 2007 ; etc.) à remettre en cause cette notion de contact de langues. Pour Canut (2001), « l’expression même de ‘langues en contact’ (opposée à ‘langues sans contact’ ?) est ambigüe. Elle suppose des systèmes homogènes coupés de la réalité des pratiques langagières mouvantes » (p. 452). Se basant sur le caractère plastique, fluctuant et à la fois mouvant de la parole du locuteur, Canut cherche là à nous démontrer que c’est un phénomène difficile à appréhender. Et partant de là, on s’aperçoit aussitôt que les notions de « la langue, identité ethnique ou culturelle » se voient vite inopérantes.

Pour s’en convaincre, examinons cet extrait d’une discussion entre un reporter de la radio Pkumel fm et son chef des programmes. La discussion porte sur une liaison téléphonique qu’ils souhaiteraient faire afin de permettre aux auditeurs de suivre la messe du pèlerinage annuel à travers les ondes de la radio. Les conventions de transcription restent les mêmes que celles utilisées ci-dessus.

25  R : parce que normalement + wol ŋë ŧaar la ame damëţën dan +

parce que normalement + si nous l’avions su un peu plus tôt +

26  c’est au ni + au niveau de la SONATEL + c’est facile +

c’est au ni + au niveau de la  SONATEL + c’est facile +

27  D : heureusement aujourd’hui + ţi pëşe comme ça que +

heureusement aujourd’hui + c’est en essayant comme ça que +

28  bajakin + désolé connexion impossible

on m’a dit + désolé connexion impossible

29 avec ces gens-là + donc + ëh + aujourd’hui +

avec ces gens-là + donc + euh + aujourd’hui +

30  R : c’est des bandits + c’est des bandits + sinon inme nţa do vendredi

C’est des bandits + c’est des bandits + sinon tu sais aujourd’hui c’est vendredi

31 vendredi + faan do vendredi + samedi + c’est le week end…

vendredi + demain c’est vendredi + samedi + c’est le week end…

 

Il est difficile voire impossible dans cet extrait, de dire en quelle langue exactement se tient l’échange entre les deux locuteurs. En d’autres termes, « the point is that there is no monolingual ‘area of security’ to which we linguists can turn in order to describe and make sense of these bilingual data » (Auer, 2007 :325). Le corpus est structuré de telle sorte qu’il est difficile de vouloir partir d’une des langues en présence pour déterminer ce qu’on appellerait « langue matrice » afin de rendre compte de ce phénomène. C’est ce qui amène Canut à affirmer que « la dynamique linguistique observable en ville tout comme dans les villages se constitue par une multitude d’agencements, de formes qui s’entremêlent, se croisent, se transforment jour après jour » (2007 :24). Voilà pourquoi, « lors du moindre déplacement, la rencontre avec autrui implique la rencontre avec d’autres expériences de la parole, plus ou moins éloignées de la sienne […] » (ibid).

Faisons-nous face à un mélange de langues ou un parler type qui serait celui des personnes vivant dans un milieu urbain, c’est-à-dire les Paroles de ville ? Ou au contraire, fait-on face au changement ou évolution de la langue mancagne ? Selon Calvet (1994 :13), tout ceci n’est rien d’autre que « […] le résultat d’un foisonnement d’innovations dont certaines vont rester dans la langue et d’autres seront abandonnées ». Dès lors peut-on/doit-on, dans un tel contexte, parler du bon ou mauvais mancagne ? En effet, dans des milieux pluriels et à fortes tensions linguistiques comme c’est le cas ici, les occupations quotidiennes, le déplacement d’une maison ou d’un quartier à un autre « font de la variation langagière une expérience d’une grande banalité : au mouvement du corps est littéralement associé le mouvement du langage » (Canut, 2007 :26). Alors, que reste-t-il de cette « objet langue » et à travers laquelle s’identifie la communauté mancagne de Goudomp?

Loin d’être une chose dont le chercheur en Sciences du Langage serait à mesure de saisir les contours, le parler pluriel (ou parler des villes) pourrait être vu comme un simple « entrelacs de paroles et de discours qui, au bout du compte, conduisent à la mise en cause de notions fondatrices de la linguistique telles que celles de la langue ou du système », (Canut, op.cit :22). A partir de là, nous pouvons définir le parler pluriel non plus comme un mélange de langues mais comme étant l’ensemble des connaissances éparses acquises puis intériorisées par tout locuteur, et qu’il ne fait qu’actualiser selon la situation de communication, le thème sur lequel porte son discours ou encore la personne à qui il fait face.

Cela revient donc à dire, en d’autres termes, que l’expérience de la parole plurielle ne résulte pas d’une accumulation de langues au sein d’un parcours dans l’espace et le temps. Bien au contraire, elle semble plutôt surgir dans la spontanéité de l’expérience du langage. 

 

Conclusion

Nous avons essayé dans ce texte de montrer comment mener une étude sociolinguistique sur le comportement langagier d’une minorité vivant dans un milieu plurilingue n’est pas facile. Pour cela, le chercheur se doit, afin de bien cerner son objet d’étude, de tenir compte des deux principales choses que sont : les discours que les locuteurs ont sur leurs propres pratiques de la langue et les pratiques réelles qu’ils en font. Le travail de mise en opposition entre les représentations linguistiques (discours sur la langue encore appelés discours épilinguistiques) et l’actualisation concrète de la parole du locuteur (parole vive) est dû au fait que nous restons convaincus que si l’usage de la langue n’existe pas sans les représentations que le locuteur en fait, l’interaction entre ces deux niveaux reste ou constitue un ensemble lié, indissociable. Voilà pourquoi l'appréhension des seules marques de subjectivité (l’analyse des discours épilinguistiques) ne doit pas donner lieu à des interprétations ou conclusions générales. Bien au contraire, elles (ces marques de subjectivité) restent des métaphores révélatrices des fluctuations intersubjectives qui ressortent de l'activité individuelle. Ainsi, seule leur mise en rapport entre les deux pôles nous a permis d’avoir une vue d’ensemble sur comment le mancagne est aujourd’hui utilisé à Goudomp.

En même temps, ce constat nous a permis de comprendre que, loin d’être une chose dont le chercheur en Sciences du Langage serait à mesure de saisir les contours, le parler pluriel du langage pourrait être vu comme un simple « entrelacs de paroles et de discours ».

 

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NDECKY Albinou. Pratiques et representations des parlers mancagnes de Goudomp. Thèse de doctorat de l’Université de Picardie Jules Verne d’Amiens, octobre 2011.

NDECKY Albinou. « Enquêter dans un milieu de fortes « tensions linguistiques » : le chercheur au centre du processus de collecte des données ? », in LEONARD Jean Léo (Eds), à paraître.

SERIOT Patrick. « Faut-il que les langues aient un nom ? » in Andrée TABOURET-KELLER (Dir.). Le nom des langues, Vol. II. Montpellier : Presses de l’université de Montpellier, 1997, pp.167-190.

SERIOT, Patrick. Les langues ne sont pas des choses. Discours sur la langue et souffrance identitaire en Europe centrale et orientale. Paris : Petra, 2010.

TRINCAZ, Jacqueline. Colonisation et religion en Afrique noire, l’exemple de Ziguinchor. Paris : L’Harmattan, 1981.

TRINCAZ, Pierre-Xavier. Colonisation et régionalisme, Ziguinchor en Casamance. Paris : ORSTOM, 1984.


* Université Gaston Berger de Saint-Louis

[1] Précisons ici que le fleuve doit son nom à cette partie sud de la République du Sénégal connue sous le nom de la Région Naturelle de Casamance. Formée d’une seule région après l’indépendance du Sénégal en 1960, la Casamance sera divisée à partir de 1984 en deux régions administratives que sont Kolda et Ziguinchor. A partir de mai 2007, la région de Kolda se verra à nouveau scindée en deux autres régions administratives ; à savoir Kolda et Sédhiou.

[2] cf: Rapport UNICEF de 2012, p. 213.

[3] Ndecky, A., Pratiques et représentations des parlers mancagnes de Goudomp (Sénégal), thèse de doctorat unique de l’Université de Picardi Jules Verne d’Amiens, 2011, p. 42.

[4] La commune est à une distance de 50 km de Ziguinchor, 135 km de Kolda sur la route nationale N°6, à 50 km de Sédhiou et seulement à 11km de la frontière avec la Guinée Bissau (soit moins de 20km de Ingoré, ville située au nord de la Guinée).

[5] Notre objet n’est pas ici de discuter cette notion d’ « ethnie ». Nous voudrions tout simplement rappeler que même si certains chercheurs occidentaux (Poutignat, P. et al. [1995], 2005 ; Amselle, J.-L., 1999 ; 2001 ; etc.), ont beaucoup théorisé sur cette question d’ethnie en essayant de remettre en cause sa validité, la plupart des peuples africains que nous connaissons, les mancagnes plus précisément, continuent encore de s’identifier à travers cet ensemble autour duquel chaque membre du groupe se retrouve et qu’ils appellent « l’ethnie mancagne ».

[6] baïnounk, balante mané, balante naga, créole portugais, diola, mancagne, mandingue, manjaque, mansoké, peul, soussou, toucouleur et wolof.

[7] Le MFDC signifie Mouvement des Forces Démocratiques de Casamance. Le conflit a commencé en décembre 1982, mais c’est dix ans après (début des années 90) que les régions administratives de Sédhiou et de Kolda ont été affectées.

[8] Il est difficile aujourd’hui de parler de la communauté mancagne sans mentionner le rôle de l’association Pkumel. Le terme mancagne Pkumel désigne ce piquet qui, planté au milieu de la case, sert de support à la toiture. Nom donné à l’association regroupant tous les Mancagnes où qu’ils soient, Pkumel se présente donc comme une source où les mancagne de tout bord peuvent aller se ressourcer. Créée à Ziguinchor en décembre 1993, Pkumel va très tôt implanter ses bases à Goudomp. Elle se fixa donc comme objectifs premiers la revalorisation de la langue et la culture mancagne. Cela conduira plus tard à la codification de la langue mancagne (en mars 2002) et l’implantation à Goudomp d’une station radio (Pkumel fm) en septembre 2007.

[9] A notre arrivée pour les besoins de l’enquête de terrain, nous étions à la fois étranger et goudompois. Etranger parce que les relations n’étaient plus les mêmes que celles qui nous liaient à notre communauté avant notre départ pour la France. Mais malgré la présence de cette petite distance qui nous séparait, nous restions tout de même un goudompois à part entière puisque nous pouvions entrer dans n’importe quelle maison, y manger et prendre le temps de discuter avec les membres de la famille comme nous l’avons toujours fait, participer à toutes les activités des jeunes de notre âge… En somme, rien ne nous empêchait d’aller vers l’autre et de coopérer avec lui/elle.

[10] Nous entends par « accès au terrain » la période de deux semaines qui a précédé le début de notre enquête et que nous avons consacrée à la réintégration de nos différents réseaux de connaissance au sein de la communauté mancagne de cette ville.

[11] Vu le nombre limité de pages dont nous disposons, il nous est impossible de retracer ici l’histoire des politiques linguistique du Sénégal. Nous nous contentons tout simplement de synthétiser en disant que trois phases correspondant aux trois Présidents qui se sont succédé à la tête de l’Etat sénégalais peuvent être distinguées. Ainsi, de 1960 à 1980 L. S. Senghor n’acceptera jamais qu’on lui parle de l’introduction d’une quelconque langue nationale comme médium d’instruction au Sénégal. Il exposa sa vision des choses dans le décret de 1971 comme suit : « […] remplacer le français, comme langue officielle et comme langue d'enseignement, n'est ni souhaitable, ni possible. Si du moins nous ne voulons pas être en retard au rendez-vous de l'An 2000… ». Abdou Diouf (1980-2000), sous la pression de la Société Civile, initiera en janvier 1981 ce qu’on appela les classes expérimentales. Mais comme les moyens n’ont pas suivi cette volonté, on finira par renoncer à cette politique. Abdoulaye Wade (2000 à aujourd’hui), crée, dès son arrivée au pouvoir des classes pilotes dans chaque région où les langues nationales sont utilisées comme médium d’instruction.

[12] Nous faisons ici écho à notre travail de thèse intitulé « Pratiques et représentations des parlers mancagnes de Goudomp (Sénégal) », soutenue le 18/10/2011 à l’Université de Picardie Jules Verne d’Amiens.

[13] Il s’agit du wolof, du sérère, du mandingue, du peul, du diola et du soninké.

[14] L’italique est de notre fait.

[15] Les crochets et italiques sont de notre fait.

[16] Les conventions de transcription sont les suivantes : pause simple (+), pause longue (++), interrogation ( ?), exclamation ( !), transcription du mancagne (en caractères normaux) et la traduction en français (en italique).

[17] Le moins polyglotte de mes témoins parle quatre (4) langue et le plus polyglotte douze (12)