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Encyclopédie de kër gi : entre récréation et re-création d’une identité linguistique

NDieme SOW, Université Assane SECK de Ziguinchor

 

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Résumé

Cet article décrit la présence de formes identitaires dont les indices sont visibles dans les textes de l’album « Encyclopédie » du groupe kër gi. Les choix linguistiques opérés dénotent une reconsidération des valeurs africaines avec un mixage des traditions et des modernités. En effet, activisme et contestation se dégagent des représentations que d’aucuns se font de kër gi, bien que les procédés de conception des textes en disent long sur la place que Kilifeu et thiaat accordent au respect des valeurs locales.

Je démontre ici que par la magie du verbe et des langues, les rappeurs appellent à une ouverture sur la modernité qui passe par un retour aux sources. Ce qui semble être un indice identitaire qui montre que, outre les fonctions ludique (récréative), esthétique et engagée, le rap sénégalais se donne aussi une mission éducative qui laisse transparaître la place de la culture traditionnelle négro-africaine.

Mots clés : rap, identité, plurilinguisme, mixing, Sénégal

Introduction

Le continent africain, longtemps resté sous le joug de l’occident, s’est vu et se voit encore confronté à l’épineux problème de choc des cultures. Si d’aucuns préfèrent raconter l’Afrique avec un grand accent mis sur la tradition, d’autres trouvent que c’est la période postcoloniale qui fait du continent ce qu’elle est aujourd’hui.  En tout état de cause, il reste que l’Afrique, parce qu’elle est multiculturelle, est donc multilingue et le plurilinguisme constitue un indice identitaire dans nombre de communautés. Dans le rap sénégalais, ce contact de langues est frappant et se situe à trois niveaux : il y a d’abord les rapports entre les différentes langues locales parmi lesquelles émerge le wolof ; ensuite une relation toute particulière que le français (langue de la colonisation) entretient avec le wolof ; et enfin, le rôle joué par l’anglais en tant que langue des origines du rap. En réalité, dès les années 1990, des études qui ont été menées sur la question de la place des langues au Sénégal, laissaient entrevoir une progressive domination du wolof sur les autres langues locales, notamment dans les grands centres urbains comme Dakar : « l’importance du Wolof augmente à Dakar tandis que celle des autres langues diminue ». (Calvet, 1994)

Dans le même temps, le français revêt un statut particulier car, étant proclamé langue officielle du pays, il jouit également du statut de langue seconde et de langue étrangère au même titre que l’anglais par exemple. C’est dire que l’héritage historique influe sur les habitudes culturelles. Sous ce rapport, dans tous les domaines de la vie quotidienne, les langues se côtoient et jouent des rôles diversifiés.  C’est ce qui se perçoit du moins dans les paroles des rappeurs Sénégalais.

Rap au Sénégal

Le rap est arrivé au Sénégal après sa naissance aux USA dans les années 1970 et un détour en Europe (Auzanneau, 2001). Les premiers rappeurs sénégalais entre autres Awadi, et Dugg E-T du groupe « PBS », xuman et Koc6 de pee froiss etc. ont installé un nouveau style musical qui s’opposait au Mbalax jusqu’alors connu pour être le genre musical dominant du pays. Leur combat était de faire connaître tout ce qui touche le hip hop, de se faire une place dans le cercle des artistes sénégalais et de s’engager à mettre sur pied un mouvement optant pour une affirmation de la nouvelle identité des jeunes. Cette nouvelle identité consistait pour eux, à s’imposer en tant que porteurs de voix, mais également en tant que combattants des injustices et dénonciateurs des tares. Ainsi, au Sénégal, si le rap est né d’une certaine volonté de lutter contre les injustices et les abus sociaux, l’on comprend aisément qu’il soit un mouvement combattif et engagé à porter un regard critique sur les gouvernants. A ce jour, le Sénégal compte plus de 2000 groupes de rap actifs répartis dans les 14 régions du pays. Dakar apparaît comme l’espace le plus occupé par les rappeurs du fait des opportunités qu’offre la capitale qu’il est.

Par ailleurs, eu égard à la présence des groupes de rap, bien que Dakar soit plus représenté quantitativement, on assiste de plus en plus à l’aiguisement de la qualité des titres des rappeurs de la banlieue dakaroise et des autres régions du Sénégal avec la présence de groupes comme Kër gui.

Le groupe Kër gi

 Si les perceptions populaires confondent le groupe de rap « kër gi » au groupe activiste « y en a marre », les paroles des textes, par contre, sont assez éloquentes sur la distinction d’approche que l’on peut noter entre les deux entités.A ce jour, le groupe est formé du duo « Kilifeu et Thiaat » originaires de la région de Kaolack, ces deux amis d’enfance ont voulu perpétuer les bons rapports qu’entretenaient leurs parents. Beaucoup de facteurs ont contribué à les rapprocher : ils ont sensiblement le même âge, leurs familles sont voisines, leurs mamans sont amies et complices etc. Thiaat explique ironiquement que leurs génitrices, alors enceintes d’eux,  avaient pris l’habitude de causer au moment où, eux aussi, causaient dans le ventre de leurs mamans respectives afin de poser les jalons du combat qu’ils mèneront et qui leur permettra de changer le cours des choses[1].  La complémentarité du talent de l’un et l’autre a été la grande raison pour les deux rappeurs de se réfugier derrière l’art afin de marteler les souffrances sociales. Aujourd’hui, Kër gi s’est frayé un chemin qui lui permet de se poser en ténor du rap. Ses textes sont étudiés, ses paroles s’attaquent aux failles du système, « Vérité » est le maître-mot dans ses dires. A écouter les paroles de KG, on se fait une nouvelle conception de la musique. Elle n’est plus faite seulement pour adoucir les mœurs mais elle est là pour s’attaquer aux maux sociaux.

L’album de 2014, Encyclopédie, est un produit dont le titre métaphorique fait penser à un gros livre destiné à instruire, à partager la connaissance sur un ou des faits. Un livre si gros qu’il a été divisé en deux tomes que Thiaat et Kilifeu ont bien voulu appeler « chapitres » : « Règlement de compte » et « Opinion public ». Sur les 26 titres de l’album, le fait dont il s’agit est la situation économique dramatique que traverse le Sénégal en 2012. L’album-livre indexe les gouvernants et critique acerbement la gestion jugée gabégique.

En dehors du rap, ces adeptes du hip hop sont surtout connus au Sénégal pour leur implication dans les affaires socio-politiques de la cité : les membres de kër gi sont des membres fondateurs du mouvement activiste « Y en a marre ».

Rap et recherche au Sénégal

Le mouvement hip hop et particulièrement le rap a inspiré bon nombre de travaux scientifiques. En effet, c’est par la voie du rap que beaucoup de jeunes ont pu s’affirmer et se re-créer une identité. Plus qu’un simple mouvement musical, le rap est un terrain où se retrouvent tous les jeunes soucieux d’exercer un regard critique sur les pratiques sociales : le bon rappeur est celui qui s’implique dans les affaires sociales de sa communauté, qui dénonce les tares politiques, sociales et culturelles, qui s’attaque aux injustices et qui combat les vices.

Le rap est devenu une thématique scientifique qui intéresse les historiens, les sociologues, les linguistes, les sociolinguistes, les critiques d’art, etc. La plupart des travaux sur le rap ont mis l’accent sur le fait qu’il constitue un symbole fort de la quête identitaire (Auzanneau, 2001).  En sociolinguistique, à la suite de Calvet (2005) pour qui le point commun entre rappeurs Américains, Européens et Africains reste le caractère contestataire, les travaux de Auzanneau ont étudié le comment, par le langage, le rappeur a permis de construire cette nouvelle identité. « Les métissages » ont des valeurs significatives (Auzanneau, 2001).  Le rap est dès lors considéré comme moyen d’affirmation identitaire.  Si en occident, le rap a été l’affaire des jeunes issus de l’immigration ; en Afrique, il est l’outil des jeunes qui s’insurgent contre la mal gouvernance. Ces jeunes Africains sont désormais perçus comme des opposants du pouvoir. Au Sénégal, le mouvement contestataire « y en a marre » qui a beaucoup participé au renversement du pouvoir en 2012, est essentiellement composé de rappeurs.

Le rap est également analysé sous l’angle d’un enrichissement stylistique qui a servi de prétexte aux chercheurs pour en étudier l’applicabilité à un champ didactique (Dramé, 2010). L’héritage historique du Sénégal a fait que jusqu’ici, l’enseignement de la poésie au lycée, s’illustre souvent par des poètes français. Cependant, avec le développement fulgurant du rap et du slam, la didactique des écrits poétiques s’ouvrent petit à petit à une diversification des textes servant de supports pédagogiques du fait de la créativité des auteurs (Dramé et Ndiaye, 2012). De nouvelles figures de style comme le verlan, le next-level et le punch-line peuvent désormais être intégrées dans l’exercice dit « explication de texte » au secondaire (SOW, 2016). L’approche de l’interprétation de l’argot contenu dans les textes de rap (Dramé, 2010) est aussi prise en compte et laisse transparaître ainsi une ouverture sur le registre linguistique employé. Si le rap est d’abord une affaire de rue, il est également et obligatoirement le point de chute des expressions argotiques. Parce qu’il est une affaire de jeunes et de jeunesse, le rap a fait éclore un grand intérêt chez les sociolinguistes de la variation. Les différences des parlers « avec les pairs vs avec les pères » que relève Auzanneau montrent bien le caractère variable du type de discours, de la forme du langage et du choix de la langue d’élocution.

Sous un angle sociologique, l’hybridité sociale qui se dégage du rap, est vue comme facteur favorisant un nouvel élan porté vers la religion islamique (NIANG, 2014), car le mixage « sacré et profane » donne bien un aperçu sur le rôle stabilisateur qu’il pourrait jouer. En effet, en tant que fait social, le rap renferme désormais une dimension lui permettant à la limite de légiférer, quand bien même il s’agirait d’un problème qui touche le sacré. Les barricades sont levées et le rap se propose de braver tous les écueils pour la cause sociale.

Par ailleurs, le rap en Afrique est également vu comme cette arme permettant à l’homme de s’imposer à la lumière de la tradition africaine qui place l’homme en première position et relègue la femme au second plan. Le combats des rappeurs étant presque partout le même, nous noterons qu’en France, par exemple, la violence textuelle a été une alerte contre les inégalités sociales dans les années 1990 d’une part ; et, d’autre part, une affirmation identitaire qui s’énonce protectrice des couches vulnérables comme la femme, les enfants, les pauvres etc. (BUATELA, 2009)

En filigrane, il est à noter que presque la totalité des chercheurs s’accordent sur le fait que le rap soit un moyen d’affirmation d’une identité. Les mots du rap servent ainsi à corriger les tares de la société.

Du multilinguisme pour combattre les maux sociaux : perceptions

Dans l’usage, le wolof urbain domine chez les rappeurs. Mais, cela ne cache pas pour autant la présence de l’anglais et du français. Qu’indique cela au plan identitaire ?

Si la langue est un outil pour communiquer, elle sert également de moyen pour combattre tout ce qui est perçu comme nuisible à la société. Dans Encyclopédie, il semble que la langue utilisée assure une certaine fonction et le choix de tel ou tel médium n’est jamais fortuit. Il se pose ainsi le débat sociolinguistique qui concerne les fonctions des langues dans le rap, lequel découle du constat de la présence du phénomène de mixing assez fort.

Le wolof : s’ancrer dans ses racines socioculturelles

Il est perçu comme la langue la plus populaire. Il facilite l’affirmation identitaire, permet de décrire l’origine sociale, rappelle les traditions, rend bien compte de la morale africaine, etc. Pour cela, plusieurs procédés sont employés et qui permettent de percevoir que certaines singularités de la culture africaine ne peuvent être mieux exprimées que par le wolof.

Emploi de maximes[2] :

Exemple 1 :

As                        goor                     du                    kacc 

Un                     homme               ne pas              mentir

= Un homme ne doit pas mentir

Exemple 2

GÓÓr                     du                         fecc

Homme              ne pas                  danser

= Un homme ne doit pas danser

Recours aux proverbes africains :

 Exemple 1

kuy                      door                    du                     xacc,

celui qui             frapper              ne pas               préparer

= pour bien agir, il faut agir vite

Exemple 2

moytul                                                 kuuk         u      ndaje

éviter (+impératif 2ème pers. du sing.)  pet    de   réunion

= Il faut éviter de poser des actes qui vont à l’encontre de la solidarité de groupe.

Beaucoup d’individus, pour nommer les rappeurs utilisent l’expression « boy rappeurs yi ». Cette expression est perçue par d’aucuns comme ayant une connotation péjorative du fait que le mot « boy » (= petit, jeune, enfant, pote etc.) revêt un caractère dépréciatif ou familier. Le tableau qui suit, un condensé des indices d’un discours qui prône le retour aux valeurs ancestrales, montre que les rappeurs adhèrent à la théorie senghorienne sur la négritude à savoir l’enracinement et l’ouverture pour faire émerger une société unie par la richesse provenant de sa multiculturalité et de son multilinguisme. Dès lors, le lien jusque-là fait entre rap et modernisme perd de son automatisme. Le combat identitaire ne se pose plus en termes d’âge ou de génération, mais plutôt en termes de thématique et de contenus utilisés. Le vulgaire et le familier cèdent la place au courant, l’argot se rapproche de la norme, le choix des lexies inclut la différence générationnelle et l’alternance des langues fait que la variable « niveau de scolarisation n’est pas un critère pertinent pour décrypter les textes de kër gi.

Quelques indices de la tradition négro-africaine Signification

1-Tannal naala yaay ju baax/

sa ndey mussula fay

Telle mère telle fille

place de la mère = domicile conjugal

2-Moytu kuuku ndaje Solidarité du groupe social
3-Jaar neegu gÓÓr Case de l’homme = circoncision
4-Goor du wax waxaat/waxeet Parole d’homme = parole sacrée
5-Booko defee genn xeet Vie en communauté
6-Disquette na doon sa soxna Choix de l’épouse vertueuse
7-As gÓÓr du kacc Mensonge banni
8-Jigeen du jangg pank dafay gàtt tank Place de la femme : le foyer
9-Sooy tëdd na serr bi xonk Grande importance accordée à la virginité
10-Sa nawle bumla yeyy L’œil de l’autre (pesant)
11-Na nga fass jom, lu jot yom/ bula kenn gis nga joy Stoïcité de l’épouse
12-Foo séy nanga fa seey Fidélité, régularité dans la bonne action
13-Looy togg mu doy Nourriture suffisante= bonne épouse
14-Bul faale kula hoy Contre le snobisme

A travers les mots, les rappeurs appellent à un retour aux sources tel que le faisaient les poètes de la négritude dans les années 20. Le combat pour le respect des valeurs ancestrales est ici amorcé et la perte des valeurs locales critiquée.

L’emploi de certaines subtilités que propose la langue wolof comme « sooy tëdd, na sérr bu xonk » signifiant littéralement « si tu te couches, vaille à ce que le pagne soit rouge », est une manière d’appeler à une valeur en perte, à savoir l’importance chez une fille de rester vierge jusqu’au mariage. Le cérémonial qui accompagnait le mariage tend à disparaître avec les effets de l’urbanisation : aujourd’hui, la sexualité précoce n’est plus aussi grave que c’était le cas autrefois.

Nous notons par conséquent, un appel aux vertus ancestrales, ce qui, a priori semble contradictoire avec les perceptions que d’aucuns se font sur le rap.  Autrement dit, avec les textes d’Encyclopédie, notamment « aalma nopp » le rap n’est plus simplement une affaire de jeunes, mais, un moyen de communication comme tout autre que l’on utilise pour combattre les tares de la société.

L’anglais : vivre au rythme de son temps

Il est par essence la langue identitaire du rap (Auzanneau 2001). Avec son statut de première langue mondiale, l’anglais, est le médium qui rend le mieux compte de la technologie et des modernités. Il est ainsi cette langue qui facilite l’internationalisation du rap et pourrait être considéré comme langue de marketing.

Bien que le rap soit souvent pratiqué par passion ou par conviction[3], les rappeurs cherchent quand même à atteindre le maximum d’esprits. Le rap est ainsi un moteur d’ouverture et d’intégration culturelle. Les rappeurs tentent ainsi de vendre le plus grand nombre d’albums afin de bénéficier de certaines distinctions (disque d’or, platine etc.). Il est d’ailleurs à noter que, même si l’anglais n’est pas quantitativement la langue dominante de l’album, nous remarquons cependant que la page de couverture d’Encyclopédie est parsemée de mots anglais. Un jeu de comptage des mots renseigne sur la fréquence des langues.

Langues en présence sur la page de couverture tome 1 : rapport quantitatif

Langues Fréquence des mots employés %
Anglais 18 43,90
Français 16 39,02
Wolof 07 17,07
Total 41 100

Un regard sur ce graphique rend compte du rapport quantitatif de la fréquence du mixing.  En effet, il y apparaît clairement la présence des trois langues avec une forte domination de l’anglais. L’on est tenté de se demander ainsi pourquoi l’anglais serait-il plus présent que le wolof et le Français dans un pays comme le Sénégal où le wolof a un statut de langue véhiculaire et le Français celui de langue officielle. La réponse que l’on pourrait donner est sans doute que, même si le wolof et le français sont des langues qui dominent au Sénégal, il reste que la langue anglaise est la langue du rap. La volonté d’internationalisation du message véhiculé impose la présence de l’anglais, surtout sur une page de couverture. Le débat sociopolitique est toujours un débat universel et, si Kilifeu et Thiaat font usage de l’anglais, il est clair que c’est pour ne pas se singulariser et rester dans l’univers de la globalisation du mouvement dont il se réclame. Plus haut, nous avons situé les origines du rap aux USA dont l’anglais constitue la langue officielle. Cela est comme pour dire que l’anglais est la langue identitaire du rap et Keur gui affiche cette première identité qui consiste à l’appartenance de la famille du hip hop. D’ailleurs cela est explicitement avancé dans le texte « Nothing to prove ». En disant « hardcore never die » ou encore « daňuy kaas duňu toj kaas» ou encore « duňu puus duňu paas, ils avouent le caractère contestataire de leurs propos et, par la même occasion, affirment que le grand combat du rap est à chercher dans sa capacité à savoir dénoncer les tares quelle que soit la langue d’élocution.

Le français : s’assurer une rapide promotion sociale

En tant que langue officielle du Sénégal, il est aussi la langue de l’ouverture et de la promotion sociale. Dans les usages quotidiens, le Sénégal est moins francophile que les autres pays de l’Afrique de l’ouest, mais cela n’empêche que le fait de parler et bien parler le français est perçu comme un avantage dans le processus d’une ascension sociale fulgurante dont rêvent beaucoup de jeunes sénégalais. Le français est la langue académique, donc la langue du savoir. Sa maîtrise est signe d’assimilation de la culture moderne, une manière pour les rappeurs de montrer qu’ils vivent au rythme de leur temps et peuvent s’assurer une rapide promotion sociale aussi bien au Sénégal que dans le monde francophone. Le français est donc la langue incontournable dans le traitement scientifique et scolaire des textes du groupe au Sénégal, d’autant qu’il a été remarqué que, dans les actes qu’il pose, depuis 3 à 5 années, kër gi se donne pour mission de participer aux problèmes que connaît l’école sénégalaise.

Si le wolof reste la langue la mieux indiquée pour parler des valeurs ancestrales, le français est l’outil qui permet d’atteindre la cible des moins âgées. Les implications du modernisme font que la variable âge revêt un caractère important lorsqu’il est question de parler des maux qui gangrènent la société sénégalaise.

Au plan sociolinguistique, la présence du code mixte laisse transparaître le plurilinguisme dans le rap, cette forme d’acceptation et d’auto-appropriation de la langue de l’autre témoigne d’une volonté d’ouverture qui fait suite à l’appel au retour aux sources. 

Au plan lexicologique, l’application de procédé de lexicalisation comme la troncation par apocope montre une certaine volonté d’ouverture. En effet, « pet » (énoncé 1 du tableau) est le mot tronqué de « peto », de l’argot signifiant « tête-à-tête ». En procédant ainsi, les rappeurs s’identifient à la jeunesse, à la génération du nouveau type de Sénégalais  communément appelé le NTS[4] et reste ainsi impliqué aux maux de leur époque.

Quelques indices de la modernité Signification
1-Yaangi laal ci pet (entre père et fils) Tabou de la sexualité levé
2-Jëfëndikool condom (entre père et fils) Idem
3-Kuy door du xacc Le mal sort d’où on ne l’attend jamais
4-Ma fille Individualisme (possessif singulier)
5-Aduna bi worëdi Monde moderne= danger
6-dajeek pédophile Pédophilie = vice
7-Goor Ñi mën naÑ u fenn hommes = menteurs
8- Degg ba tayy « je t’aime » Aucune valeur de la parole, même en amour
9-Bul yaakaar kenn ci lenn/ Amal sa bopp xey Indice d’individualisme/suffisance/égoïsme
10-Bëguma sa bët di xonk Zéro souffrance vs stoïcité
11-Kenn dula romb Moi devant, les autres derrière

Conclusion

La question identitaire a longtemps alimenté la recherche sociolinguistique. Il a été démontré que les métissages et autres formes de mixité et de mixing rendent compte d’une certaine volonté d’affirmation identitaire dans le rap (Auzanneau 2001).

Le rap de kër gi et par extension le rap sénégalais par la magie des mots employés, laisse transparaître une nouvelle approche de cette affirmation identitaire. Le vulgaire et le familier sont supplantés par le courant et la thématique fouille jusque dans l’ancrage des valeurs ancestrales africaines. Les thèmes du combat des intellectuels africains des années précoloniales sont repris et cela revêt deux significations :

-          Lorsqu’il faut des mots pour combattre les maux, la langue du combat en milieu plurilingue devient une langue mixte. C’est le constat fait de l’analyse de la place et de la fonction des trois langues en présence dans le rap de kër gi. L’anglais, langue des origines du rap ; le français langue de travail au Sénégal ; le wolof, véhiculaire et langue de l’intégration et de la promotion sociales sont les trois langues en présence qui permettent de répandre les valeurs locales (wolof) de s’ouvrir au monde (français) et de vivre au rythme de son époque en restant dans le cercle des rappeurs respectés (anglais).

-          La variable « âge » n’a plus la même pertinence qu’elle avait aux débuts du hip hop : même si les jeunes dominent dans le monde des acteurs du rap, la cible est désormais étendue à toutes les classes d’âge.

-          A la manière des romans de formation ou de la poésie de la négritude que l’Afrique a connus dans les années 1920, le rap s’est donné une nouvelle mission qui consiste à éduquer le citoyen afin qu’il vive au rythme de son temps. Loin de vouloir rester ce mouvement contestataire, kër gi fait entrevoir le rôle social du rap sénégalais : s’impliquer dans les affaires de la cité passe aussi par une transmission des connaissances sur l’histoire et la culture, d’où le caractère éducatif qui se dégage des textes d’Encyclopédie, notamment dans « aalma nopp ».

Bibliographie/webographie

-   Michelle Auzanneau, « Identités africaines : le rap comme lieu d’expression », Cahiers d’études africaines [En ligne], 163-164 | 2001, mis en ligne le 07 avril 2004, consulté le 11 mai 2016. URL : http://etudesafricaines.revues.org

-   BUATA Malela. 2009. « Isabelle Marc Martínez, Le Rap français. Esthétique et poétique des textes (1990-1995) », in Questions de communication, mis en ligne le 01 décembre 2011, URL : questionsdecommunication.revues.org/172. Consulté le 23 avril 2016.

-   DRAME, (M). 2010. De l’argot dans les textes de rap au Sénégal : étude linguistique et sociolinguistique. Casa Editorialii Demiurg, Iasi, Roumanie.

-   DRAME (M) et NDIAYE (A). 2012. Le français employé dans le rap : menace ou chance ? Comparaison avec la poésie, ANADISS, Université Stefan Cel Mare, Suceava Roumanie.

-   NIANG (A) 2014. « Le rap prédicateur islamique au Sénégal : une musique « missionnaire », Volume 10 : 2, pp 69-86.

-   SOW (N). 2016. « Le style :  un indice de création lexicale dans le rap sénégalais », Les Cahiers du CREILAC, Editions ANTADA, pp 97-111, ISBN : 978-2-37558-000-4.


[1] Extrait de l’émission télévisée « Ngonal» : » Origines du groupe de rap Keur Gui », animée par Sanex et Alaji.

https://www.youtube.com/watch?v=KisoMVNeEg4

[2] Tous les exemples sont extraits du texte « aalma nopp »

[3] Propos de Thiaat, journée d’études du CREILAC du 14 mai 2016. Emission du 22 mai 2016

http://www.gms.sn/horizons-divers/

[4] LE NTS est un concept qui s’est répandu en 2012 à la suite du renversement du pouvoir au Sénégal. CE concept renferme plusieurs acceptions comme le bon citoyen, patriote, imprégné des problèmes de son temps, positif et visionnaire