Sur le fil...

Safara n°22 est désormais disponible...

Note utilisateur: 2 / 5

Etoiles activesEtoiles activesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

   Télécharger l’article en version PDF

Introduction

Il appartient à chaque génération de dire son époque en inventant l’art qui lui convient le mieux. De l’antiquité à l’ère moderne en passant par le XIXème, le XVIIème et le XVIème siècle entre autres, les genres artistiques se sont constamment renouvelés pour mieux exprimer les réalités et les préoccupations essentielles de ces différentes périodes.

C’est sous ce rapport que la fin du XXème siècle, marquée notamment par le fulgurant essor de la ville, la prolifération des banlieues et surtout l’émergence d’une nouvelle génération se réclamant les portes étendards de la « rue » qui ne se retrouve plus tout à fait dans les genres classiques, a vu naître de nouvelles formes d’expression plus à même de véhiculer ces nouvelles réalités urbaines. En effet, dans ce nouveau contexte marqué par de nouvelles réalités, où les salons et les cours, avec leurs convenances, sont remplacés par les galléries, les bars, où les ghettos centralisent toutes les préoccupations artistiques, de nouveaux genres artistiques s’imposent sur les formes traditionnelles. Il s’agit essentiellement de trouver des moyens plus efficaces de dire la « rue » par les mots et les arts propres à la « rue ». Parmi ces nouvelles formes d’expression, nous pouvons citer le graffiti, le rap et le slam entre autres.

Ce dernier genre mérite toute notre attention dans la mesure où il oscille entre tradition et modernisme : autant il implique les caractéristiques majeures de la poésie classique, autant il présente des innovations importantes fortement imprégnées des réalités urbaines. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs les grandes figures qui constituent les acteurs majeurs de l’essor du mouvement sont de grands poètes qui ont tenté, à travers ce genre nouveau et dynamique, d’insuffler à leur art un souffle nouveau pour une meilleure perception et une meilleure réceptivité. Dans le fond, il s’est agi pour eux de donner la parole à tous ceux qui en ont besoin, de démocratiser la poésie en assouplissant ses normes pour la rendre accessible aux gens de la rue. Cette stratégie artistique répond aux exigences d’une époque post-moderne où la liberté d’expression et de ton constitue une exigence majeure dictée par la « rue ». Parmi les précurseurs de ce mouvement dont la naissance est située dans les années 80 aux Etats-Unis d’Amérique, nous pouvons citer, entre autres, Marc Kelly Smith[1] qui inventa le slamming, la poésie contre les conventions. En France, le mouvement a été impulsé par la sortie en 1998 du film de Daniel Levin intitulé Slam couronné au festival de Cannes.

Aussi, avons-nous choisi, de porter notre réflexion sur ce genre nouveau qui connait un succès considérable dans les grands centres urbains. Cette réflexion tournera notamment autour de deux axes essentiels : quelle est la part d’héritage que le slam a pu tirer de la poésie traditionnelle ? Quelles sont les innovations majeures qui permettent de spécifier ce genre nouveau par rapport à cette poésie traditionnelle ?

Loin de mener une réflexion aux relents axiologiques menant vers une nouvelle « bataille entre anciens et modernes », il s’agira pour nous d’adopter un point de vue scientifique ancré sur une perspective purement stylistique. Nous allons notamment utiliser un corpus exhaustif, composé des textes de qualité du grand slameur français Grand Corps malade[2], de son vrai nom Fabien Marsaud, qui a été promu Chevalier des arts et des lettres avec son compère Abd Al Malick. Pour mieux délimiter notre objet, nous allons travailler sur les seize textes constitutifs de Midi 20[3] qui est son premier album studio.

Notre argumentaire s’appuie sur l’hypothèse selon laquelle le slam s’inspire des fondamentaux de la poésie traditionnelle dont il reprend les caractéristiques majeures, mais également il met en œuvre des innovations importantes sur bien des aspects esthétiques qui permettent de le spécifier, faisant ainsi descendre la poésie du mont parnasse pour l’implanter au cœur de la rue.

Nous allons, de ce fait, voir, à travers des entrées fondamentales, comment ces textes s’ancrent, dans une certaine mesure, dans la longue tradition poétique française, ensuite étudier, au-delà de ces aspects canoniques, les éléments stylistiques qui spécifient le slam et qui font toute son originalité. Nous nous proposons de travailler sur les entrées suivantes : d’abord le système énonciatif pour étudier les entités impliquées par le discours et le sens qu’il révèle, ensuite nous nous pencherons sur la dynamique du lexique, en dernier lieu, nous aborderons l’étude des procédés stylistiques très riches en enseignements.  

Cette double perspective liée pourrait notamment déboucher sur une question incontournable : Peut-on parler, avec le slam, de la naissance d’un nouveau genre, généré par la « rue » pour mieux dire la « rue » ?

 

1.Un cadre énonciatif dynamique

S’inscrivant dans la grande tradition de la poésie lyrique française, les slameurs ont une forte tendance à utiliser la première personne je, véhicule privilégié de la subjectivité du moi. En effet, ce mode énonciatif permet au slameur, à l’image des grands poètes lyriques du romantisme tels que Hugo, Lamartine ou encore Musset d’exprimer son malaise social. Anticonformiste par nature, le slameur s’inscrit souvent en rupture avec la société dans laquelle il évolue, ou du moins avec certains aspects dégradants de cette dernière. Ainsi, l’utilisation du je exprime, comme qui dirait, une sorte de « mal du siècle » moderne, à l’image du mal de vivre qui a frappé la génération des romantiques : « venu trop tard dans un monde trop vieux »[4]. Les chansons « Il a fait nuit toute la journée » et « j’ai oublié » ou « encore je dors sur mes deux oreilles » sont des exemples concrets de ce manque de repère social qui caractérise l’auteur du texte :

Dîtes moi d'où vient ce phénomène qui mène tout droit à l'impasse

Qu'est-ce qui se passe, je vois plus les traces, je reconnais plus mon espace

Espacez-vous, écartez-vous, dîtes moi où est la lumière

J'ai besoin d'aide encore une fois et ce sera pas la dernière

Je ne vois plus où je mets les pieds, ne me dîtes pas que c'est normal

Tout ce que je respire est inquiet, je sais plus ce qu'est bien et ce qu'est mal

« Il a fait nuit toute la journée »

 

Mais il faut aussi remarquer que ce romantisme est marqué par l’empreinte du modernisme, certains éléments négatifs dans le contexte du XIXème siècle sont valorisés. C’est ainsi que le cadre urbain, la rue, constitue le lieu d’épanouissement privilégié de ce nouveau lyrisme au même titre que la nature a constitué le cadre d’évasion favori du « moi » au XIXème.  Grand corps malade exprime bien cette conception dans son album. Les textes « Enfant de la ville » ou encore « Je connaissais pas Paris le matin » et « Saint Denis » en sont des illustrations parfaites :

Mais la nature nourrit l'homme et rien que pour ça faut qu'on l'estime

Donc la nature je la respecte, c'est peut-être pour ça que j'écris en ver

Mais c'est tout sauf mon ambiance, j'appartiens à un autre univers

Si la campagne est côté face, je suis un produit du côté pile

Là où les apparts s'empilent, je suis enfant de la ville

Je sens le cœur de la ville qui cogne dans ma poitrine

J'entends les sirènes qui résonnent mais est-ce vraiment un crime

D'aimer le murmure de la rue et l'odeur de l'essence

J'ai besoin de cette atmosphère pour développer mes sens.

« Enfant de la ville »

 

Cependant, ce cadre énonciatif peut rapidement dépasser le je pour intégrer l’interlocuteur tu et même parfois une troisième entité,  il, symbole de l’autre, porteur de la vision extérieure au cadre du discours. Cette exhaustivité du système énonciatif obéit d’abord à une volonté de rendre vivant le texte slamesque en l’actualisant dans un cadre dynamique où sont en interaction différents actants. En effet, la finalité absolue du slam constitue la représentation sur scène, l’artiste cherche à théâtraliser son texte pour le rendre vivant. Ainsi, Il s’agit avant tout pour le slameur de faire de son interlocuteur (l’auditeur, le spectateur), qui est un maillon essentiel au niveau de la performance, plus qu’un simple spectateur passif, un véritable acteur, Co-créateur de sens. Cette théâtralisation constitue, à bien des égards, une caractéristique majeure des textes slamesques. Dans les chansons de Grand Corps malade, on retrouve cette interactivité constante entre destinateur et destinataire. C’est le cas notamment du texte « Chercheur de phrases » qui met en scène de façon très symbolique les trois entités du discours :

Lui il a traversé tout le pays pour atteindre le Grand Ouest

Equipé d'un vieux fute, d'un gros sac et d'une veste

Il se prend pour un aventurier, à raison ou à tort

Il est parmi tant d'autres un simple chercheur d'or

Il retourne toutes les rivières en secouant son tamis

Il traque la moindre lueur, il en rêve même la nuit

Il soulève chaque caillou pour voir ce qu'il y a en dessous

Il lui arrive même de chercher jusqu'à s'en rendre saoul

Il ausculte tous les grains de sable pour dénicher la pépite

Il sait prendre son temps, ne jamais aller trop vite

[….]

Moi j'ai traversé toute la pièce pour atteindre mon petit bureau

Equipé de ma main droite, une feuille et un stylo

Je me prends pour un poète, p't'être un vrai, p't'être un naze

Je suis parmi tant d'autres un simple chercheur de phrases

Je retourne toutes les phrases en secouant mon esprit

Je traque la moindre rime et j'en rêve même la nuit

Je soulève chaque syllabe pour voir ce qu'il y a en dessous

Il m'arrive même de chercher jusqu'à m'en rendre saoul

J'ausculte tous les mots pour dénicher la bonne terminaison

Je sais prendre mon temps, la patience guide ma raison 

[…]

Son Grand Ouest, c'est mon petit bureau, t'as vu le parallèle frérot

Et si tu pars à Lille, t'es zéro, car ça se passe là dans ton petit bistrot

Moi je fais le pari que tu te tapes des barres dans tous les bars de Paris

Mais si tu ris pas et que tu te barres dans ta barre, oublie mon pari

Car si je viens juste dire des mots, tu peux pas me maudire

Même si je fais ni du Rimbaud ni du Shakespeare, j'sais qu'y a pire

Je te jure, respire ! Je pourrais faire du Britney Spears

Te faire kiffer toi même tu sais que c'est à ça que j'aspire…

« Chercheur de phrases »

 

Le style du parallélisme permet de dévoiler ce cadre énonciatif à trois entités. Nous voyons clairement comment le destinataire est constamment interpellé par le destinateur en vue de susciter une action physique ou morale (adhésion, prise de conscience, témoignage…). Nous pouvons noter à ce propos le texte « les voyages en train » où le « je » interpelle et interroge le « tu » en permanence :

Je crois qu'les histoires d'amour c'est comme les voyages en train,

Et quand je vois tous ces voyageurs parfois j'aimerais en être un,

Pourquoi tu crois que tant de gens attendent sur le quai de la gare ?

Pourquoi tu crois qu'on flippe autant d'arriver en retard ?

 « Les voyages en train » 

D’autre part, ce système tripartite révèle, au plan thématique, la posture du slameur face à la société et son interlocuteur. En effet, si le slameur (anticonformiste) traduit sa subjectivité avec le je, le il réfère le plus souvent aux autres, à la société, reflet de la condition humaine. En guise d’exemple prenons le texte « Vu de ma fenêtre ». Le tu renvoie à l’interlocuteur, la cible du slameur, situé entre les deux entités précitées, qu’il essaie d’attirer à sa cause. Nous sommes à peu près dans le schéma suivant :

kha1

Cependant, ce schéma peut rapidement évoluer vers un cadre bipartite quand notamment il intègre dans sa subjectivité son interlocuteur avec qui il se solidarise dans sa cause. Dans ce cas de figure, le je cède la place à un nous ou un on englobeur.  Nous pouvons à ce propos prendre l’exemple du texte « le jour se lève » :

Le jour se lève sur notre grisaille, sur les trottoirs de nos ruelles et sur nos tours

Le jour se lève sur notre envie de vous faire comprendre à tous que c'est à notre tour

D'assumer nos rêves, d'en récolter la sève pour les graver dans chaque mur de pierre

Le jour se lève et même si ça brûles les yeux, on ouvrira grand nos paupières

                                                                                                                                 « Le jour se lève »

 

Cela permet parfois au slameur d’instaurer un véritable duo entre le je et le tu représentant son interlocuteur pour faire face au il référant à sa société avec qui il entretient souvent des rapports souvent conflictuels (volonté de changer les choses, refus de se conformer). Ainsi, nous aboutissons au schéma suivant :

kha2

En somme, nous pouvons retenir que dans les textes de Grand corps malade, le système énonciatif met en interaction les trois entités du discours : je, tu, le il, chaque entité exprimant une posture spécifique : celle du slameur, celle de son interlocuteur (le public ou l’auditeur) et celle des autres (la société).

Mais nous avons remarqué dans certains textes que les deux premières entités, le je et le tu, peuvent se solidariser pour donner un nous ou un on exprimant une parfaite symbiose de point de vue entre le slameur et son auditeur.

 Ce regard sur le cadre énonciatif révèle tout le sens contenu dans le jeu énonciatif avec un système tantôt monovalent, tantôt bivalent et parfois trivalent. Partant du lyrisme personnel exprimé par la première personne je, le slameur élargit le cadre du discours en intégrant le tu à savoir l’interlocuteur et la troisième personne il renvoyant à l’autre (la société) dans un nouvel espace de prédilection que constitue la rue ou encore la cité urbaine. Cet éclatement du système énonciatif procède de la mutation du cadre énonciatif. En effet, le surgissement d’un nouvel espace d’interlocution induit logiquement dans la poésie-slam de nouvelles stratégies stylistiques qui permettent de mieux exprimer cet espace urbain fortement marqué par de nouvelles réalités méconnues de la poésie traditionnelle. Ainsi, le slameur, intégrant la variante pragmatique du discours, met en jeu une nouvelle redistribution énonciative pour une meilleure expressivité de cet espace et une meilleure réceptivité de la part de cette nouvelle génération.

L’impact pragmatique notoire de cet espace de prédilection que constitue-la rue, la cité urbaine, se reflète aussi, à bien des égards, dans le lexique utilisé dans les textes.

 

2. Un lexique dynamique entre purisme, renouvellement et innovation

Le lexique utilisé dans les textes de Grand Corps malade reflète en profondeur le caractère hybride du slam qui est écartelé entre la pureté de la langue poétique et le nouveau langage en vogue dans la rue, qui reflète le mieux possible les nouvelles réalités urbaines. En effet, le slam est un genre ambivalent, paradoxal, qui s’inscrit dans la grande tradition poétique, dans sa pureté et son élitisme, tout en s’ancrant dans un contexte social très marqué avec l’émergence des cités urbaines, des banlieues, d’une nouvelle génération se réclamant les porte-étendards de la rue et qui font de la liberté de ton un vade-mecum. Ceci fait que dans l’album midi 20 de Grand Corps malade, le lexique utilisé est loin d’être homogène. Nous avons un mélange hétérogène comportant des termes très classiques, que l’on retrouve dans les textes des grands poètes français du XIXème par exemple et des termes nouveaux, propres à la rue, révélateurs des nouvelles réalités urbaines et qui sont parfois très crus et même proches de l’obscène.

De ce fait, le lexique utilisé peut être catégorisé en plusieurs rubriques quasi distinctes qui mettent en évidence les influences diverses qui marquent ce genre.

Tout d’abord, nous avons un lexique que l’on peut qualifier de classique, qui illustre dans une certaine mesure l’héritage que le slam a pu tirer de la tradition poétique. Ainsi, par exemple, les termes utilisés dans certains textes de GCM reflètent à bien des égards quelques fondamentaux de la poésie sentimentale des romantiques et des poètes de la pléiade. Nous avons relevé beaucoup de mots ayant trait aux sentiments, à la sensibilité : émotion, attendri(ront), caresserait, sens… qui nous plongent dans le vaste univers de la poésie lyrique et sentimentale. Nous retrouvons des termes exprimant des sentiments graves tels que impasse, inquiet… corroborés par les mots qui connotent l’alternance clair/obscur comme pénombre, soleil, lueur, nuit, jour… bien présents notamment dans la chanson « Il a fait nuit toute la journée ». Ce genre de lexique illustre un certain mal être ou mal de vivre justifié sans doute par le contexte, la posture du slameur face à la société.

Comme dans beaucoup de textes sentimentaux, la nature est à l’honneur dans les textes de GCM. Les termes relevés comme nuages, hiver, verdure, vent, forêt, herbe, nature, mer, campagne… reflètent bien l’omniprésence de la nature qui peut être un lieu de refuge du slameur sentimental. Cependant, contrairement à la poésie traditionnelle telle que la poésie romantique, dans les textes de GCM, la nature est fortement concurrencée voire dominée par l’espace urbain. Il s’agit d’une première rupture isotopique entre le slam et la poésie traditionnelle qui a longtemps minoré l’espace urbain (cf. V. HUGO, « A Villequier »). Ce constat est bien mis en exergue par le lexique dans certaines chansons qui sont saturées de termes ayant trait à la cité urbaine. Dans des textes comme « Saint Denis », « Enfant de la ville » ou encore « Le jour se lève », nous avons une floraison de termes référant aux caractéristiques fondamentales de l’univers citadin, nouvel espace de prédilection du poète slameur : ruelles, tours, mur de pierre, asphalte, agglomération, béton, trottoirs. Loin de chercher la quiétude de la nature sauvage à l’image des poètes romantiques, le slameur retrouve sa plénitude dans cet espace vivant qui l’a vu naître et grandir comme l’affirme GCM dans Enfant de la ville :

Mais la nature nourrit l'homme et rien que pour ça faut qu'on l'estime

Donc la nature je la respecte, c'est peut-être pour ça que j'écris en vers

Mais c'est tout sauf mon ambiance, j'appartiens à un autre univers

Si la campagne est côté face, je suis un produit du côté pile

Là où les apparts s'empilent, je suis enfant de la ville

Je sens le cœur de la ville qui cogne dans ma poitrine

J'entends les sirènes qui résonnent mais est-ce vraiment

 « Enfant de ville »

 

Cet espace dynamique est spécifié par le mouvement et l’ambiance comme l’atteste le champ lexical du bruit relevé dans les chansons citées plus haut : bruit, rires, cris, agitation, fourmilière, cohue, grouille. De toute évidence, cette domination du cadre urbain marque de façon nette la rupture entre la poésie traditionnelle et le slam. Cette rupture est plus accentuée quand le slameur tend à imposer le langage utilisé au niveau de ces centres urbains dans ses textes. En effet, le discours utilisé par GCM est fortement imprégné du langage de la rue aussi bien dans sa relative vulgarité que dans ses multiples facettes de création comme entre les anglicismes ou l’utilisation du verlan. En effet, nous remarquons d’abord dans l’album de GCM un niveau de langue très familier, reflété par la présence dans le discours de termes relativement vulgaires : mecs, cannibale,  naze,  pète, égo-trip, brêle, potes, coche(rater le coche), truc, taffer, blaze, frérot, kiffer, se barrer, taré,  bordel, pagaille, déconner,  meufs, chialer, mettre à poil, con, rencard, gueule, cartonne, connard, putain, péter un câble, chambres (chambrer), flippe, cul, con, couilles, bordel, bourre, foutais, cool, grande gueule, clandos, zen, vachement, ghetto, triment. Cette longue liste révèle l’intrusion manifeste du langage de la rue, de l’argot dans le discours slamesque, accentuant davantage la distance entre poésie traditionnelle et slam. En effet, si dans la poésie classique, l’esthétique du langage la correction et la beauté du discours sont exploitées à fond, chez les slameurs tels que GCM, la crudité du texte est presque recherchée, ils font usage des mêmes termes et expressions utilisés dans la rue, les cités urbaines, pour une meilleure réceptivité au sein de cette nouvelle génération qui constituent en fin de compte leur principale cible. C’est sans doute ce souci de mieux toucher cette nouvelle génération qui fait qu’on retrouve dans les textes de GCM des mots nouveaux, référant à des réalités urbaines très modernes. Nous pouvons citer des termes comme : Attentat, RER C, a capella, soliste, égo-trip, rap, slam, slalomer, états-unien, radars, périphérique, hip-hop, péage, crèche, droit de véto, taf, éboueurs, JT, (mon) ex, SNCF, antiquaires, clandos, gos, tramway, Yougos, Roms, zouk, Hallal, Nirvana, skate, télé-réalité, sitcom, ghetto. Ce lexique nous plonge directement dans une ère nouvelle, au cœur des grandes cités urbaines, des banlieues. Les nouvelles réalités de cet univers moderne sont exploitées par l’auteur : les nouveaux moyens de transport, de nouvelles réalités sociales et politiques, de nouveaux concepts musicaux et artistiques.

Dans ce même ordre d’idées, GCM n’hésite pas à intégrer toutes les virtuosités et innovations lexicales notées dans le parler de la rue. Nous notons d’abord beaucoup d’anglicismes, francisés ou non, dans son album: Squares, lyrics, freestyle, huskies, shaker, hip-hop, melting-pot, baggys, flow, stress, checker, parking, love story, jet-set, skate, DVD. Cette forte présence des anglicismes dans les chansons de GCM révèle en filigrane cette forte tendance des jeunes des centres urbains à saturer leur discours de mots anglais avec une dominance des termes ayant trait à la musique.

Par ailleurs, il y a la forte présence des mots abrégés dans les différents textes de l’album de GCM, une tendance très en vogue au sein des nouvelles générations : Occaz, apparts, écolo, mytho, instru, petit dej', taf, Rép', McDo, clandos, RER, Yougos, Roms, mat', démo. L’usage de ce phénomène de raccourci lexical ancre davantage le slam dans l’univers urbain où il a vu le jour.

Ce point de vue est corroboré par le procédé du verlan fortement utilisé dans l’album. En effet, cet autre phénomène lexical que l’on pourrait appeler inversion lexicale constitue une autre tendance urbaine très représentative dans les textes de GCM : Chelous, geon-pi, chémar, bébar, relou, Ris-Pa, pé-cho, tebê, tho-my, re-noi, sique-phy.

Au bout du compte, tous ces phénomènes lexicaux intégrés dans le slam constituent des traces d’urbanité qui marquent une rupture notoire du slam avec les conventions de la poésie traditionnelle. Ces innovations lexicales obéissent à la volonté du slameur d’adapter sa poésie au milieu qui l’a fait germer, les cités urbaines ; il s’agit pour lui de faire de la poésie avec les mots de la rue.

Au-delà du lexique, cette démarcation du slam avec les normes conventionnelles de la poésie traditionnelle peut être visible aussi à travers certains procédés stylistiques.

 

3. Regard sur quelques procédés stylistiques : Comparaison et métaphore au cœur du renouvellement des images.

Les procédés stylistiques constituent des éléments majeurs de la littérarité d’un texte. Ils font partie des outils incontournables qui font la poéticité d’un discours. Dans cette présente étude, il ne s’agit pas d’en faire l’inventaire exhaustif dans l’album de GCM, mais d’étudier un échantillon assez représentatif pour voir si leur usage dans les textes slamesques s’inscrit dans la logique de la tradition poétique ou s’ils impliquent des innovations importantes pouvant même induire une rupture par rapport aux normes conventionnelles de cette tradition poétique. De ce point de vue, nous avons choisi de nous pencher sur la comparaison et la métaphore, deux procédés incontournables dans les textes poétiques, qui offrent une matière d’analyse abondante. En effet, comparaison et métaphore sont au cœur du processus de création et de renouvellement du langage. Elles permettent de révéler en toile de fond les réalités qui marquent une époque. Ainsi, il s’agit pour nous de voir dans quelle mesure ces deux procédés, en s’inscrivant dans la tradition poétique, permettent de révéler les caractéristiques d’une nouvelle époque et d’un nouveau contexte, en un mot les références d’une nouvelle génération.

Tout d’abord, il convient de remarquer que les textes de GCM sont très riches en images véhiculées par la comparaison et la métaphore. Ces dernières reflètent bien la vision du monde du slameur en rapport avec les réalités de son époque, mais aussi, parfois, elles sont fondées sur des réalités traditionnelles déjà très bien exploitées par les poètes traditionnels.

En effet, GCM a souvent recours à des images très classiques pour véhiculer sa pensée, des images certes toujours d’actualité dans son époque, mais qui remontent loin dans le temps. Prenons à cet effet cette comparaison tirée de la chanson « Attentat verbal » :

Les mots sont nos alliés, on les aime comme maître Capello

Puis on les laisse s'envoler en musique ou a capella

Et comme des flèches ils tracent, lancés par nos cordes vocales.

                                                                                                                       « Attentat verbal »

 

L’assimilation des paroles à des flèches pour évoquer leur impact, est une image très classique très connue comme l’illustre ce proverbe russe : « Les flèches, comme les paroles, une fois lancées, ne reviennent plus. »

Ces genres d’images très connues sont assez très fréquents dans l’album Midi 20 :

Une route pleine de virages, des trajectoires qui dévient

Un chemin un peu bizarre, un peu tordu comme la vie

« Rencontre »

                         

On a trempé notre plume dans notre envie de changer de vision
De prendre une route parallèle, comme une furtive évasion

« Toucher l’instant »

                         

J'attends que le soleil se lève à nouveau dans mon espoir
Mais je n'oublie pas qu'il est possible que ce soit l'hiver toute l'année

« Il a fait nuit toute la journée »

                         

C'est un parcours fait de virages, de mirages, j'ai pris de l'âge
Je nage vers d'autres rivages, d'une vie tracée je serai pas un otage
Un auteur de textes, après un point je tourne la page

« Je connaissais pas Paris le matin »

Que les demoiselles nous excusent si on fait des trucs chelous

Si un jour on est des agneaux et qu'le lendemain on est des loups

« Ma tête, mon cœur »



 

Ces comparaisons et métaphores montrent bien comment GCM fait usage assez régulièrement d’images déjà bien intégrées dans la langue comme leitmotive de sa pensée : la vie, le soleil, nager vers d’autres rivages, tourner la page, agneau/loup. Ce genre d’image a l’avantage de permettre un accès facile au contenu et une certaine universalité au niveau de l’interprétation.

Cependant, au-delà de ces références traditionnelles, la grande originalité des textes de GCM constitue sans nul doute l’insertion, en toile de fond des comparaisons et métaphores, d’images fortement inspirées des nouvelles réalités urbaines. En effet, genre populaire, issu de la rue, le slam intègre aisément et sans détour des images puisées directement des réalités citadines, du langage de la rue dans sa crudité et son obscénité parfois.

Dans L’album midi 20, nous avons une floraison d’images inédites qui obéissent à ce principe. Nous pouvons les sérier en fonction de la nature des réalités urbaines qu’elles véhiculent. On a ainsi des comparatives et métaphores qui véhiculent des images ayant trait au cadre urbain dans laquelle évolue le slameur :

J'ai traversé les années plus vite qu'on passe un péage

« Il a fait nuit toute la journée »

Pour le moins inattendu alors je tourne mais j'ai la rage
Je me suis pris un éclair comme un coup d'électricité

« Midi 20 »

A toutes les prisons du paraître j'ai mis un retourné facial

Aviez-vous remarqué que l'ascenseur social est bloqué

Et qu'les experts ont bien mieux à faire que de le réparer

Sur ma lancée je devais poursuivre alors j'ai pris les escaliers

Mais à ma grande surprise, y'avait plus de marches après le premier palier

« Ça peut chémar »

Je trempe ma plume dans l'asphalte, il est peut-être pas trop tard
Pour voir un brin de poésie même sur nos bouts de trottoirs
Le bitume est un shaker où tous les passants se mélangent

« Enfant de la ville »

Je t'offre une invitation pour cette grande fourmilière

Je suis allé à New York, je me suis senti dans mon bain

Ce carrefour des cultures est un dictionnaire urbain

« Enfant de la ville »

Si tu le supportes pendant une heure, j'te jure t'es costaud

C'est le mec qu'on appelle la cerise sur le ghetto

 « Vu de ma fenêtre »

 

Fortement influencé par l’univers dans lequel il évolue, le slameur s’appuie fondamentalement sur les éléments caractéristiques des cités urbaines pour une meilleure expressivité. Ainsi, il place son discours au niveau de sa cible, les jeunes générations, en utilisant des références tirées des réalités de son époque, de son monde : péage, électricité, ascenseur, escaliers, ghetto, dictionnaire urbain

C’est dans ce même ordre d’idées que le slameur convoque en guise de référence d’autres réalités modernes, correspondant à la vie dans les cités urbaines ayant trait par exemple au sport ou à la médecine moderne :

Dans mon prochain texte, je vous ferai croire que je courre plus vite que Carl Lewis

« Il a fait nuit toute la journée »

A ce putain de texte, j'ai oublié de trouver une chute

Comme un cascadeur qui saute d'un avion sans parachute

« Il a fait nuit toute la journée »

J'ai dû slalomer pieds nus et sans skis

Il m'a fallu traverser la toundra et plus sans huskies

 « Ça peut chémar »

Evidemment on marche sur un fil, chaque destin est bancal

Et l'existence est fragile comme une vertèbre cervicale

« Je dors sur mes deux oreilles »

J'ai pas que des séquelles physiques, je vais pas faire le tho-my Mais y'a des cicatrices plus profondes qu'une trachéotomie

 « Midi 20 »

Moi je crois bien que c'est le vent qui est venu me la souffler
Et ça m'a fait l'effet d'un sédatif car à vrai dire ça m'a troublé

« Parole du bout du monde »

Pour montrer qu'elle décide et que si elle veut elle nous malmène

Elle a injecté dans nos joies comme une anesthésie

 « Sixième sens »

Ces différents exemples révèlent bien comment le slameur fait recours à des images simples, tirées de son environnement immédiat, le sport, la médecine, pour passer un discours simple. En usant de références à la portée de sa cible, Carl Lewis, athlète contemporain, le ski, sport connu de tous, quelques aspects de la médecine moderne compréhensibles pour le profane, le slameur rend sa poésie accessible aux masses. Il s’agit d’une véritable opération de démythification de l’art poétique qui passe par le procédé « déshermétisme ».

Cette stratégie stylistique est poussée à l’extrême quand le poète slameur utilise des images vulgaires ou violentes, propres au langage de la rue, en guise de comparant ou de phore pour les comparaisons et métaphores.

Le principe est clair : lâcher des textes là où et quand tu t'y attends pas

Claquer des mots un peu partout et que ça pète comme un attentat.

« Attentat verbal »

Puis on les entend résonner comme une bombe dans un bocal

On arrive comme un accident dans des endroits insolites

 « Attentat verbal »

Et le train ralentit, c'est déjà la fin de ton histoire,
En plus t'es comme un con tes potes sont restés à l'autre gare

« Les voyages en train »

C'est vrai Rouda mais l'important c'est peut-être juste qu'elle soit belle

Ça leur paraîtra peut-être bête encore plus con que deux poètes

 « Parole à bout du monde »

On retrouve en toile de fond de ces différentes comparatives des images inédites en poésie, qui connotent dans une certaine mesure la violence qui règne dans les cités urbaines : attentat, bombe, accident pour exprimer dans les textes l’inattendu ; mais également des termes assez vulgaires qui s’inscrivent dans le parler de la rue : pète, con.

En définitive, en saturant ses textes de comparaisons et de métaphores, GCM s’inscrit dans la tradition poétique où ces deux procédés font figure de proue dans la peinture des réalités contextuelles. Cependant, dans le fond, il imprime une touche particulière à ces deux procédés en convoquant en guise de références des images inédites, banales et crues, tirées de son environnement immédiat, l’univers urbain.

 

Conclusion  

Pour nous résumer, ce bref aperçu sur ce genre urbain que constitue le slam à travers l’album midi 20 de GCM révèle un genre hybride qui tire son héritage de la tradition poétique tout déployant une large panoplie d’innovations esthétiques qui en font un véritable genre urbain. Les trois entrées sur lesquelles a porté notre étude à savoir le système énonciatif, le lexique et les procédés stylistiques mettent en évidence l’empreinte de taille de la rue, des cultures urbaines sur le slam poétique. Cette empreinte des cultures urbaines confère à ce genre une grande originalité en marquant davantage sa ligne de démarcation avec la poésie traditionnelle. De ce point de vue, on peut parler, avec l’émergence de ce genre nouveau, d’une véritable révolution esthétique, qui fait descendre la poésie, élitiste, du mont parnasse pour l’installer dans la rue au sein des masses populaires. Passant par la démystification et la démythification du genre poétique, cette révolution esthétique marque ainsi l’avènement de la « rue », la prise de parole de la nouvelle génération :

Le jour se lève sur notre grisaille, sur les trottoirs de nos ruelles et sur nos tours

Le jour se lève sur notre envie de vous faire comprendre à tous que c'est à notre tour

Notre futur est incertain, c'est vrai que ces deux mots-là vont toujours de pair
Mais notre jour s'est bien levé, dorénavant il sera difficile de nous faire taire.

 « Le jour se lève »

 

BIBLIOGRAPHIE

Discographie 

-         Grand Corps malade, Midi 20, Label Anouche Productions/AZ/Universal, 2006

 

Ouvrages généraux et critiques

-         De Bellissen, Héloïse Guay, Au coeur du slam : Grand Corps Malade et les nouveaux poètes, Alphée-Jean-Paul Bertrand, Monaco, 2009

-         DRAME, Mamadou, « Procédés de création du lexique argotique dans les textes de Rap au Sénégal: dérivation sémantique et emprunts »,  ANADISS n° 10, 2010, ,pp 100-114

-         DUBOIS Camille, Travailler l’écrit grâce au slam Une expérience didactique au sein d’un Pôle d’Insertion, Mémoire de master 2 professionnel, Université Stendhal, Grenoble, 2013

-         GABIN Christine, Collectif, Slameur des villes, slameur des champs : poésies nomades, Castor astral, Paris, 2000

-         HAENTJENS, Marc, « Cette génération qui (nous) pousse » Liaison, n° 144, 2009, pp. 26-27

-         MARTINEZ, S., Slam entre les mots : Anthologie, La Table Ronde, Paris, 2007

-         MASSOT, Florent, Blah ! : une anthologie du slam, 1997-2007, Spoke, Paris, 2007

-         VERHAEREN, Emile, Les Villes tentaculaires : précédées des Campagnes hallucinées, Mercure de France, Paris, 1949

 

Vidéographie

-         LEVIN, Marc (avec Saul Williams, Lawrence Wilson, Bonz Malone), Slam, (Bonus : interview de Marc Levin et Saul Williams, historique du slam, poèmes), Offline entertainment, 1998

-         TESSAUD, Pascal, Slam, ce qui nous brûle, France télévisions distribution, 2008 

Webographie

-         DRAME, Mamadou, « L'obscène pour exorciser le mal en disant l’interdit : Enjeux et signification des injures employées dans le Rap au Sénégal », Revue électronique internationale des sciences du langage Sudlangues N°5 www.sudlangues.sn, décembre 2005

-         Site officiel de Grand Corps Malade, http://www.grandcorpsmalade.com/slam.html

-         Site E.L.C. - Slam Productions, http://www.slameur.com/rencontres/frameindex.html           


* Université Gaston Berger de Saint-Louis

[1] Poète americain, né en1950, il a initié les premiers spectacles de slam aux Etats-Unis.

[2] Pour le reste du texte, nous allons utiliser l’abréviation GCM 

[3] Grand Corps malade, Midi 20, Label Anouche Productions/AZ/Universal, produit par  S Petit Nico, Seb Mo, Baptiste Charvet,  sorti  le 27 mars 2006,

[4] MUSSET, Alfred, La Confession d’un enfant du siècle, 1836