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Introduction

L’écriture d’une histoire de la peinture de chevalet au Maroc gagnerait certainement à déplacer son intérêt de la recherche d’un premier peintre marocain vers l’identification d’un espace témoin des prémisses de cette pratique en terre marocaine. En voulant retrouver “le premier peintre” et ce moment unique où a été conclu ce pacte avec l’image et la représentation sur un support indépendant, nous nous sommes retrouvées face à la difficulté de remonter à ce moment T0. Plusieurs raisons rendent une telle enquête ardue. Tout d’abord le décalage temporel inhérent à tout exercice historiographique qui nécessite une dimension interprétative de tout élément de la collecte ; ensuite la rareté, voire l’inexistence de documents écrits commémorant des évènements ou des faits relatifs à la pratique picturale marocaine avant le milieu des années 1940.

Afin de palier au silence historique relatif à ce phénomène, nous proposons dans cette analyse d’établir un lien entre l’espace urbain de Tanger et les  débuts de la pratique de la peinture de chevalet au Maroc. Dans ce rapport la ville s’érige en mémoire prothèse. Pour cela, nous fondons notre propos sur les thèses historiographiques de Michel de Certeau et de Pierre Nora.

Ces deux théoriciens nous aideront dans un premier temps à développer une transformation de la ville-monument en ville-document et à analyser ensuite le mouvement par lequel un récit commémorant le premier peintre marocain connu institue la ville de Tanger en agent à même d’attribuer à cet homme un destin hors du commun. En dernier lieu, en nous aidant de l’approche de Pierre Nora, nous essaierons de restaurer un milieu perdu par la considération de données urbaines et sociales particulières à la ville de Tanger dès la fin du XIXème.

 

De Tanger "monument" à Tanger "document" : un déplacement nécessaire

 

Le récit de la naissance de la peinture de chevalet au Maroc entre la deuxième moitié du XIXème siècle et les premières décennies du XXème siècle est à construire. En effet, selon Michel de Certeau, l’opération historiographique consiste à “fabriquer” l’histoire à travers une série d’opérations qui se situent entre la documentation et l’interprétation. Ainsi le récit historique est intrinsèquement un récit herméneutique qui dépend essentiellement de la documentation disponible, de l’interprétation de l’analyste et des agendas ou contextes sociopolitiques qui environnent son interprétation. En effet, « [L’histoire] se déplace constamment entre le donné et le créé, entre le document et sa construction, entre le supposé réel et les mille et une manières de le dire. »[1]

Ce récit a déjà été mis en rapport avec un destin particulier, celui du peintre marocain Mohammed ben Ali R’bati[2]. Il a, par ailleurs, et entre autres, fait l’objet d’une chronologie faisant intervenir différents modes d’expressions artistiques, allant des représentations rupestres et grotesques préhistoriques aux peintres contemporains en passant par l’artisanat local et les peintres orientalistes[3]. Ces mouvements constituent autant de déplacements nécessaires face au décalage temporel qui éloigne l’analyste de son objet d’étude. Qui veut entreprendre une recherche sur l’histoire de la peinture au Maroc ne peut se détourner de la ville de Tanger. Cette ville s’impose comme sujet d’étude voir même comme document à déchiffrer.

Comme Michel De Certeau le souligne

En histoire, tout commence avec le geste de mettre à part, de rassembler, de muer en “documents” certains objets répartis autrement. Cette première répartition culturelle est le premier travail. En réalité elle consiste à produire de tels documents, par le fait de recopier, transcrire ou photographier ces objets en changeant à la fois leur place et leur statut. Ce geste consiste à “isoler” un corps, comme on le fait en physique, et à “dénaturer” les choses pour les constituer en pièces qui viennent combler les lacunes d’un ensemble posé a priori. [ce geste] bien loin d’accepter les données, il les constitue. Le matériau est créé par les actions concrètes qui le découpent dans l’univers de l’usage, qui vont chercher aussi hors des frontières de l’usage et qui le destinent à un réemploi cohérent. Il est la trace des actes qui modifient un ordre reçu et une vision sociale[4]

 

C’est dans cette perspective que cette étude tente de classer la ville de Tanger en document permettant de repérer des zones de perméabilité entre différentes composantes culturelles en présence dans la ville entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle. Cette démarche envisage de retrouver un contexte général de l’apparition ou de l’insertion du phénomène pictural.

En vue de rassembler les fragments encore dispersés de ce récit, nous distinguons trois paradigmes : l’objet, le sujet et la trace. Le premier paradigme se rapporte aux œuvres et à la production d’objets d’art. Le deuxième réfère aux acteurs et aux actions, en l’occurrence, des individus ou groupes d’individus constitués autour d’une activité de création ou de réception et organisé sous forme de réseaux. Le troisième s’appuie sur tout ce qui constituerait une extension aux deux premiers paradigmes, ce qu’il en reste substantiellement comme une indication, après coup. Cette dernière n’est ni le sujet ni l’objet en soi, mais le réceptacle qui en porte la trace. C’est une métaphore du lieu comme contenant et espace qui accueille les faits. C’est précisément ce dernier paradigme qui s’inscrit dans l’exercice d’interprétation qu’exige l'historiographie.

Si l’activité humaine s’inscrit dans le temps et dans l’espace, c’est précisément le donné spatial qui peut porter la trace du mouvement et des modifications qu’implique le temps, comme un témoignage muet et que l’analyste doit arracher au silence. Chaque lieu est porteur de traces inscrites soit dans sa matérialité encore vivante soit dans les récits et la littérature qui le décrivent et qui, a posteriori, peuvent ouvrir des possibilités d’interprétation et de construction/reconstruction. Le lieu peut donc être conçu comme l’écho d’une absence, d’un éloignement. Ainsi la ville de Tanger peut être classée, non seulement comme monument, mais aussi comme document dont la morphologie à une époque précise permet d’éclairer l’opacité qui entoure les débuts de la pratique picturale.

Compte tenu des déplacements et modifications que l’indépendance du Maroc a engendrés, Tanger sert ici de lieu portant les traces d’une mémoire révolue. Cette ville peut donc servir d’espace médiateur, lequel, sur la base de traces écrites et de récits particuliers, permet une relative visibilité du passé. Ce mouvement d'interprétation du lieu en document n'est entrepris que lorsqu'étant séparé des faits, la mémoire devient un devoir de construction. Comme Pierre Nora le rappelle « Moins la mémoire est vécue de l'intérieur, plus elle a besoin de supports extérieurs et de repères tangibles d'une existence qui ne vit plus qu'à travers eux »[5]. Mais cette mémoire loin de se contenter de papiers, interroge aussi l'espace urbain. Parce que nous ne sommes plus contemporains à la manière dont les premières occurrences qui ont fait intervenir la représentation picturale moderne en terre marocaine que nous sommes amenés à dénaturer cet espace urbain pour en faire un document historique. A cet égard, Pierre Nora souligne que :

A mesure même que disparaît la mémoire traditionnelle, nous nous sentons tenus d'accumuler religieusement vestiges, témoignages, documents, images, discours, signes visibles de ce qui fut, comme si ce dossier de plus en plus proliférant devait devenir on ne sait quelle preuve à l'on ne sait quel tribunal de l'histoire.[6]

 

L'opération historiographique est donc l'expression d'une cécité, d'un manque de visibilité. L'attitude qui consiste en l'accumulation de traces et d'archives de toutes sortes est selon Pierre Nora « liée au sentiment même de perte »[7].Tanger peut servir à donner une certaine matérialité à la mémoire des débuts de la peinture au Maroc. Cette ville peut constituer ce que Nora appelle une « mémoire prothèse » qui intervient sur un espace pour le considérer sous un autre jour. La conception de Tanger en ville-document implique que l’espace urbain admet d’être lu et interprété comme nous le démontrerons dans la partie de cet article.

 

Tanger : un espace agent

 

Notre étude interroge des récits romanesques ou « romancés » évoquant cette ville, lui accordant le statut d'agent à part entière, ainsi que des archives administratives et particulières rendant compte de la morphologie inédite de cette ville à un moment où le territoire marocain demeure fermé à l'infiltration européenne.

Dans un des livres qui célèbrent le premier peintre Marocain connu nous pouvons lire:

Il est des villes qui parlent à ceux qui les habitent. Elles les inspirent, dessinent des arcs de rêverie autour de leur enfance, soutiennent leur imagination et fortifient la conscience qu'elles peuvent avoir de la part manquante donnée à toute existence. Ainsi Tanger et R'bati. Mohammed ben Ali R'bati est né Rabat, mais il a grandi à Tanger et Tanger semble l'avoir aidé à se construire un destin.[8]

 

C'est ainsi que les auteurs introduisent le lecteur au premier peintre marocain actif dès 1900, c'est-à-dire en mettant en avant la cité où il vécut et pratiqua son art. Sur le plan grammatical, l'espace, dans cet incipit, ne constitue pas un simple complément circonstanciel de lieu ; il occupe littéralement la fonction du sujet qui agit. En admettant que « Tanger semble avoir aidé ben Ali R'bati à construire un destin », les auteurs sont en passe de construire un destin à ce peintre, et partant à considérer d'abord un repère spatial qui suggère un repère temporel. En situant cet homme dans cette ville et faisant de celle-ci un agent adjuvant à même de modifier le destin de ce cuisinier artisan menuisier, les auteurs posent Tanger à la fois comme lieu de mémoire et comme mémoire-prothèse au sens que Nora lui accorde. En d'autres termes, ils opèrent une compensation par le déplacement de l'agentivité du sujet peintre vers l'espace ayant accueilli son activité.

 

Qu'est ce qui permet un tel déplacement ?

 

Tanger début de siècle. Des images, des sons, du mouvement. Mais aussi une somme inouie de destins, justement, d'hommes et de femmes venus de tous les horizons aspirés par cette ville sur laquelle veille l'ange du bizarre, et qui est l'un des trois "nombrils" de la Méditerranée notre Mère. La ville est un port, le premier depuis l'Amérique pour les transatlantiques. La porte de notre Orient le plus proche. Il ne faut pas oublier qu'à cette époque le Maroc reste encore une sorte de Tibet africain, un royaume toujours difficilement accessible, malgré René Caille, premier Européen à traverser le Sahara occidental du nord au sud, malgré Delacroix qui, s'écartant des chemins d'une mission diplomatique, a découvert les paysages d'une Afrique romaine, malgré Charles de Foucauld qui a endossé les habits d'un juif errant pour courir l'intérieur non cartographié du pays.[9]

La couleur narrative de ce texte nous met d'emblée dans une ambiance générale qui demeure diffuse ; un air qui donne à Tanger sa couleur de ville de tous les possibles. Au-delà de la véracité de l'hypothèse que R'bati est le premier peintre marocain, c'est précisément cette image d'un lieu parenthétique qui ouvre la possibilité d'un tel récit des débuts de la pratique picturale en territoire marocain. 

Avant d'établir la chronologie qui clôt ce livre sur la biographie et l'œuvre du peintre marocain, les auteurs confient ce qui suit :

La biographie de Mohammed ben Ali R'bati a été établie à partir de témoignages de ses descendants et de ses proches. Fautes de documents, elle reste incertaine, les témoignages étant parfois contradictoires.[10]

 

Parce qu'il y a manqué de documents écrits, Tanger se constitue dès lors comme le lieu qui cristallise autant de causes ayant présidé à la vocation d'artiste de R'bati et qui font de ce sujet de l'empire iconoclaste un aquarelliste, alors même que le statut d'artiste est un anachronisme dans le contexte marocain de l'époque. En l'absence de documents écrits et outre les témoignages oraux dont ils disposent, les auteurs reconstituent l'ambiance tangéroise qui devient non seulement le témoin le plus proche de la réalité de l'époque, mais surtout l'agent responsable de l'épanouissement de l'activité de cet artiste.

L'air est doux, le ciel ressemble à une aquarelle. Un peu de vent. Il y a souvent du vent à Tanger. [...] Sur le Grand Socco, c'est un mouvement permanent. Des caravaniers et des charmeurs de serpents, des paysans descendus de la montagne. Leurs femmes, chevilles guêtrées et jupes lourdes, coiffées de chapeaux de paille à larges bords, sombreros multicolores à la mode rifaine, comme on en voit encore aujourd'hui, assises tout le long de l'escalier qui mène au marché aux poissons. Dans les ruelles de la ville arabe, le matin déroule ses heures claires. Mélopée des enfants  à l'école coranique-R'bati la fréquenta dans son âge tendre, peu assidu en vérité, déjà épris de dessins et de couleurs.[11] 

Nous pouvons en effet entrevoir dans ce passage une tentative de réactualisation du milieu par l'utilisation du présent, double d'une comparaison avec la réalité contemporaine. En effet, la mémoire du passé tend à se confondre avec quelque chose d'immémorial et de permanent dans la ville. Ce quelque chose d'intemporel est précisément la ville en tant qu'espace vivant qui se modifie tout en excédant les limites du temps. Tanger se construit ainsi en mythe, celui d’un milieu favorable à la perméabilité de certaines pratiques occidentales, telle que la peinture, en contexte marocain alors même qu'en 1900 les tensions existant entre les deux rives de la Méditerranée n'offraient pas de conditions favorables à un tel état de choses. Cependant, la mémoire-prothèse a ceci de particulier qu'elle peut invertir, comme l'exemple le démontre, un récit romancé et sensuel en interpellant la perception contemporaine de l'espace en vue de reconstituer sa mémoire perdue. Aussi bien la vue que le toucher interviennent dans ce fragment au moyen d'une focalisation interne. C'est dans ce point de vue interne que loge l'essentiel de la démarche herméneutique et subjective d'une telle interprétation et qui à terme consiste à fabriquer le passé sur la base du présent. 

 

Reconstitution d'un « milieu »

 

Pierre Nora précise qu'"il y a des lieux de mémoire parce qu'il n'y a plus de milieux de mémoire"[12]. Dans ce qui suit nous montrerons comment la ville de Tanger est un lieu de mémoire pour les prémisses de la peinture de chevalet au Maroc car en tant que ville-document elle se présente comme un des premiers milieux ayant permis une certaine tolérance à l'égard de l'exercice de la peinture à un moment où le Maroc était encore fermé à ce type de pratiques.

L’élan herméneutique qui nous permet une telle interprétation trouve un de ses socles dans la morphologie spatiale de cette ville dès la fin du XIXème siècle/début du XXème siècle. Tanger révèle à ce moment de son histoire une organisation sociale et institutionnelle ancrée dans la coexistence de plusieurs modèles de représentation. La situation géographique de cette ville la met d'emblée dans une position d'ouverture de par son caractère portuaire. En effet, la ville connaît la plus forte concentration diplomatique et consulaire de l'empire chérifien dès la fin du XIXème siècle.

 

La concentration des colonies européennes en terre tangéroise : causes et conséquences

 

A cet égard, rappelons que la diplomatie européenne constitue une des premières formes de présence européenne au Maroc. Les missions diplomatiques débarquaient d'abord au port de Tanger pour continuer leurs trajets vers Meknès ou Fès en fonction du lieu des séances d’audience accordées par les monarques ou les autorités du Mekhzen. La route entre Tanger et Fès était connue, dès 1885, sous le nom de  « chemin des ambassades »[13]. Un itinéraire sécurisé incontournable, emprunté par les diplomates et les plénipotentiaires dans un premier temps et fréquenté ensuite par d’autres catégories de gens, notamment les touristes de passage.

Tanger Mogador Autres ports[14] Total
1832 220 17 11 248
1836 300 21 28 349
1850 330 28 31 389
1854 340 30 36 407
1858 522 78 98 698
1864 940 123 297 1360
1867 965 148 384 1497

Tableau représentant la Population européenne au Maroc entre1832 et 1867[15]

 

Comme cela est manifeste dans le tableau ci-dessus, Tanger assiste dès 1832 à une présence européenne qui va en augmentant. Cela ne va pas sans engendrer des conséquences sur le paysage social de la ville. En effet, l'historien Jean-Louis Miège signale que les villes marocaines, à l’époque, se gonflent non seulement par l’arrivée des étrangers mais aussi par des sujets marocains qui ne tardent pas à constituer un réseau de demandeurs d’emplois autour de chaque famille européenne. Dans ces groupes marocains, venus en masse des campagnes environnantes, sont recrutés des employés et des domestiques qui travaillent pour des européens.

Autour de chaque européen se groupait une clientèle d’employés, de domestiques et de protégés venus des campagnes proches. Le mouvement d’urbanisation, trait essentiel de l’évolution du Maroc moderne tire ses principes de cet afflux dans la décennie 1854-1864. La clientèle gravitait autour de chaque foyer chrétien accroissant le rayonnement de l’influence européenne jouait un rôle décisif dans la diffusion de certaines habitudes […][16]

Il est possible d'inscrire dans cette nouvelle organisation sociale et économique, le déplacement de Ben Ali R'bati et son recrutement par le portraitiste britannique Sir John Lavery. J-L Miège rapporte même qu’il n’y avait « nul domaine de la vie économique et social qui ne se trouvait affecté par l’essor de la colonie européenne »[17]. Cette population a évolué en groupes nationaux organisés dont les influences sont relativement distinctes. Nous reprenons ci-après le tableau[18] établi par Jean-Louis Miège[19] et qui montre clairement cette évolution entre 1836 et 1864.

Britanniques Espagnols Italiens (Sardes) Français Divers Total
1836 110 104 42 37 56 349
1858 310 146 50 65 40 611
1864 500 592 61 87 110 1350

 

Il apparaît clairement que les deux populations les plus présentes au Maroc à ladite période sont les communautés britannique et espagnole. La première est installée pour des raisons essentiellement commerciales dans la mesure où le Maroc constitue alors un entrepôt de marchandises anglaises. Les espagnols, après avoir été minoritaires et voués aux petits métiers, s’imposent comme groupe majoritaire. Ces derniers se dirigent vers le Maroc fuyant la crise économique dans leur pays. A partir de 1868, les espagnols constituent 60% des européens implantés au Maroc. Ils demeurent longtemps la communauté la plus proche des marocains avec lesquels ils entretiennent un rapport de concurrence pour les métiers.

Les espagnols apportaient leur langage et leurs habitudes […] ils sont ceux qui sont les plus en contact avec les marocains […]. Cette colonie confond sa manière d’être avec celle des sujets de l’Empire […] au point que ces derniers modifient leurs habitudes et se façonnent à la vie que mènent là-bas nos compatriotes[20]

 

Mais cette concentration est notable particulièrement dans la ville de Tanger. En effet, des constations parues dans la presse et des témoignages trouvés dans les échanges épistolaires des diplomates de l’époque attestent de l’hispanisation du port tangérois, comme nous pouvons le lire dans ce fragment : « N’étaient les pavillons qui flottent le dimanche au mât de chaque chancellerie, je me croirais en Espagne. »[21]

Le chef de la mission française fait ce constat en débarquant à Tanger en juillet 1887. C’est une constatation qui nous informe de l’existence de nombreuses représentations étrangères d’une part, et sur le caractère fortement hispanisé de la ville. En outre, la chambre de commerce espagnole publie en août 1891 un énoncé qui signale que

Le caractère espagnol s’est infiltré dans la ville de [Tanger] où la colonie espagnole augmente fabuleusement de jour en jour et où les nouvelles entreprises s’étendent dans les faubourgs de la cité.[22]

 

Dans la même correspondance, il est possible de lire 

[qu’] avec son hôpital, sa mission religieuse, ses écoles, ses cercles, sa chambre de commerce, ses journaux, sa Plaza del Toro, une véritable ville espagnole se créait à l’intérieur de Tanger, tendait à absorber Tanger [23].

 

Tanger dispose donc très tôt d'une morphologie qui est à même de l'ériger en catégorie urbaine d'exception compte tenu de sa situation portuaire qui lui vaut la réputation d'un espace cosmopolite.

A noter par ailleurs que le sujet anglais est fortement présent au Maroc dans les deux dernières décennies du XIXème en tant que touriste. A ce titre il est important de rappeler que le tourisme[24] a également contribué à déteindre une atmosphère européanisée au Maroc, spécialement à Tanger, lieu de débarquement par excellence.  Les statistiques ci-dessous précisent la croissance du phénomène touristique.

1887 6901
1888 10530
1889 11001
1890 14000
1891 17403
1892 14820
1893 15407
1894 14873

 

Ces chiffres publiés par The Chember of Commerce journal[25] montrent le nombre considérablement croissant des voyageurs européens débarqués à Tanger entre 1887 et 1893. Les relevés enregistrés par les journaux tangérois montrent aussi cet afflux. L’année 1894-95 correspond en revanche à une période de disettes et d’épidémies graves, ce qui explique la diminution du nombre de débarqués européens à cette date. Comme en atteste la presse écrite de l’époque « l’afflux des visiteurs provoque un grand changement dans la routine de la vie quotidienne de Tanger »[26].

Pendant que le Maroc est fermé à l'Europe durant la deuxième moitié du XVIIIème siècle, Tanger y constitue déjà un lieu de résidence des diplomates étrangers et une sorte de bastion contre l'infiltration européenne. N'ayant jamais bénéficié du statut de ville impériale, elle semble avoir succombé plus rapidement à la pénétration étrangère[27]. Pendant la deuxième moitié du XIXème siècle, elle est le réceptacle de la communauté étrangère, avant que ce statut international ne soit officialisé au début du XXème sièlce[28]. Manifestement, Tanger est la ville qui semble être la première du Maroc à connaître cette forte influence, européenne en général, et espagnole en particulier, et ce par la présence de structures et d’institutions sociales relatives à la communauté établie.

Dans ce contexte de coprésence, les deux composantes sociales se mélangent dans la mesure où la composante européenne est, à partir de cette période, constituée non plus d’individus éparpillés, mais de groupes solidaires. Cette transformation sociale modifie non seulement la physionomie sociale des villes mais semble toucher également leur physionomie spatiale. Ces dernières connaissent une extension considérable.

Parmi les conséquences de la concentration consulaire et des colonies européennes dans la ville, on peut noter le lancement d'actions d'aménagement et d'équipement. En effet, les différentes formes de présences, qu'elles soient consulaires, diplomatiques, commerciales ou communautaires, confèrent d'abord à la ville un caractère diplomatique, puis international et contribuent activement à son ouverture aux influences européennes. L'action d'aménagement et d'équipement a par ailleurs modifié l'organisation spatiale de la cité et l'a fait entrer dans l'ère de la modernité. Le témoignage de Pierre Loti en 1889 rend compte de ce phénomène d'imprégnation qui touche à première vue le paysage urbain à travers l'européanisation de l'architecture et l'organisation sociale à travers le commerce, la protection et la naturalisation. Dans la dernière entrée de son journal du 4 mai 1889, Pierre Loti écrit :

Après une journée de marche encore longue sous un ardent soleil, vers le soir, nous voyons poindre devant nous Tanger la Blanche ; au-dessus, la ligne bleue de la Méditerranée, et au-dessus encore, cette lointaine dentelure irisée qui est la côte d'Europe. Nous éprouvons une première impression de gêne, presque de surprise, en passant au milieu des villas européennes de la banlieue. Et notre gêne devient de la confusion lorsque, en entrant dans le jardin de l'hôtel, avec notre suite de muletiers, de ballots, notre déballage de Bédouins nomades, nous tombons au milieu d'un essaim de jeunes misses anglaises en train de jouer au lawn-tennis... Vraiment Tanger nous paraît le comble de la civilisation, du raffinement moderne. Un hôtel, où l'on nous donne à manger sans exiger de nous la lettre de rançon signée du sultan [...] Des choses laides et des choses commodes. La ville partout ouverte et sûre ; plus besoin de gardes pour circuler par les rues, plus besoin de veiller sur sa personne ; en résumé, l'existence matérielle très simplifiée, plus confortable, nous sommes forcés de le reconnaître, facile à tous avec un peu d'argent. [...][29]

 

La veille, en prévoyant déjà son retour dans cette ville depuis une autre région du Maroc, Loti écrit « Tanger la Blanche, la pointe d'Europe, et déjà les choses et les gens de ce siècle. »[30]. Son témoignage permet d'entrevoir la situation médiane de cette ville qui, tout en faisant géographiquement partie du territoire marocain, semble déjà avoir un « pied » en Europe. Elle constitue vraisemblablement un entre-deux entre l'orient et l'occident, le seuil qui mène aussi bien à l'un qu'à l'autre des deux versants de la Méditerranée. 

Au début du XXème siècle, la mémoire de Tanger la "moderne" est inscrite dans un chemin emprunté par toute personne arrivant à Tanger depuis le port jusqu'aux légations étrangères situées à l'extrémité de la ville et dont nous retrouvons une description dans un des premiers guides touristiques en date, Tanger[31] d'Albert Cousin membre du conseil supérieur des colonies. Sa description conforte l'idée selon laquelle le modèle urbain européen est présent de façon significative dans la ville au début du siècle dernier. Le point de vue d'Albert Cousin est différent de celui emprunté par Loti, puisque sa description donne à voir une objectivité presque clinique. Ce dernier ne décrit que ce qu'il voit et nous découvrons, plus d'un siècle plus tard, une organisation urbaine où le local côtoie « l'exotique » de manière remarquable.

Du point de vue culturel, ce texte montre que la ville abrite en 1902 les quatre religions monothéistes, musulmane, juive, catholique et protestante et qu'il existe pour chacune d'elles un lieu de culte. Il montre par ailleurs que toutes les puissances européennes y sont représentées, soit par des ministres plénipotentiaires, soit par des consuls. Du point de vue des équipements urbains, les rues et certaines maisons sont présentées dans sa description comme étant éclairées au moyen de l’électricité ; une station électrique étant installée dans la ville depuis 1894. Le téléphone y est également utilisé depuis 1883 et cinq postes fonctionnent in situ, dont trois européennes et une marocaine. Tanger dispose donc assez tôt d'équipements urbains tels que l'électricité et de moyens de communication tels que le téléphone et les postes. Du point de vue de l'activité touristiques, on peut noter en 1902 que des cafés français, anglais, allemands et espagnols se trouvent sur la place du petit Soko et que la ville compte sept hôtels et un théâtre nommé « Licco-Romea ».

Tous ces éléments de la vie citadine européenne indiquent une présence occidentale et une activité touristique importantes. Ils suggèrent en outre la coprésence de plusieurs modèles culturels qui, dans le cadre de la cité, n'échappent pas à des influences mutuelles et à des transferts culturels.

En effet, les échanges commerciaux avec les pays européens, la forte concentration des colonies étrangères dans la ville et son urbanisation ne sont pas les seules causes des transformations sociales qui la touchent et qui y donnent lieu aux premières possibilités de transferts culturels. Un autre phénomène largement pratiqué dans le pays pendant la deuxième moitié du XIXème siècle a contribué à modifier la structure sociale. Il s’agit notamment du phénomène de la protection.

Le phénomène de protection et autres stratégies et leurs conséquences socio-culturelles

Le droit de protection est le privilège d’une Puissance étrangère représentée dans un pays de soustraire ses propres nationaux, ceux des Puissances non représentées et même certains indigènes de ce pays à l’autorité de son souverain et de substituer vis-à-vis d’eux sa juridiction à la sienne.[32]

 

Le régime de protection au Maroc est un phénomène qui a été étudié, notamment par M. L.  Martin, du point de vue de son influence sur l’économie marocaine. Mais il n’existe, à notre connaissance, aucune étude du point de vue culturel à ce sujet. Nous allons, sur la base de ce document réservé au régime de la protection, tenter de déceler les brèches que ce phénomène d’administration a pu ouvrir sur le plan social et interculturel.

Réservée en principe aux sujets étrangers, la protection évolue et étend son champ d’application aux employés des protégés et aux courtiers des représentations consulaires. Selon M.L. Martin, les sujets musulmans recourent à la protection afin d’échapper aux « vexations » et à « l’arbitraire » des autorités musulmanes compte tenu des impôts imposés aux lendemains des périodes de sécheresse et de disettes. Il semblerait par ailleurs que le terme « vexations » renvoie aux rapports conflictuels auxquels sont exposés les sujets marocains travaillant au service des « infidèles[33] » de la part de leurs compatriotes et coreligionnaires.

Les sujets marocains juifs et musulmans se mettent sous la protection des représentations étrangères afin de disposer de leur juridiction en cas de litiges ou d’autres situations de conflit. Ce régime d’administration, en général, leur permet de se soustraire aux paiements d’impôts. Il donne lieu progressivement à « une catégorie d’exception » qui nous semble constituer un des vecteurs de la composante culturelle européenne du fait de leur proximité.

L’extension de ce régime connaît son apogée après 1860, compte tenu de l’augmentation des colonies européennes. Appliquée désormais aux sujets musulmans, elle est viagère et non héréditaire, sauf pour une famille tangéroise, les Benchimol, qui a fourni des censaux interprètes au port de Tanger de père en fils. Notons à cet égard qu'Abraham Benchimol a accompagné le peintre Eugene Delacroix lors de son séjour marocain. L'artiste français accompagnant la mission diplomatique menée par le Comte de Mornay a pu ainsi accéder aux intérieurs marocains et disposer de modèles parmi la famille du traducteur tangérois.

Les protégés sont divisés en deux catégories : les indigènes employés par les légations et les autorités consulaires d’une part ; et d’autre part, les indigènes employés par les négociants français pour des affaires de commerce. Ces derniers occupent essentiellement les fonctions de facteurs, courtiers, et agents commerciaux. Ils parent aux obstacles liés à la langue et aux difficultés de déplacement rencontrés par la majorité des agents européens.

L’évolution du régime de protection au Maroc donne lieu à des formes plus officieuses, notamment la protection de deuxième et de troisième degré. Cela signifie, en d’autres termes, qu’un protégé peut en protéger un autre et ainsi de suite. Cette forme officieuse est essentiellement la conséquence de l’association de sujets européens avec des sujets marocains dans le domaine agricole. Il semblerait que le seul moyen de faire de l’agriculture pour les européens à cette époque était de s’associer à un sujet de l’empire.

Par ailleurs, le document d’archive nous renseigne sur l’attitude longtemps réticente des musulmans à l'égard de ce régime d'exception :

[…] les musulmans refusèrent longtemps d’accepter cette protection si commode ; ils considéraient comme contraire à leur religion de se mettre à l’abri derrière un infidèle […] quelques exceptions finirent cependant par se produire devant les avantages évidents[34] de la protection [35]

 

Manifestement, la réaction à l’égard de ce régime dans le cadre de la communauté musulmane évolue d’une forme de réticence justifiée par les mœurs et la religion vers une forme d’adhésion sous couvert de l’utilité du régime en question. Suite à la convention de Madrid du 3 juillet 1880, le régime de protection s’étend aux fonctions d’interprète, soldat, domestique et secrétaire indigènes. Il est possible de penser que cette tolérance du régime de protection de la part de certains marocains instaure un rapprochement inédit entre les communautés marocaine et étrangère.

Quels que soient les motifs de son intégration, nous pensons que le régime de protection constitue une manière de « vivre ensemble » entre étrangers et marocains. Cet état de choses façonné par la présence consulaire et diplomatique, par le commerce portuaire et le régime de protection peut être interprété comme un filtre à travers lequel passent des composantes et des valeurs du quotidien notamment sur le plan linguistique, vestimentaire et architectural.

Du point de vue linguistique, on notera à Tanger l’insertion de la langue espagnole comme idiome consacré au commerce et de l’anglais comme signe de snobisme qui font partie de ces composantes qui traversent ce filtre. Ces transformations latentes touchent en premier lieu la bourgeoisie marocaine nouvellement constituée et particulièrement les familles de confession juive.

L’européanisation des sujets marocains israélites se fait aussi la conséquence de la naturalisation. Moins pratiquée que la protection car plus contraignante, la naturalisation est néanmoins un recours pour les grands négociants en vue d’élargir leur marché. Installés à Manchester ou à Londres pour y créer des filiales et pour y être représentés, ces sujets d’origine marocaine, selon J-L Miège[36], semblent s’être mêlés rapidement à la vie européenne et s’y être adaptés. En rentrant au Maroc, ces derniers donnent à leurs enfants des prénoms anglais et une instruction et éducation à l’anglaise :

Ces juifs sont tous impatients de s’européaniser. Dès 1850-1860 les intérieurs à mobilier britannique sont fréquents à Mogador où il n’est point de famille aisée qui n’ait en bonne place le portrait de la reine Victoria […] à Tanger le costume traditionnel est assez vite délaissé. Les hommes adoptent la Jacquette, les femmes, dès 1860, portent des crinolines dont elles exagèrent les proportions.[37]

 

Manifestement, les sujets marocains israélites, protégés ou naturalisés, à Tanger, sont parmi les premiers à avoir arboré le vêtement européen, signe d’une ouverture sur l’Europe. Ils constituent par ailleurs un vecteur social de cette composante culturelle. En effet ces sujets européanisés sont des diffuseurs ou vecteurs des habitudes européennes en milieu marocain. De par leur proximité des deux mondes (européen et musulman), il est possible de supposer que les marocains israélites ont pu répandre ce qu’ils ont emprunté à la communauté européenne, notamment dans les domaines suivants :

-         les finances (la création de banques) ;

-         la presse, (la première imprimerie marocaine, située à Tanger, est créée par un marocain israélite) ;

-         les habitudes culinaires (la consommation du thé),

-         objets ou dimensions de la vie quotidienne comme l’utilisation des bougies ou des lampes à pétrole ;

-         l’importation de mobilier européen ;

-         le port du vêtement européen ;

-         l’insertion d’éléments de décoration d’intérieur comme les tableaux de peinture, comme précisé dans l’exemple du portrait de la reine d’Angleterre.

 

Tanger et les peintres orientalistes

 

Comme nous venons de le souligner, la position géographique de la ville et son statut portuaire comme lieu de débarquement par excellence en font une porte vers l'Orient. Ce seuil de l'Orient devient le fantasme de nombreux peintres orientalistes depuis la visite de Delacroix. Prématurément « moderne », il est possible de penser que cette ville a été témoin du geste artistique. En effet, Tanger a été un passage nécessaire pour de nombreux peintres orientalistes qui viennent, sur les traces d'Eugene Delacroix, perpétuer une tradition orientaliste qui fait de la ville un lieu incontournable de création et de villégiature.

Selon la chronologie de Maurice Arama[38], plus d'une soixantaine de peintres orientalistes se sont succédés au Maroc entre 1832 et 1920. Le séjour d'Henri Matisse à cet égard donne à penser une certaine évolution des rapports des marocains vis à vis de la représentation et du fait d'être représenté ou de se laisser représenter. Henri Matisse, a séjourné à deux reprises au Maroc en 1912. Il semble s’être confronté à la fois à la réserve des marocains quant à la représentation picturale et à un comportement social nuancé vis à vis de cette pratique. Dans le propos interprétant certains épisodes de son séjour marocain, l’activité du peintre semble être entourée d’intrigues et de subterfuges :

Il semble que Matisse ait eu des difficultés à trouver des modèles qui veuillent poser pour lui, en particulier des femmes, à cause de la loi du voile. Seules les juives et les prostituées en étaient exemptées. Matisse était donc obligé de travailler en secret. Le 1er avril, il écrivit à sa famille que Mme Davin, la propriétaire de l’hôtel Villa de France, lui avait trouvé un atelier où « la jeune fille arabe », sans doute Zorah, pouvait venir sans être vue. Il écrivit encore le 6 avril disant qu’il avait voulu travailler avec « la jeune fille », mais que c’était impossible parce que son frère était proche et qu’il l’aurait tuée. Mais le « jeune groom du Valentina » était libre et il pourrait poser. C’est sans doute Amido.[39]

 

Dans la conjoncture de 1912, les hommes semblent être plus disposés à poser que les femmes. Dans la catégorie féminine, les femmes arabes sont moins disposées à pratiquer cette activité que les femmes israélites et les prostituées. En effet, Dans une carte postale que Matisse adresse à Marquet de Tanger le 28 décembre 1912 on peut lire : « Camoin qui vient d’en voir de vertes avec la diphtérie est retapé, court les maisons malfamées où il fait poser des juives et des arabes».

Nous supposons donc que certains artistes fréquentaient les maisons closes et faisaient poser des prostituées. Cela constituait, peut-être, le seul moyen de disposer de modèles locaux. Nous pouvons supposer aussi que ce phénomène a donné lieu à une sorte de commerce organisé par une logique sociale de dissimulation. En d’autres termes, dans certains espaces, certains sujets pouvaient fréquenter la peinture.

A ce titre rappelons que « Zohra », qui apparaît dans trois peintures d’Henri Matisse, est une jeune marocaine qui a posé pour le peintre lors de ses séjours à Tanger et dont le nom apparaît dans certaines de ses correspondances, notamment avec le peintre Marquet. Le personnage de Zohra est un des rares que nous pouvons citer dans ce cadre.

 

Conclusion

 

De ce qui précède, il apparaît que la ville n'est pas un simple donné statique, mais bien le lieu même de la pratique sociale et de son fonctionnement ; le lieu de transferts ou transactions de divers ordres notamment commerciaux, linguistiques, urbains, architecturaux, techniques et même vestimentaires. En 1902, Albert Cousin affirme que « [Tanger] a conservé son caractère mauresque, bien que les maisons européennes se multiplient [...] Tanger est le point de contact principal du Maroc avec la civilisation européenne [...] ».

Tout en conservant son caractère mauresque, cette ville, de par sa situation géographique, c'est à dire en tant que lieu de passage/transit ou de séjour, devient un espace médiateur. La cité, comme nous l'avons suggéré, est aussi un espace de conflits, d'inclusion ou d'exclusion. La pratique picturale, apparemment exclue par les marocains, est sujette - dans un espace tel que Tanger - à une logique de dissimulation et de compensation qui peut être interprétée comme conséquence de la morphologie spatiale et sociale de la ville qui accueille cette pratique et sa réception. Les différentes références contenues dans les textualités, littéraires, archivistiques ou utilitaires, ici considérées, contiennent une part de la mémoire tangéroise révolue. Elles donnent à lire la coexistence de diverses communautés, la concentration de différentes colonies européennes et le fonctionnement de stratégies économiques et sociales telles que le commerce portuaire et le régime de protection.

C'est ainsi que le parcours tant soit peu romancé de ben Ali R'bati devient représentatif du rapprochement culturel que Tanger a pu occasionner entre différentes confessions et cultures. En effet l'espace urbain de cette ville semble s'être dérobé aux prescriptions communautaires et autres filtres culturels qui sont supposés séparer les différents groupes culturels en présence au Maroc entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème. Le sujet marocain y est très tôt exposé, bon gré mal gré, à des pratiques exogènes et à des formes de l'altérité qui s'observent dans la langue, l'habillement, l'architecture et la technologie et dans lesquels nous suggérons d'inscrire la pratique picturale. De toute évidence, ce type de transferts n'est pas exclusif à la ville de Tanger. La ville d'Essaouira anciennement appelée Mogador a, en tant que ville portuaire, connu un destin qui pourrait ouvrir des perspectives à la recherche des origines de la peinture de chevalet au Maroc.

Dans le livre consacré à la vie et à l'œuvre de Mohammed ben Ali R'bati, Abderrahman Slaoui crée un rapprochement entre les intuitions de Delacroix et de Matisse tout en précisant : "Que l'on sache, il n'a pas eu connaissance des peintures de l'un ou de l'autre, encore qu'il ait pu croiser Matisse à Tanger en 1912."[40] Le récit des débuts de la pratique de la peinture au Maroc semble trouver dans la ville de Tanger un potentiel narratif inépuisable car l'espace a ceci de particulier qu'il peut, en tant que contenant, occasionner des rencontres et des contiguïtés insoupçonnées entre certains éléments dès lors que ceux-ci y circulent simultanément. Si R'bati n'avait pas séjourné dans cette ville, aurait-il eu le même destin, serait devenu, a posteriori, l'ancêtre de tous les peintres marocains ? La postérité lui aurait-elle fabriqué le même destin ?

Nous avons tenté dans cette analyse de reconstituer un « milieux » susceptible d'occasionner cette rencontre et ce hasard. Eu égard à la distance qui nous éloigne de ce milieu, le récit puise dans ce lieu des possibilités de commencement et introduit nécessairement des transformations voire des métamorphoses, ou ce que Pierre Nora appelle la « mémoire-distance » ou « l'hallucination artificielle du passé »[41]. Dans le cas de cette analyse, c'est la ville de Tanger qui ouvre la voie à cette hallucination nécessaire, car elle permet d'entrevoir une origine et à répondre à une volonté de mémoire.


 

Bibliographie

 

- Arama Maurice, Itinéraires marocains : regards de peintres, Editions Jaguar, 1991.

- Cousin Albert, Tanger 48 photogravures, Editions Augustin Chalamel, 1902.

- De Certeau Michel, L’écriture de l’histoire, Gallimard, 1975.

- Dosse François, “Michel de Certeau  et l’écriture de l’histoire”, in Presse de Sciences Po/Vingtième siècle. Revue d’Histoire,  2003/2 - n° 78, pp. 145-156.

- Elderfield John, Matisse au Maroc : Guide d’interprétation, Edition ADAM BIRO

- Hilali Mimoun, "Le cosmopolitisme à Tanger: mythe et réalité, in Horizons Maghrébins, N 31-32, 1996, pp. 42-48.

- Loti Pierre, Au Maroc, Paris, Calman Levy Editeur, 1890

- Martin M. L., Archives Marocaines, Publication de la Mission Scientifique du Maroc, Volume XV, Fascicule I, 1909, Paris, Edition Ernest Leroux.

- Miège Jean-Louis, Le Maroc et l’Europe : 1822-1906, Edition la Porte, 1996.

- Nora Pierre, Les lieux de mémoire, Paris, Editions Gallimard, 1997.

- Rondeau Daniel, Slaoui Aderrahman, de Pontchara Nicole, Un peintre à Tanger en 1900, Mohammed Ben Ali R'bati, Malika Editions (Fondation Abderrahman Slaoui), 2000.

- Roux Charles, « Missions diplomatiques françaises à Fès », in Hespéris, 3ème et 4ème trimestre, 1948.

- Catalogue de l’exposition pédagogique « Repères pour une Histoire de la peinture au Maroc », Editions OKAD, 2009.


* Université Chouaib Doukkali / El Jadida

[1] François Dosse, “Michel de Certeau et l’écriture de l’histoire”, in Presse de Sciences Po/Vingtième siècle. Revue d’Histoire, 2003/2 - n° 78, pp. 145-156.

[2] Mohammed ben Ali R’bati ou Rabbati est considéré comme le premier peintre marocain connu. Né à Rabat en 1861, il s’installe à Tanger en 1886 à l’âge de 25 ans pour des raisons encore méconnues. En 1903, il est engagé comme cuisinier au service du peintre britannique John Lavery. R’bati est présenté par ce dernier comme un excellent cuisinier doublé d’un aquarelliste. Dans son autobiographie « The Life of a Painter », Lavery atteste que R’bati est le seul artiste marocain qu’il a rencontré lors de ses séjours au Maroc. 

[3] Catalogue de l’exposition pédagogique « Repères pour une Histoire de la peinture au Maroc », Editions OKAD, 2009. Ce projet a été dirigé par le critique d’art marocain Aziz Daki et organisé par le Ministère de l’Education Nationale, de l’Enseignement Supérieur, de la Formation des Cadres et de la Recherche Scientifique, la Fondation ONA, l’Institut Goethe de Rabat et l’Institut Français de Rabat. Nous avons pris part à ce projet en tant que documentaliste. 

[4] Michel De Certeau, L’écriture de l’histoire, p. 84.

[5] Pierre Nora, Les lieux de mémoire, volume I, p. 30

[6] Pierre Nora, Ibid. p. 31.

[7] Pierre Nora, Ibid. p. 31.

[8] Daniel Rondeau, Aderrahman Slaoui, Nicole de Pontchara, Un peintre à Tanger en 1900, Mohammed Ben Ali R'bati, Malika Editions (Fondation Abderrahman Slaoui), 2000, p. 7.

[9] Daniel Rondeau, Aderrahman Slaoui, Nicole de Pontchara, Ibid. p. 7. (Italique par nous-mêmes)

[10] Daniel Rondeau, Aderrahman Slaoui, Nicole de Pontchara, Ibid. p. 135.

[11] Daniel Rondeau, Ibid., p. 8. (Italique par nous-mêmes)

[12] Pierre Nora, Ibid. p. 23.

[13] Charles Roux, "Missions diplomatiques françaises à Fès", in Hespéris, 1948, 3ème et 4ème trimestre, p. 225.

[14] Les autres ports représentent : Tétouan, Larache, Rabat, Mazagan, Casablanca et Safi.

[15] Jean-Louis Miège, Le Maroc et l’Europe : 1822-1906, Tome II, p. 474.

[16] J-L Miège, Ibid, p. 481.

[17] J-L Miège, Ibid. p. 481.

[18] Tableau sur la population européenne au Maroc par groupes nationaux.

[19] J-L Miège, p. 481.

[20] J-L Miège affirme que la situation inverse était aussi possible, in La Iberia, n° du 25-10-1887, cité par J-L Miège, Le Maroc et l’Europe : 1822-1906, Tome IV, pp. 290-291.

[21] Cité par J-L Miège dans Le Maroc et l’Europe : 1822-1906, Tome IV, p. 291

[22] Ibid. p. 291

[23] Ibid. p. 291 (italique par nous-mêmes)

[24] Sur les débuts du tourisme au Maroc voir les premiers guides touristiques qui en marquent l’avènement, notamment Guide du Voyageur au Maroc de Kerdec et Tanger d’Albert Cousin.

[25] Cité par J-L Miège, Le Maroc et l’Europe : 1822-1906, Tome IV, p. 295.

[26] Al Moghrab Al-Aksa, n° du 10-10-1896, cité par J-L Miège Tome IV, p. 295.

[27] Mimoun Hilali, "Le cosmopolitisme à Tanger: mythe et réalité", in Horizons Maghrébins, N 31-32, 1996, pp. 42-48.

[28] Tanger est instituée en ville internationale du 1er juin 1925 au 29 octobre 1956, Mimoun Hilali, Ibid.

[29] Pierre Loti, Au Maroc, Calman Levy Editeur, Paris, 1890, pp. 355-356.

[30] Pierre Loti, Ibid, p 352.

[31] Albert Cousin, Tanger 48 photogravures.

[32] M. L. Martin, Archives Marocaines, Publication de la Mission Scientifique du Maroc, Volume XV, Fascicule I, 1909, Paris, Edition Ernest Leroux, p. 1

[33] Ce terme renvoie aux non musulmans.

[34] Il est important de considérer ce document avec l’objectivité que le recul historique nous permet. Ce discours devrait être relativisé en prenant en considération les motifs de légitimation d’un futur régime de protectorat. 

[35] M. L. Martin, Op ; Cit. p. 11

[36] J-L Miège, Le Maroc et l'Europe : 1822-1906, Tome II, p. 574.

[37] J-L Miège, Op ; Cit. 579

[38] Maurice Arama, Itineraires marocains : regards de peintres, Editions Jaguar, 1991.

[39] John Elderfield, Matisse au Maroc : Guide d’interprétation, p. 212.

[40] Abderrahman Slaoui, Un peintre à Tanger en 1900, Mohammed ben Ali R'bati, p. 20.

[41] Pierre Nora, Op. Cit., pp. 34-35.