Sur le fil...

Safara n°22 est désormais disponible...

Note utilisateur: 3 / 5

Etoiles activesEtoiles activesEtoiles activesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

  Télécharger l’article en version PDF

Dans le présent travail nous essayerons de mettre l’accent sur une pratique à la fois universelle et mondiale, mais aussi particulière et spécifique, celle du  Street Art et particulièrement celle des tags.  Les chercheurs reconnaissent que ces transcriptions sont un langage urbain présent sur tous les continents (U. Hannerz 1983, P. Bertoncini 2009) mais possédant des particularités dans chaque pays voire dans chaque territoire (P. Bertoncini 2001). Les études faites dans ce sens traitent ces inscriptions comme un langage jeune (J. Billiez 1998), urbain (P. Bertoncini 2009, T. Bulot 2007, H. Lefebre 1968), exprimant un malaise sociétal (P. Bertoncini 2009) ou une revendication identitaire (T. Bulot 2007) voire une appartenance socioculturelle, religieuse à un groupe particulier (P. Bertoncini 2009). Faire parler les murs de la ville constitue pour les sciences humaines et sociales un vrai défi (Albera &Tozi 2005). Les spécialistes tentent de décoder leurs significations et de leur attribuer ainsi un statut plus légitime, car jusqu’à aujourd’hui les graffitis sont considérés comme une pratique clandestine, interdite par la loi car déformant le paysage de la ville (T. Bulot 2007).

Dans les villes arabes, les tags et les graffitis sont aussi présents (A. Alviso-Marino. 2013). Ils  véhiculent une urbanité particulière, propre à un contexte socioculturel à la fois conservateur et novateur. Le printemps arabe et les crises économiques et politiques ont été une source inépuisable de créations et de mise en œuvre d’un nombre considérable de graffitis et de messages à travers tous les pays arabes. En Algérie, les conditions socioculturelles et les bouleversements politiques et économiques que le pays vit depuis quelques décennies, ont été une base féconde pour une expression murale à travers tous les espaces urbains.

 Dans tous ces contextes, cette pratique est particulièrement renvoyée aux garçons. Le Street Art est souvent considéré comme un art masculin, car pratiqué dans la rue. Nous allons partir du postulat selon lequel le recours aux tags est également attesté chez les filles ; mais chez elles,  cette pratique répond à d’autres besoins et véhicule une autre philosophie. Leurs créations obéissent à des contraintes qui les rendent différentes de celles des garçons. Dans le présent travail, nous allons essayer de décoder le langage implicite des tags féminins, et de les étudier sous un aspect méthodologique différent en mettant l’accent sur les référents utilisés, les sujets traités, ainsi que les langues employées. Autour de cette problématique, plusieurs questions se posent : 

  1. Quelle place occupe la parole féminine dans le Street Art ? 
  2. Quels messages véhiculent les tags féminins ?
  3. Comment s’effectue l’appropriation des territoires urbains par les tagueuses ?   

 

Nous adoptons une triangulation méthodologique (L. Savoie-Zajc 2009) afin de vérifier tous les éléments relatifs à la question. L’usage de plusieurs outils d’investigation (Photos, entretiens, observations et prises de notes) est susceptible de nous fournir un meilleur cadrage de notre problématique.   

 

Une néotoponymie pour la ville arabe

Le monde arabe est en perpétuelle reconfiguration. Il semble évident que les cartes géopolitiques, socioéconomiques et même culturelles ont changé. On assiste aujourd’hui à la naissance d’une nouvelle dimension cadrée par des paramètres différents relatifs à la mondialisation, le multiculturalisme, et le besoin d’aller vers l’autre. Le printemps arabe, déclaré dans plusieurs pays arabes ces dernières années, ainsi que tous les bouleversements qu’il a engendrés ont certainement accéléré ce processus. Outre la déstructuration de l’ordre politique et gouvernemental, les modes d’expression semblent aussi modifiés ou même transformés par cette nouvelle génération dont les besoins sont nettement différents par rapport à leurs aînés (Y. Gonzalez-Quijano 2013).

Sur ce plan, anthropologues, sociologues et linguistes relèvent un épanouissement des modes de communication chez les jeunes. En plus de l’écrit et de l’oral, le dessin et la transcription murale sont devenus aujourd’hui des canaux de transmission largement utilisés par la nouvelle génération. Les travaux réalisés dans ce cas (J. Billiez 1998, T. Bulot 2007, D. Pirani 1992) évoquent l’efficacité de ces nouveaux moyens et leur remarquable productivité. Bien qu’aux yeux de beaucoup d’entre eux (les grammairiens surtout), ces pratiques sont considérées comme clandestines, car déstructurant la langue et mutilant le paysage de la ville, il reste intéressant de voir qu’ils véhiculent une large littérature dans le monde entier. Les transcriptions murales telles que les graffitis et les tags constituent à elles seules un univers original où se déploient toutes les innovations et les créations des jeunes. Cette néotoponymie redessine la ville (R. Lajarge et C. Moise 2008), par la mise en place de frontières symboliques (T. Bulot 2007) que les taggueurs et les graffiteurs placent pour définir leurs territoires.

Dans le monde arabe, cette nouvelle pratique devient de plus en plus répandue. Les jeunes Arabes recourent au langage mural dans toutes les circonstances de leur vie quotidiennes (A. Alviso-Marino 2013, J. Wender 2011, K. Ouaras 2009). Violent, satirique, expressif, ce langage est pour la jeunesse  le moyen idéal pour exprimer ses pensées et critiquer sa sociétés dans la discrétion et l’intimité nécessaire. Une lecture attentive de ces productions laisse apparaître la récurrence de certains thèmes tels que : la politique, le football, l’éducation, la sexualité, la musique… (R. Marrouch 2013) Le mode d’appropriation de l’espace employé ici est assez révélateur du besoin des jeunes de tracer leur territoire par des marqueurs socioculturels, politiques, religieux et même identitaires parfaitement particuliers. L’aspect viril, parfois même agressif, discriminatoire pousse les observateurs à insister sur le fait que ces transcriptions sont parfaitement masculines (S. Johannes 2012). Les filles sont ainsi écartées de cette dimension, car, considérées comme plus normatives, plus réservées, moins agressives.

Le street art tel qu’il est perçu aujourd’hui est polyphone, pluridimensionnel, il ne peut être porteur d’une identité sexuelle unique. L’implication des filles dans ce domaine se confirme de plus en plus. Le corpus que nous allons exploiter dans la présente étude, se veut justement le reflet de cet éclatement. Nous focaliserons notre attention sur les tags faits par des filles. Nous étudierons leurs thèmes favoris, leurs poids identitaires, ainsi que leurs façons de signer leurs territoires. 

 

Collecte des données et méthodologie préconisée

La parole féminine a-t-elle son poids dans l’univers des tags et des graffitis urbains ?  A-t-elle le droit de modifier la physionomie de l’espace qu’elle occupe ? La tagueuse procède-t-elle à une sélection de son lieu d’expression ? Les réponses à ces questions nous mènent à une investigation des territoires de la ville où se déploient habituellement cette parole murale.

Le corpus collecté se compose principalement de photos prises dans plusieurs quartiers du centre-ville de Constantine. La sélection des lieux d’enquête a été imposée par la disponibilité des graffitis. Ainsi, les murs des lycées, des stades, des clubs sportifs, les panneaux d’affichage réservés aux campagnes électorales, les marchés, et les murs des cybercafés, et bien d’autres espaces nous ont servi de lieux d’enquête très intéressants. En plus des photos, nous procédons à une observation directe de cette pratique avec un groupe de jeunes (filles et garçons) dans le but de mieux cerner les particularités des tags féminins. Nous accompagnons les tagueuses, nous nous entretenons avec elles, et nous essayons de comprendre les messages qu’elles tentent de transmettre à travers leurs tags.               

 

Les tagueuses dans leurs Harems 

À Constantine, les jeunes sont nettement majoritaires. Les chiffres délivrés par l’Office National des Statistiques (ONS) montrent clairement que la société constantinoise est jeune. Dans les commerces (Hedid 2007, 2013[1]), dans les administrations ainsi que dans tous les espaces discursifs (Hedid 2011), les jeunes sont partout (L. Le Pape 2013), ils ne manquent pas d’afficher leur identité jeune, leur différence, leur perception de la vie. Dans ce cas, il devient intéressant de remarquer qu’ils n’occupent pas tous les espaces de la même manière, ou du moins, ils ne cherchent à marquer leur passage que dans certains sites. Dans les grands boulevards de la ville, ils ne sont que des passagers, leur identité jeune se noie dans le circuit des interactions urbaines. Néanmoins, les modes de transgression de cette cohésion avec la ville se multiplient, notamment lorsque la communauté est secoué par un évènement social, sportif ou autre. Dans ce cas, les jeunes se manifestent, occupent tous les grands axes de la ville, s’affichent ouvertement et font tout pour dominer et imposer leur jeunesse (A. El Sakka 2013). Dans les ruelles et les petits axes, l’effervescence de l’expression jeune est manifeste. Orale, écrite, picturale, la parole jeune est bel et bien présente dans ces interstices    (M-M Bertucci. 2003). Il semble même clair à tout observateur, que ces passeurs tentent par tous les moyens de graver sur les murs de la ville, les signes de leur présence et les marques de leur identité. En effet, les murs de ces espaces témoignent de leurs passages. Les tags et les graffitis relevés dans la ville de Constantine mentionnent clairement une pensée controversée de leur vision du monde. Des thèmes variés, à un plurilinguisme frappant, en passant par un brassage de plusieurs sous cultures. Les garçons innovent, créent, critiquent, les graffitis leurs permettent de délimiter leur territoire, de communiquer leur pensée et de délivrer leurs peurs et leurs fantasmes.

Du côté des filles, l’épanouissement de leur production est très apparent. Cependant, la lecture de leur corpus nous met devant l’obligation de modifier notre démarche. Si les garçons semblent vouloir s’afficher au grand public à travers les messages que portent leurs graffitis et leurs tags, les filles tentent au contraire de se libérer discrètement, leurs messages ne sont jamais complétés, l’observateur doit se référer à d’autres paramètres et placer à chaque fois ses interprétations sur d’autres paradigmes pour pouvoir comprendre leurs significations. Sur les voies publiques, les tagueuses ne sont pas apparentes. Le besoin de se conformer aux restrictions de la société arabe les pousse à taguer dans des espaces clos, peu fréquentés, où les passants ne peuvent pas les observer. Si les garçons se cachent pour éviter les autorités, les filles le font car, non seulement elles doivent éviter les autorités, mais elles doivent obéir à leur société.

Dans ce cas, les interstices (M-M Bertucci 2003) leurs servent de lieux d’expression. Les espaces privilégiés sont les ruelles les moins fréquentées, les murs d’intérieur des bâtiments et des immeubles, les murs des lycées, où elles se tiennent pour attendre avant d’entrer, les troncs des arbres, les cages d’escalier, les murs entre les immeubles. D’autres espaces clos telles les toilettes sont aussi des lieux d’expression convoités par les filles, grâce à leur intimité qui met les tagueuses en sécurité. Les espaces choisis partagent un élément important, ils sont tous peu exposés aux regards, et peuvent être un véritable harem où les filles peuvent s’exprimer librement sans être gênées.

 

Les tags féminins : caractéristiques, langues et interprétations

Les tags relevés traitent plusieurs thèmes : l’amitié, l’amour, les études, le monde des célébrités,…. le mode d’expression employé révèle une des caractéristiques qui différencient la parole féminine de la parole masculine.

Des tags peu violents : bien que le passage sur le mur soit déjà une transgression des règles, les messages des filles ne semblent véhiculer ni violence ni brutalité (Photo N°1). Ce que laissent apparaître leurs transcriptions c’est un désaccord avec les restrictions de leurs familles, qu’elles revendiquent à travers des tags destinés à leurs petits copains, des citations tirées des chansons d’amour. Contrairement aux tags des garçons (Photo N°2), qui, pour exprimer les mêmes besoins recourent aux blasphèmes et à tous les types de la violence verbale.

      hedid1hedid2

      Photo N°1                                                                       Photo N°2

 

  L’implicite : les tags des filles sont faits pour être vus et non pour être interprétés. Il s’agit d’un code partagé, un we code (J. J. Gumperz 1982) discret, intime, que les tagueuses utilisent pour créer un lieu d’expression et un univers de communication particulier et sécurisé. Nous relevons, dans notre corpus, des tags faits pas un groupe d’élèves filles (Photo N°3), dans lesquels elles se moquent de leur enseignante des mathématiques. Les signes utilisés sont identiques dans plusieurs tags : la référence aux groupes des mafias (la camorra), la représentation de l’enseignante (une vieille dame voilée), l’usage des signes des mathématiques (pour évoquer la matière enseignée), des abréviations créées (APT=Amour Pour Toujours) pour coder le message. L’interprétation de ces messages ne peut se faire que par un membre du groupe. Les différentes lectures que la communauté peut faire de ces signes la mettent devant le paradoxe de la polysémie et de l’éclatement sémantique, car les tagueuses partagent avant tout le même référent, la même source et une schématisation identique de la réalité vécue, conforme à l’image qu’elles se font de leur monde.

Il est clair qu’elles font recours aux mêmes transcriptions pour homogénéiser leurs messages et garantir la solidarité de leur groupe. Adopter les mêmes procédés de transcription rend plus facile la compréhension des tags, et permet aux filles de partager un espace d’interaction et d’échange sans la moindre ambigüité. Pour mieux vérifier l’efficacité de cette attitude, nous orientons notre enquête vers les garçons et vers d’autres catégories sociales (les adultes : femmes et hommes), nous leur montrons les photos et nous leur demandons une interprétation de ces tags. Tous sans exception, ont pensé à des dessins sans significations. Cependant, les interprétations étaient très nombreuses lorsque nous avons orienté l’enquête vers les garçons. Ces derniers se sont référés à leurs propres paramètres pour dire que ces tags présentent une belle-mère car « les filles sans être mariées, elles ont très peur de leurs futures belles mères », ou une méchante sorcière car « les filles ont peur de tout ». Si cette étape nous éloigne de notre objet d’étude, elle nous y ramène par une donnée très importante qui concerne directement la densité des réseaux (L. Milroy 1980) des tagueuses et la difficulté que les autres éprouvent à pénétrer leur univers.                

hedid3

       Photo N°3 

 

L’anonymat : les tags des filles passent pour des messages anonymes. Aucun signe ne doit être communiqué pour permettre aux observateurs de révéler leur identité. L’espace urbain où les identités se noient dans le circuit des interactions sociales (T. Bulot 2007) favorise cette attitude. Les tagueuses ne laissent pas leur nom de famille, ni aucune indication qui permette de les reconnaître. Les garçons préservent l’anonymat par précaution, les filles le font par obligation, et pour tenir à une stratégie d’évitement pour ne pas affronter leur société (Photo N°4). Les prénoms qui apparaissent dans les deux photos (Redouane, Kenza, Nessrine,…) sont portés par un très grand nombre de personnes et ne sont identifiables que par les tagueuses. Une autre technique très employée est celle du verlan. Les tagueuses inversent les noms pour les coder. Dans la photo N° 5, tous les noms sont inversés : ARIMA=AMIRA, MELSI=ISLEM, EVOL=LOVE, seule la tagueuse et son compagnon peuvent décoder ce message.     

 hedid4hedid5

                  Photo N° 4                                                                 Photo N° 5  

 

Affirmation identitaire : parmi les tags les plus utilisés par les filles, ceux de leurs prénoms. En effet, dans tous les quartiers visités et dans tous les espaces observés, ce type de tag est présent. En psychologie, ce type de comportement est souvent relié à un besoin d’affirmation. L’adolescent qui se sent négligé ou ignoré par son entourage a tendance à mettre son nom partout où il va. Chez les filles, ce besoin semble très présent. Leurs noms ne sont pas transcrits isolément, ils sont toujours accompagnés par les noms de leurs amis (Photo N° 6), ou de leurs initiales. Les groupes formés sont souvent rassemblés dans des ensembles additionnés par des signes pour exprimer la solidarité de leur amitié.

hedid6

Photo N° 6

 

Identification : elle consiste en la modélisation d’un comportement afin de se conformer à un modèle considéré comme supérieur et irréprochable. Chez les tagueuses, les célébrités sont une référence incontournable. Elles cherchent à imiter leurs comportements, leurs habits, et même les scénarios de leurs clips. Les tags sont un mode de communication extrêmement sollicité dans la culture « hip hop ». Les jeunes ne manquent jamais de le mentionner. Les corpus relevés comptent plusieurs transcriptions qui évoquent la présence de l’esprit artistique et culturel « hip hop». Bien que les filles ne soient pas très attachées à ce type de tags, certaines d’entre elles nous confirment qu’elles le font sur les murs avec leurs copains, mais elles le font seules dans les toilettes, et sur les tables de leurs classes.         

 hedid7     

                   Photo N°7

 

Les langues des tags

Le plurilinguisme est une des caractéristiques du Street art. Le contact de l’arabe algérien avec d’autres codes linguistiques permet aux tagueuses de bien codifier leurs messages et de les rendre plus représentatifs de l’esprit urbain. L’arabe algérien qui constitue, dans la plupart des cas, le code de base pour la formation des tags, est alterné principalement avec le français et l’anglais. Cependant, l’utilisation de chaque code est fonction du message transmis.

La lecture des données relevées montre que l’anglais est utilisé pour évoquer certains thèmes tels que : la culture Hip Hop, ou pour reproduire les paroles des rappeurs, dans le but de se conformer à leur univers. Les filles usent alors de plusieurs vocables pour concrétiser cette affiliation (i love you, i hate you, it’s hard, it’s easy, best of the best,..). Bien que ces éléments n’attestent pas forcément du niveau de maîtrise de l’anglais et ne confirment pas la présence de cette langue dans le paysage sociolinguistique des tagueuses, ils certifient néanmoins l’envie et le besoin qu’ont ces filles de l’intégrer dans leurs pratiques langagières, voire dans leur répertoire verbal. Comme seconde interprétation de la présence de l’anglais dans les tags, nous pouvons évoquer le besoin de créer un espace protégé, réservé aux jeunes. Car, contrairement au français, cette langue est peu maîtrisée dans le contexte algérien, les messages des jeunes ne risquent pas d’être décodés, et deviennent ainsi des liens forts garantissant la persistance et la densité de leurs réseaux (L. Milroy 1980).             

       Sur les murs de la ville, le français est très présent. Il est, à côté de l’arabe algérien, une des langues les plus employées dans le contexte algérien (D. Morsly 2008, K. Taleb Ibrahimi 1997, 2002). Dans le corpus collecté, cette langue couvre plusieurs parties du discours. Elle est souvent utilisée comme une langue encastrée (Myer-Scotton 1998) qui suit la forme d’une autre langue, et parfois comme une langue matrice qui impose sa structure aux autres codes. Sur les murs nous relevons : je t’aime, toujours CSC (équipe de football locale)[2],… Cependant, l’arabe algérien reste le code dominant, transcrit en arabe ou en caractères latins, les jeunes l’utilisent comme une plateforme à toutes leurs productions. Ce  que ces productions laissent apparaître, c’est que le plurilinguisme urbain est formé comme une spirale à plusieurs composantes. Néanmoins, une des composantes est souvent dominante par rapport aux autres.

       Dans le Street art, ce plurilinguisme apparaît comme un bloc, où toutes les langues se mêlent. Une des spécificités et certainement pas la seule de la culture urbaine est inévitablement son dialogisme et sa polyphonie. La multiplication des codes linguistiques dans le contexte urbain n’est plus à prouver (T. Bulot 1999). Les interactions interpersonnelles s’accomplissent dans un mélange de langues (L-J Calvet 1993), elles se développent dans cet éclatement linguistique et anonyme (T. Bulot 2007). Les transcriptions murales des filles se créent dans cette dimension plurilingue, elles deviennent représentatives d’une communication intime en construction permanente selon les reconfigurations de la communauté urbaine. Les filles agissent sur un espace qu’elles veulent par railleurs dominer à leur manière. Leurs tags deviennent dans cette perspective une sorte d’un discours féministe, produit pour marquer leur présence, conquérir des territoires et des pratiques (les tags) qui semblent appartenir jusqu’à présent aux garçons, et baptiser ainsi un univers d’interaction intime ou se déploie la pensée féminine. Le « discours mural féminin » inaugure, comme celui des garçons, une redistribution des rôles et une autre schématisation des rapports des filles entre elles et avec l’espace qu’elles occupent. Consciemment ou sciemment, les tagueuses signent, par leurs transcriptions, un territoire et une appartenance à un groupe bien défini (il s’agit par exemple d’une répartition selon le lycée fréquenté, la classe, la cité habitée,…).            

 

Que conclure ?

La particularité des discours féminins tient au fait qu’ils portent un double poids, ils ont à la fois une portée identitaire et communicationnelle. Lorsque les filles se mettent à pratiquer un art clandestin (Brassaï 2002), cela devient non seulement une exception mais une transgression plus frappante que si elle est pratiquée par des garçons. En effet, si les tagueurs se basent souvent sur l’humour, la beauté et la provocation dans la production de leur Street art,  les tagueuses se livrent à des toiles qui évoquent l’affirmation de soi, la libération de leurs pensées et la solidarité de leurs groupes.  

Les rapports étroits entre la société et le Street art ne sont plus à prouver. Les murs sont en réalité le reflet de tous les bouleversements que vivent les jeunes dans leur quotidien. Les tags qui ont toujours été considérés comme un mode d’expression parfaitement masculin, deviennent aujourd’hui un code partagé entre les filles et les garçons. Ce qui atteste par ailleurs d’une évolution dans la perception du rôle de la femme et de son statut dans la société. Le partage d’un espace de communication avec les garçons constitue pour ces filles un exploit. Les nombreuses restrictions que les sociétés arabo-musulmanes imposent aux femmes ont fait de la parole féminine une pratique limitée voire un tabou (Morsly 1998). Le défi que les jeunes tagueuses relèvent ici est de taille, elles défient non seulement les garçons, mais elles violent les normes répressives que leurs familles imposent.

En ville, l’éclatement des modes de communication est perceptible. Les interactions verbales dans cet espace sont souvent complexes, plurilingues et difficiles à analyser (Hedid 2007, 2011, 2013).  Dans ce circuit, la parole féminine est souvent en compétition pour avoir plus de légitimité. Les rapports de force sont définis par l’appropriation d’un espace discursif ouvert, multilingue, et pluriculturel. Dans les marchés (Hedid 2007, 2011), comme dans les quartiers (Hedid 2013) la femme se distingue par des pratiques langagières et des choix de langue différents de ceux des garçons. Pour les filles, le Street art permet l’accès à une dimension plus ouverte, plus expressive car anonyme et autorise l’usage de l’implicite.            

 

Références bibliographiques                                       

-    Allal. A. 2013. « Un homme, un vrai ! » Halima, une femme rebelle à Gafsa». In Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen : Loisirs, cultures et politiques. Sous dir. L. Bonnefoy et M. Catusse. Éditions La découverte   

-    ALVISO-MARINO. A. 2013. « Les murs prennent la parole. Street Art révolutionnaire au Yémen ». In Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen : Loisirs, cultures et politiques. Sous dir. L. Bonnefoy et M. Catusse. Éditions La découverte  

-    BERTUCCI M- M, 2003, « Le français des banlieues : Un parler interstitiel ? » In Martin, S. (dir). Chercher les passages avec Daniel Delas. Paris : L’Harmattan. Pp 133-139

-    BULOT T, 2007, « Espace urbain et mise en mot de la diversité linguistique », In : Les codes de la ville, culture, langues et formes d’expression urbaines (sous dir T. Bulot et C. Bierbach). Pp 15-33

-    DUMONT. M. 1998.  Les enseignes de Dakar, un essaie de la sociolinguistique africaine. Éditions L’Harmattan.

-    El Sakka. A.2013. « Supporters à distance. Les fans du Barça et du Real en Palestine » In Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen : Loisirs, cultures et politiques. Sous dir. L. Bonnefoy et M. Catusse. Éditions La découverte  

-    Gonzalez-Quijano.Y. 2013. « Du feuilleton télé à la Web-série. Les jeunes générations arabes changent de format» In Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen : Loisirs, cultures et politiques. Sous dir. L. Bonnefoy et M. Catusse. Éditions La découverte    

-    GUMPERZ J.J, 1982, Discourse strategies. Cambridge (Mass.), Cambridge university Press   

-    HANNERZ, Ulf. 1983. Explorer la ville, Paris, Éditions de Minuit,

-    HEDID S, 2007, Le français dans les transactions algériennes en milieu urbain : Analyse pragmatique des requêtes dans les agences de voyages à Constantine. Mémoire de Magister Sous la Direction de la Professeure Yasmina Cherrad. Université Constantine 1

-    HEDID S, 2010, « Le corpus urbain : un puzzle à reconstruire ». In Corpus entre donnée sociale et objet d’étude“. Actes du colloque : “Corpus entre donnée sociale et objet d’étude“. Algérie. Pp127-137.

-    HEDID S, 2011, « Un français pour les jeunes Algériens » In Diversité. "Ville-École- Intégration". N°164. “La mer au milieu“. Éditions CNDP. CRDP. Pp. (80-85). France.

-    HEDID S, 2013. “Lorsque les représentations sociolinguistiques redessinent la ville. La mise en mots de la mobilité socio-spatiale. Le cas de Constantine“. In Glottopol N° 21 – Lieux de ségrégation sociale et urbaine : tensions linguistiques et didactiques ? Numéro dirigé par Marie-Madeleine Bertucci. Sur le site : http://www.univrouen.fr/dyalang/glottopol

-    LEFEBVRE, H. 1968. Le Droit à la Ville, In «Société et urbanisme», Paris, Éditions Anthropos.

-    Le Pape. L.2013. « Histoire de voir le temps passer. Les hittistes algériens». In Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen : Loisirs, cultures et politiques. Sous dir. L. Bonnefoy et M. Catusse. Éditions La découverte   

-    MILROY L, 1980, Language and social networks, Londres. Blackwell

-    MORSLY D, 2008, « Linguistique et colonialisme, analyse et intuition à propos des langues en situations coloniales ». In Les boîtes Noires de L. J. Calvet. Éditions Écriture. Pp 169-177

-    STAHL J. 2008. Street Art. Éditions N. F. Ullmann

-    TALEB IBRAHIMI K, 1997, Les Algériens et leurs langues. Éléments pour une approche sociolinguistique de la société Algérienne. Éditions El Hikma.

-    TALEB IBRAHIMI K, 2002, « Entre Toponymie et langage, balade dans l’Alger plurilingue. Les enseignes des rues de notre ville ». In Insaniyats N° 17- 18. Pp 09-15

-    TRIVASSEN. R. 2012. Langage des jeunes. Plurilinguisme et urbanisation. Éditions L’Harmattan. Collection Espaces Discursifs. 


[1] Hedid. S. Étude des représentations des langues et des variétés dialectales chez les jeunes commerçants de la ville de Constantine. Thèse de Doctorat en cours. Codirigée par Y. Cherrad et M. M Bertucci. Université Constantine1

[2] La présence de ces éléments en français ne prouve pas que les filles maîtrisent le français, mais atteste d’un besoin de parler cette langue et de la maîtriser.