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Résumé

L’habitant d’une ville, lorsqu’il joue parfaitement le jeu de cette ville, est une parole que prononce cette ville. Toute ville en effet a du jeu et donne du jeu définissant son identité. Se mouvoir dans une « ville » comme Saint-Louis du Sénégal (Ndar guedj dans la langue locale) c’est en vivre et en exprimer le rythme si particulier. Étudier la forme de cette ville c’est en comprendre à la fois la grammaire et la forme de vie si particulière à laquelle cette ville-palimpseste donne lieu.

Mots-clés : discours, forme de vie, grammaire, jeu, lenteur, rythme, sémiotique, ville.

 

Abstract

The inhabitant of a city, when he plays perfectly the game of this city, is a word uttered by that city. Any city indeed has a game and gives the game that defines its identity. Moving in a "city" like St. Louis, Senegal (Ndarguedj in the local language) is living and expressing its so particular rhythm. To Study the shape of this city is to understand both the grammar and the particular form of life that this palimpsest-city engenders.

Keywords: discourse, form of life, grammar, slowness, rhythm, semiotic, city.

 

 

Introduction

À travers cet article, qu’on peut verser dans le cadre d’une sémiotique[1],  nous voulons montrer que l’habitant d’une ville est celui qui se soumet au rythme de cette ville, c'est-à-dire qui parvient, comme dans un jeu d’échecs à réussir des coups dans cet échiquier comprenant des zones de sens. Ces zones de sens sont des plans d’expression jouant, comme nous le verrons, sur des substances variées (toute la panoplie constituant la sémiosphère). Mieux cette ville peut être considérée comme l’élément d’une partie d’échecs plus grande comprenant les autres villes avec lesquelles Saint-Louis entre en concurrence. C’est dans ce cadre que la fierté saint-louisienne prend tout son sens. Le citoyen défend la marque saint-louisienne, l’exemplifie. Nous voudrons dire cette ville après avoir réglé quelques éléments de protocoles épistémologiques (en 1) en insistant d’abord sur son caractère (section 2), sur son discours politique (section 3) avant de magnifier son art de vivre dans l’ultime chapitre.

 

 

1. Prémisses épistémologiques

En se comportant en Saint-Louisien le citadin énonce de ce fait des énoncés (comportements, habillements, cuisines (le fameux thiébou Ndar), démarche, intonation, Grand Récits…) bref des performances qui sont fidèles à l’essence, à la grammaire d’une ville comme Saint-Louis, ancienne capitale du Sénégal sise à l’ouest de l’Afrique. C’est l’occasion évidemment d’interroger toute la réputation qu’on prête à cette ville classée patrimoine mondial par l’Unesco. Les traits quasi anthropologiques qu’on lui prête expliquent la forte affluence de touristes[2] et les nombreux témoignages, il est vrai intuitif, que les ethnologues et romanciers ont fait sur la grammaire de cette ville. Ce discours sur le discours de cette ville est très juste pour sa compréhension dans la mesure où la ville, se faisant, se théorise par la voix de ses utilisateurs. Nous voudrions ici montrer, dans une perspective évidemment sémiotique, que Saint-Louis est un espace d’écriture, ou pour parler comme les théoriciens de la littérature, un texte dans lequel se déploie un horizon de sens, une revendication de signifiance, bref des valeurs de civilisation que l’on appelle depuis Wittgenstein une forme de vie[3], ici saint-louisienne (ndar ndar).

De la même manière qu’on parle de raison graphique, de raison orale, de raison numérique, de la même manière on pourrait parler d’une raison urbanistique. Cette forme de vie dicte sa loi, comme nous le verrons, à l’énonciateur par une certaine pression diffuse qui permet de repérer les conduites (ou énonciations) déviantes. La ville est, dès lors, un espace d’énonciation dans lequel les habitants se conforment à une grammaire (définissant une culture) qui régule le vivre-dans-le-monde (l’existence), le vivre-ensemble et le vivre-avec-les-autres.

Cette grammaire qui régit jusqu’aux expressions corporelles[4] (légitimant un appel à la grammaire tensive[5]) permet d’expliciter cette caractéristique fondamentale de la forme de vie saint-louisienne exprimée en termes de lenteur, de nonchalance et de maîtrise d’une passion telle que la colère. Cette caractéristique qui lorsqu’elle est revendiquée dans le champ international et supportée par une politique urbaine (un marketing) devient une marque de la ville. Cette caractéristique est encore plus sensible pour un observateur[6] extérieur (dont le modèle est l’Ethnologue) qui peut mesurer l’écart entre le régime tensif du Saint-Louisien et le régime tensif d’un Parisien[7]. Il va sans dire que cette grammaire tensive sera liée à une philosophie religieuse de l’existence qui s’explique par l’histoire. Plus qu’un espace neutre, la ville, dont jusque même les constructions sont des produits de cette culture à laquelle nous avons donné la dimension d’une forme de vie, est un champ dans lequel des possibilités de faire-sens sont disponibles. Dans un tel champ qui est un véritable espace d’écriture, une page bien différente il est vrai des réseaux (mégapoles) new yorkais, il est possible de saisir une certaine visée que nous dirons herméneutique. En se déployant dans un tel territoire, en y produisant un certain nombre de paroles (énoncés, performances) le sujet y survit.

Cette culture est réaffirmée par chaque sujet énonciateur de naissance ou d’adoption (ayant accepté de jouer le jeu). En même temps ces habitants s’affirment en tant que sujets dans ces valeurs, grâce à ces valeurs. La ville comme ses habitants revendiquent dès lors un caractère spécifique.

 

 

2. Le caractère de Saint-Louis

Sans toujours comprendre les ressorts de cette opération de personnalisation, on prête intuitivement aux villes un caractère.  Dans les romans, qui fournissent les meilleures descriptions phénoménologiques et sémiotiques des villes, cette personnalisation est, quoique discrètement, devenue systématique puisque ces villes y sont, plus que des décors passifs, de véritables personnages.

Par leur présence diffuse elles agissent sur les hommes, les font agir. Les hommes sont en réalités des organes de ce corps gigantesque. Les Saint-louisiens actualisent Saint-Louis tout comme le locuteur wolof actualise la réalité virtuelle appelée le wolof. Il serait donc plus rigoureux de dire qu’une ville comme Saint-Louis est davantage une grammaire (ou, comme dirait Chomsky, une compétence) qu’un discours (une performance). Une telle démarche permettrait de suspendre la question de la vérité des valeurs saint-louisiennes que d’aucuns qualifient d’imaginaires[8]. À tout prendre, une culture est à la fois une identité et un système de valeurs régulant la perception et l’action et fonctionnant de ce fait comme une axiomatique.

Au fur et à mesure se forment dans une société comme des dimensions sémantiques transmises de génération en génération (dimensions que nous allons, au fur et à mesure, expliciter). Des légendes se tissent autour des villes. Plus la ville grandit, davantage sa légende s’enrichit dans une cohérence parfaite. Ces légendes fondent le génie de ce lieu, une formidable grammaire ayant la puissance d’une forme de vie.

Toutes les générations continuant le Grand Récit de cette ville laissent les traces de leur passage sur un décor très sélectif. Peu, au total, des acteurs de cette aventure, voient leurs noms officiellement retenus dans l’histoire d’une ville. Peu, eu égard à tout ce qu’une ville connaît de passagers (de personnages), deviennent des monuments qui, parce qu’ayant fait honneur à cette ville, ou même l’ayant marqué dramatiquement, représentent cette ville : constituent, en quelque sorte, pour parler comme Julien Gracq, les emblèmes. Saint-Louis fait partie de ces villes qui comptent peu de héros mais beaucoup de génies de lieux. Cette caractéristique n’empêche pas qu’elle est une ville fondamentalement révolutionnaire.

 

 

3. Le discours politique de Saint-Louis

Lorsque l’Historien jette un regard sur une ville aussi historique que Saint-Louis, pour dire qu’elle en a vu passer, il est surtout frappé par cet amalgame si étrange de vestiges qui survivent aux décors qui ont été conçus au prix de sang et de larmes. Cette ville est d’une hétérogénéité énonciative étourdissante. Tel un palimpseste les traces de plusieurs époques s’y manifestent. Telle rue, tel pont, telle bâtisse, telle maison… témoignent de l’intolérable légèreté de l’être. Les villes disent d’abord cela : à la fois l’insupportable vanité de l’homme et l’admirable volonté des hommes fidèles à une idée, idée qui s’appelle ici ville et ville qui fonctionne comme un testament écrit sur un palimpseste, par une multiplicité d’auteurs dont il ne reste que d’éphémères et précaires traces.

Cette idée qui prend corps, ou pour rester dans notre sujet, cette idée qui prend forme urbaine la Ville la raconte aux vivants en choisissant des figures, des modèles qui la représentent, qui constituent le prototype de son caractère. Ces histoires constituent les récits urbains, ou récits de fondation de lieux. Cette légende préserve le Génie d’un lieu. C’est ce qui fait que la Ville est fondamentalement peuplée de survivants, hantée par les fantômes des ancêtres. C’est cette fameuse attraction, dont parle Julien Gracq, qui relie la Ville à toutes les strates de son passé.

Une ville telle que Saint-Louis, la jeunesse fougueuse n’en perçoit que le présent si ce n’est la poussée vers le futur, est un collage de plusieurs époques. Vous y trouverez les vieilles bâtisses coloniales comme la Poste que les ancêtres, s’ils revenaient à la vie reconnaîtraient très facilement. Si vous prolongez votre chemin et si vous connaissez l’histoire de l’architecture vous tomberez sur un oxymore. Il s’agit de la grande mosquée dont le substrat est une église.

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Illustration 1 : la grande mosquée

 

 

Cette mosquée fut une église. Cette mosquée a été arrachée aux colons. Cette évidence, ce fait simple sous la forme d’un lieu de culte, est une conquête, un titre de gloire. Et pour le colon et pour le colonisé. Celui-ci y montre son courage, celui-là son esprit de grandeur. On pourrait ainsi, écoutant les rumeurs de la ville, aujourd’hui si calme, y écouter des fantômes continuant de s’y battre. Certes les quartiers de l’Île (Lodo (nord) et Sindone (Sud)) ne sont plus aussi grouillants de monde et d’activités comme ils le furent vers les années soixante avant que Saint-Louis ne cesse d’être d’abord la capitale de l’A.O.F. et du Sénégal. A défaut de ce vacarme, s’élève une rumeur semblable à celle de la mer qui en constitue le contrepoint. Cette rumeur d’une autre nature, y est sensible voire palpable. L’architecture hétéroclite d’une ville qui jusqu’à maintenant résiste à la modernisation interpelle le Visiteur.

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Illustration 2 : Saint-Louis, une architecture archaïsante

 

 

Saint-Louis semble en effet frappé du sceau de l’hysteresis. S’il n’y a pas comme dans New York un labyrinthe de rues, il s’y déploie une multiplicité impressionnante de plis temporels. Ce qui, on le verra, ne manque pas de rejaillir sur les mœurs de ses habitants.

Cette vieille capitale qui fut bruyante à l’instar de toutes les capitales, reste aujourd’hui bavarde sous la forme subtile du murmure. Une ville, en réalité, est, en soi, monumentale : elle est un énoncé légendaire. Ainsi, pendant longtemps, la Gare ferroviaire qui a constitué le cœur de Saint-Louis, lieu d’échanges intenses avec l’extérieur, se meurt aujourd’hui. On ne prête guère attention à ces vieilles bâtisses qui sont devenues pour l’autochtone inattentif, comme une catachrèse. En effet, paradoxalement, l’Indigène habite sa ville en automate. En général le Sénégalais ne lit pas ses rues ; on ne lui enseigne pas à lire sa ville, à la respecter, à la parcourir en pèlerin. Le Citoyen sénégalais n’est pas sensibilisé à cette épaisseur historique. Il faut percevoir le mouvement d’expansion de cette ville pour en comprendre le sens de conquête.

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Illustration 3 La route de Sor et la gare primitive vers1902

 

 

La gare a résonné comme une insulte pour le colonisé et un titre de gloire pour le colonisateur. Le symbole de sa force et de sa bonté. Lorsqu’à un certain moment il a été mis fin à ce train dont les hurlements réguliers rythmaient la vie des Saint-Louisiens, le Politique ne répondait certainement pas, par-delà, les années, à Faidherbe. Il ne pensait certainement pas à Lat Dior Ngoné Latyr Diop refusant jusqu’à la mort son implantation. Nous entrons dans le domaine fascinant des symboles urbains grâce auxquels les villes deviennent des actes politiques.

Par sa pérennité et sa fidélité à son histoire, la Ville proclame son affirmation de la durée et sa résistance au temps. Lorsqu’on considère tous ceux qui ont bâti pierre par pierre une ville, ceux qui ont connu leur heure de gloire et dont ne subsistent que quelques infimes traces, on prend la mesure du sens de ces agglomérations. Elles nous rappellent, si nous voulons bien prendre la pleine mesure de leur gravité exceptionnelle, qu’éphémères sont les hommes. Même les cimetières, au terme seulement de quelques générations, sont plongés dans l’oubli. Au terrain Wembley la jeunesse joue sur les ossements des morts. Les défenseurs des tombeaux, ceux qui entretenaient les tombes, sont depuis longtemps morts. Les enfants qui ont renoncé à maîtriser cette interminable généalogie s’occuperont de leurs fraîchement-morts. On comprend de quelle manière les villes se conçoivent : grâce à l’oubli. Mais les pères viennent, selon une manière à dire, hanter les lieux. Comme quoi les morts ne sont pas morts… Ainsi, dans le mystère de la mémoire collective si exacte : elle trie très exactement.

On pense à la tour de Babel. On pense à New York de Léopold Sédar Senghor avec « Les gratte-ciel qui défient les cyclones sur leurs muscles d'acier et leur peau patinée de pierres ». On pense à toutes ces œuvres à travers lesquelles une Nation exprime sa grandeur. Les villes, tout espaces qu’ils soient, sont des êtres temporels et politiques. En effet une ville est d’abord, dans la dimension dite géopolitique, à une échelle compétitive, un territoire. Une ville est délimitée par une frontière matérielle, empirique, mais ce matériau est travaillé par un ordre formel qui en fait le moyen de l’affirmation souveraine d’une identité dans le temps. Elle est constance et fidélité à des valeurs dans la durée. Ces valeurs d’urbanité définissent les lois de l’hospitalité et le caractère de cette cité.

 

 

4. Saint-Louis : un art de vivre

Une ville comme Saint-Louis, est célèbre pour son urbanité qui est élevée au rang d’art de vivre, ou, en termes sémiotiques, de forme de vie[9].

Un écrivain saint-louisien, comme tout écrivain de ville, est celui qui a su saisir et exprimer l’âme de cette ville, la forme de cette ville. Pour décrire une ville, il ne suffit pas d’être né dans une ville, mais de co-naître à cette ville. Cette compréhension est aisée pour les phénoménologues aptes à saisir d’emblée l’âme d’une ville. Pour être une cité il faut impérativement avoir vécu dans cette cité, être imprégné positivement de son atmosphère, en comprendre le pouls, l’âme, à savoir cet équilibre insaisissable au premier regard.

Ecrire une ville comme Saint-Louis, ou en wolof Ndar Guedj, c’est très exactement la prendre comme personnage principal. Tous les autres personnages ne sont que prétextes pour se livrer à la psychologie de cette ville.

Par personnages nous entendrons :

  • Les fameux Citadins qui subissent impavides la loi des villes et parfois tentent de se révolter ;
  •  À l’occasion les campagnards qui s’y perdent où y cheminent avec un regard ethnographique ;
  • Les objets techniques comme métros, trains, car-rapides ;
  • Les avenues, boulevards, rues et ruelles.

Chaque habitant d’une ville en porte l’empreinte indélébile : le Saint-Louisien est Saint-Louis. Du reste le Saint-Louisien exilé dans cette ville qui, au plan caractérologique est aux antipodes de Ndar Guedj, nous voulons parler de Dakar, est facilement reconnaissable à sa démarche, à son air, à ce je ne-sais-quoi auquel on reconnaît la marque d’une ville.

En effet chaque ville a sa personnalité. Notamment cette ville traditionnelle qu’est Saint-Louis et qu’une espèce de ceinture aquatique et les avatars de l’histoire (il aurait pu être le Dakar d’aujourd’hui) empêchent, du moins pour le moment, d’atteindre les dimensions gigantesques d’une mégapole. Habiter Saint-Louis c’est s’y adonner à un art de vivre, ou pour parler comme Jean-Luc Nancy, un art de la ville[10] bien singulier.

Ndar Guedj (en wolof la ville marine) est une ville très féminine. Ce n’est pas que ce soit une Amazonie imaginaire dans laquelle ne vivraient que des femmes. C’est peut-être à cause de sa mer si féminine par à rapport à celle si masculine de Dakar (voir Tounka de Abdoulaye Sadji) qu’on dit que Saint-Louis est une ville féminine. Peut-être à cause des alizés qui viennent la fouetter ? On ne sait jamais en réalité pour quelles exactes raisons une ville se découvre un caractère, se retrouve avec une réputation. On ne sait jamais comment une ville devient une ville et se fabrique une histoire. En effet les légendes fourmillent à propos de Saint-Louis, légendes qui par l’exagération épique et l’exagération mythique sont seule à même de restituer la vérité propre de la cité.

Du reste le péripatéticien, grâce à la marche, peut saisir le rythme de cette ville. D’emblée il est frappé par la nonchalance de Saint-Louis. Et de fait ses habitants sont d’une nonchalance légendaire. C’est comme s’ils n’étaient pas pressés par le temps.

Cette paresse est telle que même les hommes sont dits presque efféminés. Il est vrai que dans d’autres lieux il serait inconcevable qu’on se permette de traîner autant en chemin. Cette nonchalance, qui constitue comme le tempo de cette ville, vous est imposée. Il suffit d’ailleurs que vous fassiez une entorse à cette règle élémentaire pour qu’On vous regarde avec l’air sévère d’un Malherbe qui rencontrerait un solécisme. Casser le rythme c’est comme casser une harmonie, c’est déranger des règles de conduite qui sont d’abord incorporées avant de faire l’objet d’un méta-discours.

La culture c’est beaucoup de choses : c’est notamment un art de se mettre en mouvement. Se mouvoir, comme dirait les phénoménologues, c’est, d’abord et surtout, se déployer dans un(e) tempo(ralité)spécifique. Contrairement à l’Occidental frénétique, le Saint-Louisien déambulant est un être inchoatif insensible à l’objectif : c’est à croire qu’il a médité René Char qui nous enjoignait à ne pas nous attarder à l’ornière des résultats. L’art de marcher est l’effet d’un art de la ville (J Marion) qui lui-même est l’effet d’un art de vivre. La forme d’une ville est une forme de vie. Un corps qui marche lentement est un corps pour qui il n’y a pas de quoi se précipiter puisque, de toute façon, les choses suivent leurs cours et, comme la tortue qui pourrait être l’emblème (on aurait dit le totem) de cette ville, atteindra sa cible en temps déterminé. La manière dont on marche est une manière de vivre qui elle-même est une philosophie en mouvement. Le marcheur pressé (comme le Parisien de Dadié) ou patient (comme notre Saint-Louisien) expérimente sa forme de vie. Marcher exprime notre rapport à la mort.

Que Saint-Louis soit une ville philosophique (stoïcienne ou épicurienne) ne saurait surprendre puisque nous avons là une cité profondément religieuse. Non seulement les bâtiments religieux y pullulent mais le temps est régulièrement ponctué par les appels du muezzin si ce ne sont les chocs des clochers. Cette information est de taille car nous avons en Saint-Louis une ville complexe qui peut tromper l’observation hâtive. Le visiteur peut croire que les habitants si aimables, à la limite faible, lymphatique, est très vite détrompé. Ici autant sinon plus qu’ailleurs les apparences sont trompeuses. Il faut, il est vrai, pour comprendre une ville lorsqu’on y est un hôte, déchiffrer les langages de l’hospitalité et des affects. Cela est d’autant plus vrai pour cette terre à la légendaire téranga.

Certes le touriste blanc, appelé de manière ambiguë toubab[11], est embêté par les talibés qui sont les signes tangibles d’une ville atteinte d’hysteresis, mais Saint-Louis reste une ville hospitalière. A l’hôte est dû tous les égards. Le sourire l’y accueille. La patience l’y accompagne à chaque coin de rue. La gentillesse et la générosité le nourrissent. C’est tout cet art d’accueil que l’on appelle téranga. Mais justement cette téranga qui ne dépasse pas les trois jours réglementaires est un piège qui peut l’empêcher de comprendre le caractère de cette ville dite féminine. Si la ville est qualifiée métaphoriquement, pour faire vite, de féminine cela ne veut nullement dire que les habitants soient féminins. Loin s’en faut. À moins que l’on comprenne par féminité un certain art, une certaine forme de vie : faite ici d’un mélange explosif de discrétion pudique qui n’exclut pas un érotisme discret. Ces manières de vivre, cet art du secret font la légende de Ndar Guedj, ville dite d’élégance et de bon goût[12]. Certes la géographie, comme nous l’enseigne la géocritique et la géopoétique, y joue un grand rôle. Mais toutes les villes conçues comme Saint-Louis n’ont pas le caractère de Saint-Louis. Redonnant au mot caractère toutes ses résonances prospectives, nous dirons que l’histoire y joue un rôle essentiel. Du reste l’histoire de cette ville est vertigineuse. Terre de repos, elle a connu bien des civilisations : l’arabe, très prégnante, la française très sensible ont vu leurs alluvions se déposer sur le sol africain. Embouchure de plusieurs cours d’eau cette forme de vie ne peut être qu’énigmatique. C’est en vain d’ailleurs qu’on tenterait de décrypter ce sang métis.

Avant de savoir à quoi s’en tenir, le Visiteur entre dans une ville ayant une réputation légendaire. Nous empruntons volontiers, pour cheminer dans les méandres sémiotiques de cette ville, le regard du Visiteur entrant dans une ville tel un Rastignac à l’abordage d’une ville à conquérir. Les erreurs qu’il commet dans l’appréciation de cette ville font partie intégrante de cette ville. Un être est ce qu’il paraît et ce qu’il est (si ce mot a encore un sens)

Notre Visiteur entre dans une ville qu’on lui dit chaude. Les femmes, ses totems, font la réputation de cette ville. On lui a certainement parlé des Dryankés : ces grandes dames à la démarche lente que le touriste voit, à sa grande surprise, si rarement dans des rues où pullulent des filles si minces et si occidentales. Si elles ne pullulent pas, ces dryankés sont cependant bien présentes. Il suffit de les chercher dans les lieux qu’elles fréquentent : marchés, cérémonies…  La discrétion est ici la règle essentielle de la convenance et l’érotisme de rigueur. Comme dans toutes les villes les zones mal famées existent mais sous la forme de la dispersion.

Son regard cherche les fameuses gourmettes. Si celles-là ont véritablement disparu en tant que corps, elles ont laissé leurs traces indélébiles : il suffit de savoir les déchiffrer. Notamment sous une forme réactualisée dans l’art de s’habiller des jeunes filles. Si notre visiteur est un ethnologue impatient (défaut qu’il ne faut surtout pas avoir lorsqu’on se propose de percer les secrets d’une ville justement féminine), il s’en ira plein de morgue. Il dira partout son désarroi d’avoir été trahi par des légendes. Il vous dira que c’est une ville fade, ennuyeuse et de surcroît parcouru régulièrement par l’insupportable vent d’harmattan. À quoi s’ajoutent des rues vieilles, une urbanisation défectueuse, des rues sales, une population fausse et hypocrite. On croirait entendre Camus.

Le problème de l’écriture ethnographique c’est qu’elle refuse, pour parler comme Maurice Merleau-Ponty, de percevoir une ville. Ignorant les plus élémentaires leçons de Ferdinand de Saussure, il réduit la forme d’une vi(ll)e aux êtres et aux objets qui la composent. Qui n’apprendrait que des mots sans se laisser pénétrer par la grammaire qui les fait vivre n’entrerait jamais dans la vie de la langue que parlent les habitants d’un lieu (qu’il soit campagnard ou citadin). L’ethnologue ne se livre qu’à une espèce d’urbanisme primitif.

Comprendre une ville c’est entendre sa rumeur, écouter ses murmures, déchiffrer les paroles qu’elle nous permet d’énoncer. Si l’ethnologue est un fort mauvais guide, parce que mu par des intérêts touristiques qui lui font rechercher, comme le mauvais journaliste, le spectaculaire, notre vrai visiteur est un excellent guide.

Malgré les premières déceptions notre phénoménologue de Christoph Colomb continue sa pérégrination. A force de patience, cette vertu cardinale pour qui veut s’adonner à l’incertaine tâche d’interprétation, on subit la mutation des enfants du laboureur. Il trouve le trésor là où on ne lui avait pas indiqué. Petit à petit il est initié à la grammaire de cette ville. A l’issue de ce parcours initiatique on comprend bien ce qu’est la légende urbaine. Ce que le mythe dit fermement, ou pour le dire autrement, ce que le récit énonce spectaculairement est présent mais de manière plus diffuse. Ce qui est dilué dans la durée seule la patience et l’immersion subjective peut le percevoir. Pour dire une ville il faut la vivre c’est-à-dire l’être. On est alors citoyen pour sa capacité à avoir su l’habiter. Un album-photos, quelle que soit son ampleur et le talent de son auteur, ne vous décrira une ville : il faut au moins une parole qui parle la grammaire de cette ville, fidèle à cette grammaire. Bref une légende pour que cette ville soit racontée. Son code de conduite déchiffré.

Une ville vit à travers ses habitants. Qu’une ville soit colonisée par des barbares et vous la verrez du jour au lendemain défigurée. Il a fallu bien des générations pour qu’à la suite d’une longue évolution créatrice une ville comme Ndar Guedj naisse des flancs des eaux et se voit attribuer le fameux nom de Saint-Louis centre du bon goût et de l’élégance. Il a fallu une longue durée qu’aucune historiographie ne saurait raconter pour que soit transmis et créé au fil des générations l’art de vivre spécifiquement saint-louisien.

Imprégnée de notre ville l’ex-visiteur élu citoyen racontera la même légende avec la même ferveur. Singulièrement lorsque pour quelque raison il se sera éloigné de son terroir. Le voyage, comme on le sait, est agrandissement de notre horizon et par la même occasion, eu égard au lieu qu’on quitte, distanciation. Or l’arrachement à nos liens affectifs nous rend nostalgique. Grâce à cette merveilleuse passion, une âme comme l’âme senghorienne voit ce dans quoi il était immergé, parce qu’y étant trop attaché, se réduire à ses propriétés essentielles. Alors la ville de Saint-Louis nous apparaît telle qu’en elle-même. Se forme alors une parole de grâce, une parole de célébration comme en surent proférer des poètes tel Ronsard, Saint John Perse. Cette parole, comme toute parole, tisse des légendes, les célèbres légendes de ville. Les villes ne peuvent donc qu’exister de manière légendaire dans les écrits urbains.

Mais dans la ville réelle on est imprégné par l’insaisissable féminité de cette ville. On peut presque partout toucher la sensualité à travers le vêtir, le sentir, le déambuler. Certes, comme dans toutes les villes, même celles dites religieuses, il y a des maisons closes, des lieux de dépravations. Certes. Saint-louis reste fondamentalement pudique. Cela en raison de la présence d’un Dieu qu’on croise partout dans une ville où pullulent des mosquées parfois conquises de haute lutte. D’ailleurs la rumeur sonore de cette ville est un mélange d’appels à la prière, de wazifa, de musique et pour les insulaires de ce grondement infini de l’Océan qui en est comme la basse.

Voilà une ville qu’on dit la porte du paradis. Voilà des citadins qui vivent dans la croyance que Dieu les regarde.

 

 

Conclusion

Une ville ne saurait donc se réduire aux rues inscrites dans un territoire physique. La ville « engorgé de codes […] dont l’usager […] doit s’assimiler pour pouvoir y vivre »[13] est donc une grammaire jouant de la configuration spatiale et réglant les attitudes des habitants de cet écoumène élevé au rang d’espace de jeu. Une ville ne saurait être ramenée au système des rues, aux maisons. Sans les hommes qui l’habitent et qui y sont comme des pions dans l’immense échiquier on ne saurait parler de ville. Sans cet échiquier également (qui est un champ de positions) on ne saurait parler de ville. Et cela quoique le citadin porte toujours l’empreinte de la cité dont il s’est nourri. La ville finit par émerger de l’interaction des acteurs qui le conçoivent à travers le temps (c’est la mémoire de cette ville) et ne cessent de la réinventer. En se mouvant dans les macro-signes qui la constituent les acteurs, dans la mesure où ils en respectent les règles du jeu, sont les paroles de cette ville. Ils produisent du sens, vivent du sens que l’on peut mesurer en termes de bénéfices symboliques ou en termes de joie. Toute performance réussie provoque en guise de récompense un épanouissement de l’être. Le bonheur de vivre dans une ville comme Saint-Louis est telle que les visiteurs récalcitrants finissent par s’y enliser dès qu’ils sont pris à son jeu. En s’éloignant de ce milieu où il baignait comme un poisson dans l’eau, il éprouve la nostalgie d’une vie si heureuse.

 

 

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URBAIN, Jean-Didier. Secrets de voyages : menteurs, imposteurs et autres voyageurs impossibles, éditions Payot, 2003.


* Université Gaston Berger de Saint-Louis

[1] Dans l’incipit de la Peste, Albert Camus décrit admirablement, d’un point de vue métaphysique, c'est-à-dire la vie citadine considérée de haut, les mœurs d’une ville moderne, dans le cas d’espèce, Oran. Pour notre part nous aimerions prendre la mesure de la signifiance qui se déploie dans le parcours d’un Saint-louisien et le jeu que donne à voir cette ville.

[2] Il serait intéressant d’étudier le type de tourisme auquel donne lieu la ville de Saint-Louis. Que viennent-ils chercher à Saint-Louis ? Comment le vivent-ils ? C’est dans ce sens qu’on peut lire avec un intérêt certain Jean-Didier Urbain : « Pour l’heure, cette réflexion en cours s’inscrit dans le prolongement d’une précédente recherche qui avait conduit, dans la perspective d’une étude sur les pratiques touristiques, à redéfinir lelieucomme unespace dramatisé, c’est-à-dire spécifié, inséré et isolé des autres par sadensitéfictionnelle ou historique. Doté d’une épaisseur ou d’un substrat narratifs distinguant et singularisant cet espace comme « place », « endroit » ou « scène » du fait de l’ajout à sa forme ou son modèle (reconnu par ailleurs) d’une intrigue unique, un supplément local à même de fonder son attractivité ponctuelle au-delà de sa seule vision (comme paysage ou panorama). Si bien que fut proposé à cette occasion de distinguer untourisme d’espacesd’untourisme de lieux. Le premier, héritier dusightseeing, use d’un mode d’observation global privilégiant le regard distant du panorama et des voies principales, tandis que le second use d’une vision rapprochée et des voies secondaires privilégiant la quête intime des traces des histoires du…lieu. À quoi peut s’ajouter un troisième tourisme : letourisme des étendues, porté par un désir de vide ou d’éloignement – appel du désert, songe de piéton lunaire ou rêverie cénobite en un espace « originel » ou pré-sociétal. Ce désir répond en effet à un courant fort de sensibilité au monde des voyages d’agrément »,  Jean-Didier Urbain, L’envie du monde, Paris, Bréal, 2011, p. 187 et suiv

[3] « Une œuvre de Spranger porte le titre de Formes de vie (Lebensformen), mais il s’agit de types de caractères individuels. Le terme de Wittgenstein, au contraire, met l’accent sur l’entrelacement de la culture, des conceptions du monde et du langage. » Hans-Johann GLOCK. Dictionnaire Wittgenstein. Paris : Galliamard, 1996, p.250.

[4] FONTANILLE. Soma et sema. Paris : Maisonneuve et Larose, 2004.

[5] Jacques FONTANILLE et Claude. ZILBERBERG. Tension et signification. Liège : P. Mardaga. 1998

[6] Jacques FONTANILLE. Sémiotique du discours. Limoges : Presses de l’Université de Limoges, 2003

[7] Voir Bernard Dadié. Un nègre à Paris. Paris : Présence Africaine, 1959

[8] Voir alpha Amadou SY. L’imaginaire saint-louisien, (domou n’dar), à l’épreuve du Temps. Thiès : Éditions Fama : Décembre 2009.

[9] « Selon l'abbé Gédoyn, l'urbanité, ce mot tout romain, qui dans l'origine ne signifiait que la douceur et la pureté du langage de la ville par excellence (Urbs) (…) ce mot-là en vint à exprimer bientôt un caractère de politesse qui n'était pas seulement dans le parler et dans l'accent, mais dans l'esprit, dans la manière et dans tout l'air des personnes. »  Sainte-Beuve. Causeries du lundi. 28 oct. 1850.

[10] Corps de/dans la ville / Jean-Luc Nancy, in colloque internationalL'Art de la Ville / The Art of the Cityorganisé par l'équipeCultures Anglo-Saxonnes (CAS) de l'Université de Toulouse 2-Le Mirail, 6 -8 novembre 2008.Dans un style à la fois érudit et ludique, prenant au pied de la lettre le thème "l'Art de la ville" et refusant l'idée de ville limitée à ses fonctions, le philosophe Jean-Luc Nancy présente une vision de la ville en tant que créatrice d'elle-même, de sa propre œuvre, tout entièrement faite de son propre mouvement. D'un mouvement de prolifération indéfinie, de dispersion permanente, d'éloignement et de rapprochement mais aussi constitutive, tout autant que constituée, de la circulation et du mouvement des passants -"acteurs et spectateurs à la fois"- de la rencontre, "du rendez-vous qui est peut-être l'œuvre majeure de la ville". Pour Jean-Luc Nancy, "il y a un art de la ville. C'est un art du corps en mouvement, du sens prochain toujours renvoyé au lointain, un art d'une certaine insignifiance faisant réseau de signes -des signes qui ne sont pas des signes signifiants, pas tout à fait signifiants- un art du croisement, du frôlement, des pas, des passages, des directions et des errances". In http://www.canal-u.tv/video/universite_toulouse_ii_le_mirail/corps_de_dans_la_ville_jean_luc_nancy.4167

[11] Voir Christine DELPHY. Classer et dominer. Paris : La Fabrique.

[12] Voir Ousmane Socé Diop. Karim. Roman SénégalaisParis Nouvelles : Éditions latines, 1935, 1948, 1957. Réédité en 2000

[13] De CERTEAU, M., GIARD, L., MAYOL, P. L’invention du quotidien 2 : habiter, cuisiner. Paris : Gallimard, 1994.p. 20.