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INTRODUCTION

L’espace de la ville dessine une mosaïque d’entités dont la rencontre impose des dialogues de toute sorte entre le religieux, le profane ou encore entre les sociétés et toutes les formes d’approche du réel. La communication, se transmute en un moyen aux aspects multiples, mais aussi devient un langage. Le terme langage ne désigne pas, ici, la convention des signes propres à un groupe ; mais identifie des registres de production d’un discours de rupture. Ce discours n’est pas oral, il n’est pas une parole transcrite, mais une forêt de signes adaptés à l’espace urbain.

C’est un discours silencieux et pluriel exploité dans des domaines comme la peinture, la musique, l’expression corporelle, les tags, la danse, la photographie. Lorsque le religieux s’approprie un tel instrument, il y a la rencontre entre le sacré et le discours, ou plutôt un nouveau type de discours qui intègre l’univers du religieux. Au Sénégal, l’expansion de la confrérie mouride est un résultat d’une stratégie de communication qui allie à la fois, narration, panégyrique, ode, poésie, symbolisme et épopée.

Des instruments de l’art, outil dans la sphère religieuse deviendront des registres de production d’un discours cohérent et spécifique. Le choix de la confrérie mouride comme exemple dans notre étude sur les renouveaux du discours religieux dans les milieux urbains, tient au fait que cette forme de l’Islam soufi sunnite semble aujourd’hui, se déterritorialiser. Elle a réussi, par le verbe, à construire un style de communication qui considère la ville de Touba comme un centre ou un foyer religieux et le monde entier comme une somme de périphéries qu’il faut emplir par des moyens adaptés à la modernité.

L’objet de ce travail cherche à montrer les formes du discours narratologique au-delà des images appartenant au registre d’expression de la confrérie mouride. Cela pourra, montrer un nouveau rapport que le religieux entretient avec les canaux de communication modernes adaptés aux espaces de la ville. Il est posé comme principe de réflexion que le discours religieux mouride, n’est plus seulement oral, mais dans les villes, il s’adapte à un environnement où l’image est en elle-même un récit qu’il s’agit de comprendre, d’analyser, et de placer dans un contexte particulier. La comparaison et l’analyse des formes du discours religieux identifient les constituants des représentations modernes de la confrérie. Aussi, verrons-nous, avec Genette[1], comment, l’exploitation de l’image traduit, pour les « mouride » un discours narratologique spécifique à l’espace urbain.

L’analyse des divers supports de représentation modernes et de leurs enjeux identifiera en même temps un corpus d’images singulières de la confrérie. La lecture de cette « imagologue », avec Genette, montrera comment, au-delà des supports modernes et adaptés, il y a le substrat d’une histoire, traduite en récit qui se réalise autour d’un discours multiforme. L’image n’est pas ici une représentée figée mais porte en elle toute sa charge historique. Une réalité que le locuteur où le créateur réussit à exprimer dans la forme et la signification du support utilisé. L’accent sera mis, par l’analyse des cercles concentriques, sur les supports modernes dans les milieux urbains, l’image comme la construction d’un récit, le rapport entre la représentation et la sublimation et enfin le lien entre le récit neutre et une sorte de « métarécit », intérieur.

 

 

IMAGES ET STRATEGIES DE COMMUNICATION : DES SUPPORTS MODERNES…

De l’histoire à la fiction …

Le mouridisme désigne une confrérie soufie sunnite fondée par Cheikh Ahmadou Bamba[2],  un érudit  sénégalais du 19ème siècle, issu d’une famille musulmane. Son père, Momar Anta Saly était un éminent jurisconsulte qui enseignait le Coran et les sciences religieuses à Mbacké, une localité située au royaume du Baol. Sa mère Mariama Bousso, du fait de sa piété, ses vertus, eut le privilège de répondre au nom de « jâratu-l-lâh », (voisine de Dieu) auprès des siens. De son vrai nom, Muhammad Ben Mohamad Ben Habîbalah, le cheikh a construit une perception de la foi islamique dont l’essence est la revivification de l’Islam dans un espace ouest africain fortement empreint d’un féodalisme animiste. A la différence, de la plupart des cultes soufis, la voie qu’il préconise est une forme de l’Islam, centrée sur le travail, la dévotion, et la pureté. 

En récusant les attaches se référant à son guide, comme le « Bambisme », le « Khadimisme », ou encore le « Mbackisme », le choix du terme nominatif « Mouriddiyya » participe à l’élaboration d’un discours qui est une invitation à l’aspirant. C’est un ensemble de pratiques cultuelles et des règles de vie basées sur l’adoration et l’imitation du Prophète Mohamed (PSL). Le rayonnement de la confrérie l’identifie comme une spécificité de la pratique islamique au Sénégal. La confrérie, par le discours, centralise une fiction autour du guide, qui incarne à la fois, l’homme comme objet d’un récit, mais lui confère une dimension narrative que nous analyserons. Il faut comprendre ici que l’histoire du guide même si elle par de la réalité historique devient une fiction dès l’invention de support pour l’exprimer. Cela veut dire qu’elle déroule tout un récit aux expressions plurielles.

Certes, l’histoire de l’homme est le socle qui structure toutes les narrations au sujet du cheikh, mais sa prise en charge dans les différents registres d’expression identifie une volonté de « fictiviser » la trajectoire de l’homme, selon les situations d’énonciation, le projet qui le sous-tend, mais aussi, selon la distance. Selon Genette, « Le récit ne “ représente ” pas une histoire (réelle ou fictive), il la raconte, c’est-à-dire qu’il la signifie par le moyen du langage […]. Il n’y a pas de place pour l’imitation dans le récit […]. »[3] Il est clair donc que dans la démarche, il faut partir du principe de la multiplicité des registres et des supports du discours, pour déconstruire, dans l’analyse, le lien atavique entre l’histoire et la narration écrite. Aussi s’agira-t-il de voir, comment, à travers des supports pluriels et modernes, la confrérie mouride concrétise un récit narratologique centré autour du guide, mais qui va au-delà, d’une simple histoire réelle. La démarche mobilise toutes les ressources du « marché de la communication », selon l’expression bourdieusienne.

Le style est moins important, il s’agit de réussir à établir une communication par la déconstruction du lien traditionnel entre signifiants et signifiés comme le suggère Bourdieu : 

Ce qui circule sur le marché linguistique, ce n’est pas « la langue », mais des discours stylistiquement caractérisés, à la fois du côté de la production, dans la mesure où chaque locuteur se fait un idiolecte avec la langue commune et du côté de la réception, dans la mesure où chaque récepteur contribue à produire le message qu’il perçoit… [4]

 

 

Images et/ou discours….

En appliquant ces théories citées plus haut à l’exploitation des images comme support d’un discours narratif, nous voyons que le rayonnement de la confrérie est le résultat d’une stratégie de communication qui considère, dans une démarche marxiste, la fiction du cheikh comme un centre et les supports comme des périphéries expressives. Il ne s’agit pas d’appréhender l’histoire du guide comme une trajectoire historique. La perspective met l’accent sur l’appropriation par un discours narratif, mais aussi le lien entre cette «  diegesis »[5] et les divers locuteurs.

Dans les espaces urbains, il y’ a dans le langage mouride, deux catégories d’images partageant un même récit. Il s’agit d’une catégorie d’expression, qui n’est pas forcément écrite, mais relève d’une situation de communication dans laquelle, le locuteur diversifie les formes de représentation de la pensée. La démarche n’est pas une évocation d’un produit discursif, mais réinvente la trajectoire de la figure symbolique du guide Mouride, par deux catégories : une forme fixe et une forme mobile. Le terme mobile réfère à des typologies de productions « filmique », « sonore », « orale », etc. Dans ce groupe, il y a les documentaires, les reportages filmiques, les bandes sonores, des émissions télévisées ou encore des émissions audiovisuelles. L’autre groupe porte sur des supports fixes comme les effigies, les photographies sur les espaces urbains, les images des guides mourides sur des « Ndjel »[6], etc.

Du point de vue de l’élaboration du discours, on peut considérer qu’au-delà de la pluralité des supports, le récit est le même. L’histoire du guide est comme un centre qui fait émerger une suite de discours centrifuges. La fiction du père fondateur est un foyer à partir duquel se construisent les différentes représentations des illustres figures de la confrérie. Il s’agit donc d’envisager les récits qui émanent de ces formes de représentations modernes dans leur dimension narrative comme le souligne Genette dans son approche sur le  nouveau discours du récit : «  Tout récit introduit dans son histoire une mise en intrigue  qui est déjà une mise en fiction et / ou en diction »[7].

 L’analyse de Genette suppose l’invention d’une forme nouvelle de communication qui transcende l’oralité ou l’écrit ; mais réussit à déconstruire la traditionnelle relation saussurienne entre le signifiant et le signifié. Le locuteur est un être en constante situation de communication. Les divers registres de communication exploitent la même « diegesis » pour initier un nouveau type de récit bâti sur la manipulation de la structure : auteur = narrateur = personnage.

La particularité de ce discours c’est que le personnage est le même. Toutes les histoires sont centrées autour de la figure de Bamba. Cependant, les locuteurs sont multiples et souvent anonymes. La vie du guide est comme un « lieu commun » qu’il faut s’approprier à loisir, par l’invention d’un lien particulier avec le récit construit. L’intrigue est centrée autour des différentes péripéties du Cheikh dans sa rencontre avec le pouvoir colonialiste. Les repères sont la déportation au Gabon (1895 à 1902), puis en Mauritanie 1903 à 1907), mais aussi son assignation à résidence surveillée à Diewol, dans le Djoloff et ensuite à Diourbel jusqu’à sa disparition en 1927[8].

Cependant, ce qui est à noter dans la représentation de cette histoire c’est la particularité dans la distribution des personnages. L’histoire obéit à une division actancielle qui se structure autour de deux groupes : d’un côté, le cheikh et ses disciples ; de l’autre les administrateurs et les missionnaires.

Dans sa prise en charge, il n’y a pas seulement ces protagonistes qui interviennent, il y a aussi le rapport que l’espace entretient avec l’image mobile. Une photo accrochée dans un car, une effigie sur un « tee shirt », un tag sur un mur identifient à la fois la figure d’un homme, mais aussi l’adhésion de son auteur et de l’environnement de production de cette forme du discours car, dira Mickael Bakhtine :

La véritable substance de la langue n'est pas constituée par un système abstrait de formes linguistiques ni par l'énonciation-monologue isolée, ni par l'acte psychophysiologique de sa production, mais par le phénomène social de l'interaction verbale, réalisée à travers l'énonciation et les énonciateurs. L'interaction verbale constitue ainsi la réalité fondamentale de la langue››[9]

 

 

Il s’agit, sous ce rapport, de dépasser le terme « langue » pout considérer les images comme des actes de langage. Il s’applique ainsi, une forme de « dialogisme » si l’on considère le lien entre le discours du disciple et le discours de son guide. Ce lien traduit une volonté de l’adhérent d’extérioriser une appartenance, une conviction, mais aussi sa foi au discours et à l’histoire du guide. C’est comme si la fiction n’a une vérité que dans la validation du personnage qui est en même temps narrateur et auteur. Le discours scelle alors une relation d’interactions où la valeur de l’image dépend de la signification que lui octroie le locuteur ; mais aussi l’identité du locuteur dépend de la symbolique de l’image en soi. Cette communication c’est donc « interagir ». Il s’opère un mode de langage au sens inversé. La fiction du Cheikh dépend des discours qui sont produits sur elle-même. A ce niveau, c’est la négation de  ce récit « hétéro diégétique » chez Genette[10].

A côté de ces images fixes des supports modernes de la fiction des figures religieux, il y a des images mobiles ou « filmiques » relayées par la télé, les sites internet, les documentaires, les bandes sonores. Mais ce qui frappe, au-delà des supports imagés, c’est l’exploitation des formes poétiques dans l’élaboration du discours religieux. La parole est souvent ode, panégyriques, chansons modernes ou discours scientifique. Ces démarches dans leurs diversités, procèdent d’une même volonté ; le souci de procurer au mouridisme un registre de communication qui lui est propre. Il est difficile de repérer toutes les formes de mise en forme du discours mobile, c’est pourquoi, nous allons axer notre démarche sur les logiques de communication dans les supports modernes.

Grâce à une organisation centrée sur une relation entre Touba et les fidèles, la confrérie a réussi à développer comme un lien ombilical entre l’espace de Touba et tous les mourides du monde. Dans un espace où les médias sont commerciaux, culturels, ou encore sportifs, les mourides ont développé un espace de communication dans des chaînes comme « Touba TV », ou encore « Lamp Fall FM », « Al mouridyya TV ». Ces espaces portent le discours qui n’émane plus souvent du simple mouride, mais d’une voix autorisée ou initié à l’histoire et à l’idéologie du Cheikh.

Il y a comme une volonté d’occuper davantage un espace concurrentiel où le mouridisme côtoie d’autres confréries et parfois d’autres pratiques religieuses. Par la télé, la force de l’image est en même temps un instrument de magnificence et de propagande. Le sentiment d’adhésion qui fait intervenir le destinataire dans l’élaboration du discours trace comme une ligne imaginaire au sein de laquelle tous les mourides, au-delà des spécificités se retrouvent dans une sorte de communautarisme identitaire. La schématisation est simple, il s’agit de déconstruire toute forme d’identité primordiale autre que le sentiment d’appartenir à la famille de Bamba. L’exposition, la narration, les chants liturgiques trouvent ainsi des espaces de diffusion dans lesquels chaque « talibé » [11]est en même temps auteur et sujet. Cela confère tout son sens au terme « disciple ».

Il est évident que le mouridisme a aujourd’hui une dimension mondiale. Pourtant, la télévision comme moyen de communication est presque récente.  La raison fondamentale est à l’image du guide : un discours universaliste. En effet, le message est de nos jours porté par des cercles concentriques très en avance sur le plan de la télématique. Beaucoup de sites spécialisés sont spécifiquement mourides. On peut en citer : « www.Htcom.sn », « www.Khassaide.sn », « www.Djezbou.com, « Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. ».

Cette propension à construire une parole universaliste se réalise comme dans un schéma « homodiégétique ». La fiction certes, met l’accent sur la figure centrale du guide, mais le discours qui émane de lui dépasse l’homme et cherche à porter une vérité supérieure destinée à l’humanité entière. C’est pourquoi, les panégyriques, ou « khassaïdes » sont le discours propre du guide qui est auteur, narrateur et en même temps personnage. Le choix d’une énonciation au premier degré où l’humanité est désignée par la périphrase « Le fils d’Adam », dissout les espaces, déterritorialise le discours, pour le porter dans le monde entier. Cela ne peut se réussir que dans l’adaptation aux moyens modernes de communication comme expliqué plus haut mais aussi dans un plurilinguisme efficace.

Nous voyons donc se dessiner toute la particularité de la parole et sa symbolique dans le mouridisme. La confrérie a su allier une narration figée à des supports évolutifs. Le résultat c’est la vitesse dans la diffusion du message, la fascination et les variations dans son élaboration. L’image s’associe à la rhétorique pour marquer les stratégies de communication d’un ensemble où le récit vacille entre unité et pluralité.

 

 

AU-DELA DE L’IMAGE ET DES SUPPORTS : UN RECIT, DES FICTIONS….

Selon Bourdieu «  Le pouvoir des paroles n’est autre chose que le pouvoir délégué du porte-parole, et ses paroles c’est-à-dire, indissociablement, la matière de son discours et sa manière de parler-sont tout au plus un témoignage et un témoignage parmi d’autres de la garantie de délégation dont il est investi… »[12] Cette perception appliquée à l’organisation de la parole dans la confrérie mouride établit comme une relation entre deux termes : pouvoir et légitimité. L’image du Khalife est dans une perspective « continuiste », l’expression de la symbolique du Cheikh originel de la confrérie. Cela confère au Khalife général et actuel un pouvoir symbolique dont la genèse est l’histoire Cheikh Ahmadou Bamba. Sa légitimité est donc originelle. Il ne s’agit pas ici d’un pouvoir institutionnalisé par des forces répressives, ni par un suffrage, mais il est déterminé par le verbe et le sacré.

Le destinataire loin d’être passif dans la construction du discours, participe à son élaboration. Sa propension à exécuter naturellement le « Ndiguel »[13] qui émane du khalifat confère à cette parole une dimension sacrée. Cette parole est ainsi institutionnalisée et confère à son auteur la compétence de la compétence.  Elle appartient souvent au registre de l’injonctif. Le disciple, membre d’une stratification identifiée est informé par des représentants du Khalifat appelé aussi des « Jawrine »[14]. Leur pouvoir tacite est entretenu par la dévotion de la masse. L’individu porteur de cette parole est un maillon d’un ensemble dans lequel le verbe lie les membres. Tous les discours sont dérivés d’un centre originel, les enseignements du guide. Chaque terme employé est souvent empreint d’un mysticisme dont le sens est dévoilé par des initiés au service de la grande masse.

La fiction du guide s’inscrit donc comme dans une perpétuité éternelle. L’espace de la famille garantit sa continuité par une sorte de délégation de la compétence. Toutefois, même si le pouvoir est ici incarné par l’autorité de la parole, il s’exerce de manière pyramidale. En effet, le Khalife général qui est l’incarnation de ce pouvoir sacré est dans le registre du discours silencieux. Cette compétence de la parole est déléguée ou transposée. Le porte-parole exerce cette parole. Dès lors, il naît comme un « dialogisme inversé ». Le pouvoir s’exerce dans les deux sens : le khalife valide, par son adhésion, le discours du porte-parole. Ce dernier réalise le discours du khalife. Ainsi, le sommet dessine comme une sorte de « duo expressif » tandis que la base est une foison de discours. La rhétoricité s’enrichit plus vers le bas.

Cela répond à un besoin de singularisation identitaire, d’appropriation du récit originel ou parfois même de concurrence entre les divers cercles concentriques qui constituent la famille mouride. Les structures sont comme des superstructures de l’ensemble que constitue la confrérie. Elles fonctionnent comme des « coopératives » ou des « sous-groupes identitaires » condition de la reconnaissance de l’allégeance. Le disciple doit s’approprier le discours d’un sous-groupe pour se donner une identité ou une voix. Il y a comme un lien sous-jacent entre la production et son destinataire car de l’avis de Genette : « La vision que j’ai d’un tableau dépend, en précision, de la distance qui m’en sépare […]. »[15]

 

 

DES CERCLES CONCENTRIQUES

Dans l’organisation des disciples, au sommet de chaque cercle il y a un guide, souvent fils petit fils du père fondateur de la confrérie ou un Cheikh reconnu. Notons seulement, que malgré la pluralité, l’expression neutre ou plutôt à la troisième personne, fait disparaitre chaque locuteur pour ne laisser transparaitre que la personne du guide dépositaire des divers enseignements de la voix.

La notion de distance génettienne s’applique avec pertinence. Chaque locuteur est dans une situation de transmission affirmant implicitement la prééminence d’un seul discours. Son auteur est un personnage multiple qui comme un héros « picaresque », apparaît par sa trajectoire comme la symbiose des diverses qualités du croyant au-delà même des frontières confrériques. Il est l’image de la soumission, de la piété, de l’humilité, du courage, de l’ascétisme moral, etc. C’est exactement la parole véhiculée par une image accrochée sur un car, les inscriptions de sa parole transcrite sur des effigies, l’image de ses mosquées dans ce Baol jadis espace de « ceddo »[16]. Les images véhiculent les dénouements multiples d’un même récit. Selon les situations d’énonciation, l’histoire se lit d’une manière particulière. Chaque représentation aboutit à un type de discours qui cible un aspect particulier de la trajectoire de l’homme. C’est la raison des lectures plurielles et des fictions plurielles.

C’est pourquoi, nous avons choisi quatre entités spécifiques au mouridisme pour analyser les logiques d’organisation et de production du discours. Il s’agit des « baye fall », « des thiantacones », « des hizbou tarkhiya » et des « talibés Kara ». Il y a lieu de noter au départ qu’au-delà de cette unicité dans le récit de la trajectoire du mouridisme, les discours vacillent entre spécificité et quête identitaire.

 

 

« Les thiantacones » ….

Dans le mouvement des « thiantacones », le discours est centré autour du Cheikh Bethio Thioune[17]. L’imaginaire de cette orientation du mouridisme l’identifie comme l’image même du Khalife Serigne Saliou Mbacké, fil du fondateur de la confrérie. Le discours du Cheikh, porté par ses disciples tient sa légitimité de l’allégeance du guide même. Par une sorte de transposition, cette parole est d’une symbolique particulière. Dans les centres urbains, l’effervescence du mouvement des « thiantacone » trouve sa justification dans le sens du verbe et des constructions narratives. Le modèle charismatique du groupe Cheikh Bethio passe par la sujétion à des codes et des règles qui forment des techniques de soi spécifiques mais également à un imaginaire complexe marqué par l’interdépendance du matériel et du spirituel.

Les talibés de Cheikh Bethio insistent sur le rejet du monde matériel comme étape qui peut s’imposer pour accéder à la spiritualité. C’est bien la rupture avec le mode de vie passé qui autorise l’accès à la pureté spirituelle. La renaissance proposée n’est cependant pas acquise comme l’explique R. MarshallFratani mais correspond bien à un

processus d’apprentissage où l’appréhension intellectuelle des doctrines et de l’imaginaire se fait conjointement avec l’acquisition progressive d’une série de techniques corporelles (jeûne, glossolalie) et de formes narratives (prière, louange, témoignage, prophétie)[18]

 

 

La rupture avec la vie passée est mise en scène dans une appréhension manichéenne du bien et du mal qui constitue les fondements d’un nouveau régime moral. Le rejet des excès, des abus, de l’irresponsabilité et de l’égoïsme est marqué par le registre lexical de l’hygiène et de la propreté propre au processus de « re-naissance. ». La parole du Cheikh est comme un « métalangage » aux formes diverses, produit dans une logique de concurrence, d’initié et de propagande. La part de mysticisme établit un schéma au sommet duquel se trouve Cheikh Ahmadou Bamba, au milieu le Khalife Serigne Saliou et en bas Cheikh Bethio.  Le discours s’inscrit dans le sens du retournement des stigmates du passé dont témoigne la trajectoire biographique et spirituelle du Cheikh, les talibés mettent en scène leurs récits de parcours qui construisent une vision manichéenne du Bien et du Mal (alcool, drogues, femmes, vices, boîtes de nuit). Cette opposition s’exprime de manière tranchée à travers le champ lexical de la saleté et de la propreté, du noir et du blanc, de l’ignorance et de la clairvoyance. L’image du Cheikh est associée à une narration dans laquelle la prophétie supplante l’image de l’humain.

La réussite de cette mouvance, surtout dans les centres urbains du Sénégal, c’est les variétés de l’expression et des supports. Sa particularité c’est d’avoir réussi à faire du corps un moyen de communication extérieure. En effet, le paradigme de la renaissance et de la sainteté donne lieu à la mise en place de nouvelles formes narratives, comme on l’a vu, et de techniques du corps marquées par le faste et la jouissance qui s’inscrivent dans une culture matérielle de la réussite organisée autour de la figure du Cheikh (embonpoint, polygamie, signes extérieurs de richesse).

Le projet passe ainsi par l’apprentissage de techniques corporelles, qui ont, d’une part, pour effet d’incorporer le talibé dans l’espace identitaire de la communauté et, d’autre part, de signifier son appartenance au groupe en affichant de manière visible, matérielle et corporelle le nouveau projet identitaire. Le changement de pratiques vestimentaires est particulièrement éclairant à ce propos. Il s’agit d’une logique de groupe et de mise en scène du corps comme expression de l’appartenance à la communauté et comme mode d’inclusion à l’intérieur de la frontière de l’affection. La communication mêle à la fois, code, port vestimentaire, jargon spécifique, références mystiques et rapport avec les chants liturgiques. Le guide même n’est pas dans un solipsisme singulariste, mais il pratique même toutes les formes de cette communication. Cela confère une validité singulière à la fiction de Bamba autour de laquelle se construisent toutes les narrations et les références.

D’ailleurs le Cheikh lui-même participe à des cérémonies de « Thiant »[19], espace d’expression corporelle. Cela, évidemment, est à la base des critiques les plus radicales contre le mouvement. Toutefois, il faut considérer que tout est discours. C’est pourquoi, Abdallah Fahmi affirme  à ce sujet : « Les chants, les danses et tout mode d’expression oral ou corporel ne peut être qu’un moyen de communication soit d’un bonheur soit d’une nostalgie ou d’un enseignement, et si ces moyens sont utilisés pour véhiculer la spiritualité, ils peuvent s’avérer très efficaces dans certaines sociétés »[20].

 

 

Serigne Modou Kara et les « baye fall »…

Toutes les ressources du discours mobilisées participent d’une volonté d’occuper un espace, de se constituer souvent groupe d’intérêt ou de pression lorsque dans l’espace, la concurrence définit les rapports ou lorsque l’espace religieux est caractérisé par l’hétérogénéité.

A côté de cette variante du mouridisme dans les espaces urbains, il y a la voix des « Baye Fall » du guide Serigne Modou Kara Mbacké. En effet, cette voix dans le discours allie deux aspects : une fonction testimoniale et une fonction idéologique. La référence est une figure autre que le fondateur du mouridisme. Sa trajectoire fonctionne comme un « métarécit » durant lequel le Cheikh Modou Kara porte la mouvance. Le discours est oral à son niveau. Il y a aucune distance entre l’auteur et son récit. Il est empreint de mystère et de mysticisme. Cela atteste de la certitude vis-à-vis du récit. La démarche dissout l’aspect fictif. L’implication traduit une relation affective entre le Cheikh et son discours. L’image du guide est la symbolique d’un savoir mystique condition du salut de ses disciples.

 A la différence du discours de la référence mouride, dans la voix des « baye fall » de Kara, la rhétoricité est plus vers le sommet que vers le bas. Le guide utilise des supports adaptés au monde de la modernité comme « les ensembles lyriques », « les orchestres », « les zikr », etc.

Ce rapport testimonial est indissociable de la fonction idéologique car l’auteur est intérieur à son discours. « Le baye fall » dans ce schéma est dans la posture d’un disciple à l’expressivité plurielle. A la différence de la voix centrale du mouridisme, la rhétoricité est ici portée par le guide lui-même. Le disciple est l’image d’une dévotion silencieuse dans laquelle le guide est le seul auteur des versions dans l’écriture des fictions de la confrérie. Le discours est érigé sur   la déstructuration des modèles familiaux. Cela part d’un   constat d’une crise des références identitaires qui trouve une de ses réponses dans l’appartenance à la confrérie mouride.

 L’organisation subdivise l’ensemble en « Kuurel » (groupe). En effet, au sein de ces « dahira » (classe d’apprentissage) et autour de leur marabout ou de son représentant, les jeunes se reconstituent une nouvelle famille symbolique, dont ils revendiquent l’appartenance à travers différents signes extérieurs et attitudes corporelles. Il s’agit notamment de signes vestimentaires : port du « krouss » (un chapelet constitué de perles relativement importantes), bonnet en laine à l’image de Serigne Modou Kara.

A cela s’ajoute une exploitation particulière des espaces d’expression. Des slogans novateurs comme « Bamba fepp, Bamba Partout, Bamba everywhere » conjuguent une pluralité linguistique qui adresse un message universaliste. Chaque disciple est en même temps auteur. Sa parole reprend celle qui émane du Cheikh, mais à son niveau, il devient auteur et destinataire. Le vocable attrayant facilite son adoption dans les milieux des jeunes, surtout en milieu urbain. Cette innovation est comme une rupture avec l’image du « Baye fall » traditionnel. Evidemment, il exploite l’expressivité corporelle, mais d’une manière où le disciple dans sa tenue, sa soumission, porte le message de son guide par ses costumes (vestes, treillis, etc.) qui offre l’image d’un « baye fall » moderne.

 

 

Cheikh Ibrahima Fall et les « baye fall » …

Le terme « Baye fall » traditionnellement désigne le disciple de la mouvance Baye Fall en signe d’allégeance à Cheikh Ibra Fall, illustre compagnon et disciple de Cheikh Ahmadou Bamba, ils portent le plus souvent des vêtements bariolés et la coiffure rasta, les « dread locks », à  travers la perception d’un style de vie baye fall, qui se résume, pour certains, à de moindres contraintes du point de vue des pratiques religieuses et à une tolérance toute particulière du reste de la population, de jeunes urbains déstructurés ont trouvé dans le « baye-fallisme » un moyen de vivre leur marginalité (consommation d’alcool et de « yamba »[21], mendicité parfois agressive...) sans être systématiquement rejetés par la société .On constate également une très large diffusion des photos et des images de Cheikh Ahmadou Bamba et de son compagnon, Cheikh Ibra Fall, notamment sous forme de pendentifs.

Parmi les principales attitudes corporelles, le mode de salutation appelé « suu jot »[22] est particulièrement répandu. Il consiste à prendre successivement la main de son interlocuteur et à la poser sur son front, voire, dans certain cas, à l’embrasser. Les Khassaïdes, des poèmes mystiques écrits par Cheikh Ahmadou Bamba, sont également chantés par la plupart des disciples. La logique de démarcation identitaire impulse cette invention d’un ensemble de théâtralisation du culte qui associe le discours et l’acte ou plutôt prend l’acte même comme une sorte de discours ostentatoire.

 

 

Les « hizbou tarkhiya » ….

A coté de cette entité, le groupe des « hizbou tarkhiya » ou le regroupement des étudiants se présente comme une appropriation du discours mouride par une classe de disciples à la fois initiés et ouverts. Le discours prend les proportions d’une « e communication ». Les moyens modernes de l’information sont mobilisés. Evidemment, l’inspiration de ce discours est le fondateur, mais par le port vestimentaire, il y a comme une communication qui fait référence à Serigne Abdou Lahat Mbacké, par les boubous amples.

Il y a aussi l’adaptation aux milieux urbains, par la création de sites, l’organisation de forums de formation des disciples, d’exposition narrative (des reportages photographiques) sur la vie des divers guides du mouridisme. Le discours est comme futuriste, mais aussi met l’accent sur le culte de l’érudition, du travail et de l’ouverture. Ce cercle considère la trajectoire de Bamba comme une fiction universaliste qui élève le fondateur du mouridisme au rang d’un apôtre de la paix. L’initiation des « Bamba’s day » procède de cette volonté d’occuper par la communication tous les canaux d’expression. Le résultat est la pluralité des nationalités, des races et des ethnies qui se regroupent autour du mouridisme. Les manifestations annuelles à New York, Harlem, Los Angeles, Détroit, Chicago, dans le Cincinnati et au Canada participent de cette volonté de communiquer au-delà de l’écriture. La fascination de l’image associée à la sainteté offre une nouvelle dimension du récit qui devient ainsi transposé et exporté.

Tous ces cercles fonctionnent comme des entités autonomes mais unies par la figure de Bamba. Dans l’unité se dessine une forme de pluralité dans laquelle chaque sous-groupe est une stratégie du discours même. C’est ce que Bourdieu appelle « La dialectique de la manifestation ».[23]

 

 

CONCLUSION

Ainsi, le discours et son organisation comme stratégie de communication sont d’un intérêt scientifique inépuisable. Ils créent des connections avec les autres branches de la connaissance, notamment l’espace de la littérature et dans l’analyse du discours. Cela participe au décloisonnement du spirituel pris comme objet de science. Cela permet de voir que la construction du discours religieux, à l’image de toutes les formes d’expression humaine, en milieu urbain obéit aux interactions dans ces espaces et aux changements impulsés par la croissance des espaces urbains. Cet espace est en même temps une symbolique de la modernité et de nouveau registre de production d’opinion et de parole appelé aussi supports.

L’exemple mouride dans l’islam soufi sunnite au Sénégal vacille entre unité et pluralité. Tout part d’un récit fondateur, mais dans sa prise en charge, la rhétoricité s’enrichit du sommet à la base pour tracer des frontières entre des espaces d’identification qui se définissent par le discours et qui impactent sur le récit originel. Avec Genette, nous avons vu comment la narratologie a montré que les discours de mise en scène ont abouti à l’identification de groupes aux collusions plurielles au sein de l’espace d’une même confrérie. Finalement, il est possible de dire que le discours spirituel n’est plus autonome, mais il est construit par les supports qui le portent.

 

 

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

Fahmi, A.  « Réponse courtoise à ceux qui ont mauvaise opinion de leur prochain ». Juillet 2009, www.santati.net

Gérard, Genette. Fiction et diction. Paris : Seuil, 1991.

-------------------. Nouveau discours du récit. Paris : Seuil, 1983.

-------------------. Introduction à l’architecte. Paris : Seuil, 1979.

-------------------. Figure III. Paris : Seuil, 1972.

MarshallFratani, R. « Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes et l’argent de Dieu au Nigéria », dans le dossier « Figures de la réussite ». Politique Africaine, n°82, juin 2001, p, 30.

Mbaye Gueye.  « Les exils de Cheikh Ahmadou Bamba au Gabon et en Mauritanie de 1895 à 1907. » Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1995, 25 : 41-57.

Mickael Bakhtine.  Marxisme et la philosophie du Langage. Paris/ Minuit, 1977, p, 136

« Le mouridisme ou l’islam réhabilité » Les religions au Sénégal dans les cahiers de l’alternance, Décembre, 2005.

Pierre Bourdieu. Langage et pouvoir symbolique. Paris : Seuil, 2001.


* Université Gaston Berger de Saint-Louis

[1] Gérard Genette, Fiction et Diction, Paris : Seuil, 1991.

[2] Cheikh Ahmadou Bamba (1853-1927) in « Le mouridisme ou l’islam réhabilité » Les religions au Sénégal dans les cahiers de l’alternance, Décembre, 2005, pp, 22-29.

[3]  Gérard, Genette. Nouveau discours du récit. Paris : Seuil, 1983, p,  29

[4]  Pierre, Bourdieu. Langage et pouvoir symbolique.   Paris : Fayard, 1982, p, 61.

[5]  Gérard, Genette.  Figure III.  Paris : Seuil, 1972.

[6] « Ndjel » : Portrait du guide accroché comme pendentif au cou disciple pour l’identifier. C’est un signe ostentatoire qui n’est pas un impératif, mais catégorise souvent les « talibés » qui renouvellent ainsi leur allégeance à un Cheikh ou à un petit fils su guide.

[7] Gérard Genette.  Fiction et Diction. Paris : Seuil, 1991, p, 38.

[8]  Mbaye Gueye, Les exils de Cheikh Ahmadou Bamba au Gabon et en Mauritanie de 1895 à 1907. Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1995, 25 : 41-57

[9] Mickael  Bakhtine.  Marxisme et la philosophie du Langage.  Paris : Minuit, 1977, p, 136.

[10] Gérard  Genette. Figure III. Paris : Seuil, 1972.

[11] Talibé : terme de langue Ouolof désigne le disciple ou l’apprenant.

[12]  Bourdieu, op.cit. p,  161.

[13] Ndiguel : parole émanant du Khalife Général. Elle fonctionne comme un discours injonctif. Le disciple le considère comme une loi ou un sacerdoce. Le disciple doit obéir.

[14] JAWRINE : Disciple délégataire d’un pouvoir. Il est le relais des différents Cheikhs auprès des disciples.

[15] Gérard  Genette.  Figure III. Paris : Seuil, 1972, p, 184 

[16] « Ceddo » : terme ouolof qui désigne les animistes premier occupant du Sénégal avant l’arrivée du  christianisme et de  l’Islam.

[17] Cheikh Bethio Thioune : Cheikh de Serigne Saliou Mbacké, guide spirituel des « thiantacones ».

[18] R. MarshallFratani.  « Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes et l’argent de Dieu au Nigéria ». Dans le dossier

« Figures de la réussite ». Politique Africaine, n°82, juin 2001, p, 30

[19] «  Thiant » : nuit de chant liturgique et d’action de grâce qui réunit les membres d’une même confrérie autour du guide ou autour d’un Jawrine. Elle est ponctuée de récitation des poèmes de Bamba appelés aussi « khassaïdes » accompagné de pas de danse.

[20] A. Fahmi. « Réponse courtoise à ceux qui ont mauvaise opinion de leur prochain ».  juillet 2009, www.santati.net

[21] « Yamba » : Terme Ouolof désignant le chanvre indien.

[22] « Suu jot ». Terme Ouolof qui signifie une forme de salutation prosternation en signe de respect ou d’allégeance.

[23] Pierre Bourdieu. Op. cit. p, 287.