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Introduction

Au cours des trois dernières décennies, l’une des démarches scientifiques les plus récurrentes dans la sociologie politique contemporaine fut de montrer l’apport des analyses macropolitiques et micropolitiques dans le champ de la gouvernance. Certains courants[1] de la science politique se sont longtemps intéressés aux institutions gouvernant les sociétés (types de structures politiques) en étudiant les modes d’action politique souvent décrite en phénomène violent autour de l’accession au pouvoir et du processus électoral. Si les analyses macropolitiques se sont empressées d’expliquer les comportements de prédation et d’inefficience du pouvoir institutionnel délaissant l’aspect socio-politique de la gouvernance, les analyses micropolitiques ont imprégné une lecture rigide des univers sociaux qu’elles décrivaient.

Notre réflexion théorique se détourne de ces prismes empiriques pour mettre l’emphase sur la diversité de la construction locale et sociale du politique. Cette démarche permet de mettre en évidence le rôle croissant des acteurs locaux et des espaces religieux, encore très peu documentés. Nous renouvelons les analyses micropolitiques, en rétablissant l’importance de divers acteurs qui œuvrent dans ce champ de la gouvernance. La dimension identitaire du local est centrale à l’étude des communautés qui édifient et modifient le pouvoir politique. Il est utile de ne plus se priver des cadres symboliques (valeurs, principes, idéologies) sur lesquels s’identifient les collectivités locales dans leur espace culturel. Cette démarche est nécessaire si l’on souhaite documenter la construction et les mutations[2] politiques au sein de ces localités. C’est ainsi que nous nous inspirons des travaux d’Otayek qui ont permis de mener une conceptualisation de l’identité en politique. L’intérêt est d’abord de restituer le caractère scientifique et empirique des processus identitaires. Cette démarche permet ensuite de démontrer comment l’espace religieux s’accorde à la gouvernance au Sénégal. En effet, au Sénégal, les changements politiques et institutionnels survenus depuis la période postcoloniale (crises sociales, économiques, politiques, etc.) imposent la nécessité de renouveler les analyses sur la gouvernance, en documentant les aires religieuses où s’est construit et consolidé le pouvoir politique. Les travaux d’anthropologues comme ceux de Georges Balandier (1970) et Marc Augé (1975) ont été utiles pour décrire comment le pouvoir local et les relations sociales modifient le politique. Leurs analyses ont permis de se questionner sur la construction sociale du politique et les dimensions symboliques du pouvoir. Ce dernier champ d’études permet de lier les systèmes de représentations à la manière de gouverner au sein de ces sociétés. En nous intéressant aux foyers-religieux du Sénégal, nous questionnons la réalité locale des espaces de pouvoir et les multiples « registres symboliques, informelles et culturelles qui régulent les identités collectives » (Otayek, 1997 : 735). Nous nous interrogeons surtout sur les diverses modalités de la gouvernance, au sein des chefferies et associations Tidjanes-Niassènes à Kaolack. Notre question de recherche s’énonce comme suit: comment la gouvernance se traduit-elle dans ces communautés religieuses?   

Notre article s’efforce de faire ressortir l’utilité d’une approche transversale et translocale dans l’étude du politique, relevant au passage l’importance de prendre en compte des acteurs multiples (représentants de l’État, chefs religieux, responsables associatifs, etc.) dans la gouvernance. Elle s’inscrit dans la lignée des travaux de Tallet (2001)  Sardan (2004), Dahou (2004), qui effectuent tous une microanalyse[3] de la gouvernance locale, en mettant l’accent sur la diversité des représentations et les cadres d’action du politique. Au Sénégal, les confréries religieuses se sont imposées depuis l’époque précoloniale comme des acteurs essentiels de la vie politique, sociale et économique du pays.  Le quartier de Médina Baye[4] au sein de la commune de Kaolack constitue notre espace d’enquête, en raison du poids historique et symbolique de la communauté tidjane-niassène, qui s’y est installée en grand nombre. Nous avons tenté d’y percevoir  de 2006 à 2008, le rôle joué par les acteurs religieux dans la gouvernance et le développement local. Dans nos enquêtes (observation participante et entretiens structurés), nous avons pu déceler que la gouvernance locale  est liée à la construction de l’identité et de la mobilisation collective (normes et symboles). En effet, ce processus est contrôlé par les acteurs sociaux et religieux (Associations d’ANSAROUDINE et famille khalifale) autant à Médina Baye qu’au-delà du lieu sacré. Dans cette contribution, nous nous proposons de montrer comment l’identité tidjane-niassène est érigée sur une appartenance collective  au sein de plusieurs communautés grâce à la FAYDA (mouvement initié par le père-fondateur : El Hadj Ibrahima Niasse[5] dit Baye Niasse) dont l’action collective a permis d’étendre les systèmes de représentation et de gouvernance à l’extérieur de la collectivité locale de Médina Baye.

  

 

  1. Les apports théoriques de la notion de gouvernance

Dans la plupart des travaux[6] qui se sont intéressés à la gouvernance, l’emphase est mise sur la notion d’État, souvent incriminé, soit à cause de son inadaptation ou de son caractère fortement autoritaire. La remise en cause graduelle de l’État est caractérisée autant dans sa forme (nature de l’État-nation) que dans son fonctionnement (gouvernance). Il en résulte un État incapable d’assurer ses missions classiques (garantir l’unité nationale et la conscience citoyenne) pour ses gouvernés. On évoque une crise générale de la gouvernance (crise de légitimité, crise des institutions publiques, etc.) accentuées par les modes criminalisés de gestion des pouvoirs publics (clientélisme, patrimonialisme, personnalisation du pouvoir, etc.) si fréquemment décrits dans la réflexion sur l’État en Afrique. Cette crise du politique aussi ressentie ailleurs en Afrique) s’exprime de manière particulière tant au niveau des bases sociologiques de l'État-Nation (territoire, population, système économique, système socioculturel) que de ses modes d'intervention (structures, institutions). Pour beaucoup, cet « État importé » (Badie, 1992) ne répond pas aux aspirations des populations et sa faillite graduelle traduit un écart considérable entre pouvoir politique et société. Cette crise résiduelle au sein des sphères politiques révèle selon les catégorisations institutionnelles, la nature patrimoniale, prédatrice, violente de l’État. Il en ressort un besoin urgent de comprendre sa dynamique interne, ses formes de représentations, ainsi que les structures au sein desquelles ses sociétés s'organisent et décident des modalités de gestion du pouvoir, de répartition des ressources, etc.

C’est cela qui va susciter le regard multidisciplinaire de chercheurs[7] qui tentent de lier les phénomènes identitaires (faits religieux) à la construction du politique au Sénégal. Leurs analyses mettent en évidence la complexité de l’héritage des élites ayant conduit le Sénégal à l’indépendance. On a vite compris qu’au Sénégal, pour cerner les modalités d’exercice, de légitimation et de distribution du pouvoir, il fallait étendre l’observation aux autorités religieuses qui détiennent la légitimité symbolique au niveau local. On retrouve ainsi une pluralité d’analyses[8]qui érigent un enchevêtrement complexe des relations politiques, économiques, culturelles et sociales entre l’État et les confréries au Sénégal. L’islam au Sénégal est porté par les confréries religieuses d’influence soufie. Elles sont généralement au nombre de quatre :

  • La confrérie Khadiriya, la plus ancienne, qui a été fondé par un mystique soufi du nom de Shaykh Abd al Qadir al-Jilani au XIIe siècle. Cette confrérie a joué un rôle primordial dans l’islamisation des populations de l’Afrique subsaharienne, avec l’appui des marchands et des savants de Tombouctou. Au Sénégal, la confrérie Khadiriya (que l’on retrouve principalement dans les régions de Thiès, Kolda, Tambacounda et Fatick) a été fondée au cours du XVIIIe siècle par Shaykh Bou Kounta. Les Khadrs ont leur fief religieux dans la communauté rurale de Ndiassane (laquelle accueille un pèlerinage annuel et abrite des mosquées et centres religieux).
  • La confrérie Tidjaniya, l’une des confréries les plus répandues en Afrique a été fondée au milieu du XVIIIe siècle à Fès, au Maroc par Ahmed Tijane (originaire du Sud de l’Algérie). L’introduction de cette Tariqa dans la sous-région vers le début du XIXe siècle a été l’œuvre des tribus maures et des marabouts guerriers toucouleurs (El hadj Omar Tall). Le succès de la confrérie tient surtout au fait qu’elle a su exprimer mieux que la Khadiriya (jugée conservatrice), les aspirations populaires face à une société en proie à des crises multiples. Au Sénégal, cette voie fut introduite par El Hadj Malick Sy (au Kayor) et El Hadji Abdoulaye Niasse (dans le Saloum). Au Sénégal, la confrérie Tidjane comprend 6 familles religieuses, regroupées autour de Tivaouane (bastion religieux principal); la branche Niassène à Kaolack, la famille des descendants d’El Hadj Omar Tall (famille omarienne regroupée principalement au Nord du pays, dans les régions de Podor et de Matam; la famille Haïdara de Daroul Khaïry en Casamance et les bastions religieux de Médina Gounass, près de Kolda, dans l’Est du pays et de Thiénaba, situé dans le département de Thiès).
  • La confrérie Mouridiya, l’une des confréries les plus dynamiques au Sénégal, a été fondée par le marabout Ahmed Ben Habib Allah, communément appelé Cheikh Ahmadou Bamba ou Serigne Touba. La ville de Touba, fondée en 1887, devenue la cité sainte du mouridisme (voie religieuse qui exhorte à la discipline et au travail) accueille au mois de février le célèbre pèlerinage annuel (Magal) qui voit des millions de disciples affluer dans le fief religieux des Mourides. Sur l’échiquier national, la population mouride est composée de 30% de disciples, mais la communauté se caractérise par son réseau d’allégeances de fidèles, disséminé un peu partout à travers le monde, particulièrement dans les grands centres urbains occidentaux (Paris, New-York, Rome, etc.).
  • Enfin, la communauté des Layennes que l’on retrouve principalement dans la Grande Région de Dakar, (Yoff, Cambérène) est une communauté musulmane composée majoritairement de Lébous (famille socio-culturelle appartenant au groupe ethno-linguistique des Wolof) qui a été fondée par Seydina Limamou Laye (Libasse Thiaw, de son vrai nom), en 1884, lors du célèbre appel du « Mahdi » (messager de Dieu, prévu à la fin des temps) exhortant son peuple à rompre avec les rites animistes surannés et à suivre les pratiques islamiques, magnifiées. Le sacré chez les Layennes prend tout son sens dans la volonté de Seydina Limamou Laye, de prôner la parole divine à sa communauté. Même s’ils ne représentent que moins de 2% de la population musulmane au Sénégal, les Layennes se caractérisent par leur société communautaire, fondée autour de l’égalité sociale et de la ferveur religieuse.

 

 

Toutefois, cette réflexion sur la religion au Sénégal s’est principalement orientée sur l’influence des confréries musulmanes, surtout dans la construction de l’État au Sénégal. La confrérie mouride à ce titre constitue la thématique d’enquêtes privilégiées par les auteurs, notamment à cause de son poids dans l’espace national et local sénégalais. Lorsque l’on étudie les relations entre la société et l’État sénégalais, on est encore circonscrit à l’analyse des procédures d’organisations sociales et des relations socio-politiques de cette communauté religieuse avec l’État. Cette modalité recouvre la quasi-totalité de la littérature post-indépendante et assure une hégémonie confrérique et mouride dans l’analyse du politique et du religieux au Sénégal. Même si elles partagent un même fonds culturel, les communautés sénégalaises ne partagent pas toujours les mêmes symboles, normes, valeurs, perceptions ou filiations socio-politiques, ce qui a souvent été mésestimé dans la réflexion théorique sur le politique au Sénégal. Dans l’analyse, il devient impératif de mettre en avant d’autres trajectoires du pouvoir religieux pour comprendre la problématique de la gouvernance et la diversité des formes qu’elle peut prendre au Sénégal. Dans les espaces locaux, la gouvernance est en perpétuelle construction, portée dans ces trajectoires par des structures religieuses de pouvoir, également en mutation, encore peu traitées dans l’analyse. C’est ainsi que nous nous intéressons à l’approche « locale »[9] de la gouvernance. Cette approche consiste à inscrire notre réflexion sur le local pour restituer au mieux les différents niveaux, les pratiques et stratégies des groupes locaux et institutions nationales, pour l’accès au pouvoir et aux ressources matérielles, symboliques et relationnelles. Au Sénégal, le politique est édifié et modifié dans des lieux sacrés, véritables centres de pouvoir et contrôlés par des communautés religieuses qui s’impliquent dans la gouvernance.[10]

Dans notre volonté de saisir les structures sociales qui édifient la gouvernance locale au Sénégal, la notion de capital social, telle que l’exprime Bourdieu permet d’analyser les situations contextuelles et structurelles dans le champ des agents sociaux[11]pour le contrôle de sphères d’influence : « la lutte permanente à l’intérieur du champ est le moteur du champ. […] il n’y a aucune antinomie entre structure et histoire. […] La structure du champ […] est aussi le principe de sa dynamique» (Bourdieu, 1987 : 200). Cette manière de conceptualiser le politique en termes de construction sociale permet d’inclure plusieurs acteurs et niveaux de pouvoir dans la gouvernance.

  

 

1-1)        Le capital social

Nous définissons le capital social à l’instar de Bourdieu comme :

L’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance […], à l’appartenance à un groupe, comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes […] mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles. (Bourdieu, 1983 : 249).

 

En vertu de cette définition, nous préférons insister sur le caractère « relationnel » de cette notion qui permet de restituer les rapports de pouvoir et le niveau des relations qui existent entre les acteurs qui disposent de liens durables au sein d’un groupe bien défini. Il permet d’éclairer le débat sur les positions de pouvoir en présentant la construction sociale de celles-ci et leur continuité. En effet, la notion met en relief les détenteurs du pouvoir qui obtiennent une légitimité politique et sociale, de par leur position hiérarchique au sein de la société, mais surtout de par leur capacité à générer et redistribuer les ressources au sein de cette société. Le capital de ces tenants du pouvoir se manifeste, soit comme légataires ou plénipotentiaires de la collectivité, soit comme « pères de famille » devant assumer la responsabilité d’accéder et de redistribuer les ressources dont ils disposent. Cette notion de capital social revêt un caractère important dans le cadre des pratiques de socialisation politique des confréries religieuses au Sénégal.

Dans la culture sénégalaise, outre le respect, le rôle de « père de famille» ou « de la communauté » est généralement attribué au nom de Baye qu’on retrouve dans plusieurs surnoms donnés aux fondateurs des confréries religieuses au Sénégal, notamment chez les Tidjanes-Niassènes : Cheikh Ibrahima Niasse, surnommé Baye Niasse et chez les Layennes : Seydina Limamou Laye pour Baye Laye. Ces chefs implantés historiquement au sein de leur foyer religieux disposent d’un pouvoir symbolique auprès de la masse locale qui rejoint son espace de gouvernance -terreau social et politique- pour y conforter ses aspirations en termes de ressources (sociales et économiques, notamment). La notion de capital social est surtout observable dans le local où s’édifie la construction sociale du politique entre acteurs institutionnels et acteurs sociaux :

[…] les histoires locales sont révélatrices de l’inachèvement des dynamiques institutionnelles […] toujours soumis aux relations en constante évolution des agents. L’identité est forgée en groupe et les institutions définissent l’appartenance et les façons de se comporter et elle puise son substrat dans le jeu politique des institutions et des interactions des acteurs dans le monde social (Dahou, 2002 : 500).

 

Dans son ouvrage sur la parenté et le politique, Dahou (2004) utilise le capital social pour observer les rapports de pouvoir dans les sociétés du Delta du Fleuve au Sénégal. Nous empruntons une démarche équivalente pour saisir à Kaolack, les relations entre acteurs qui détiennent un pouvoir d’intervention et de décision auprès des collectivités locales. Le capital social permet d’observer les relations pluridimensionnelles entre acteurs institutionnels et locaux en associant les espaces politiques et sociaux. Si Dahou (2004) utilise cette notion à l’instar de Bourdieu (1994) pour révéler l’importance de la structure et des liens sociaux qui favorisent l’appartenance à un groupe, il met aussi l’emphase sur l’action collective qui permet de renforcer les rapports de confiance et de réciprocité au sein du groupe. En effet, en observant les dynamiques des jeunes et des villageois dans le local au Nord du Sénégal, Dahou (2004 : 246) associe la position stratégique d’un acteur au sein du groupe par rapport à sa capacité d’intégrer des réseaux de connaissance (cercles politiques, économiques, culturels, etc.) et par sa capacité de maîtriser, de mobiliser et de redistribuer des ressources (économiques ou symboliques) dans le groupe.

L’action collective permet en fait de vérifier les capacités des individus ou groupes les plus influents par l’usage de normes ou symboles reconnus de tous. Cette reconnaissance est le fruit des histoires et des comportements des groupes dans leur localité. La capacité d’agir au sein des groupes sociaux est aussi liée au statut (souvent symbolique) de ces groupes ou individus dans leur localité. C’est précisément sur ces aspects que nous fondons notre recherche empirique. À Kaolack, nous observons comment le pouvoir des acteurs locaux (chefferies et associations religieuses) se traduit par le contrôle des ressources symboliques et matérielles. Pour y cerner les modalités d’exercice, de légitimation et de distribution de ce pouvoir, il est essentiel d’étendre l’observation au sens que revêt le local et à l’usage qu’en font les acteurs qui y détiennent un statut symbolique.  

Cousin et Chauvin (2010 : 111) dans leur étude mettent aussi en évidence la manière dont la représentation du capital social contribue à sa réalité. En s’intéressant à la dimension symbolique du capital social dans les clubs bourgeois des métropoles européennes (Rotary Club de Milan), ils font apparaître la pertinence du concept dans l’analyse relationnelle du pouvoir. Cette pertinence découle de la valeur distinctive de la forme sous laquelle le capital social se présente et des catégories symboliques qui accompagnent ses usages. Elle suggère que le débat sociologique sur le capital social doit prendre en compte les critères de distinction (histoire, composition sociale, organisation spécifique de chaque cas étudié) pour définir son objet, qui est souvent inhérent au contexte local. Cela permet d’évoquer les similitudes et les différences entre les mécanismes qui constituent et reproduisent ce capital social. Cela permet aussi de saisir les types de rapports entre individus, groupes ou institutions et les différentes façons dont ils se perçoivent comme des ressources pour l’action collective (à travers la constitution et le renforcement des liens sociaux).

Au Sénégal, l’appartenance à la confrérie religieuse permet aux chefs de ces confréries, qui disposent également de réseaux bâtis sur des liens de solidarité (normes, comportements et principes collectifs), d’exercer un contrôle normatif et d’agir en toute légitimité au sein de ces réseaux. Dans ce registre, le capital social intègre des référents symboliques qui permettent la reconnaissance, la confiance et des liens de dépendance entre membres d’un même réseau. Si nombre de chercheurs ont adopté l’approche macropolitique pour décrire l’émergence du politique dans les sphères institutionnelles, certains comme Alain Bourdin (2000 : 20) évoquent le local comme lieu de la diversité analytique pour appréhender le politique. Le local, à travers ses multiples configurations territoriales, (quartiers, villages, communes, etc.) constitue l’espace où le capital social est constitué et renforcé dans un mouvement constant de recomposition. Dans notre étude, nous distinguons les compétences dites formelles, celles qui sont exercées par les élus locaux (maires, chefs de quartier, etc.) des compétences dites informelles, celles des chefs religieux, chefs de village, responsables d’associations locales, disciples, etc. pour comprendre la manière dont est constitué ce capital dans le local.

  

 

II)  La construction de l’identité collective des tidjanes-niassènes

Si comme l’évoque Hentsch (1997), l’identité se construit autour d’un long cheminement où les individus, en tant que collectivité, effectuent une sélection entre « ce qui est oublié et ce qui est conservé, entre ce qui est occulté et ce qui est reconnu et célébré », on peut admettre que la mémoire (collective) participe au processus de construction de l’identité, autant sur le plan objectif que subjectif :

 […] ce qu’une collectivité pense d’elle-même, de ses relations avec les autres influe sur son comportement et fait partie de son rapport au monde, en se fondant sur une mythologie implicite ou explicite, capable de fonder son identité collective et d’assurer sa cohésion (Hentsch, 1997 : 56).

 

L’histoire -à travers la glorification d’un fait événementiel- permet d’orienter des repères symboliques souvent valorisants dont le souvenir conforte et consolide l’identité collective, en éludant consciemment ou instinctivement des faits peu reluisants dont l’évocation pourrait affaiblir le sentiment d’appartenance. Dans ce registre, ce qu’une communauté considère comme partie de son identité collective (lieux, figures, normes ou principes sacrés) assure à ceux qui la perpétuent, un caractère d’autorité au sein de ces systèmes de représentation. En effet, si l’on considère que les groupes sociaux construisent eux-mêmes des représentations et des mythes pour fonder leurs relations, on peut affirmer que ce « qu’on ne peut remettre en question en tant qu’individu » procède généralement d’un caractère immuable, souvent enraciné dans un moment ou un lieu historique. Le rituel résulte d’un ou de plusieurs événements qui consacrent le marqueur symbolique du processus d’identification sociale. Dans les communautés religieuses, le rituel conforte l’identité collective et se manifeste à travers des événements « symboliques ». Alain Bourdin (2005) apporte un éclairage sur les types d’événements qui consacrent l’histoire symbolique des sociétés. Il identifie les grandes expositions internationales, les rencontres sportives, les manifestations historiques (religieuses, notamment) comme des moments symboliques qui permettent à un « lieu » d’exister, de produire de la mobilisation, de l’identification et un fort sentiment d’appartenance. Le lieu où se produit l’événement obtient un caractère « sacré » en ce qu’il assure périodiquement la commémoration de cet événement. Si le « sacré » est considéré comme ce qu’on ne peut remettre en question seul, la mobilisation de tous pour célébrer un événement qui se perpétue à travers les âges, renforce ce caractère dans l’identité collective. Au Sénégal, les confréries religieuses construisent leur identité collective sur des espaces considérés certes comme des lieux-refuges mais aussi comme des paradis, notamment dans le cas de Touba.[12] Les représentations que se font les communautés mourides de leur foyer religieux sont marquées par la croyance absolue à l’érection du « paradis sur terre » alors que les communautés layennes considèrent Cambérène, comme une cité sacrée, édifiée en zone-refuge contre les menaces externes de la société sénégalaise (dépourvue de repères moraux). La communauté de Médina Baye se caractérise quant à elle par son islam local et national mais aussi par la provenance internationale de ses membres.

 

 

2-1)    L’identification à la FAYDA : construction de l’identité religieuse

La ville de Kaolack est située au centre-ouest du Sénégal dans la région du même nom. Elle se trouve dans ce qui fut le bassin arachidier à 192 kms de Dakar. Issue du redécoupage de l’ex-région du Sine-Saloum, la région de Kaolack ne couvre plus qu’une superficie de 16.010 km2 soit 8,14 % de l’ensemble national (ONU-Habitat, 2009 : 02). Kaolack est placé parmi les régions moyennement vastes du Sénégal, malgré sa position stratégique, véritable carrefour des axes de communication et d’échanges entre populations diverses. Kaolack est la ville-intermédiaire sur le plan commercial, entre les régions du sud, de l’est et le reste du pays et entre le Sénégal et les pays voisins (Gambie, Mali, Guinée). Cette position géographique influence le modèle de développement, et les formes de mobilisation collective dans la communauté Tidjane-niassène de Kaolack. En effet, celle-ci est composée de plusieurs nationalités provenant de la sous-région (gambiens, nigérians, ghanéens, mauritaniens, etc.). Médina Baye entretient un rapport symbolique fondamental pour toute une communauté religieuse[13]. Ce rapport a été édifié au temps d’Ibrahima Niasse dit Baye Niasse, fils d’Abdoulaye Niasse, le fondateur de l’ordre religieux de la FAYDA. L’identité collective est partagée par une pluralité d’individus, parmi lesquels, sénégalais, américains, nigérians, nigériens et ghanéens. La famille tidjane-niassène est souvent dépeinte comme une confrérie à part entière, tant elle connaît une évolution fulgurante, surtout auprès des jeunes, qui sont connus pour leur dynamisme, leur dévotion, leur esprit collectif et tolérant. La FAYDA s’est établie comme la mécanique de restructuration et de régulation des collectivités locales qui étaient en proie à une profonde crise identitaire[14] et la voie qui conduisait l’adepte à la perfection spirituelle et à l’avancement social.

À travers le processus d’encadrement spirituel (TARBIYA), le disciple est initié à différentes phases de sa construction identitaire. Ce processus commun à plusieurs ordres soufis se caractérise toutefois dans la communauté tidjane-niassène par sa capacité à intégrer les normes collectives au sein d’une seule voie qui transcende les hiérarchies sociales ou traditionnelles. L’identité tidjane-niassène est construite sur l’unification sociale et l’affiliation religieuse pour s’étendre dans une territorialité symbolique (valeurs communes, mémoire collective) qui ne s’érige pas exclusivement dans un cadre sacré (Médina Baye). La construction identitaire s’inscrit comme un processus permanent qui lie tout disciple à une action sociale dans le cadre des structures fédératives (ANSAROUDINE) créées par Baye Niasse. Les repères historiques sont les marqueurs temporels qui permettent d’asseoir la mémoire collective des tidjanes niassènes. Cette mémoire se construit sur les éléments symboliques valorisants de la FAYDA Tidjane et de la personnalité de Baye Niasse dont le souvenir conforte et consolide l’identité tidjane-niassène. En effet, tandis que les mourides de Touba et les tidjanes de la ville de Tivaouane souhaitent répandre leur influence au Sénégal, les tidjanes-niassènes bâtissent leur identité collective autour de la figure sainte de Baye Niasse, autant au sein qu’en dehors des frontières du territoire national. C’est ce qui constitue la spécificité de l’identité tidjane-niassène et la distingue des autres communautés religieuses. S’il convient de noter que le territoire national est déjà source d’enjeux de pouvoir et de luttes de positionnement entre deux confréries (mourides et tidjanes), leur forte collaboration avec l’État central depuis la colonisation a incité les tidjanes-niassènes à élargir leur champ de mobilisation collective d’abord au niveau de la sous-région. Ainsi, avec la FAYDA, la stratégie des chefferies religieuses consiste désormais à rompre avec la sédentarisation pour explorer le monde et transporter le message de Baye Niasse au-delà des frontières locales et nationales.

Le discours de la FAYDA s’inscrit dans un autre ordre. En faisant référence à des normes d’évidence générale (accès à la connaissance divine, réalité de la croyance, etc.) et à des principes comportementaux,[15] le message de Baye Niasse s’adresse à toute communauté désireuse d’accéder à « la bonne conduite, la poursuite de la tradition prophétique, la claire-audience des préceptes religieux et la réalisation de la vérité » (entretien, El Hadj Ndiaye, Dakar, Juillet 2008). Pour des communautés confrontées à des crises structurelles et identitaires, le message de Baye Niasse fut salutaire en ce qu’il exhorta un renforcement de la solidarité collective et d’intégration sociale par un processus d’apprentissage, TARBIYA, visant l’adoration divine.

Ainsi, Kaolack devient de plus en plus le lieu de prédilection de plusieurs communautés locales et sous-régionales unie autour de cette identité collective : « c’est la raison pour laquelle je crois que Kaolack et Médina Baye en particulier est voué à un grand avenir, à cause du fait religieux qui est positif pour la collectivité car il constitue un facteur de mobilisation sociale et de dynamisme local » (entretien avec Mapenda Mbaye, secrétaire municipal, Kaolack, juillet 2008). De plus, elle constitue une plaque tournante de l’économie sous-régionale pour plusieurs qui y transitent pour des raisons commerciales. S’il nous a été difficile de quantifier le nombre exact d’immigrés qui affluent à Kaolack et Médina Baye, durant l’année ou lors d’événements religieux, nous avons pu observer la diversité de la population y résidant.

Interrogés sur leur présence, ceux-ci nous indiquaient qu’ils y séjournaient de façon temporaire ou permanente pour acquérir du savoir, éduquer leurs enfants dans la foi religieuse et l’enseignement (Xam-Xam) légué par le guide de Médina Baye. Cette dimension internationale accorde un statut « universel » à la ville de Kaolack surtout auprès des disciples qui y affluent à l’occasion d’événements religieux. Pour les chefferies tidjanes-niassènes, la présence et la coexistence pacifique de toutes ces communautés à Kaolack et aux abords de Médina Baye est le parfait témoignage de l’harmonisation et de l’universalité du message de Baye Niasse, à l’instar des figures saintes dans l’islam (dont le prophète Mohamed, PSL) qui toléraient et acceptaient plusieurs communautés et groupes religieux à s’installer aux alentours de lieux sacrés. Le capital symbolique est ancré dans l’universalité de Médina Baye, laquelle est magnifiée par les chefferies tidjanes-niassènes pour conforter l’identité collective. Celle-ci comme d’autres confréries du Sénégal, (les mourides à Touba ou les layennes à Cambérène) est préservée par l’installation d’enceintes publiques notifiant résidents et visiteurs des interdits religieux au sein de Médina Baye.

L’implantation de ces panneaux assure la préservation des principes collectifs dans la localité de Médina Baye. Le principe de la mobilisation collective nous aide à mieux comprendre comment les structures sociales ont été d’un apport significatif dans la redynamisation de l’identité tidjane-niassène. Grâce aux structures fédératives initiées par Baye Niasse, la communauté tidjane-niassène a pu ranimer son action collective en s’appuyant sur deux principales zones- carrefours (Médina Baye et Kano). Ces structures priorisent l’encadrement social et spirituel des disciples en cherchant à revitaliser la communauté par l’adhésion collective, en perte de vitesse lors des périodes de crise identitaire. Il convient dès à présent d’explorer le mode d’encadrement des acteurs religieux et structures (ANSAROUDINE). Ceci nous permettra de comprendre comment elles ont réussi à consolider l’identité du groupe tidjane-niassène chez plusieurs adhérents, notamment auprès des jeunes du Sénégal et de l’extérieur.

 

 

III) Le poids des chefferies religieuses dans la gouvernance à Kaolack

La gouvernance dans les études sociologiques permet de faire intervenir un ensemble complexe d’institutions et d’acteurs qui n’appartiennent pas tous à la sphère institutionnelle. Nous nous rapprochons de la définition de Jean Leca : « La gouvernance consiste […] dans l’interaction d’une pluralité d’acteurs gouvernants qui ne sont pas tous étatiques ni même publics » (Leca, 1996 : 339). La gouvernance implique donc la participation, la régulation et la coordination. Son intérêt réside dans sa capacité à rendre compte des régulations, des processus politiques et sociaux permettant l’élaboration des projets collectifs (Le Galès, 1995).

   

 

3-1) Les acteurs clefs de la gouvernance locale à Kaolack

Nos enquêtes ont révélé l’implication de trois acteurs dans la gouvernance locale, notamment les pouvoirs publics représentée par la commune de Kaolack, les associations religieuses (structures fédératives d’ANSAROUDINE) et les chefferies religieuses (la famille khalifale tidjane-Niassène de Médina Baye). La gouvernance locale de Kaolack est partagée entre ces trois acteurs qui s’approprient les lieux publics de façon structurée, autour des principes de l’identité collective tidjane-niassène. Kaolack a été érigé en 1917, puis a détenu le statut de commune de plein exercice en1956 (ONU-Habitat, 2009 : 04).

La loi nationale sur la décentralisation de 1996 a permis à la commune de Kaolack[16] de se doter d’une personnalité pleine et entière dans les neuf domaines de compétences prévues (gestionet utilisation du domaine privé de l’État, du domainepublic, du domaine national, aménagement duterritoire, santé, action sociale ; urbanisme, assainissement, habitat, etc.). En dépit de cette « autonomie locale », Kaolack est en prise à des problèmes financiers qui contrecarrent la gestion des domaines de compétences prévues par la décentralisation. Des associations religieuses s’activent dans la prise en charge des demandes sociales dans la collecte des ordures et dans l’assainissement public avec l’incapacité des pouvoirs publics et des sociétés concessionnaires à mettre en place un véritable système d’entretien et de ramassage d’ordures.

La sensibilisation des membres d’association à l’entretien des espaces publics est orientée sur l’identité collective tidjane-niassène, à l’instar des associations layennes à Cambérène. La famille khalifale s’implique dans les projets de construction des grandes routes et voiries pour permettre l’accès et la libre circulation des biens et des personnes lors des pèlerinages. Elle assure une prise en charge des besoins des collectivités en matière de services publics (fourniture de l’eau, de logement, transport, etc.) consolidant le capital social dans la localité. Il est nécessaire d’analyser les projets municipaux élaborés pour la mise en valeur de la commune de Kaolack pour percevoir l’action locale des chefferies religieuses.

À Kaolack, le désengagement des pouvoirs publics, notamment dans la fourniture et la gestion des services publics essentiels est de plus en plus manifeste au profit du secteur privé et des chefferies religieuses : « la municipalité n’a pas toujours la capacité de faire fonctionner les équipements et les services nécessaires à la satisfaction des besoins essentiels des communautés » (entretien avec Ousmane Ndour, adjoint au maire, Kaolack, 2008). Cela en dépit du fait que la municipalité dispose d’un budget spécifique en matière de fourniture de services publics (éclairages des lieux de cultes). Même si la commune de Kaolack détient la responsabilité d’intervenir en matière de planification du développement local, plusieurs compétences sont gérées par les chefferies religieuses dans la collectivité. Face aux difficultés financières, les pouvoirs municipaux ont diversifié leurs actions et ont entrepris une mobilisation de fonds publics et privés afin de s’acquitter des frais en services publics essentiels (eau, électricité, téléphone). Au Sénégal, la politique nationale de décentralisation prévoit une autonomie financière des collectivités locale à travers un budget permettant de financer les activités de la commune (BCI : budget consolidé d’investissement).

Toutefois, à Kaolack, la municipalité a recours à du financement extérieur avec l’appui d’organismes multilatéraux comme la Banque Mondiale (BM) dans ses projets de développement. Plusieurs activités de subventions sont ainsi gérées par la BM dans le cadre d’un programme d’appui aux communes[17] qui met l’accent sur des secteurs prioritaires (marchés stratégiques, activités socio-économiques dans l’hydraulique, la santé, l’assainissement, etc.). Ce programme financé par la Banque Mondiale a permis en juillet 2008 la signature d’un contrat de ville entre la municipalité de Kaolack et l’Agence de développement municipal (ADM), prévoyant la réalisation de grandes infrastructures publiques, avec l’appui de l’AGETIP. Ces programmes nous permettent de montrer comment l’espace de Kaolack sert d’enjeu de pouvoir entre les acteurs municipaux, contraints de s’engager dans une logique de coopération (à travers des contrats publics) et les acteurs privés (institutions financières internationales) qui pénètrent le local pour s’approprier des ressources matérielles (infrastructures, routes).

Face à cela, les acteurs religieux (chefferies et associations) s’efforcent de maîtriser l’espace symbolique et matériel du territoire de Kaolack selon différents modes de régulation : en s’impliquant dans la collectivité locale, en diffusant les principes de Baye Niasse, en exhortant la mobilisation collective, en s’associant aux pouvoirs publics dans des projets communs d’assainissement, de santé, d’éducation, etc. Ces secteurs d’activité (compétences transférées dans les collectivités locales) constituent des centres d’intérêts pour les pouvoirs publics, les acteurs comme la BM et les acteurs locaux.Si la Banque Mondiale entend ne pas associer les chefferies religieuses dans leurs zones d’activités : « il s’agit de ne pas mélanger la religion avec la stratégie de développement pour éviter tout risque de contrôle sur celle-ci » (entretien avec Mapenda Mbaye, secrétaire Municipal, Kaolack, 2008). On ne peut pas en dire autant de la mairie de Kaolack qui ne peut se passer des religieux dans la gouvernance locale. En effet, plusieurs postes de responsabilité (dont l’ancien maire de Kaolack, Khalifa Niasse) sont souvent dévolus à des membres de la famille Niasse de Médina Baye qui se présentent lors d’élections locales[18] afin de s’assurer de positions stratégiques (maire, adjoint au maire, etc.) au sein de la localité. Si les chefferies interagissent beaucoup avec les politiques, notamment lors d’événements religieux, elles le font également avec les associations religieuses, notamment avec le GRAD (Groupe de Réflexion ANSAROUDINE).

 

 

IV) Le poids des associations tidjanes-niassènes dans la gouvernance locale

Le GRAD a été fondé le 1er juillet 1995 par des étudiants tidjanes-niassènes qui se sont inspirés des écrits et des enseignements de Baye Niasse pour créer leur association. JAMIYATU ANSAROUDINE est née des recommandations de Baye Niasse, qui avait donné consigne à ses disciples de créer des structures associatives ayant comme devise NAHNOU ANSAROULAH. L’espace symbolique tidjane-niassène édifie la conception unitaire de ces structures qui se veulent nationales (Sénégal), régionales (Gambie, Ghana, Nigéria) et internationales (France, Italie, États-Unis). Le statut international de Baye Niasse permet l’existence de ces fédérations qui intègre tous les disciples tidjanes-niassènes, où qu’ils soient. En effet, dans une lettre adressée à sa communauté, Baye Niasse indique à tout talibé (disciple) l’obligation de faire partie d’une association religieuse (daïra). Cette exigence centrale à l’identité tidjane-niassène renforce la légitimité symbolique de ces structures. Où qu’il soit le disciple tidjane-niassène est lié à une daïra qui elle-même est intégrée dans des structures fédératives (ANSAROUDINE). C’est ainsi que s’inscrit le lien identitaire où le père (Baye Niasse) indique à ses disciples la voie à suivre afin de s’affilier à une structure locale, nationale ou internationale.

À travers ce principe, certains peuvent y déduire un caractère de dépendance et de contrôle des chefs religieux à l’égard de « dévolus fidèles ». Nous préférons y voir plutôt une volonté de ces chefs de perpétuer l’affiliation identitaire dans la socialisation et l’action collective au-delà même du lieu sacré (Médina Baye). En effet, ces structures permettent la territorialité de l’identité collective tidjane-niassène au sein d’espaces fédérateursqui renforcent les liens sociaux entre membres des daïras et fédération ANSAROUDINE. En associant l’éducation, la santé, la promotion de la jeunesse aux questions de développement économique et social, ces structures prennent le relais des chefferies religieuses dans la gouvernance locale en combinant appartenance religieuse et action sociale. Elles se donnent comme vocation de prendre en compte les besoins économiques et sociaux au Sénégal car parfois « ces chefferies religieuses négligent ce volet en s’adonnant exclusivement aux activités spirituelles et religieuses » (entretien, Cheikh Tidjane Gaye, président GRAD, Dakar, juillet 2008). Toutefois, en matière de gouvernance locale, l’action entre chefferies et associations est beaucoup plus concertée. L’agriculture constitue à ce titre un domaine d’action privilégiée. Une fondation, supportée par la famille khalifale[19] de Médina Baye a été mise sur pied pour mettre en valeur des zones rizicoles dans la vallée du Fleuve Sénégal :

Afin de résorber le problème de l’autosuffisance alimentaire et le manque cruel de riz au Sénégal, les disciples du GRAD et des daïras exploitent depuis 2005 des champs rizicoles et produisent un riz local de qualité différent du riz importé.  (Entretien avec Cheikh Tidjane Gaye, Président du GRAD, Dakar, Juillet 2008).

 

Même si la quantité de riz produit dans ces champs n’est pas si abondante, ces activités socio-économiques renforcent le capital social du GRAD dont les membres s’impliquent personnellement pour récolter et distribuer le riz d’abord dans la communauté puis assurer la commercialisation au-delà. L’un des objectifs du GRAD est de stimuler des programmes d’activité économique mais aussi de regrouper tous les condisciples tidjanes-niassènes en fonction de leur champ de spécialisation. En 2008, le GRAD a organisé avec l’appui de Serigne Mamoune Niasse, la 1ère et 2ème édition des Journées de Médina Baye. Ces journées permettent aux structures associatives et représentants des chefferies de regrouper l’ensemble des disciples, professionnels, intellectuels tidjanes-niassènes en ateliers de travail pour discuter de questions locales, sociales, économiques, religieuses, etc.

À l’issu de ces ateliers, des avis consultatifs sont émis sur la gouvernance, le regroupement associatif, l’encadrement collectif, etc. puis rapportés au Khalife Général des tidjanes-niassènes (Cheikh Ahmed Dame Ibrahima Niasse). Des mesures locales sont ensuite prises en conformité avec les décisions des divers représentants de la communauté tidjane-niassène. La mobilisation du GRAD au sein de la communauté leur permet de détenir un véritable pouvoir d’action dans la gouvernance. Toutefois, celui-ci est soumis au bon vouloir[20] des chefferies religieuses. Elles contribuent financièrement aux activités du GRAD, sont conscientes et très enclines à céder du pouvoir à ces structures fédératives, tant que celles-ci remplissent l’objectif de mobilisation sociale à laquelle elles sont aussi dévolues. Lors des GAMOU, le GRAD s’active dans la mobilisation et se charge de réunir les disciples selon leur affiliation professionnelle. Il y a une volonté de propager la cohésion sociale dans d’autres sphères pour favoriser la mobilisation collective et promouvoir le caractère fédérateur et inclusif du message de Baye Niasse. Il y a lieu de croire que le succès de cette mobilisation dans la communauté de Baye conforte l’ouverture à d’autres individus et espaces collectifs :

Le regroupement communautaire selon les principes de Baye Niasse n’occasionne pas chez nous un type de communautarisme qui serait exclusivement orienté à certaines franges de la population du Sénégal. Tous les services et instituts du GRAD s’adressent certes d’abord aux communautés sénégalaises nécessiteuses mais également à tout individu ou groupe social ayant besoin de recourir à nos services. (Entretien, Cheikh Tidjane Gaye, président du GRAD, Dakar, juillet 2008).

 

La portée internationale que souhaitent octroyer les responsables du GRAD à leur structure atteste de l’influence grandissante de leur action collective. En s’appuyant sur les principes identitaires, ils ambitionnent d’intégrer tous les disciples tidjanes selon leur champ d’expertise professionnelle en tenant compte des domaines de compétence transférée dans les collectivités locales (éducatif, social, sanitaire, sportif, culturel, jeunesse, urbanisation, etc.). C’est ainsi que l’action du GRAD devient généralisée, s’étendant au-delà de l’espace local ou national.

 

 

Conclusion

À l’issu de nos enquêtes, nous avons pu montrer que la solidarité confrérique offre de nouvelles modalités de gouvernance[21] aux collectivités locales qui se détournent des pouvoirs publics, au profit des confréries religieuses. À l’instar de Damien Talbot (2006), nous estimons que l’espace ne doit pas uniquement s’entendre comme un contexte purement physique, doté d’attributs matériels dans lequel se déroulent des relations économiques et politiques. Cet espace possède une dimension sociale fondatrice qui permet de saisir une construction active de relations, de stratégies, de représentations, de structures des acteurs qui s’y déploient.

Dans le cadre de l’espace de Médina Baye, il est symbolique avant tout, diffus au sein d’un « espace physique, construit, travaillé, modelé, partagé par les hommes (...) conservant comme fondement le cadre matériel des interactions et des échanges » (Grosseti, 1997 : 03). L'espace de Médina Baye est certes contenu autour d’un territoire physique, marquée par une histoire particulière, un patrimoine sacré par la figure de Baye Niasse, père fondateur de la communauté tidjane-niassène. Toutefois, cet espace est avant tout symbolique, conçu sur un ensemble de références identitaires communes. La construction sociale de cet espace permet d’ériger l’identité collective sur la pluralité, la territorialité et l’unité des tidjanes-niassènes. La régulation des relations entre ces acteurs repose sur la concertation et l’interaction permanente. On relèvera enfin l’existence d’un système d’encadrement collectif propre aux acteurs religieux, associatifs qui prennent en charge le développement local, même en dehors de la communauté. En effet, comme l’évoque A. Seck (2007 : 41) « lorsque les édifices abritant des fonctions sociales sont absents de l’espace public, le lieu de culte devient le point de rencontre et de sociabilité au sein d’une communauté ». Les centres religieux, mosquées, musalas, zawiyas créés par les structures d’ANSAROUDINE en dehors de Médina Baye deviennent des espaces privilégiés pour la socialisation, notamment pour des jeunes, en perte de repères sociaux (surtout s’ils se trouvent à l’étranger, loin de leurs cercles familiaux ou amicaux). L’action sociale de ces centres permet la permanence du lien culturel et associe des référents symboliques qui facilitent les allégeances religieuses.

D’espaces-refuges, les foyers-religieux sont désormais des références en termes de lieux de culte ou d’espaces publics. En choisissant de mener une lecture empirique des espaces religieux au Sénégal, nous restituons la diversité des dynamiques sociales et culturelles de la gouvernance. En définitive, ceux qui détiennent du capital social sont souvent les acteurs qui disposent d’un pouvoir d’action, d’organisation et de mobilisation au sein de ces espaces. Les collectivités locales voient dans l’action collective des marques du capital symbolique pour lequel elles sont liées. Les acteurs qui y disposent des ressources symboliques et matérielles et en assurent la redistribution se constituent comme les plénipotentiaires de la gouvernance et du développement.

 

Bibliographie

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-  Augé, Marc. 1975. Théories des pouvoirs et idéologie. Étude de cas en Côte d’Ivoire, Paris, Herman.

-  Badie, Bertrand, 1992. L'Etat importé : essai sur l'occidentalisation de l'ordre politique, Éditions Fayard, Paris.

-  Balandier, Georges. 1967. Sociologie des mutations, Paris, Anthropos.

-  Bourdieu, Pierre, 1980a. Le sens pratique, Paris, Minuit.

-  ____________.1980b. Questions de sociologie, Paris, Minuit.

-  Bourdin, Alain. 2000. La question locale, Presses universitaires de France, Paris.

-  Tarik Dahou, Entre parenté et politique. Développement et clientélisme dans le Delta du Sénégal, Paris, Karthala, 2004.

-  Momar Coumba. Diop. 1992. Sénégal, trajectoires d’un État, Dakar, CODESRIA.

-  ____________. Diop, Mamadou Diouf, Donal Cruise O'Brien, La Construction de l'État au Sénégal, Paris, Karthala, 2002.

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-  Hentsch., Thierry. 1997. Introduction aux fondements du politique, Presses de l’Université du Québec, Ste-Foy.

-  René Otayek, Démocratie, culture politique, sociétés plurales : une approche comparative à partir de situations africaines, in « Revue Française de science politique », Vol 47, No 6, décembre 1997, 798-822.

-  Jean-Pierre Olivier de Sardan, « État, bureaucratie et gouvernance en Afrique de l’Ouest francophone »,  Politique Africaine, décembre 2004, 139-163.

-  Seck, A., 2007. « Politique et religion au Sénégal. Contribution à une actualisation de la question », in Islam, sociétés et politique en Afrique subsaharienne, in Triaud, J.L. et al. Paris, Rivage des Xantons, pp. 23-49.

-  Talbot, Damien. 2006. « La gouvernance locale, une forme de développement local et durable? Une illustration par les pays », Développement durable et territoires [En ligne], mis en ligne le 29 avril 2006, consulté le 03 nov. 2010. URL : http://developpementdurable.revues.org/2666.


* BEM Dakar

[1] De nombreux auteurs, depuis Robert Dahl (1957) ont fait de la structuration du pouvoir dans la société, l’objet du politique. Parmi ceux-ci,  on retrouve Vincent Lemieux (2000) qui fait une typologie des rapports de pouvoir à tous les échelons du processus organisationnel.

[2] On conçoit que ces mutations sont portées par des groupes, des réseaux, des communautés ou des leaders charismatiques qui développent des démarches d’action populaire et de participation politique.

[3] La microanalyse est conçue ici comme une démarche analytique multidisciplinaire, où la sociologie, l’histoire et l’anthropologie politique non seulement des groupes mais aussi des individus sont transcrites à la loupe. Ce qui permet de restituer la diversité des mutations sociales et politiques au sein des espaces étudiés. Nous nous inscrivons surtout dans la perspective de René Otayek (1997) qui estime que les identités (religieuses) forment et transforment le politique et assurent la gouvernance plurale des sociétés africaines.

[4] Médina Baye constitue un important foyer-religieux, quartier religieux située dans une commune laïque (Kaolack), la localité est le chef-lieu de la confrérie tidjane-niassène au Sénégal et accueille également plusieurs événements religieux, plusieurs disciples en plus de disposer d’un grand centre d’enseignement musulman (écoles coraniques, daïra, associations islamiques, etc.).

[5] Baye Niasse (1900-1975) est le fils cadet d’Abdoulaye Niasse, fondateur de la communauté tidjane-niassène. Baye Niasse est détenteur de la Faydu Tidjane, ordre religieux qui permit l’allégeance d’une multitude de disciples à la confrérie, venue principalement d’Afrique de l’Ouest.

[6] Dans la réflexion sur l’État en Afrique, plusieurs analyses tentent de décrire la nature du politique en mettant en cause le fonctionnement de l’État et son mode de gouvernance et en érigeant des modèles de « bonnes pratiques » à suivre. Cette conception fonctionnaliste de l’État part du constat de la criminalisation de l’État et de la crise des institutions. (Voir Bayart et al. 1997).

[7] On retrouve par exemple : Diop, (1992), Cruise O’Brien (2002) et Gueye (2002).

[8]  Diop, M-C (1992), O’Brien (2002) ont beaucoup écrit sur le religieux et le politique au Sénégal, en s’épanchant notamment sur les rapports entre la confrérie mouride et l’État au Sénégal.

[9] Il s’agit d’une approche telle que mentionnée par Bourdin (2005) de « local-level politics » qui est utilisée dans le souci d’occuper l’espace laissé vacant par une anthropologie gagnée par la « déconstruction » et une science politique encore trop peu « anthropologique ».

[10] Les ouvrages de Diop, M-C (1992), O’Brien (2002) montrent notamment les liens étroits entre les autorités religieuses mourides et les représentants du pouvoir d’État (Senghor et Diouf) au Sénégal.

[11] Tel que l’évoque Dahou (2005), la notion d’agents permet d’inclure l’ensemble des acteurs qui interagissent dans une réalité donnée ; la notion de champ associe les lieux où les principaux agents sociaux, détenteurs d’un quelconque type de pouvoir, se mesurent, rivalisent, et interfèrent.

[12] Touba baptisée en 1888 du nom d’un arbre du Paradis est considérée par les mourides comme une ville sainte, une maison de Dieu : la cité idéale sur terre.

[13] On y rapporte souvent la discipline, le dynamisme, l’esprit collectif et tolérant des Niassènes, qui sont tous unis dans l’effort et la pratique de leur foi religieuse. La famille Sy de Tivaouane, la famille Niasse de Kaolack, la famille Tall, celle de Thiénaba, la famille Jamil Sy (dans le quartier de Fass) constituent les principaux animateurs du dynamisme de cette communauté religieuse.

[14] De la fin du XIXème siècle au milieu du XXème siècle, la défaite des monarchies traditionnelles au Sénégal face aux pouvoirs coloniaux avait provoqué une profonde rupture des équilibres socio-politiques  au sein des collectivités locales qui n’avaient que les religieux pour assurer leur protection sociale.

[15] Dans ceux-ci, la communauté tidjane-niassène y favorise la mobilisation collective et l’appartenance communautaire, en exaltant la moralisation, l’égalité sociale, la discipline du soi, la quête de l’essence divine par des pratiques de dévotion et d’obéissance religieuses.

[16] Conformément à la loi n° 96-06 portant sur le code des collectivités locales, Kaolack est dotée de la personnalité morale et de l’autonomie financière.

[17] Dans ce cadre, un projet d’Appui aux Communes (PAC) a été créé entre 1999 et 2004 par le gouvernement sénégalais avec le groupe de la Banque Mondiale afin d’améliorer la gestion administrative et financière des Communes et de soutenir leurs efforts d’investissement par la modernisation ou la construction de leurs infrastructures

[18] Au moment où nous faisions nos enquêtes, le maire de Kaolack était Khalifa Niasse. Il a été remplacé en avril 2009 par Madieyna Diouf, d’un autre parti (Alliance des forces du progrès) n’appartenant pas à la famille religieuse. Toutefois, son premier adjoint Khoureïchi Niasse est le frère de l’ancien maire de Kaolack.

[19] Il nous a été difficile de connaître les montants exacts des contributions des membres de la famille religieuse à cette fondation. Des responsables du GRAD nous ont indiqué que des membres de la famille de Médina Baye offraient des contributions généreuses. Feu Imam Assane Cissé, Baba Lamine Niasse, Serigne Mamoune Niasse, Serigne Cheikh Tidjane Niasse et plusieurs de ses fils effectuent des dons aux associations à chaque fois qu’ils sont mis au courant de leurs activités.

[20] Lors de notre entretien avec le président du GRAD (Cheikh Tidjane Gaye), nous avons appris que des membres du GRAD ont voulu prendre en charge l’assainissement du quartier de Médina Baye. Plusieurs retards ont caractérisé le début des travaux de réfection de la canalisation de Médina Baye, organisé par l’ADM et la commune de Kaolack. Toutefois, à l’issu des journées de Médina Baye, le GRAD sur recommandation des représentants du Khalife a décidé d’attendre le lancement des travaux et de n’agir que si son appui était requis. Le pouvoir des chefferies religieuses dans la gouvernance s’exprime ici de manière tangible.

[21] Avec la crise graduelle de l’État, le pouvoir des confréries religieuses acquiert une primauté économique et socio-politique incommensurable aux yeux des populations. À Touba, les chefs religieux maintiennent l’État et son administration hors de son territoire, avec la gratuité d’un ensemble de services, (dons de lots de terre, avantages sociaux dans certaines localités…). Ce recul de l’État, conjugué au dynamisme du pouvoir mouride exhorte une multitude de sénégalais à s’identifier comme Mourides pour bénéficier de tous ses avantages sociaux.