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Résumé

Que nous révèle Ferdinand de Saussure de la littérature ? Quels sont, d’après lui, les « principes actifs » qui permettent de générer de la signifiance ? Les thèses du linguiste suisse passent-elles l’épreuve de la pratique et de la théorie d’un poète tel que Stéphane Mallarmé ? Ferdinand de Saussure propose une théorie de la poéticité certes hésitante et fragmentaire mais très productive. En convoquant une métaphysique qui bricole avec les matériaux linguistiques, il donne à lire la poésie comme une démiurgie qui opérerait sur la trace d’une transcendance (un hypogramme) qui fonctionne comme un horizon non-actualisable.

Mots clés: Anagramme, bricolage, hypogramme, linguistique, métaphysique, poésie, signifiance.

 

Abstract

What does Ferdinand de Saussure reveal us about literature? According to him, what are the "active principle" that help generate the significance? The theses of the Swiss linguist do they pass the test of practice and theory of a poet such as Stéphane Mallarmé? Ferdinand de Saussure proposes a theory of the poeticity of course hesitant and fragmentary, but very productive. Summoning a metaphysics which tinkers with the linguistic materials, he allows to read poetry as a demiurgic that would operate on the trail of a transcendence (a hypogramme) which functions as a non-updatable horizon.

Key words: anagram, do-it-yourself, hypogramme, language, metaphysics, poetry, significance.

 

 

Introduction

L’étude qui suit peut être considérée comme l’analyse de l’écriture d’un Ferdinand de Saussure qui explore le champ de la littérature. Cette théorie du phénomène poétique prend son essor à partir d’une interrogation sur la langue puis sur le discours. C’est à partir de cette réflexion exigeante et audacieuse pour un scientifique que se mettent en place les éléments d’une véritable herméneutique saussurienne que Simon Bouquet (1997) appelle de ses vœux:

La prise en compte de cette dimension de la pensée de Ferdinand de Saussure qui entre en résonance avec les soucis d’un poète tel que Stéphane Mallarmé est essentielle à la compréhension de la pensée du sémiologue qui, tout bien considérée, possède l’envergure et la portée d’une herméneutique (BOUQUET, 2014). La mise en valeur de cette herméneutique saussurienne corrobore également une certaine vision moderne de la poésie qui en localiserait le site dans une Langue énigmatique. Pour des penseurs comme Ferdinand de Saussure et Stéphane Mallarmé la langue n’est rien moins que la maison de l’être. La modernité est justement marquée par cette inquiétude qui soupçonne ou plutôt espère au cœur du principe de relativité, qui semble définir les langues, un principe d’unité absolue qui ne cesse de se dérober. L’opération poétique fondée sur le principe de mise en résonance a justement pour vocation de disperser le principe de différence qui sévit dans les codes. Nous voudrions donc, en suivant les brouillons saussuriens édités par Jean Starobinski[1], montrer que la démarche de Ferdinand de Saussure est en définitive sinon plus importante du moins aussi importante que les résultats obtenus. Ces axiomes de lectures permettront de mettre à jour des instruments à même de libérer la signifiance littéraire (dans notre troisième section). Cette signifiance est plutôt un champ soumis à des forces. Afin d’en comprendre leur économie nous réfléchirons dans un premier temps aux enjeux de l’écriture saussurienne avant de cerner la nature de la règlementation à laquelle est soumise le texte.

 

1. Une rigueur littéraire

Ferdinand de Saussure est celui qui n’a jamais, à proprement parler, rien écrit. Jean Ricardou le démontre fort bien dans son excellent article sur le linguiste genevois[2]:

Que Ferdinand de Saussure n’ait pas été dans les meilleurs termes avec l’écrit, il suffit, pour l’apercevoir, sur un mode global, d’être attentif à deux indices. L’un est l’aveu sans ambages émis, nul ne l’ignore, dans ce qui paraît un brouillon de lettre: « j’ai une horreur maladive de la plume ». L’autre est l’étrange sort des principales recherches de l’auteur genevois. Comme le signale leur divulgateur, Jean Starobinski, l’on s’en souvient, à propos du « Premier cahier à lire préliminairement ». Il pourrait avoir été préparé en vue d’une publication – à laquelle Ferdinand de Saussure a préféré renoncer. Les « Cahiers sur les anagrammes » sont demeurés entièrement inédits. Et ce sont par des extraits qu’ils ont été offerts jusqu’aujourd’hui à la lecture. Comme le soulignent les éditeurs, Charles Bally et Albert Séchehaye, dans leur préface:F. de Saussure détruisait à mesure les brouillons hâtifs où il traçait au jour le jour l’esquisse de son exposé. Le Cours de linguistique générale s’est maintenu largement irrédigé. Et ce sont sous les espèces de reconstitutions, pour l’essentiel à partir des « notes consignées par les étudiants », qu’il en est venu à former un volume.

 

Il a, par contre, tel Platon, énormément enseigné laissant à ses auditeurs la responsabilité de fixer ce qu’il n’a pas voulu fixer. Comme s’il jugeait insuffisante et précoce la publication d’un appareil de conceptualisation de cette chose étrange qu’est le discours (ou la langue). Ces problèmes, on le pressent, sont des problèmes d’ontologie puisque leur difficulté consiste justement à décrire, théoriser cette chose fuyante qui constitue, cependant, l’assiette de l’être, cette chose qui est le champ de l’Etre. L’article de Herman Parret (2012[3]) montre bien ce lien intime de la réflexion sur le discours, à la réflexion sur la littérature et à la réflexion sur l’être. Si nous ordonnons cette théorie erratique[4] on voit que ce qu’on pourrait appeler la théorie du discours, s’enracine dans une théorie de l’être qui s’enracine dans une théorie de la littérature. Comme si la littérature était à la fois la maison de l’être et de la langue. A ce titre la convocation d’un certain nombre de philosophèmes empruntés à l’épistémologie brahmanique (PARRET: 2012) est significative. En refusant de publier, en multipliant les tentatives d’écritures léguées à la postérité, Ferdinand de Saussure procède comme un Malherbe[5] ou comme un Paul Valéry. A sa rigueur scientifique qu’on connaît mieux, s’ajoute la rigueur littéraire (l’inquiétude expressive) qu’on connaît moins. La poésie, la légende l’étonnent au même titre que la langue. Toutes choses, semble-t-il, égales par ailleurs.

Comme on le constate, toutes les précautions qu’il prend, au point d’en rester aux registres du fragmentaire et du brouillon ne sont, en aucune façon, des effets de préciosité. Du reste, ceux qui se sont aventurés sur le terrain du métalangage, ceux qui ont franchi le rubicon, n’ont fait qu’amplifier les paradoxes liés à de telles entreprises péchant par excès de précision, par un vouloir-saisir excessif. Tout au contraire le maître joue admirablement avec des concepts qui posaient des problèmes et dans le même mouvement proposaient des réponses qui nous donnaient la pleine mesure de ce monde fantastique, déroutant qu’est le discours dont le prototype est le discours littéraire (légendaire, poétique). Ce monde est à la fois énigmatiquement le plus déterminé (sans quoi on ne postulerait pas une sémiologie qui ne peut être que formelle[6]) et le plus créateur de liberté. Le discours poétique est en ce sens exemplaire car il génère des énoncés synthétiques qui ne cessent de s’adosser à des archi-règles. Le moi-poète cède l’initiative, pour parler comme Mallarmé[7], à un Moi universel (Parret[8]). Il semble que Ferdinand de Saussure se soit très longtemps attardé sur une hypothèse sociologique avant d’oser une lecture métaphysique. Cette archigrammaire de la littérature rappelle étrangement l’hypothèse du Livre Mallarméen qui peut être considérée comme une hypothèse mathématique.

Ce discours est donc à l’entité théorique qu’est la langue ce que l’existence est à l’essence, le multiple à l’un, le singulier à l’universel. Qu’une parole puisse être comprise par le lecteur de toute communauté, qu’un poète puisse composer un poème à partir d’archi-règles est la preuve évidente qu’il y a une archi-grammaire.

Ce logosphère (monde du discours) fantastique, énigmatique par la précision qui la règle assure donc à l’énonciateur une liberté exceptionnelle. En disant que ce Moi au moment de créer est comme dans un état de sommeil[9], Ferdinand de Saussure développe un extraordinaire théorème que l’on trouvera chez les surréalistes (avec la notion d’écriture automatique) et les Oulipiens.

Il est important de passer en revue et de méditer toutes les métaphores convoquées par le sémiologue suisse. Notamment celles du jeu et des mathématiques. L’énigme tient au fait que la simplicité apparente du discours donne peu à voir de l’ordre qui le règlemente et fait sa richesse incommensurable.

 

 

2. Une réglementation précise

C’est l’énigme d’un langage infini, d’une immanence transcendantale que Ferdinand de Saussure perçoit d’abord dans la parole ensuite dans la littérature. On comprend qu’un tel degré d’exigence conduise chez le créateur à la production de poèmes et chez l’interprète à la production de douloureuses menstrues c'est-à-dire des textes avortés portés cependant à l’attention de disciples présents et futurs sous la forme de la non-signature:

Absolument incompréhensible si je n’étais obligé de vous avouer que j’ai une horreur maladive de la plume, et que cette rédaction me procure un supplice inimaginable… (STAROBINSKI, 1971, p. 13)

 

A ce moment de son élucidation du phénomène poétique, Ferdinand de Saussure bute sur l’imputation de ce savoir(-faire): c'est-à-dire sur l’origine et la nature de ces règles. Autrement dit les questions qu’il pose sous un jour nouveau sont celles de savoir:

Qui est l’auteur de tels poèmes ?

Qu’est-ce qu’être un auteur dans l’activité poétique ainsi définie ?

Il est évident que dans l’environnement positiviste qui est le sien faisant du cogito le site et l’actant de contrôle du poème, Ferdinand de Saussure ne pouvait prendre la pleine mesure de la découverte magistrale qu’il vient de faire. A savoir que le poème est généré par une formule. Il tombe ainsi dans une triple erreur interprétative:

-       l’illusion du sujet créateur qui immanquablement verrouille une partie essentielle du texte,

-       l’illusion référentielle qui pose le thème, l’hypogramme, en avant de la création au lieu de le poser à l’horizon de son dire. Il reconduit la logique de la mimesis là où il a fourni les matériaux d’une pensée de la différance (DERRIDA, 1967) qui fait que le poète opérerait sur la trace d’un modèle absent. Dès lors les hypothèses interprétatives ne sauraient être que des axiomes. Dès lors aucune de ces axiomatiques ne sauraient rendre compte exhaustivement du jeu d’un texte littéraire digne de ce nom[10]. Toute axiomatique est réfutable, notamment par le texte supérieur à toute théorie et tout savoir écrivant. Paul Valéry a magnifiquement décrit le non-savoir qui tient lieu d’intention créatrice[11].

-       L’illusion substantialiste qu’il a magistralement déconstruite à propos de la langue mais qu’il n’a pas su faire à propos de la sémiosis, ou plutôt de la grammatologie littéraire. Il tombe dans ce piège notamment lorsqu’il fait de ce thème un mot-thème, le simple nom d’un Dieu. Ce faisant il nous installe dans un cercle parfait, faisant de la poésie un jeu non-productif d’être. Cependant il nous livre les matériaux d’une authentique pensée de la différance qui promeut le poème, et en cosmogonie et en ontogonie, par une théorie d’apparence religieuse. Dans un passage d’une grande rigueur métaphysique[12], il nous invite à nous libérer de l’anthropomorphisme (cette tournure qui empêche l’homme de sortir de l’homme c'est-à-dire principalement de la langue) afin de prendre la pleine mesure des dieux.

On le sait, dans le domaine des sciences l’impasse est parfois la solution. De fait si l’on prend Ferdinand de Saussure au pied de la lettre et qu’on fait jouer les philosophèmes brahmaniques, on peut dire que l’expérience poétique est une incorporation de l’Etre, sa mise en résonance. Grâce au poème la parole se fait l’écho sonore des dieux. Lorsque la langue est faite de différences, le poème est jeux de similitudes, orchestration d’harmoniques. Le poème est travaillé par une harmonie complexe. L’oreille est ici la faculté maîtresse qui a pour vocation de percevoir les ressemblances:

Il convient maintenant de démontrer, à l’aide des manuscrits de Harvard, que ce physique, ce transcendant formel et valorisant, a sa propre temporalité – le Temps de l’oreillequisaisitles ressemblances et différences sonoresdans leur ambiance, dans leur contexte physique. C’est bien ce Temps dont Saussure affirme dans les manuscrits de Harvard: Le temps est pour l’OREILLE ce que l’espace est pour la vue [Extrait du Fragment 52]. (PARRET, 2012, §24)

 

La modestie du poète aurait dû être partagée par le scientifique qui aurait alors compris que le poète n’est rien d’autre que le spectateur attentif:

Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident: j’assiste à l’éclosion de ma pensée: je la regarde, je l’écoute: je lance un coup d’archet: la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.[13]

 

3. la signifiance poétique

Bouleversante est la découverte faite par Ferdinand de Saussure qui pose que des forces énigmatiques, incalculables, travaillent le poème. Ces forces sont d’autant plus fascinantes qu’elles se cachent sous le sceau de la simplicité. Ce paradoxe pose la question éminemment herméneutique et résolument métaphysique de notre précompréhension de l’être que dit le poème dans un langage mystérieux. Herman Parret y insiste: Ferdinand de Saussure est sensible à l’En-dehors et à l’inquiétante question de l’origine qui est présente au cœur de la signifiance poétique.

Afin de penser (voire théoriser) cette hypo-signification bricolée à partir de matériaux divers que Riffatterre appelle signifiance (1983), le pionnier qu’est Ferdinand de Saussure a évidemment recours aux concepts disponibles à son époque: ceux fournis par la rhétorique classique. Quitte à les subvertir. Ainsi la série des concepts anagramme/hypogramme/paragramme permet ainsi de décrire les règles d’une syntaxe déroutante qui annonce, à s’y méprendre, la projection de l’axe paradigmatique sur l’axe syntagmatique de Roman Jakobson[14].

Mais le poème est par ailleurs épaisseur. Il contient une troisième dimension actualisée par la lecture attentive, épaisseur qui simule celle du monde. On doit faire résonner les préfixes hyper-/hypo- ana-/para- avec la topique psychanalytique (au nom du principe d’intertextualité) dans la mesure où les termes manifestés (l’hypergramme) se réfèrent à un terme absent, dispersé, disséminé (l’hypogramme). Dans la perspective du poète, il s’agit d’une tentative d’écriture d’un texte en souffrance qui reste la mesure du texte manifestant. Ferdinand de Saussure, emprisonné dans l’épistémè de son époque, met cet archi-texte au même niveau ontologique que le texte manifestant. Mis en résonance avec la pensée hindoue de l’inaccessible, le concept de gramme permet de penser l’hypergramme comme un ensemble de signes qui réfère énigmatiquement à un modèle fonctionnant comme un Original placé en abyme. Ce qui nous introduit à une pensée de la trace.

Ce que nous enseigne le Maître, par-delà les errances conceptuelles, à travers, par exemple, le concept d’anagramme d’une extrême justesse, c’est que les mots des poètes sont les reflets brouillés, énigmatiques, l’ombre portée de significations pleines. L’hypertexte au sens saussurien est à l’hypotexte ce que les variations sont au thème dans la fugue. Celui-ci n’a de sens que si on le replace dans l’horizon interprétatif qui est le sien. L’intention poétique est énigmatique, mystérieuse, bref esthétique, dans la mesure où elle nous donne intuitivement la pleine mesure de cette harmonie. La poéticité réside justement dans cette réglementation tout aussi incommensurable que précise. C’est ce non-savoir, cette intuition d’une harmonie musicale que magnifie le poème. Echo sonore, inanité sonore, anagramme… le poète, dans son langage propre, avec les mots de la tribu auxquels il faut redonner leur sens le plus pur, qu’il faut refaire chanter, nous donne la pleine mesure de l’être.

Le poème est l’écho sonore d’un Ordre dont l’homme garde un souvenir précis enfoui dans les mots. Dans un passage étonnant, Ferdinand de Saussure, reprenant des idées de poètes, fait de la langue une réserve inépuisable de souvenirs, un système qui à travers les fascinants sons, voix et Oreille conserve la trace de l’Origine, de l’autre de la langue dont les langues sont les fragments épars résonnant de cette plénitude perdue[15]:

Mais Imagination sur lacune de mémoire est le principal facteur de changement avec volonté de rester autrement dans la tradition. Dans le domaine linguistique [après la légende dont il était tantôt question], on voit fleurir, exactement de même, toute une catégorie de formations ingénieuses provoquées par le défaut de mémoire. »  [STAROBINSKI, 1971, p.18-19]

 

En donnant libre cours à une imagination verbale (matérielle et sémantique) faite de systèmes de résonances et opérant sur les lacunes de la langue, le poète ne fait que réveiller la Langue dans sa plénitude. Dans cette page extraordinaire, l’oubli (le travail de l’inconscient) qui est au cœur de l’imagination poétique est producteur d’images. Il semble que la rhétorique de la ressemblance établit des ponts entre des mondes une fois que la subjectivité est abolie. Les lacunes que la tapisserie poétique crée dans le tissu de la langue et des représentations sont les véritables opérateurs de nouveautés sémantiques qui créent dans le même mouvement le champ de la signifiance poétique.

Il est étonnant que le plus grand linguiste fasse de la suspension de la volonté (le grand sommeil quasi surréaliste) qu’il appelle de ses vœux, la condition d’une énonciation poétique réussie (pour faire appel aux catégories de la pragmatique). Par conséquent moins une œuvre est comprise, plus elle est poétique ; plus il y a de structures subliminales, plus la poéticité est efficiente. Cette force illocutoire le poème la tire de ce qu’il opère sur la trace d’un prototype situé dans une autre dimension ontologique. Tous ces mots qui réfèrent à la réminiscence, à la hantise d’une forme dont les langues ne sont que les pâles reflets déformés sont à fortes consonances platonicienne et mallarméenne. Saisir cette signifiance, cette relation énigmatique (anagrammatique) à un référent inaccessible, c’est faire œuvre de poésie.

 

Conclusion

Nous avons commencé par nous étonner des difficultés de Ferdinand de Saussure à rédiger une pensée en pleine effervescence: la masse de documents irrédigés qu’on n’a pas fini de compiler témoigne de cette vivacité exceptionnelle. La conceptualisation est sans cesse dispersée par l’introduction de la métaphysique hindouiste. Il s’établit un va-et-vient constant entre l’épistémologie et la métaphysique (celle-ci étant indécidable, celle-là décidable ; celle-ci spéculant des réalités mystérieuses, celle-là théorisant des réalités précisément réglées). Nous y avons vu la marque d’une pensée exigeante à la mesure d’une exploration grammatologique. Le Maître a conscience que le discours (qui comme le rappelle l’étymologie semble courir au hasard) est précisément réglé. Il a conscience que ce discours littéraire, dont le poème donne la juste mesure, est travaillé par des forces centrifuges et unifiantes, par un ordre qui excède la conscience écrivant mais qui guide sûrement l’insouciance écrivant. Prenant Ferdinand de Saussure au pied de la lettre, faisant résonner, grâce notamment à Herman Parret, ses différents textes, nous avons lu la méditation sur la littérature comme une méditation sur l’Etre. Ainsi le poème serait la parole donnée aux dieux.

D’aucuns entrent en littérature par l’étonnement esthétique, Ferdinand de Saussure y accède par l’étonnement intellectuel qui lui enseigne que l’échec est la voie royale pour être initié à l’ordre du discours. Du reste en tant qu’anagramme (procédé qui est la fonction reliant l’hypergramme à l’hypogramme) cet échec-à-parler-de-l’Etre devient en définitive une exceptionnelle (dé)figuration de l’Etre. Certes le poème est de cet Etre une pâle copie, mais cette pâle copie d’un original inconnaissable Ferdinand de Saussure nous a appris à la penser comme l’épiphanie la plus juste de l’Etre.

 

Bibliographie

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VALERY, Paul. Œuvres 1. Paris: Gallimard (Pléiade), 1957


* Université Gaston Berger de Saint-Louis, Sénégal

[1] Il s’agit de Les mots sous les mots: les anagrammes de Ferdinand de Saussure (Limoges: Lambert-Lucas, 1971) qui constituera le fil rouge de notre analyse.

[2] JeanRicardou, « Les retours de l’écrit dans l’impensé de la parole et de la langue »,Linx[En ligne], 7 | 1995, mis en ligne le 25 juillet 2012, consulté le 01 décembre 2015. URL: http://linx.revues.org/1243 ; DOI: 10.4000/linx.1243

[3] Herman Parret, « Réflexions saussuriennes sur le temps et le moi »,Linx[En ligne], 7 | 1995, mis en ligne le 12 juillet 2012, consulté le 01 décembre 2015. URL: http://linx.revues.org/1124 ; DOI: 10.4000/linx.1124

[4] « Et cette différence à hauteur de la spécification s’accompagne d’une divergence à hauteur d’analyse. Quand l’objet se trouve défini et que le linguiste s’y attache (la « langue », dans leCours), c’est, par un ensemble de concepts soigneux (synchronie et diachronie, signifiant et signifié, système et valeur, rapports syntagmatiques et rapports associatifs), une flagrante théorie qui s’élabore. En revanche, quand l’objet reste indéterminé et que le décrypteur s’y applique (les diversécrits, dans lesCahiers), c’est, au gré des variations et des incertitudes, un parcours sans théorie, osons le prétendre, qui divague. » (p 12)

[5] Boubacar CAMARA. « François de Malherbe lu par Francis Ponge » in Interculturel, Lecce,no 18, 2014, p .93-113.

[6] On sait que le dessein de Saussure était d’exprimer « les quantités du langage et leurs rapports (...) par des formules mathématiques » Saussure,Notessur Whitney, citées par R. Godel,Les Sources manuscrites du Cours de linguistique générale, Droz-Minard, 1957, p.220.

[7] « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ; ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase. » Divagations. Paris: Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur, 1897 (p. 246).

[8]  « […] le parfaitmoiet le parfait principe universel, se trouve dansl’homme qui dort, à condition qu’il ne rêve pas en dormant- puisque nous avons là l’image du moi susceptible d’impressions mais n’en recevant aucune, en même temps sans conscience de son propre moi. Or justement en effet ce sommeil sans rêve que nous imaginons comme une sorte d’exemplead absurdum, constitue une des bases fondamentales... [illisible]. C’est ici que se présente un des points que je ne puis m’empêcher decroire d’une grande importance[Extrait du Fragment 97]. On pourrait caractériser comme suit le conflit fondamental entre l’Inde et notre pensée occidentale. Pour cette dernière la question s’est posée séculairement entre le moi,comprenant ses sensations, et le non-moi/ et pour l’Inde, éternellement, entre le non-moi et le moi en excluant dumoiles sensations elles-mêmes... Une des conclusions qu’on pourrait tirer de ces singulières prémisses ... est que par conséquent l’état où se trouve le moi dansl’état psychique du sommeil sans rêve doit représenter la pureté ou l’intégrité du moi,puisque c’est dans ce seul état qu’il ne lui parvient rien de « l’extérieur ». (...) Le sommeil sans rêve (nidra) est donné comme un état psychique capital... [Extrait du Fragment 99]. » (PARRET, 2995, paragraphe 60)

[9] « En tant que marche vers le vide, la marche vers le son - hypostase de l’Oreille - est unedescente vers le silence. Puisque lacarrièredu Moi-sommeil - ’carrière’ au double sens du terme: là d’où on retire les ingrédients, et le chemin parcouru et à parcourir - est unecarrière de silences. « Curieusement et singulièrement inconséquent, voire contradictoire » ? Ce Sujet Logique, désubjectivé, vidé de tout contenu, de tout sens même, Règle métempirique, ce Sujet est le Silence en tant que Principe du Son - silence d’un sommeil sans rêves, Règle d’Or gouvernant le surgissement de ces miraculeuses étincelles sonores qui fascinent l’Oreille. » (PARRET, 1995, dernier paragraphe).

[10] Quentin Meillassoux (Le Nombre et la sirène. Un déchiffrage du Coup de dés de Stéphane Mallarmé, Paris, Fayard,2011) cède à la même tentation lorsqu’il prétend que le fameux poème de Stéphane Mallarmé a été composé à partir du nombre 3.

[11] Voir le magnifique article « Au sujet du cimetière marin » (1957, tome 1, 1496-1507).

[12] « On se souvient que, dans la lettre à Whitney, Saussure présente déjà des remarques consacrées àAgni/Helios, reprises d’ailleurs dans les études sur les Anagrammes, et présentes également dans les manuscrits de Harvard. La portée de la discussion surAgni/Heliosconsiste précisément dans l’exemplification, si j’ose dire, d’uneméthodologie de la vidange. Je distingue ainsi dans ce débat concernantAgni/Heliostrois niveaux de pertinence. La question globale se pose ainsi: comment les hymnes védiques peuvent-ils être remplis de noms de dieux, tandis que leur conception de l’univers n’est même pas religieuse ? Saussure critique, d’abord, l’anthropomorphisation des divinités et même des figures légendaires védiques: c’est le point central du « dossier Leconte de Lisle » [Fragments 114-117 des manuscrits de Harvard]et l’inspiration essentielle de ses analyses des légendes deValmikiet deCunacepa [Fragments 110-113]: il faut ’vider’ du nom des divinités et des figures légendaires tout sens anthropomorphique. » (PARRET, 1995, § 55)

[13] Arthur Rimbaud. « Lettre à Paul Demeny » in Poésies complètes. Paris: L. Vanier, 1895 (p. 95).

[14] Roman JAKOBSON. Essais de linguistique générale, vol. I. Paris: Minuit, 1963.

[15] « Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême. Je m’imagine, penser étant écrire sans accessoires, vite, ni chuchotement mais tacite encore l’immortelle parole, que la diversité, par la terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon se trouveraient, par une frappe unique, elle-même matériellement la vérité. Cette prohibition sévit expresse, dans la nature, — on s’y bute avec un sourire — que ne vaille de raison pour se considérer Dieu ; mais, sur l’heure, tourné à de l’esthétique, mon sens regrette que le discours défaille à exprimer les objets par des touches y répondant en coloris ou en allure, lesquelles existent dans l’instrument de la voix, parmi les langages et quelquefois chez un. in Stéphane Mallarmé « Variations sur un Sujet ». La Revue blanche, 1 septembre 1895 (p. 228).