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Résumé

Le présent essai est une étude comparative de la situation de la jeune fille dans la littérature écrite sénégambienne. Il a pour objectif majeur d’analyser la position des deux écrivaines qui ont fait de  l’émancipation de la femme un élément fondamental de leur production littéraire. Il s’agit dans cet essai de voir comment la condition de la jeune fille est peinte dans deux œuvres de la littérature sénégambienne en tenant compte de son environnement socioculturel et de l’impact de l’instruction comme vecteur de changement et de promotion. Pour ce faire, notre choix s’est porté sur deux romancières (une sénégalaise, Mariama Bâ et une gambienne, Sally Sadie Singhateh)  qui ont écrit respectivement Une si longue lettre[1]   et The Sun Will Soon Shine.[2]  

Mots-clés: Abus, discrimination, éducation, changement, émancipation

 

Abstract

This essay is a comparative analysis of the situation of young girls in Senegambian written literature. Its main objective is to study young girls’ condition through the lenses of two female writers who have put women empowerment in the heart of their literature production. The study takes into account the sociocultural environment and it reflects on the impact of education as a change and empowerment factor. The present study is based on the works of a Senegalese writer, Mariama Bâ and a Gambian writer, Sally Sadie Singhateh; who wrote respectively Une si longue lettre and The Sun Will Soon Shine.   

Keywords: Abuse, discrimination, education, change, empowerment

 

 

INTRODUCTION

Née en 1929 à Dakar, Mariama Bâ a été membre de plusieurs associations féminines. Elle publie son premier roman Une si longue lettre en 1979, ouvrage qui obtiendra le prix Noma en novembre 1980 à Francfort. Elle décède en 1981, quelques mois avant la parution de son second roman Un chant écarlate. Mariama Bâ fait partie des premières romancières sénégalaises à avoir publié après les indépendances ; Une si longue lettre  constitue de ce fait une peinture de la société sénégalaise postcoloniale.  Elle y insiste tout particulièrement sur la place qui est accordée à la femme dans cette société en pleine mutation.

Sally Sadie Singhateh quant à elle, est née en 1977 à Banjul en Gambie. The Sun Will Soon Shine publié en 2004 est son deuxième roman. Elle a travaillé en Gambie avec la Fondation pour la Recherche sur la Santé des Femmes, la Productivité et l’Environnement (BAFROW) avant de rejoindre le bureau national de l’UNESCO en Gambie. Son roman qui est à la base de notre étude est aussi une peinture de la société où la dénonciation de la situation de la femme en général occupe une place importante.

Ainsi, avec Mariama Bâ et Sallie Singhateh, nous sommes en présence de  deux écrivaines sensibles à la cause féminine ; c’est cela qui a guidé le choix des deux ouvrages qui sont  à la base de cette étude. Le traitement de la chose féminine par les femmes elles-mêmes est une tendance que n’a pas manqué de remarquer  Myriam El Yamani:

Plus que l'accroissement des discours sur les femmes, il me semble qu'un des phénomènes significatifs de ces vingt dernières années reste la prise de parole par les femmes elles-mêmes, tant sur le plan littéraire que journalistique.[3]

 

Le sort de la femme constitue le thème central dans Un chant écarlate et  The Sun Will Soon Shine.  Ces deux romans représentent de notre point de vue des supports privilégiés pour analyser la condition de la jeune fille dans la région sénégambienne d’une part et le rôle de l’éducation dans son émancipation d’autre part.

Cependant, il ne faut pas perdre de vue deux points essentiels: toute une génération sépare Mariama Bâ de Sally Singhateh et il y a un écart de 25 ans entre la parution des deux œuvres. De plus, il est question de deux pays différents, le Sénégal et la Gambie, mais de deux cultures proches: le milieu wolof du Cap-Vert au Sénégal et celui du Lower Niumi en Gambie. Il convient d’ajouter à cela le fait que l’environnement immédiat constitue une clef essentielle à la compréhension de la situation des jeunes filles dans les deux romans. En tenant compte de ce facteur, un constat s’impose: le roman de Mariama Bâ a pour cadre Dakar, les protagonistes évoluent donc dans un cadre urbain ; alors que Sally Singhateh fait passer son héroïne du village à la ville. Il serait intéressant de ce fait de voir dans quelles mesures ces paramètres influent sur la condition des principales intéressées. Partant de là, il se pose un certain nombre de questions, entre autres celles de l’éducation comme moteur de bouleversements sociaux et comme vecteur d’émancipation et d’épanouissement de la jeune fille.

Sur le plan méthodologique, une approche comparative sera utilisée comme stratégie de mise en lumière de la situation de la jeune fille. Elle servira également à étudier l’impact de l’instruction dans le travail d’auto-affirmation de cette dernière dans les deux romans.

 

JOUG ET LIBERTÉ: UN ÉTAT DES LIEUX DE LA CONDITITION DE LA JEUNE FILLE SÉNÉGAMBIENNE

Sally Singhateh ouvre son roman The Sun Will Soon Shine sur l’héroïne, une fille qui sort à peine de l’enfance. Nyima de son nom, est une villageoise de treize ans passionnée par ses études, assoiffée de savoir et guidée par son ambition de devenir institutrice afin de transmettre aux autres ce qu’elle a appris. L’octroi par le gouvernement d’une bourse vient couronner ses brillants résultats scolaires et la possibilité de continuer ses études à Banjul, la capitale. L’auteure Sallie Singhateh souligne que c’est un fait rarissime dans l’espace rural où se meut son héroïne. Son intention étant de se servir de ce tableau singulier pour mettre en exergue le pouvoir absolu que les hommes exercent sur les femmes dans un tel milieu. En effet, alors qu’elle se voyait déjà lycéenne à Banjul, Nyima apprend qu’elle a été dès son enfance promise en mariage à Pa Momat, un homme assez âgé pour être son père. L’oncle paternel de la jeune fille, Modou tient à ce que la promesse soit respectée et il informe Nyima que la date de ses noces a été arrêtée: « Two Fridays from now, you will be given away. Have you heard well ? »  (Singhateh: 14).

Sally Singhateh relève ainsi une caractéristique fondamentale de la société qu’elle peint dans son œuvre: la jeune fille n’a pas le droit d’avoir une ambition différente de celle choisie pour elle par la tutelle masculine. Sa destinée est d’accepter le mari qui a été choisi pour elle et de répondre aux attentes de la communauté en étant une bonne épouse. Acceptation, obéissance et respect des décisions qui la concernent, telle est le sort qui lui est réservé. Nyima ne peut ni manifester sa colère ni défendre son point de vue car elle n’a pas voix au chapitre. Dans cette société patriarcale, en l’absence de son père décédé, le pouvoir coercitif traditionnellement exercé par la figure paternelle échoit à son oncle  Modou. 

Une lecture parallèle d’Une si longue lettre permet de constater que la relation de domination qui existe entre oncle Modou et Nyima se rapproche de celle qui lie Tante Nabou à sa nièce, ‘la petite Nabou’. La différence réside dans le fait que dans le roman de Mariama Bâ,  nous sommes en milieu urbain et en présence d’une vieille femme qui utilise ses valeurs culturelles pour légitimer la tyrannie qu’elle exerce sur son entourage. Dans ce cas de figure, la domination est féminine comme pour montrer que le sort de la jeune fille n’est pas uniquement régit par la gent masculine. Cependant Tante Nabou est une figure plus que symbolique car elle est le bastion de la tradition, son attitude contribue à assurer la pérennité du système patriarcal. Elle a su maintenir sa nièce et homonyme qu’elle a ramenée de son village natal dans le respect des valeurs ancestrales. Mais, au contraire de Nyima qui a évolué pendant toute son adolescence dans un milieu rural, donc dominé par la tradition ; la petite Nabou a été retirée dès son enfance de la campagne par sa tante. Mais force est de constater que la ville et ses valeurs modernes n’ont pas eu une grande influence sur elle, et cela à cause de la détermination de sa tante à l’élever à l’ancienne. Ce travail habile de moulage de la conscience, de façonnement de la personnalité, réalisé par tante Nabou contribuera de manière efficace à pousser sa nièce dans les bras de son fils unique.  En effet sous l’instigation de sa tante, la jeune fille va accepter d’être la seconde épouse de Maodo, même si la différence d’âge entre eux est énorme: 

La petite Nabou avait grandi à côté de sa tante, qui lui avait assigné comme époux son fils Maodo. Ce dernier avait donc peuplé les rêves d’adolescence de la petite Nabou. Habituée à le voir, elle s’était laissée entraînée naturellement, vers lui, sans choc. Ses cheveux grisonnants ne l’offusquaient pas ; ses traits épaissis étaient rassurants pour elle. (Bâ: 70)

 

Tante Nabou a aussi choisi la profession de sa nièce: elle a décidé que la petite Nabou sera une sage-femme.  De jeune fille sage et  obéissante Nabou devient par la logique de sa tante une sage-femme.  Elle accepte tout comme Nyima le choix qui a été fait pour elle. A travers Nyima et la petite Nabou, Sally Singhateh et Mariama Bâ peignent la condition de la jeune fille à la lumière des mœurs anciennes. Accepter les voies tracées pour elles, se résigner à suivre un chemin tout tracé, obéir sans rouspéter, voilà comment elles doivent répondre aux attentes de leur monde. Cela n’est pas uniquement l’apanage des familles traditionalistes. En effet, Mariama Bâ présente aussi dans son œuvre une jeune lycéenne du nom de Bintou qui est poussée par sa mère à épouser le père de sa meilleure amie.

Le mobile de la mère de Bintou est d’ordre économique: la jeunesse et la beauté de Bintou sont utilisées par sa mère comme un capital pour assurer l’avenir de la famille. En effet, la dame voit dans l’union de sa fille et de ce vieil homme nanti le moyen de sortir de la misère. Déterminée à parvenir à ses fins, elle exerce une pression psychologique sur sa fille pour que cette dernière accepte de devenir la deuxième femme de cet homme généreux. Vaincue, la jeune fille cède, abandonne ses études pour épouser Modou Fall et elle devient par la même occasion la coépouse de Ramatoulaye, la mère de Daba, sa meilleure amie.

Le mariage de la petite Nabou est rendu acceptable par le travail psychologique qui a été préalablement accompli par sa tante tandis que celui de Bintou est le résultat du chantage exercé par sa propre mère. Ces unions n’ont pas en apparence le même caractère contraignant que celle qui lie Nyima á Pa Momat, mais elles  ont en commun le fait qu’elles montrent une fois de plus la négation du droit de la jeune fille à décider de son sort, à avoir des ambitions personnelles, à exprimer son point de vue sur des sujets aussi cruciaux que son instruction, son développement intellectuel ou son mariage, donc son avenir.

De plus, dans l’œuvre de Sally Singhateh, le mariage précoce et le mariage forcé semblent être cautionnés par la société traditionnelle.  En témoignent les grandes réjouissances qui accompagnent les noces de Nyima, l’abondance des mets préparés, le nombre important d’invités venus de près ou de loin pour y assister, les chants et les danses. 

La liberté de se choisir  un mari a été d’une manière ou d’une autre refusée à Nyima, Nabou et Bintou. C’est une  violation de leur liberté individuelle, une négation de leur personnalité, de leurs sentiments et aspirations qui peuvent ne pas se limiter à appartenir à un homme.

La mutilation génitale de la fille dans le roman de Sally Singhateh suit cette même logique qui consiste à nier à  la personne concernée le droit d’émettre un avis. Cette autre forme de violence perpétrée contre  les jeunes filles est un sacrifice sanglant sur l’autel de la tradition, mais surtout de la phallocratie. Etre amputée d’une partie de sa féminité parce que les hommes l’exigent et la société l’exécute.

 L’excision est un aspect saillant de la condition féminine sur lequel  Sally Singhateh insiste tout particulièrement. La nuit de noces de Nyima est décrite par l’auteure comme un véritable cauchemar. La jeune fille est rejetée et humiliée par son mari Pa Momat parce qu’elle n’est pas excisée. La tradition de la société à laquelle appartient Nyima veut que les petites filles subissent des mutilations génitales pour qu’elles deviennent ‘propres’ et puissent être considérées comme des femmes. Et puisque Nyima n’a pas été excisée dans sa petite enfance, elle est maintenant obligée de subir cette opération pour non seulement être digne de Pa Momat mais aussi pour sacrifier aux exigences de la communauté. L’excision est une pratique très ancienne à en croire Séverine Auffret:

L’excision des femmes chez les Égyptiens remonte à 5000 ou 6000 ans J.C, c’est-à-dire qu’elle plonge ses racines dans le néolithique, et qu’elle a dû être d’un usage courant dans toute l’humanité protohistorique. L’extension géographique du fait l’atteste: Égypte, Ethiopie, Syrie, Perse. [4]  

 

Nyima est sous l’autorité de son oncle et sa mère est impuissante à la défendre. Après des moments de farouche mais vaine opposition, elle plie et subit cette terrible épreuve. C’est le début d’un long calvaire qui va durer des semaines. Il commence par l’opération effectuée par l’initiatrice appelée ‘nyansingba’. L’extrême douleur fait perdre connaissance à Nyima et Sally Singhateh nous donne dans le paragraphe suivant une idée des souffrances de la jeune fille à son réveil:

When I came to, I was lying on a straw mat next to two other girls, a bit younger than myself. My mind was in a state of confusion as I looked around me. What was that nauseating acrid taste in my mouth? And why did I feel a mixture of burning and itching sensation between my legs? I reached out and scratched the irritated area of my groin. A sharp pain engulfed me and I quickly snatched my hand away just to find my fingers tainted with blood. A cry escaped my mouth even before I felt the pain building up. (Singhateh: 23)

 

L’acte plus-même n’est pas véritablement décrit, mais plutôt ses effets sur la victime ; comme si un voile de pudeur devait encore couvrir cette pratique. Un autre aspect de la description faite par Singhateh est que l’accent est mis sur la douleur, les sensations alors que le corps mutilé est ignoré. Ce procédé n’est pas un cas isolé la littérature africaine comme le révèle une étude menée par Nathalie Etoke sur la représentation du corps féminin notamment en ce qui concerne l’excision. Une analyse de La petite peule [5] de Mariama Barry montre une similitude presque parfaite dans la démarche des deux auteures bien que l’anglais soit la langue d’écriture du roman de Singhateh. Etoke déclare que:

Dans La petite peule (2000), Mariama Barry révèle comment le corps féminin fonctionne comme un médiateur qui permet de trouver un compromis entre le besoin de liberté et les mécanismes socioculturels qui régulent la vie de l’individu. Nous avons constaté que l’écriture du corps souffrant est une écriture étouffée dans la mesure où Mariama Barry n’arrive pas à échapper aux modes de penser traditionnels qui répriment toute manifestation affective. Le tabou qui entoure la pratique sociale de l’excision est levé. Mais la peine subit par la petite fille est passée sous silence. La romancière guinéenne n’enfreint pas totalement la loi. L’affrontement entre la victime et ses oppresseurs est décrit en détails. Le jeune personnage féminin tente de se libérer en se réappropriant un corps que sa communauté veut posséder. La résistance dont fait montre ce personnage est symptomatique de l’aspiration de l’individu à la liberté. Cependant, la communauté exécute l’acte de mutilation sexuelle.[6]

 

Notons que l’intérêt manifesté par Nathalie Etoke pour l’écriture du corps féminin trouve selon son explication dans le fait que c’est un domaine peu exploré par la littérature africaine francophone. L’auteure exprime sa motivation en ces termes:

L’absence de discours critique sur les écritures littéraires du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone a été à l’origine de ce travail. Jusqu’ici les études littéraires ont mis l’accent sur les récits écrits par les femmes africaines sur les femmes africaines. Mon travail de recherche m’a permis de rectifier une insuffisance majeure des approches critiques actuelles de la littérature africaine. Dans ces approches le personnage féminin symbolise très souvent l’oppression féminine ou la libération de ladite oppression sans pour autant s’intéresser aux significations inscrites sur le corps. La recherche universitaire contemporaine a fait montre d’un souci de représentation de l’expérience féminine comme moyen de remise en cause du système patriarcal et comme expression d’une quête de liberté (D’Almeida 1994). Cependant la corporéité du sujet féminin n’est pas discutée. Les figures féminines fonctionnent uniquement comme des corps abstraits. Au lieu de considérer le corps féminin comme signifiant stable de l’oppression féminine et de la résistance au patriarcat, j’estime que le corps féminin expose un ensemble de conflits existant dans les sociétés africaines post-coloniales.[7]

 

Pour en revenir  à Sally Singhateh, l’excision demeure chez elle une préoccupation majeure dans la mesure où cet aspect revient comme un leitmotiv dans diverses sections de son roman.

Son héroïne, Nyima ne comprend véritablement les implications de la violation physique de son intimité que bien plus tard quand elle reprend ses études à Banjul. Elle se lie d’amitié avec Araba, une fille qui a elle aussi subi cette épreuve. Elles décident toutes les deux de faire des recherches à la bibliothèque municipale à ce sujet. C’est ainsi que Nyima découvre que la mutilation qu’elle a subie s’appelle excision et son clitoris et ses grandes lèvres ont été enlevés. Cette découverte la met en état de choc, mais quand son amie Araba lui raconte sa propre expérience de l’excision, Nyima se rend compte que la situation de celle-ci est pire que la sienne. En effet, Araba a été non seulement excisée, mais on lui a introduit quelque chose dans le vagin pour l’obstruer. On ne lui a laissé qu’un trou minuscule pour l’écoulement de l’urine et des menstrues. Araba résume sa condition en ces termes:

There is a chance that I will never have a child. I was sealed at fourteen (about the time I started menstruating). There are times when I can’t get my period out. It sometimes takes up to two weeks for everything to come out, and according to what is written in this book, I could get an infection from that. Perhaps, I already have, for I get these pains in my abdomen sometimes. (Singhateh: 46)

 

Nyima de son côté a remarqué que son amie souffrait beaucoup des conséquences de l’excision et qu’elles étaient toutes les deux différentes des autres filles non excisées: «There was sometimes so much pain, she could barely walk. We realised that we were abnormal and hated it but there was nothing we could do about it. » (Singhateh: 47)

L'excision est un acte violent mais elle est dans le roman de Singhateh légitimée par la tradition. Et Odile Cazenave rappelle à la suite de Bernard Mouralis[8] que pour Awa Thiam, l’homme est celui à qui profitent ces  maux qui accablent la femme et qui ont pour nom polygamie et excision. En effet, la finalité de ces deux pratiques est de le satisfaire:

[…] Sur la base de conversations recueillies faisant état d'expériences de femmes, de la vie en structure polygamique d'une part, de mutilations sexuelles d'autre part, Awa Thiam démonte ces deux mécanismes qui affectent la femme pour la seule satisfaction de l'homme (encore que l'auteur soulève la question de la validité des mutilations sexuelles dans la mesure où précisément se pose celle de la satisfaction de l'homme quant à sa préférence pour une femme excisée ou non).[9]

 

Cela n’exclut néanmoins pas le fait que les mutilations génitales féminines constituent une atteinte grave à l’intégrité physique de la personne, elles peuvent mettre en péril la santé de la femme et entraîner des complications de toutes sortes.

La dénonciation des méfaits des mutilations génitales féminines pose la question de l’engagement de Singhateh car, comme le soutient Rancy N. KABUYA Salomon:

On ne choisit pas impunément de mettre en scène, de représenter, de décrire la violence, […] d’illustrer des injustices sans être confrontée à cette nécessité d’un positionnement. Forcément, lorsqu’un écrivain, un peintre ou un cinéaste traite de la violence, la question soujacente pour ses lecteurs ou pour ce qu’il convient globalement d’appeler «le discours social» est de savoir de quel côté il se situe. Prend-il partie pour les bourreaux ou les victimes, justifie-t-il la violence, la condamne-t-il ?, etc. [10]

 

Dans tous les cas, The Sun will Soon Shine constitue un plaidoyer contre la pratique de toutes formes de violence à l’égard des femmes. Quant à Mariama Bâ, elle fait partie de la première génération d’écrivaines africaines francophones à décrire le sort des femmes. Des femmes qui ont porté la voix de leurs congénères afin de présenter d’autres images que celles véhiculées par les hommes. A ce sujet, Cazenave souligne dans son analyse que:

De fait, les premières œuvres sont-elles essentiellement des œuvres de réaction à la représentation masculine de la femme. C'est ce que note Bernard Mouralis dans «Une parole autre, Aoua Keita, Mariama Bâ et Awa Thiam » où il retrace les étapes de la prise de parole par la femme africaine à ses débuts.[11]

 

De nos jours de grandes avancées dans le sens de l’égalité des genres, de l’accès des filles à l’école et du bannissement des violences faites aux femmes sont survenues. Au Sénégal, l’excision a été déclarée illégale et sa pratique peut entraîner des poursuites judiciaires ; les exciseuses se sont engagées par la déclaration de Malikounda de 1997 à rendre cette pratique caduque. Selon Kalidou Sy, Coordinateur national de l'ONG Tostan, de 1997 à 2007, 4623 communautés à travers tout le Sénégal ont abandonné l'excision et les mariages précoces, soit un taux d'abandon de 77%.  C'est une avancée très significative qui constitue une victoire dans la lutte contre les exactions à l'endroit des jeunes filles.

Dans la même veine, en Gambie, une association nommée Gamcotrap œuvre pour la défense des droits de la femme. Créée en 1984, elle lutte contre les pratiques dangereuses pour la santé de la femme et travaille avec le Ministère de la santé pour lutter contre les mutilations génitales féminines. Son principal champ d’action est les communautés de base où elle mène une campagne de sensibilisation contre ces pratiques. Gamcotrap a aussi pour but de protéger les filles et les femmes contre toutes formes de violence. Elle milite pour l'égalité des genres en vue d'une meilleure participation des femmes au développement de leur pays. Mais la lutte est loin d’être terminée. En effet, l’Organisation mondiale de la santé a affirmé en 2012, qu’en Afrique, 92 millions de filles de dix ans et plus sont sexuellement mutilées. C’est ce que rapporte Trésor Kibangula dans le magazine Jeune Afrique.[12] 

Pour le cas de la Gambie, en 2015, le président Yahya Jammeh a déclaré illégale la pratique de l’excision. Elle est interdite sur toute l’étendue du territoire gambien.

Cependant, Singhateh et Bâ ne présentent pas seulement des jeunes filles enchaînées par les contraintes sociales ou culturelles, il y en a d’autres sur qui la tradition n’a aucune emprise et qui évoluent dans un milieu régi par la modernité. C’est le cas d’Ida, fille de Jainaba, la cousine de Nyima. A douze ans, Ida poursuit déjà ses études aux États-Unis, loin de ses parents restés en Gambie. Elle jouit d’une indépendance d’esprit totale et son séjour américain l’a mise en contact avec une autre culture, ce qui fait d’elle une fille mûre pour son âge, ouverte et moderne. Beaucoup plus tard, à travers leurs discussions, Nyima se rend compte à quel point Ida, à dix-neuf ans est évoluée. Ida ne peut pas concevoir l’idée qu’une jeune fille soit sous l’emprise de ses parents et que ces derniers aient un droit de regard sur ses fréquentations masculines. Pour elle, avant de se marier, une jeune fille a le droit de connaître les hommes, d’avoir sa propre expérience sexuelle. Quand Nyima lui dit qu’il est impensable dans son village natal qu’une jeune fille puisse avoir un amoureux, Ida est ébahie et elle manifeste son étonnement en ces termes: «Isn’t that strange? You know, giving women husbands without them knowing the men first? I can’t imagine my parents doing that to me. » (Singhateh: 75)

En réalité, Nyima et Ida bien qu’étant nées dans le même pays et appartenant à la même génération, ont évolué dans deux univers opposés: pour Nyima le village, une famille pauvre et une société traditionaliste  et pour Ida la ville, une famille aisée, instruite et moderne. C’est cela qui explique leur rapport différent aux hommes. Ce qui était tabou et interdit pour Nyima dans son jeune âge relève pour Ida du normal et du naturel. Nyima mesure l’écart qui sépare son vécu de celui d’Ida ; cette dernière a eu très tôt tous les choix et la liberté de mener sa vie comme elle le souhaite.

Ce rapport entre ville, instruction et modernité dans la libération de la mentalité de la jeune fille se retrouve aussi chez Mariama Bâ à travers notamment les filles de Ramatoulaye. Cette femme qui est l’héroïne du roman a été élevée à l’ancienne par sa grand-mère, mais plus tard,  institutrice et mariée, elle a tenu à donner à ses enfants une éducation moderne. Elle ne leur a pas imposé de choix contraires à leurs désirs et a fait en sorte que les études occupent une part importante dans leur vie. Elle les a laissés mener leur propre barque. Sa fille aînée Daba, est devenue une jeune femme intelligente et équilibrée. L’exemple de Daba a prouvé à  Ramatoulaye que le choix qu’elle a fait de donner une éducation moderne à sa progéniture a été le bon. Mais quatre de ses filles vont remettre ce choix en question. Il s’agit d’abord de celles qu’elle appelle ‘le trio’: ce sont trois de ses filles qui ont à peu près la même taille et font tout ensemble. Elles partagent la même chambre, une garde-robe commune et ont une même passion pour les études ; elles ont aussi les mêmes vices et l’un d’entre ces derniers est la tabagie. Leur mère Ramatoulaye est choquée quand elle découvre ce penchant que les trois adolescentes ont développé à son insu:

 L’autre nuit, j’avais surpris le trio (comme on les appelle familièrement) Arame, Yacine et Dieynaba, en train de fumer dans leur chambre. Tout, dans l’attitude dénonçait l’habitude: la façon de coincer la cigarette entre les doigts, de l’élever gracieusement à la hauteur des lèvres, de la humer en connaisseuses. Les narines frémissaient et laissaient échapper la fumée. Et ces demoiselles aspiraient, expiraient, tout en récitant leurs leçons, tout en rédigeant leurs devoirs. Elles savouraient leur plaisir goulûment, derrière la porte close, car j’essaie de respecter, le plus possible, leur intimité.  (Bâ: 111)

 

Malgré son ouverture d’esprit, Ramatoulaye est contre l’usage du tabac chez la femme ; de ce fait elle interdit formellement à ses filles de fumer et elle commence à se poser des questions sur l’impact de la modernité sur la mentalité et la moralité de ses filles:

J’eus tout d’un coup peur des affluents du progrès. Ne buvaient-elles pas aussi ? Qui sait, un vice pouvant en introduire un autre ? Le modernisme ne peut donc être, sans s’accompagner de la dégradation des mœurs ? (Bâ: 112)

 

Ramatoulaye réfléchit aussi  à sa part de responsabilité dans la mesure où c’est la liberté qu’elle leur a octroyée qui a donné au trio l’opportunité de prendre cette habitude néfaste. Mais un autre coup dur va de même remettre en question son respect de la liberté de ses enfants. Aïssatou, une autre de ses filles tombe enceinte en pleine année scolaire et si la grossesse est découverte par l’administration, elle sera renvoyée du lycée alors qu’elle est en année de baccalauréat. Cette situation a incité Ramatoulaye à s’impliquer davantage dans l’éducation sexuelle du trio de fumeuses avant qu’il ne soit trop tard.

Mariama Bâ a voulu à travers ces jeunes filles mettre en lumière les conséquences que l’éducation moderne peut avoir sur la jeunesse si certaines vertus traditionnelles sont niées ou minimisées.

De la représentation de la jeune fille dans The Sun Will Soon Shine de Sally Singhateh et Une si longue lettre de Mariama Bâ, il faut retenir d’une part que sa condition est fortement liée à son environnement social. La deuxième remarque est que la villageoise subit plus de contraintes que la citadine qui elle, jouit d’une plus grande liberté. Cependant, un point commun aux deux romans et qui revêt une importance particulière est le rôle joué par l’instruction dans l’émancipation de la jeune fille. 

 

L’ÉDUCATION VOIE ROYALE VERS L’ÉMANCIPATION DE LA JEUNE FILLE

Sally Singhateh et Mariama Bâ mettent l'accent sur le rôle joué par l'école dans l'éveil de la conscience de la femme et sur la place de l'instruction dans le processus de changement de la mentalité de la jeune.

Quand Nyima fait face à  son oncle qui l'a donnée en mariage sans son consentement, elle sait qu'elle n'a pas le droit de s'opposer à cette décision, mais son désir de continuer ses études est plus fort que les interdits. Elle brise la loi du silence en rappelant à son oncle qu’elle a une bourse et qu’elle compte aller à Banjul pour continuer ses études. Oncle Modou la rappelle à l’ordre: l’instruction est réservée aux hommes uniquement et la jeune fille doit s’estimer heureuse d’avoir eu le loisir de fréquenter l’école aussi longtemps. Beaucoup de ses camarades n’ont pas eu cette chance. Ces remarques de son oncle rappellent à Nyima qu’il n’y a pas de chances égales entre les garçons et les filles en ce qui concerne l’instruction. Elle vit dans une société où la petite fille n’est éduquée que dans le but d’être épouse soumise, capable de bien servir son homme et de s’occuper de ses enfants. Et pour cela, il n’est point besoin fasse de longues études à l’école. Comme le dit Oncle Modou, à treize ans, il est grand temps que Nyima se prépare à accomplir ses devoirs: « It is time you become a wife and a mother. Education, you leave to us, the men. »  (Singhateh: 15).

Oncle Modou résume un état de fait: en matière d’instruction, les filles n'ont pas les mêmes opportunités que les garçons. Et dans certaines sociétés comme celle décrite par l’auteure, envoyer les filles à l’école n’est pas considéré comme une grande nécessité. C'est aussi ce qui découle de l'analyse menée par Charles Becker, il aboutit au constat suivant:

Les inégalités dans l'accès au savoir, à l'enseignement et à la formation sont très visibles dans beaucoup de sociétés du Sud, et demanderaient aussi des analyses scientifiques et fines pour comprendre les situations et réaliser les changements exigés.[13]

 

Par ailleurs, si Nyima est révoltée par la décision de son oncle de la donner comme quatrième épouse à Pa Momat, c’est parce que le passage par l’école lui a fait comprendre qu’il pouvait y avoir un autre destin pour une fille. L'instruction peut lui offrir la possibilité d'avoir un travail rémunéré et de contribuer au développement de son pays. La différence d’attitude entre Nyima et les autres filles de sa génération telles que Musu, la troisième épouse de son mari, s’explique par sa fréquentation de l’école. Musu accepte naturellement la voie qui est tracée pour elle parce que son horizon est limité par son manque d'instruction. Sa condition lui apparaît de ce fait comme naturelle et elle ne sait de sa place dans la société que ce qu'elle a reçu de son éducation traditionnelle. Il est facile d'accepter une situation que l'on considère comme normale. Ce qui n’est pas le cas de Nyima qui, bien qu'ayant reçu elle aussi une éducation traditionnelle, a pu fréquenter l'école. De plus, le fait même d'avoir une institutrice dans son village lui a montré qu'une femme peut avoir une ambition autre que celle de se marier, d'avoir des enfants et d'être au service de son mari. Cette institutrice devient dès lors son modèle, un exemple à émuler: Nyima souhaite embrasser plus tard cette profession afin de transmettre à son tour le savoir aux enfants. Elle est consciente de l'importance de ce métier dans l'acquisition des connaissances et la formation qui offrent à la femme d'autres opportunités de se réaliser. De plus, ce premier passage de Nyima à l’école a eu pour résultat l’éveil de la conscience de la jeune fille. Il lui a permis de voir sa société d’un œil neuf et de mesurer l’étendue des inégalités entre l’homme et la femme. Il justifie aussi sa révolte contre les injustices à l’encontre de cette dernière.

Interrompues pour cause de mariage, Nyima reprend ses études à Banjul, mais doit les arrêter encore pour cause de grossesse après avoir été violée par le mari de sa cousine. Après l’excision, c’est une autre atteinte à son intégrité physique, une nouvelle violation de son espace privé. C’est un phénomène dénoncé également par d’autres auteurs africains comme le fait remarquer  ici Nathalie Etoke:

La mutilation sexuelle féminine n’est malheureusement pas la seule violence à laquelle les femmes sont confrontées. Le viol en est une autre. C’est le soleil qui m’a brûlée (1987) de Calixthe Beyala offre une représentation du corps violé dans une optique militante. Ce roman raconte les tribulations d’Ateba, une jeune femme dont la vie oscille entre pauvreté, violence et solitude. L’auteur camerounais témoigne de l’importance stratégique de la sexualité dans les sociétés africaines contemporaines. Sous sa plume, le viol devient emblématique de la relation sociale inégalitaire existante entre l’homme et la femme. [14]

 

La ferme détermination de Nyima à continuer ses études la relève de cette tragédie: elle retourne au lycée après cet autre épisode douloureux de sa vie. Elle obtient d’excellents résultats à ses examens qui lui ouvrent la porte de l’université de Strasbourg. Les études supérieures et le milieu universitaire vont largement contribuer à façonner son esprit et à faire d’elle une jeune femme évoluée, indépendante.    

De même, dans Une si longue lettre Daba, la fille aînée de Ramatoulaye, en jeune femme instruite, est consciente de sa valeur, de son statut et du rôle actif qu’elle doit jouer dans la société. Elle est maîtresse de sa vie et a une opinion arrêtée sur le mariage. C’est ainsi qu’elle dit à sa mère que:

Le mariage n’est pas une chaîne. C’est une adhésion réciproque à un programme de vie. Et puis, si l’un des conjoints ne trouve plus son compte dans cette union, pourquoi devrait-il rester ? […] La femme peut prendre l’initiative de la rupture. (Bâ: 107) 

 

Par ailleurs, la position de l’oncle Modou concernant l’instruction de la femme trouve son écho dans le roman de Mariama Bâ en la personne de Tante Nabou. Elle est la plus radicale parmi les détracteurs de l'instruction chez la femme. Tante Nabou considère l’école comme une menace contre les mœurs anciennes dans la mesure où elle libère la jeune fille du pouvoir de contrôle que la société traditionnelle exerce sur elle. Si le contact avec d’autres valeurs venues d’ailleurs et véhiculées par l’école change la mentalité de la jeune fille, alors cette dernière doit y rester le moins longtemps possible. La vieille dame est contre les études poussées chez la jeune fille, de son point de vue, cette dernière ne doit étudier que le minimum qui puisse lui permettre d’exercer un métier utile à la société tout en étant une bonne épouse. Se faisant, elle réconcilie à sa manière l'école et les exigences de la tradition. Tante Nabou résume dans la citation suivante toute la méfiance qu’elle ressent pour l’école: « En vérité, l’instruction d’une femme n’est pas à pousser. » (Bâ: 47)  Et le rapport 2012 de Plan International indique que malgré les progrès enregistrés en Afrique subsaharienne, les filles représentent 54% des enfants non scolarisés.[15]

Tante Nabou se méfie surtout de l’impact de l’instruction sur la femme à savoir la prise de conscience de sa condition, la liberté de pensée, la possibilité d’un rejet de certaines valeurs ancestrales qui l’enchaînent. Vue sous cet angle, l’instruction peut être considérée comme la voie royale pour l’éveil des consciences et l’émancipation de la femme. En ville, à Dakar, la petite Nabou sa nièce et homonyme aurait pu s’éveiller au contact des idées nouvelles sur la femme qui sont véhiculées par l’école et l’environnement urbain. Mais vigilante, Tante Nabou ne manque pas à la maison de rappeler à sa nièce ses racines et les vertus d’une femme modèle. C’est ainsi que même avant d’entrer  à l’école et plus tard parallèlement à ses études, s’opère à la maison une éducation traditionnelle sous la houlette de sa tante. Cette dernière a fort réussi cette entreprise, car elle est parvenue à minimiser l’impact de l’instruction sur la conscience de la jeune fille:

L’empreinte de l’école n’avait pas été forte en la petite Nabou, précédée et dominée par la force de caractère de tante Nabou […] C’était surtout, par les contes, pendant les veillées à la belle étoile, que tante Nabou avait exercé son emprise sur l’âme de la petite Nabou […] Cette éducation orale, facilement assimilée, pleine de charme, a le pouvoir de déclencher de bons réflexes dans une conscience adulte forgée à son contact. (Bâ: 71)

 

En agissant ainsi, elle écarte de l’esprit de sa nièce toute velléité d’émancipation que l’école aurait pu y faire germer. Elle choisit pour sa nièce le métier de sage-femme qui, au-delà du jeu de mots (femme et sage), correspond plus à sa conception du statut de la femme dans la société: être utile tout en restant humble, docile et rangée. L’Ecole des Sages-femmes est la seule école qui trouve grâce aux yeux de la vieille dame, elle vante devant sa nièce les vertus de cette institution en ces termes:

Cette école est bien. Là, on éduque. Nulle guirlande sur les têtes. Des jeunes filles sobres, sans boucles d’oreilles, vêtues de blanc, couleur de la pureté. Le métier que tu y apprendras est beau. (Bâ: 47).

 

Par ailleurs, le métier que Tante Nabou voue aux gémonies, est celui d’institutrice ; c’est la profession d’Aïssatou, sa belle-fille abhorrée. Pourtant, Tante Nabou n’a même pas choisi de scolariser sa nièce: c’est par les soins de Ramatoulaye, l’amie de sa bru que la petite Nabou a franchi les portes de l’école. Institutrices, Ramatoulaye et Aïssatou font partie de cette génération de femmes formées vers la fin de l'époque coloniale et qui vont jouer un rôle essentiel dans le combat pour l'émancipation de la femme africaine. Elles ont eu la chance pendant leur formation de côtoyer des condisciples venues de toute l'Afrique de l'Ouest avec leur propre expérience de la condition féminine. Mariama Bâ insiste sur le rôle prépondérant joué par l’Ecole normale dans la formation de l'élite et spécialement des femmes comme Ramatoulaye qui dans sa lettre rappelle à Aïssatou cette époque-là:

Le recrutement qui se faisait par voie de concours à l'échelle de l'ancienne Afrique Occidentale Française, démantelée aujourd'hui en Républiques autonomes, permettait un brassage fructueux d'intelligences, de caractères, de mœurs et coutumes différents […] nous étions de véritables sœurs destinées à la même mission émancipatrice. (Bâ: 27)

 

Cette école a contribué à l'évolution des mentalités de ses pensionnaires qui, une fois retournées chez elles, sont devenues des militantes de la cause féminine et les véritables  actrices de la libération de la femme dans leurs pays respectifs. La formation qu'elles ont reçue entre dans le cadre d'un programme ambitieux dont la femme occupe la place centrale:

[..] la voie choisie pour notre formation et notre épanouissement ne fut point hasard. Elle concorde avec les options profondes de l'Afrique nouvelle, pour promouvoir la femme noire. (Bâ: 28)

 

En définitive, la femme instruite se libère du poids des coutumes caduques, sa mentalité ayant évolué, elle doit parfois  se battre contre certaines réalités culturelles qui ne sont plus acceptables à ses yeux. De ce fait, l'école qui bouscule le plus souvent la tradition change la donne et contribue à bouleverser certaines  valeurs établies.  L’instruction génère un nouveau type de femme africaine plus à même de prendre en charge sa destinée et de contribuer sur les mêmes terrains que les hommes au développement de leurs pays. L’école contribue en quelque sorte à la renaissance de la femme noire. 

Dans Une si longue lettre et The Sun Will Soon Shine, à l’exception de Bintou sur qui l’école n’a laissé qu’une faible marque, l’instruction  a permis aux filles de devenir des jeunes femmes libérées de la pesanteur sociale et maitresses de leur destin. C’est ainsi que Jainaba, la cousine de Nyima est présentée par Sally Singhateh comme le type même de la jeune femme accomplie: diplômée en droit de la famille, intelligente, déterminée et dotée d’un tempérament bien trempé. Cependant l’émancipation n’a pas pour autant flétri ses racines africaines, mais elle a au contraire renforcé sa détermination à venir en aide aux victimes d’une société phallocrate. De ce fait, Jainaba a largement contribué à la libération de Nyima ; c’est grâce à elle que cette dernière a réussi à se défaire des chaînes d’un mariage dévalorisant, à continuer ses études à Banjul et en France. La possibilité de s’épanouir pleinement est ainsi offerte à Nyima. La solidarité féminine peut contribuer à faire évoluer la situation de la femme surtout dans le cas du respect de ses droits.

 

CONCLUSION

Au terme de cette étude sur la représentation de la condition de la jeune fille dans l’espace sénégambien, il convient de faire le bilan des points saillants de l’analyse menée. Tout d’abord, le choix d’auteurs féminins a permis d’avoir l’opinion de deux intellectuelles de générations différentes sur le sort de la frange la plus tendre de la gent féminine. Les deux œuvres évoquent dans une certaine mesure  un référent semblable, des sociétés voisines et la mise en parallèle d’un texte francophone et d’un texte anglophone a dévoilé une réalité douloureuse: la jeune fille souffre. En ville comme en milieu rural, elle est souvent la victime dans ses rapports à l’homme. Qu’elle soit physique ou morale, cette douleur est révélatrice de la nature des relations masculin-féminin. En effet, dans les sociétés peintes dans Un chant écarlate et  The Sun Will Soon Shine, règne la domination masculine, un ordre phallique que paradoxalement, certaines femmes s’évertuent à perpétuer. La solidarité féminine est présentée comme un moyen de faire face, dans une certaine mesure à la situation. Toutefois, la voie royale pour atteindre l’émancipation  est selon  Mariama Bâ et Sally Singhateh, l’instruction. Elle est facteur d’éveil des consciences tout en offrant la possibilité d’une indépendance matérielle et l’espoir de se libérer du joug qui les oppresse.

Cet essai qui est axé sur la jeune fille uniquement, sera élargi  à une autre étude qui concernera le statut de la femme mariée. Y seront abordés des thèmes aussi cruciaux que la polygamie, le veuvage  et d’autres facteurs qui ajoutent à la précarité de la condition féminine.

 

BIBLIOGRAPHIE 

Œuvres étudiées

BÂ M., Une si longue lettre, Dakar: N.E.A.S, 1986.

SINGHATEH S. S., The Sun Will Soon Shine, London: Athena Press, 2004.

 

Autres ouvrages

AUFFRET S., Des couteaux contre les femmes, Paris, Grasset, 1982.

Barry, M., La petite peule, Paris: Mazarine, 2000.

BECKER C., « Questions Plurielles », in Genres, Inégalités, Religion, Actes du premier colloque inter-réseaux du programme thématique  « Aspects de l’Etat de droit et de démocratie » de l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF), Dakar, 25-27, avril 2006.

Cazenave, O., Femmes rebelles: Naissance d’un nouveau roman au féminin. Paris: L’Harmattan, 1996.

El Yamani, M., Médias et féminisme: Minoritaires sans parole. Paris: L’Harmattan, 1998.

KABUYA Rancy N. Salomon, Les nouvelles écritures de violence en littérature africaine francophone. Les enjeux d’une mutation depuis 1980. Thèse présentée pour l’obtention du doctorat en Langues, Littérature et civilisation. Sous la direction de Mme Dominique RANAIVOSON (Dir) et M. Huit MULONGO Kalonda Ba Mpeta (Dir), 24 juin 2014, 521 p.

Mouralis, B., « Une parole autre, Aoua Keita, Mariama Bâ et Awa Thiam », Notre Libraire – Revue des Littératures du Sud 117, pp. 21-27

YAMB G. D., « Enjeux de la gouvernance démocratique « au féminin » en Afrique noire: du droit à la différence, à l'égalité des chances dans le jeu démocratique et au droit au développement », in Genres, Inégalités, Religion,  Actes du premier colloque inter-réseaux du programme thématique « Aspects de l’Etat de droit et de démocratie » de l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF), Dakar, 25-27 avril 2006.

 

Webographie   

Niang, Xibar.net, Excision,  vendredi 10 décembre 2010, dernière consultation: vendredi 1er avril 2011.   

https://plan-international.org/girls/pdfs/Progres_et_obstacles _education_des_ filles_en_ afrique_plan_international_2012_fr_c.pdf. Consulté le 14/7/2015.

Kibangula, T. « Après 10 ans de lutte contre l’excision, où en est l’Afrique ? », In Jeune Afrique, 10 février 2012.

http://www.jeuneafrique.com/177400/politique/apr-s-10-ans-de-lutte-contre-l-excision-o-en-est-l-afrique/     Consulté le 14/7/2015.

Etoke, N. « Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone: taxonomie, enjeux et défis. » CODESRIA Bulletin, Nos 3 & 4, 2006 Pp 43-47.

http://www.didactibook.com/extract/show/43701    Consultation le 05/1/2016.


* University of the Gambia

[1] L’édition utilisée ici est celle publiée par les éditions N.E.A.S, Dakar, 1986.

[2] Singhateh Sally Sadie, The Sun Will Soon Shine, London, Athena Press, 2004.

[3] El Yamani, Myriam. Médias et féminisme: Minoritaires sans parole. Paris: L’Harmattan, 1998, p. 13.

[4] Séverine Auffret, Des couteaux contre les femmes, Paris, Grasset, 1982,  p. 145.

[5] Mariama Barry, La petite peule, Paris: Mazarine, 2000.

[6] Nathalie Etoke, « Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone: taxonomie, enjeux et défis.» CODESRIA Bulletin, Nos 3 & 4, 2006, p. 44.

[7] Idem, p. 43.

[8] Mouralis Bernard, « Une parole autre, Aoua Keita, Mariama Bâ et Awa Thiam », Notre Libraire – Revue des Littératures du Sud 117, pp. 21-27.

 [9] Odile Cazenave, Femmes rebelles: Naissance d’un nouveau roman au féminin. Paris: L’Harmattan, 1996, pp. 16-17.

[10] Rancy N. KABUYA Salomon, Les nouvelles écritures de violence en littérature africaine francophone. Les enjeux d’une mutation depuis 1980, Thèse présentée pour l’obtention du doctorat en Langues, Littérature et civilisation24 juin 2014. Sous la direction de Mme Dominique RANAIVOSON (Dir) et M. Huit MULONGO Kalonda Ba Mpeta (Dir), p.362.

[11] Odile Cazenave, Femmes rebelles: Naissance d’un nouveau roman au féminin. Paris: L’Harmattan, 1996, p. 16.

[12] Trésor Kibangula, « Après 10 ans de lutte contre l’excision, où en est l’Afrique ? », In Jeune Afrique, 10 février 2012. 

http://www.jeuneafrique.com/177400/politique/apr-s-10-ans-de-lutte-contre-l-excision-o-en-est-l-afrique/

[13] Charles Becker, « Questions Plurielles », in Genres, Inégalités, Religion, Actes du premier colloque inter-réseaux du programme thématique « Aspects de l’Etat de droit et de démocratie » de l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF), Dakar, 25-27 avril 2006, p.30.

[14] Nathalie Etoke, « Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone: taxonomie, enjeux et défis.» CODESRIA Bulletin, Nos 3 & 4, 2006, p. 44.