Sur le fil...

Safara n°22 est désormais disponible...

Note utilisateur: 2 / 5

Etoiles activesEtoiles activesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

 

  Télécharger l’article en version PDF

Résumé

          La problématique de la désillusion et de sa représentation fictionnelle, dans le Nouveau roman français, est au cœur de la réflexion intitulée : «Quelques formes sémiotiques de la représentation de la désillusion dans La Route des Flandres[1]». Avec cet ouvrage de Claude Simon, les analyses congruentes ont investi les lieux de la controverse du Nouveau roman français, en recherchant, du point de vue de la sémiotique, les empreintes de la réalité d'une écriture de la rupture. Dès lors, nous avons découvert, notamment au niveau de la représentation, du simulacre et de la praxis, comme la quête d'une écriture inventée autour d'une fausse destitution du narrateur, des descriptions marquées volontairement par les caractéristiques d'une peinture, une narrativité perturbée par la tensivité. Au-delà de la déstructuration narrative, entretenant la désillusion de l'écriture désabusée et du désaveu, c'est la représentation de l'illusion de l'éros qui lève toutes les ambiguïtés sur l'incertitude et l'irréalité.

Mots clés: Ecriture ; Eros ; Déstructuration ; Représentation de l'illusion ; Tensivité ; Nouveau-Roman.

 

Abstract

The issue of disillusion and its fictional representation in French Nouveau Roman is at the core of this reflection entitled: “Some Semiotic Forms in the Representation of Disillusion in La Route des Flandres.” In this work by Claude Simon, congruent analyses have invested the controversial aspects of the French Nouveau Roman, searching, from the semiotic perspective, the footprints of the reality of writing rupture. Consequently, we have discovered, particularly in terms of representation, the simulacrum and praxis, as the quest for a writing invented around a false dismissal of the narrator, descriptions voluntarily marked by the characteristics of a painting, a narrative process disturbed by tensivity. Beyond the narrative destructuring, which leads to the disillusion of a disenchanted writing and a disavowal, is the representation of the illusion of eros, which unveils all ambiguities on uncertainty and unreality.

Keywords: Writing ; Eros ; Destructuring ; Representation ; Tensivity ; Nouveau roman.


 

INTRODUCTION

          Le Nouveau Roman français, apparu autour des années cinquante, n’a eu de cesse de signifier ses différences avec le roman classique. En réalité, la crise du roman, conséquence de la crise de la société française, a longuement perduré, avant de fixer définitivement les nouvelles règles de constructions initiées par les précurseurs tels André Gide, Samuel Beckett et achevées par le groupe de nouveaux romanciers[2]. L’objectif poursuivi par cet ensemble d’écrivain était la réforme de l’écriture, tant au niveau des distorsions sémantique, discursive, narrative que dans l'écriture en tant que représentation graphique. Dans cette perspective, la narration apparaît volontairement indécise, tâtonnant comme à la recherche de repères ; les statuts du personnage, de l’espace et du temps sont, par la spécificité de leurs descriptions, ténues ou biaisées. La représentation de cette écriture de la rupture, de la différence et de l’indifférence, est elle-même contestée par une partie de la critique[3]. Cependant, les nouveaux romanciers justifient ce nouveau genre par la production d’ouvrages théoriques qui apportent des réponses aux contestations dont ils sont l’objet. Ainsi, en plus des romans, apparaîtront sur la scène littéraire, les essais et autres approches théoriques du Nouveau roman et ses formes controversées de la représentation. Cette assise théorique séduit et renforce les convictions des écrivains du Nouveau roman, en sorte que loin de disparaître, les œuvres de ce genre littéraire se multiplient jusqu’à la dernière décennie du vingtième siècle. Au rang de ses nouveaux romanciers, figure l’écrivain prolifique Claude Simon dont l’ouvrage La Route des Flandres[4] constitue une illustration de cette nouvelle narration, conséquence de la non concordance entre les générations précédentes d’écrivains et celle de la seconde moitié du vingtième siècle. A la lumière de la théorie de la représentation fictionnelle, La Route des Flandres subie la réflexion sémiotique, en ce sens où l’instabilité manifeste qu’elle communique trouve un écho favorable dans la narration de l'événement ou l'activité sensible et de la description de l'image. Ainsi donc, privilégier la problématique de la désillusion revient à considérer à nouveau la fausse simplicité et le principe du remodelage des formes comme participation à la représentation du dispositif particulier de la narration, entre l'illusion du changement et la réalité d’une technique d’écriture encore proche de la tradition romanesque. Cette réflexion vise également à rechercher, au-delà de la représentation de la désillusion, le simulacre et la praxis de l’illusion structurant la signification tensive ainsi que la dimension imagée de la rupture et de l’innovation. Et c’est en nous appuyant sur la particularité des concepts de représentation fictionnelle, manifestée grâce à l’illusion créée par le simulacre accompagné de la praxis du sensible et de l’empreinte du visuel, que les contours de cette forme d’écriture apparaîtront encore imprégnés de paradoxes et toujours sujets à controverse.

 

 

I/ Le simulacre et la praxis dans les dimensions tensives et visuelles

          La sémiotique, en tant que méthodologie des textes et langages, basée sur l’interprétation des signes et des effets de sens qui en résultent, a d’abord été connue, à ses débuts, sous la forme de «sémiotique narrative». L’application du schéma narratif, tel qu’A. J. Greimas l’a conçu, a consacré la programmation du sens des actions existant dans un texte, un discours ou toute autre forme de langage. Puis, l’évolution des recherches théoriques a permis d’envisager le texte où prédominent les sensations, les émotions, la passion. La sémiotique du sensible ou sémiotique des passions, a donc vu le jour au début des années quatre-vingt-dix. La théorie du sensible a donné lieu à un parcours tensif qui manifeste l’analyse des formes de l’émotion, des sensations, bref du phénomène sensible. Ce qu’il faut particulièrement retenir de la sémiotique du sensible est qu’elle est déterminée par la nature excessive d’une disposition ou d’une inclination manifestant l’état de l’âme du sujet. C'est ainsi que la phobie est une disposition au cours de laquelle le sujet est en proie à une peur exagérée, incontrôlée, mais passagère et qui apparaît régulièrement, sous certaines conditions. La sémiotique du sensible propose alors d’étudier un tel phénomène sensible, notamment par les modulations et modalisations tensives. Cependant, lorsque l’étude rend compte du déroulement du phénomène sensible, l’on parle alors de simulacre.

Il y a lieu de rappeler que le terme de simulacre provient de la Grèce antique et plus précisément du théâtre grec antique. La similitude des rôles tenues par les personnages ou persona était, en effet, considérée comme un simulacre sensé faire semblant d’être l’équivalent de la personne réelle. Les Présocratiques, notamment Platon, Anaxagore ou Théophraste[5], ont consigné le résultat de leur réflexion dans leurs écrits, pour confirmer que le simulacre était né de l’idée de la similitude, de la copie ou duplication des étants de la nature. Le simulacre, qui fait comme si c’était vrai, a l’avantage de rendre présent et vivace dans l’esprit. En conséquence, le lien entre représentation et simulacre s’est imposé aux Présocratiques, tout naturellement. L'idée de faire du simulacre une théorie de la signification s'est révélée plusieurs siècles plus tard, notamment dans les domaines des sciences exactes telles que les Sciences physiques et la médecine. En Sciences humaines et sociales, le terme simulacre est employé en sociologie et en psychiatrie où elle indique les deux dimensions que sont celles de l'imitation et de la dissimulation. Dans la théorie littéraire et la critique d'interprétation, c’est la stylistique et la sémiotique qui en ont fait un de leur concept opératoire. Dans la perspective sémiostylistique, la notion de simulacre apparaît pour suggérer que le littéraire est simulacre et simulation de plaisir, par l'entremise du corps du texte[6]. En sémiotique tensive ou du sensible, le simulacre est considéré comme l'ensemble du dispositif permettant de rendre compte des phénomènes sensibles. Toutefois, plusieurs éléments théoriques, tels que la praxis, composant le simulacre, constituent également le parcours tensif.

Pour la sémiotique, la praxis, tout comme le simulacre, participe de la lisibilité du texte[7]. La praxis détermine ainsi « une conception matérialiste et réaliste de l’activité de langage[8] » ; c’est dire qu’elle renvoie à la dimension pratique liée à l’usage de la langue[9] et à sa cohérence. Ce que Pratiques sémiotiques a appelé « une épaisseur (…) un espace discursif où toutes les formes en compétition seraient disponibles simultanément[10] », compte tenu des choix à opérer sur plusieurs niveaux sémantique, narratif, tensif, sociologique, culturel. Il est également à préciser qu’elle « est cet aller-retour qui, entre le niveau discursif et les autres niveaux, permet de constituer sémiotiquement des cultures[11] ». Elle fait donc référence à l’énonciation, en mettant en valeur «l’évolution d’une culture et des discours qui la constituent[12]». De manière plus pratique, nous soulignons qu’une analyse de la praxis se fait d’abord par une sélection des grandeurs surgissant ou «convoqués[13]» dans l’usage. Ces grandeurs hétérogènes constituent, par la suite, les éléments permettant l’étude sémio-narrative[14] et tensive, susceptible de résoudre la cohérence de ses unités variées. Ainsi, nous pouvons faire remarquer que l’emploi du terme «la vieille» en Côte d’Ivoire, pour désigner une femme d’un certain âge peut être sélectionné dans l’usage quotidien du sujet comme connoté positivement par la valeur de respect due à une mère ou connoté négativement par la péjoration sous tendue par l’idée d’incapacité et de comportement rédhibitoire. L’analyse sémio-narrative ou tensive de ce double usage est donc réalisée conformément au choix discursif qui est fait. Outre cela, il faut indiquer qu’une telle praxis présente une culture propre à une aire spécifique, celle de la Côte d’Ivoire ainsi qu’à «une époque historique[15]». In fine, il y a lieu de souligner que l’analyse de la praxis énonciative permet de distinguer les dispositifs susceptibles de générer les stéréotypes[16].

En revanche, le simulacre porte sur la disposition discursive traduisant soit le rapport du sujet à l’univers, soit la relation spécifique existant, dans le cadre de la perception, entre le sujet et les objets. Il existe alors les simulacres existentiel et passionnel. Le simulacre existentiel indique les «projections du sujet dans un imaginaire passionnel[17]». «Il est une configuration qui résulte seulement de l’ouverture d’un espace imaginaire par l’effet des charges modales qui affectent le sujet[18]». Dans son fonctionnement, le simulacre existentiel se détermine par «les changements imaginaires de rôles actantiels, c’est-à-dire tout ce qui affecte la représentation syntaxique des énoncés de jonction[19]». Il faut également souligner qu’au sens restreint, le simulacre est un segment discursif où le sujet passionné, à la suite de l’embrayage sur le sujet tensif, insère une ou plusieurs scènes de son imaginaire dans la chaîne discursive. Dans un sens plus large, le simulacre est synonyme de «dispositions passionnelles», dans la mesure où chaque sujet de l’interaction propose aux autres une représentation passionnelle de sa compétence[20]. Ce qui revient à dire que le simulacre et la praxis, situés au niveau discursif et narratif, conjuguent à la fois les dimensions pratiques et théoriques de la sémiotique. Ces deux notions sont à même de traduire les formes de la représentation fictionnelle, tant du point de vue narratif que culturel. Ce qui revient à dire qu’en sémiotique, elles renvoient autant au projet de la programmation des actions qu’à la dimension sensible communiquée dans le texte, le discours verbal ou non verbal ainsi qu’à la part de l’imprévisibilité contenue, entre autres, dans les pratiques sociales et comportementales[21]. Ces notions manifestent les diverses formes de la représentation fictionnelle et comme nous le verront dans le cas du Nouveau roman, le paradoxe de l’écriture du Nouveau roman français.

 

 

II/ De la représentation fictionnelle au sein de la critique

Le terme de représentation, dans son acception la plus courante et relativement à la dimension iconique, signifie l’ «Action de rendre sensible quelque chose au moyen d’une figure, d’un symbole, d’un signe.» En psychologie, elle est glosée par : «Processus par lequel une image est représentée au sens.» En outre, en arts plastiques, elle est définie comme : «Action de représenter la réalité extérieure» ou alors «Œuvre qui permet de représenter la réalité extérieure». Cette définition est complétée par celle du domaine des arts du spectacle, qui l’entend comme le: «Fait de présenter une pièce en public»; elle correspond aussi à «Cette pièce». Il va sans dire que d’autres dimensions que celles de l’iconicité existent, mais il n’y sera pas fait allusion, dans le parcours qui mènera du verbal au pictural et traversera les Sciences du langage.

 

1/ Le verbal et le pictural

La problématique de la représentation suscite un engouement certain au sein de la critique littéraire, depuis ses vingt dernières années. Toutefois, ses origines remontent à l’Antiquité grecque dont les savants estimaient que la représentation constituait la source même de la connaissance, dans la mesure où elle est l’empreinte qu’un objet de l’univers dessine sur nos cinq sens. Il est vrai qu’avec Aristote, l’art poétique est notamment mimesis et représentation[22]. Il s’agit alors de traduire les différents aspects de l’imitation de la réalité. Tout aussi proche de la conception de la philosophie classique, l’étymon latin «repraesentare» composé de «praesens» signifie alors rendre présent[23] et est glosé tantôt par «la description», tantôt par «le fait de rendre sensible (un objet absent ou un concept) au moyen d’une image, d’une figure, d’un signe, etc.[24]» Outre cela, la représentation, dans la définition initiale des philosophes de la Grèce antique est mimétique et ekphrasis. C’est dire qu'en fonction du terme ekphrasis, elle signifie également une description totale. En ce sens, elle fait allusion à de la matière et une corporéité.

A partir de cette étymologie, l’histoire des idées ouvrait donc le champ des possibles entre image, rendre présent, sensible et description. Cependant, pour les théoriciens de la littérature qui se sont appesantis sur les concepts de description et représentation, la description diffère de la représentation, dans le sens où la description relève du subjectif, se rapportant donc au moi et que «décrire, ce n’est jamais décrire le réel, c’est faire preuve de son savoir-faire rhétorique, la preuve de sa connaissance des modèles livresques…[25]». Or, dans la représentation, il s’agit de s’approcher le plus du réel. D’autres acceptions privilégient ce sens de vérité et de vraisemblance que veut traduire une fiction. L’effet de réel, l’illusion référentielle sont alors les notions autour desquelles se constitue la représentation[26]. Cependant, la représentation apparaît avec Louis Marin[27], tant au niveau des images que du texte littéraire, comme étant d’abord et avant tout l’objet représenté, tel que nous pouvons le voir sur le tableau des Ménines de Vélasquez[28] et le mécanisme ou le processus de la représentation, en lui-même. Il précise sa pensée en rappelant que la représentation est aussi liée autant à la présence qu’à l’absence de l’objet: «Qu’est-ce donc que représenter sinon porter en présence un objet absent, le porter en présence comme absent[29]». Cette acception renvoie à l’étymologie de représentation. Cependant, L. Gaudin-Bordes parlera de représentation «verbale ou picturale[30]» qu’elle assimilera au «dire» et au «voir[31]» de l’objet. L’élargissement qu’elle souligne permet d’envisager la diversité des processus de la représentation, en particulier dans le domaine des Sciences du langage.

 

 

2/ La représentation en sciences du langage

La représentation, en Sciences du langage, a connu une impulsion spectaculaire initiée par le champ «des recherches cognitivistes et de l’intelligence artificielle[32]». Mais, la question étudiée, à maintes reprises, est appréciée diversement, selon les domaines traités par les théoriciens. Ainsi pour la linguistique et la sémiotique, la représentation, ou représentation sémantique, est «la construction d’un langage de description d’une sémiotique-objet (…) qui consiste (….) à joindre des investissements sémantiques à des concepts interdéfinis et contrôlés par la théorie (ou à interpréter les symboles d’un langage formel)[33]». Dès lors, dans ces deux domaines des Sciences du langage, la représentation se rapporte à un métalangage et une interprétation des parcours génératifs. Il y a lieu de dire en outre que la représentation a des effets perceptibles en sorte que ce qui est absent est représenté de façon à émouvoir. La représentation a, au-delà de sa définition, l’effet d’une récréation: «Il n’y a donc pas de reproduction mimétique de la réalité mais recréation, le «néant» devenant une sorte de matière première et prenant place au cœur de la représentation[34]» Outre cela, en fonction de la dimension des Sciences du langage, la représentation peut se définir selon plusieurs autres acceptions, situées dans la perspective des procédures immanentes, entendu que celles-ci manifestent à la fois les «mécanismes par lesquels une entité quelconque se présente au sens ou à la conscience et le résultat d’un procès de symbolisation[35]».

Dans le contexte narratif propre à la sémiotique, la représentation désigne conjointement la schématisation des actes narratifs qui se comprennent et se perçoivent par les mécanismes sémiolinguistiques et les composants d’une action. Ce qui permet de rappeler que «La représentation n’est plus alors seulement un moyen de copier le réel par un système sémiotique au choix, mais aussi par une praxis sémiotique à part entière[36]». En ce sens-là, il est aisé de comprendrel’existence de la sémiotique de l’image ou sémiotique visuelle, qui considère que le signe est aussi une représentation iconique et qu’à ce titre, il reproduit et produit une signification. Précisément, le langage visuel est avant tout représentation d’une réalité iconique, de la manière la plus abstraite, à celle plus proche de la réalité mimétique. Dans sa forme la plus abstraite, se trouvent les idées représentées par la graphie et dépeignant elles-mêmes des réalités iconiques et sous des formes qui reprennent l’image, ou manifestent des images. Cependant, pour la sémiotique de l’image, en effet, la représentation iconique peut signifier un déroulement narratif programmé et un événement sensible, à travers entre autres les plans, la profondeur, la chromatique, la luminosité. Toutefois, dans ce cas de la représentation de l’image, il convient de parler d’une double représentation, puisque le regard critique porté sur l’image est ordonné dans les théories narrative et tensive, selon les aspects syntaxique, sémantique, narratif et sensible. De la sorte, la représentation du visuel est aussi la représentation de la théorie structurale du visuel, par l’approche sémiotique du signe visuel.

Au regard de ce qui précède, le terme de représentation, en lui-même, est un métadiscours qui reformule la représentation, par le simulacre et la praxis. C’est ainsi que notre sujet portant sur La Route des Flandres expose de manière voilée une représentation de la fiction romanesque qui s’analyse en tant que figure schématique de la désillusion et en tant que mécanisme sémio-linguistique permettant l’appréhension du dispositif de cette disposition propre à la narration du Nouveau roman.

 

 

III/ La représentation de la désillusion dans La Route des Flandres : entre déstructuration, rupture et innovation.

1/ Les ruptures et les innovations : le paradoxe d’une représentation faussement nouvelle

Avant de débuter les analyses, une brève présentation du corpus privilégié s'impose. A ce propos, La Route des Flandres se résume au récit de soldats qui traversent les Flandres[37], pour rejoindre un abri et se reposer des combats sur la frontière franco-belge. Ce qui signifie que l’idée majeure de ce texte est centré sur les effets de la guerre. Cependant, le récit tourne également autour de l’enquête sur la mort du capitaine de Reixach, puisque le périple des soldats se fait au gré des souvenirs de leur compagnie militaire et d’une quête de la vérité sur la mort accidentelle ou le suicide du capitaine de Reixach qui commandait leur armée. C’est un neveu de de Reixach, désireux de clarifier cette fin tragique, qui entreprend cette quête, correspondant en réalité à la quête de l’amour filial «agapè» lié, comme une condition sine qua non, à l’amour «érôs» rencontré déci-delà, sur la route des Flandres. En analysant le récit, l'on comprend qu'il est en lui-même déroutant, par la complication inattendue de la narration, établie en apparence, sur le mode du roman policier. Et le conflit latent entre le narrateur-énonciateur et l’un des personnages[38], tout aussi surprenant, participe du choix de cet actant sujet paradoxal, en quête de vérité et certitude. Il existe surtout, de la part du personnage, un travail de reconstitution, de reconstruction et de représentation du corps de l’être absent, dont l’une des figures est celle du capitaine de Reixach.

Dans le contexte du Nouveau roman, qui inspire le corpus, le thème de la désillusion est l’une des conséquences de la crise du roman. Il convient de rappeler, une fois de plus, que le choix d’une nouvelle narration s’est imposé suite à la perte des repères et valeurs à partir desquels la vie quotidienne était fondée. Les deux guerres avaient fait plus de ravages encore que l’on aurait pu penser puisque, dans le domaine littéraire, par exemple, l’esthétique littéraire est longuement remise en cause. Et même le consensus auquel parviennent les nouveaux romanciers est controversé. Les ouvrages qu’ils publient sont contestés par une partie de la critique. En s’insurgeant contre le roman traditionnel dont l’écriture est rendue complexe par la diversité des détails, le Nouveau roman prône la simplicité des formes. Pourtant, le corpus privilégié indique bien le contraire, en sorte que l’instabilité demeure et la désillusion persiste. C’est ainsi que La Route des Flandres est, de par sa structuration et sa narration, la représentation de cette désillusion. Elle aborde la narration en la représentant, de façon à en faire ressortir la tension entre la valeur iconique de la tragédie des Flandres et l’énergie ou la tonicité de l’ambition de la parole individuelle arrachée du dialogisme. C’est la représentation des formes de la désillusion et de l’entretient avéré et paradoxal des illusions.

Les formes de la représentation de la désillusion s’apprécient particulièrement dans le paradoxe entre les ruptures et les innovations qui n’en sont pas véritablement. Il s’agit donc du sens de représentation comme «re-création». En effet, la construction du récit de La Route des Flandres est le lieu d’un certain nombre de ruptures de type narratives et axiologiques susceptibles de générer les modifications propres au Nouveau roman. Et contrairement au roman traditionnel, le corpus privilégié manifeste non seulement une représentation incomplète de l’identité narrative des personnages, mais aussi une hésitation dans le choix des instances narratives, dévoilée dans la praxis et les simulacres. C'est ainsi que l'actant Georges est tantôt l’énonciateur, tantôt l’énonciateur-observateur, tantôt un personnage du déroulement actionnel. A lui seul, il représente une figure complexe de l’énonciation avec les multiples relais de narration induisant une polyphonie énonciative et créant surtout l'illusion d'une hétérogénéité des voix narratives. Ce qui se traduit par une praxis de l’instabilité propre à un personnage nageant en pleine confusion, et par extension, situe le récit dans le contexte d’un simulacre à l'image d'une société en proie à une crise. En elle-même, cette praxis n’est pas de l’innovation puisqu’elle manifeste l’une des fonctions d’une œuvre romanesque consistant à reproduire la réalité. Par ailleurs, les constantes ou répétitions des simulacres soulignent une praxis de l’obsession se lisant à la fois comme rupture et comme une innovation. Ces «similantes[39]», par leur répétition, instaurent dans le récit un refrain qui apporte au texte la dimension de l’oralité propre au conte et à l’épopée. Ce qui représente une innovation rompant avec le roman traditionnel. Dans le même temps, ces «similantes» figurent les simulacres de l’obsession que l’on retrouve dans le roman psychologique de l’entre-deux-guerres. Dès lors, elles concourent à donner la marque de la tradition et donc elles assurent l’idée de fausses ruptures et innovations. Cependant, la variété des enchâssements garantit au récit un aspect fluctuant, qui du point de vue narratif, s’analyse comme le lieu d’un simulacre passionnel. Et au-delà de ce simulacre, se profile l’image provocante de la reconstruction faite des morceaux recollés de l’écriture du roman classique manifestant une fausse simplicité.

 

2/ La désillusion de la fausse simplicité dans La Route des Flandres

Avant tout, l'on reconnaît que le récit de La Route des Flandres n’est pas linéaire. Tous les procédés littéraires qui se réclament du structuralisme y sont mêlés. L’étude du récit portée par la narratologie peut y retrouver ainsi une technique narrative établie par la mise en abyme, faisant largement la place aux analepses, aux prolepses, aux métalepses[40] ou aux ellipses de l’identité du personnage, de l’espace et du temps. Du point de vue de la syntaxe de la sémiotique visuelle qui structure la peinture de l'image, cette analyse du récit est une première approche de la représentation de l’œuvre, rendant présent au lecteur le procès, dans sa forme condensée. Elle laisse déjà transparaître la fausse illusion de la simplicité. De manière plus précise, ce procès est surtout la représentation de l’absence dessinée tout au long de la quête, apparaissant dans l'isotopie[41] du vide. Le mode de la narration participe à la construction imagée ou à une reconstitution telle qu’elle peut exister dans le domaine de la quête policière et met en exergue cette forme de la représentation de la complication qui, contre toute attente, veut être atténuée, pour paraître simple. Comme le tableau d’un peintre, La Route des Flandres ne livre pas tout le contenu de sa signification au premier abord. Il est entre le caché-révélé, le clair-obscur d’un tableau dont le premier plan, celui d'une place vide laissée par un personnage, crée, avec le quatrième et dernier plan, la profondeur de l'absence, illustrant ainsi la désillusion d'une fausse présence que le point de fuite de la perspective ne peut pas rendre.

Par la suite, l’analyse portée par la sémiotique tensive voit dans ce récit les simulacres et la praxis qui prouvent de façon suffisamment évidente, la représentation de la désillusion de la fausse simplicité. A cet effet, il convient de souligner que le récit veut faire croire à de la simplicité quand, très rapidement, il s’engage dans la complexité. Dès la première dizaine de pages, notamment les pages quatre à dix, le dédale de la route des Flandres est dépeint sous forme de tableaux. L’idée de la représentation du simulacre existentiel apparaît clairement dans la mesure où il y a une projection et une sollicitation subjectives du narrateur-observateur qui créent un lecteur-observateur contraint d’entrer, de manière non objective, dans la représentation proposée. En quelque sorte, le lecteur-observateur doit prendre position, non seulement dans le récit mais aussi dans le tableau, représentant l’image du trajet de la quête et de la débâcle. Ces sollicitations imposées au lecteur-observateur manifestent le changement de son rôle actantiel, le contraignant ainsi au simulacre existentiel de son implication dans le récit. En outre, l'on peut indiquer que ces formes de la représentation de la désillusion sont des simulacres de la création romanesque, qui peuvent se lire, au niveau modal, comme une suite de /vouloir-faire/ et de /savoir-faire/ débrayés du narrateur-énonciateur, visant à imposer et faire accepter d’autorité à l’énonciataire, par l’embrayage insidieux de la sollicitation ou pression exercée, le récit de la quête difficile de l'actant sujet Georges. Et déjà, les simulacres modaux ne traduisent pas la simplicité. Il y a, en effet, le /devoir/ d’interpréter le récit comme chacun le veut qui est biaisé par la contrainte. Ce qui implique un /pouvoir-être/ attribué à l’énonciataire qui peut donc se substituer à l’énonciateur pour tenter de comprendre le récit à sa manière. Cela signifie que la simplicité apparente du texte est vite confrontée aux simulacres existentiels et passionnels qui intervertissent les positions entre énonciateur et énonciataire. Mais au-delà, ce moment de l’inversion confine à l’espace protensif de la réception de l’énonciataire-observateur manifestant son /savoir-être/. Cette modalité définit en conséquence, non plus un simulacre existentiel mais surtout un simulacre passionnel. En revanche, le passage du /devoir/ au /pouvoir-être/ confirme le mode d’existence du virtuel au réalisé, autant dans la dimension narrative que tensive. La coexistence de ces deux modes d’existentiels régule la complication et la fausse désillusion.

Enfin, avec ces simulacres existentiels et passionnels, se profile la seconde désillusion matérialisée, au niveau de la praxis énonciative, sur l’axe paradigmatique de ‘’dédale’’ et ‘’débâcle’’ apparaissant dans les termes ‘’dégradation‘’, ‘’destruction ‘’ pour signifier le déni. L’anaphore de ‘’dé’’ extrait de ‘’dédale’’ repris par ‘’débâcle’’ énonce énigmatiquement la disjonction ou la privation d'avec l'objet de la quête de l'identité et de la vérité. Cette anaphore ne prend cependant tout son sens que plusieurs pages plus loin et installe en même temps, et de façon définitive, le sentiment de la désillusion, surtout que le narrateur fait allusion au ‘’démenti‘’[42] soulignant insidieusement le contexte culturel de la remise en question, du désaveu. Toutefois, praxis et simulacres se rejoignent pour dévoiler une autre signification révélée notamment avec l'instabilité actantielle liée, cette fois-ci, aux hésitations entre le «je» embrayé et quasi monologué et le «il» débrayé de l'actant Georges qui, sans en avoir l’air, s’adresse à l’énonciateur pour s’effacer progressivement. Il n’y a donc aucune simplicité dans ce récit qui accorde une place importante à l’énonciataire et fait déchoir l’énonciateur de son rôle pour perturber l’illusion de la narration reposant sur des rôles stabilisés et non sur la réalité de l’esthésie[43] du narrateur-observateur. Le sentiment de la déchéance persiste dans cet exemple indiquant la perturbation de l'énonciateur: 

(....) ses cheveux, son dos se découpant en noir, puis la porte se referma j'entendis son pas rapide s'éloigner décroître puis plus rien et au bout d'un moment je sentis la fraîcheur de l'aube, ramenant le drap sur moi, (...) pensant à ce premier jour trois mois plus tôt où j'avais été chez elle et avais posé ma main sur son bras, pensant qu'après tout elle avait peut-être raison et que ce ne serait pas de cette façon c'est-à-dire avec elle ou plutôt à travers elle que j'y arriverais (mais comment savoir?) peut-être était-ce aussi vain aussi dépourvu de sens (...) mais comment savoir, comment savoir?  (...) Quelle heure pouvait-il bien être? (La Route des Flandres, p. 278-279).

 

Il faut faire remarquer alors que la praxis de l’illusion entretient la désillusion dans les déictiques spatio-temporels qui brouillent la présence de l’énonciateur dans le récit, comme c'est le cas avec: «à ce premier jour trois mois plus tôt». Cetteposition temporelle débrayée dans un discours embrayé faisant croire à la présence ici et maintenant de l’énonciateur accompagné de l’énonciataire est déstabilisante par son indétermination. La distance apparaît pourtant dans les déictiques spatiaux qui déterminent un espace embrayé de l’ici en contradiction avec les pronoms déictiques débrayés, dans un discours débutant par le débrayage: «ses cheveux, son dos [...] j'avais été chez elle». Sans nul doute, l’assemblage des espaces et temps contradictoires maintient la désillusion par les référents différents non conciliables. A cela, il convient de signifier que c’est aussi l’utilisation des questions comme : «mais comment savoir? » qui entretiennent cette incapacité de l'énonciateur à tenir son rôle d'informateur et par voie de conséquence à contraindre l'énonciataire à prendre position, nolens volens, dans le récit. En réalité, cette inaptitude de l'énonciateur imprime sa destitution et induit, avec la praxis et les simulacres, les paradoxes d’une représentation faussement nouvelle qui exploite la déstructuration de la narration.

                                                                                          

3/ La représentation de la déstructuration: Choc et dynamisme de l’image provocante au sein de la controverse de l’écriture  du Nouveau roman

Ce dernier moment de la réflexion sur les représentations de l’illusion ambitionne d’analyser, modestement, les éléments de la polémique entre théoriciens du Nouveau roman et critiques littéraires, à travers l’une des particularités de La Route des Flandres, celle qui matérialise le choc de l’image provocante qui peint doublement l’érotisme.

Les nouveaux romanciers, en effet, dans leur refus de suivre la tradition romanesque, ont opté pour la rupture. La controverse qu’ils ont suscitée se justifie par une déconstruction audacieuse de l’écriture des textes du Nouveau roman. C’est ainsi que, dans le corpus choisi, la déconstruction est d’abord syntagmatique et narrative, par la rare présence des ponctuations. En quelque sorte, l’on peut y voir l’empreinte de l’absurde[44] et de la suppression des lois ainsi que celle des règles de l’existence quotidienne. Il s’agit donc d’une praxis qui indique la révocation de la force de la loi et l’autorisation d’agir comme bon nous semble. De plus, il apparaît que la praxis biaisée, employée pour représenter les objets, relève d’une déstructuration du récit, différente de la conception traditionnelle. La déstructuration se manifeste alors dans l’ambigüité des représentations du monde naturel. Elle est soutenue par un simulacre qui intègre, sans règles établies, les figures du monde.

La dimension des figures du monde qui rend le mieux la déstructuration, par le simulacre de l’illusion et la désillusion, est la suggestion de l’érotisme dévoilée dans la praxis de l’érotisme qui en permet l’étude. L’érotisme considéré comme : «Goût pour ce qui est érotique, ce qui a rapport à l’amour, à la sexualité et à l’art de les représenter ; recherche variée du plaisir sensuel, sexuel» contient, dans sa glose, l’idée de représentation et de représentation du corps. En cela, son apparition dans le récit, sous la forme imagée, est adaptée à sa définition et fait de cette narration un récit des plus conformes au roman classique. Ainsi donc, l’érotisme surgit soudainement, au cours de la traversée des Flandres, alors que l’énonciateur découvre leur hôte féminin ou pendant qu’il discute avec Iglésia, l’aide de camp du capitaine de de Reixach. Malgré cela, l’amour éros est ici suggéré et l’agapè n’existe que dans le processus de la quête qui lie l’énonciateur à son objet qu’est le lien familial, pour fonder l’illusion de la vérité. Pour confirmer la fausse illusion, l’intrusion brutale de l’érotisme est suivie de la narration tout aussi inattendue d’un certain nombre de faits se rapportant à la problématique de la quête identitaire du sujet, comme s’il n’y avait aucun rapport de causalité. C’est le cas des précisions sur la mort de de Reixach qui sont en réalité le point d’ancrage dans l’existence de la relation familiale et la justification de la convocation de l’érotisme. En conséquence, la représentation ambiguë de l’éros renforce le paradoxe de la désillusion et de la rupture, signe de la perturbation ou de la perte de repères de l’énonciateur.

Cependant, insistons à nouveau pour dire que de l’érotisme à la quête identitaire, il n’y a qu’un petit pas que l’énonciateur s’empresse de franchir. C’est une attitude ordinaire correspondant à l’ordre des choses et qui est cachée derrière le tableau érotique. Cette intégration brutale de l’érotisme marque également le profond sentiment de l’attachement traduit par la confusion faite entre identité et érotisme. La peinture de l’érotisme, en tant que représentation, est donc subjective. Elle suggère l’image du parcours de la découverte, calqué sur le parcours de la quête de la filiation tronquée. C’est ainsi que la déstructuration, qui donne la fausse illusion, se révèle dans la perturbation de l’ordre familial et de la quête de la vérité. Ainsi, Blum, qui est parenté à l’énonciateur Georges, n’apparaît pas comme tel, dans la mesure où, à sa première apparition, il est en conflit avec ce jeune soldat, Georges, qu’il ignorera la plupart du temps. En outre, la déstructuration infère une praxis de la synchronie de l’histoire de la crise de l’année 1940, en plus de souligner le récit autobiographique, propre au Nouveau roman. Les analepses attribuées à Georges sont une allusion non voilée à l’impact de l’histoire de la remise en cause d’après-guerre, indiquée par les moments de perte de repères.

La déstructuration se lit également dans l’inversion des grandeurs, en sorte que l’on passe «du banal à l’émouvant[45]», de l’imprécision à la précision, du détail à l’absence de détail. Outre cela, la représentation de la déstructuration est indiquée par les deux formes de la perception. La perception discursive, notamment, traduit la réalité des objets perçus tandis que la perception esthésique indique une re-création, une invention, la fiction de la fiction. C’est en cela que la controverse peut être amplifiée puisque, contrairement à la tradition du roman traditionnel, le récit apparaît rébarbatif par cette absence d’ancrage dans le réel. En conséquence, la question cruciale de la vérité est biaisée dans la déstructuration des structures narratives. Cependant, si la praxis ne peut répondre à la question de la vérité, les simulacres eux parviennent à manifester que la vérité devient toute relative. Cependant, la difficile adéquation entre la réalité et l’imagination existe encore. En un sens, dans La Route des Flandres, la double quête du sujet, quête de l’identité et éclaircissement des circonstances de la mort de de Reixach, manifeste l’idée de la conformité entre la vérité et l’imagination. Cette recherche de la vérité est projetée dans l’ensemble du récit, comme une vérité partielle, parcellaire et relativisée qui n’apparaît dans tous ses contours qu’à la fin du récit.

La représentation de l’érotisme, découlant de la quête de l'identité et de la vérité, est en quelque sorte biaisée, eu égard au genre prôné par les nouveaux romanciers. De ce fait, le récit de cette quête de la vérité sur la mort et l’identité du personnage est émaillé de la représentation de l’érotisme dont l’image donnée dans la perspective de la profondeur se détache de façon insignifiante et paradoxalement bien visible, dans le tableau. De la sorte, l’érotisme apparaît au premier plan et encore dans le point de fuite ; il est le point de fuite. De manière plus précise, il y a lieu de soutenir que deux éléments distinguent la représentation de l’érotisme : l’érotisme et l'absence qui donne lieu à tous les fantasmes. Ils apparaissent alors comme un symbole de la quête du père et de l’identité du sujet. Cette représentation de l’érotisme et du fantasme se positionne comme inaliénable du parcours du sujet et apparaît étrangement, comme une deixis de la vie, dans un texte où l’idée principale porte sur la guerre et l’enquête sur la mort du capitaine de Reixach. En réalité, à côté de ce thème majeur de l’écrasement, avec pour aspectualité la terminativité, se profile l’idée de la refonte, de la continuité sur de nouvelles bases. Et c’est avant tout un problème de l’identité ou du refus de l’identification du personnage d’avec le ''mâle'' sans avenir, dont les chances de survie ont été détruites, piétinées en mille morceaux qu’il faut agencer autrement. La représentation fictionnelle est fondée alors sur les formes concrètes de l’espace du sujet qui sont transmuées en formes érotiques. L’érotisme est donc, de ce fait, figuré à la fois par l’acte sexuel et par la suggestion de l’éros. Ainsi, le sujet énonciateur explique que:

l’amour (…) ce soit cette chose muette, ces élans, ces répulsions, ces haines, tout informulé – et même informé – et donc cette simple suite de gestes, de paroles, de scènes insignifiantes, et au centre, sans préambule, cet assaut, ce corps-à-corps urgent, rapide, sauvage, (…) elle les jupes haut troussées, avec ses bas, ses jarretelles.[46]

 

Ces intrusions de l’éros traduisent la fausse rupture d’avec le roman traditionnel, dans la mesure où il apparaît, par ce corpus, que la description objective et la destitution du narrateur ainsi que l'abolition de toute affirmation subjective ne sont pas fondées. Et c’est en cela que la réflexion menée fait le choix de la fausse rupture. Vaille que vaille, l’énonciateur dispose autrement et recolle les morceaux de la débâcle des Flandres, au même titre que les morceaux de la débâcle du monde littéraire, au cours de cette période d’après-guerre qui resurgit dans toute sa force et conséquence. Ce n’est qu’à première vue que le récit est un leurre. Mais, il est un leurre qui signifie qu’il n’y pas à se leurrer. Il y a à refaire, à recomposer d’une autre façon ce qui ne peut être supprimé. Si les morceaux de la narration sont éparpillés, il faut les rassembler pour les disposer d’une autre manière. Et c’est le cas de La Route des Flandres qui a disposé la narration dans le dévoilement de l’incompréhensible, pour donner un sens ordinaire, celui de la représentation de l’érotisme indéfectible à l’homme et qui ne se perd pas, qui est la valeur sure, valeur refuge incontestée de l’humanité.

 

CONCLUSION

La réflexion menée sur la représentation sémiotique de la désillusion, dans La Route des Flandres écrit par Claude Simon, a mis en exergue la spécificité tensive et iconique du récit du voyage de soldats, revenant de la guerre, après leur défaite et la débâcle consternante qui caractérise leur retour par les Flandres. Encore une fois, le Nouveau roman français restitue cette période de l’histoire, au cœur de la seconde guerre mondiale, dont l’empreinte se dessine dans la narration de la fausse illusion biaisée sur l’érotisme. Les ruptures propres au Nouveau roman sont apparues comme une désillusion puisqu’en réalité, elles restent déterminées en profondeur par des structures similaires au roman classique. Les formes sémiotiques de la représentation rendues par l'iconicité, le simulacre et la praxis manifestent la diversité des angles de lecture de la quête identitaire, dont l'aboutissement ne se perçoit pas, mais est incontestablement biaisée sur l'éros voilé. Seuls demeurent de la destitution du narrateur, de l'absence de résultats probants de la quête, des circonvolutions du récit, seuls demeurent des plans dont la profondeur révèle l'éros, valence sensible cachée dans les gris-obscurs de la représentation de la nuit, par la déstructuration de la description devenue ekphrasis, de l'énonciation, de la narrativité, des circonstances du récit qui désabusent, entre le déni, le désaveu et la déstabilisation.

 

BIBLIOGRAPHIE

ALBERS Irène, Claude Simon, Moments photographiques, Pas de Calais, Presses Universitaires du Septentrion, 2007.

ARISTOTE, Poétique, Paris, Gallimard, 1996

BEYAERT-GESLIN Anne (sous la direction), L'image entre sens et signification, Paris, Publication de la Sorbonne, 2006.

BORGOMANO Madeleine et RAVOUX RALLO Elisabeth., La littérature française du XXème siècle. Le roman et la nouvelle, Paris, A. Colin, 1995.

DARRAULT-HARRIS Ivan et FONTANILLE Jacques, Les Äges de la vie. Sémiotique de la culture et du temps, Paris, PUF, 2008.

DIOP Cheikh Mouhamadou, Fondements et représentations identitaires chez Ahmadou Kourouma, Tahar Ben Jelloun et Abdourahman Waberi, Paris, L’Harmattan, 2008.

DUGAST-PORTES Francine, Le Nouveau Roman, une césure dans l’histoire du récit, Paris, Nathan Université, 2001.

FONTANILLE Jacques et ZILBERBERG Claude, Tension et signification, Liège, Mardaga, 1998.

FONTANILLE Jacques, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008.

GAUDIN-BORDES Lucile, La Représentation au XVII siècle. Pour une approche intersémiotique, Paris, 2007.

GENETTE Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1972.

GREIMAS A. J. et COURTES J., Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993.

GREIMAS Algirdas Julien et FONTANILLE Jacques, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Paris, Seuil, 1991.

GUIZARD Claire, Claude Simon : la répétition à l’œuvre: bis repetita, Paris, L'Harmattan, 2005.

HAMON Philippe, Du descriptif, Paris, Hachette, 1993.

MARIN Louis, De La représentation, Paris, Gallimard, 1994.

OUELLET Pierre, Voir et savoir. La Perception des univers du discours, Montréal, Editions Balzac, 1992.

ROBERT Paul, Dictionnaire, Paris, Le Robert, 1978.

SCHULZ Michael et VOGEL Christina, La Praxis énonciative, Limoges, NAS,

SIMON Claude, La Route des Flandres, Paris, Editions de minuit, 1997.

VAREILLE Claude, Fragments d'un imaginaire contemporain, Mayenne, José Corti, 1989.


* Université Alassane Ouattara, Côte d’Ivoire

[1] Claude SIMON, La Route des Flandres, Paris, Editions de minuit, 1997.

[2] M. BORGOMANO et E. RAVOUX-RALLO, La Littérature française du XXème siècle. Le roman et la nouvelle, Paris, A. Colin, 1995, p. 41-69.

[3] Francine DUGAST-PORTES, Le Nouveau Roman, une césure dans l’histoire du récit, Paris, Nathan Université, 2001, p. 30-57.

[4] Claude SIMON, op. cit.

[5] Les philosophes Présocratiques, ayant vécu entre le VIIème et le IIème siècle avant Jésus-Christ, ont muri, dans le champ des réflexions sur le logos et la fusis, la question de l'imitation et du simulacre. C'est à partir du résultat de leurs pensées que les concepts ont été remodelés bien plus tard.

[6] Dans les différents domaines cités, les théoriciens tels Georges MOLINIE, La Sémiostylistique, Paris, PUF, 1998, p. 41-45 et Jean BAUDRILLARD, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, ont proposé de nouvelles perspectives de lecture, en relation avec leur domaine de spécialité.

[7] Michael SCHULZ et Christina VOGEL, La Praxis énonciative, Limoges, NAS, 1995, p. 66.

[8] Jacques FONTANILLE et Claude ZILBERBERG, Tension et signification, Liège, Mardaga, 1998, p. 127.

[9] A. J. GREIMAS et J. FONTANILLE, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Paris, Seuil, 1991, p. 82.

[10] Jacques FONTANILLE, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF p. 82.

[11] A. J. GREIMAS et J. FONTANILLE, op. cit., p. 88.

[12] Ibidem, p 129 et voir Pierre OUELLET, Voir et savoir. La Perception des univers du discours, Montréal, Editions Balzac, 1992, p. 245.

[13] A. J. GREIMAS et J. FONTANILLE, op. cit., p. 88-89 et p. 155.

[14] Ibidem, p. 174-175.

[15] Idem.

[16] A. J. GREIMAS et J. FONTANILLE, op. cit., p. 156.

[17] Ibidem, p. 59.

[18] Ibidem, p. 63.

[19] Idem.

[20] Ibidem, p. 63-64.

[21] Ivan DARRAULT-HARRIS et J. FONTANILLE, Les Äges de la vie. Sémiotique de la culture et du temps, Paris, PUF, 2008, p. 369.

[22] ARISTOTE, Poétique, Paris, Gallimard, 1996, Chapitres I à IV.

[23] Lucile GAUDIN-BORDES, La Représentation au XVII siècle. Pour une approche intersémiotique, Paris, 2007, p. 11.

[24] Paul ROBERT, Dictionnaire, Paris, Le Robert, 1978, p. 1676-1677.

[25] Philippe HAMON, Du descriptif, Paris, Hachette, 1993, p. 13.

[26] Cheikh Mouhamadou DIOP, Fondements et représentations identitaires chez Ahmadou Kourouma, Tahar Ben Jelloun et Abdourahman Waberi, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 315-316. Dans cet ouvrage, Diop C. M. va au-delà de l’effet de réel et retranscrit l’idée de recomposition.

[27] Louis MARIN, De La représentation, Paris, Gallimard, 1994, p. 304-328.

[28] Ibidem, p. 356-357. Sans nul doute, la brève description du tableau renvoie à celui des Ménines de R. Da Silva y Velasquez.

[29] Louis MARIN, op. cit., p. 305.

[30] Lucile GAUDIN-BORDES, op. cit., p. 139.

[31] Ibidem, p. 35.

[32] Pierre OUELLET, op. cit., p. 245.

[33] A. J. GREIMAS et J. COURTES, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, p. 315.

[34] Lucile GAUDIN-BORDES, op. cit., p. 287.

[35] Idem et Pierre OUELLET,, op. cit., p. 245.

[36] Lucile GAUDIN-BORDES, op. cit., p. 12.

[37] Irène ALBERS, Claude Simon, Moments photographiques, Pas de Calais, Presses Universitaires du Septentrion, p. 81-84. L'auteur donne des précisions sur les faits historiques qui se sont déroulés, en 1940, dans Les Flandres françaises, proche de la frontière belge.

[38]Claude SIMON, op. cit., p. 159. L'extrait révèle que les actants qui prennent la parole pour narrer le récit sont différents, en sorte que la narration n'appartient pas à un narrateur hétérodiégétique ainsi qu'un narrateur homodiégétique, mais elle appartient à plusieurs narrateurs hétérodiégétiques et homodiégétiques: «Parce qu'il savait tout de même monter. Faut dire ce qui est: il en connaissait un bout. Parce qu'il avait drôlement bien pris son départ" raconta plus tard Iglésia ; à présent ils se tenaient tous les trois (Georges, Blum et lui [...])».

[39] Jean Claude VAREILLE, Fragments d'un imaginaire contemporain, Mayenne, José Corti, 1989, p. 88-120. Le théoricien définit les ''similantes'' comme les similitudes que l'on retrouve dans les textes du Nouveau roman et qui créent avec les variantes, c'est-à-dire les différences, la cohérence du texte.

[40] Gérard GENETTE, Figures III, Paris, Seuil, 1972 et Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982.

[41] En sémiotique visuelle, la syntaxe du visuel tient compte, entre autres des plans et de la profondeur, tandis que l'étude sémantique de l'image rend compte, notamment, de l'isotopie et des couleurs.

[42] L'extrait ci-contre est l'un des nombreux exemples du paradigme de la débâcle, avec l'emploi de ''dégradation'' et ''démenti'' : «et lui (l'autre Reixach, l'ancêtre) (....) se tenant là, (...) anachroniquement vêtu (....) de cette tenue aristocratique (....) dans laquelle il avait posé pour ce portrait où le temps -la dégradation- avait remédié par la suite (....) à l'oubli -ou plutôt l'imprévision- du peintre, (...) posant là cette tâche rouge et sanglante comme une salissure qui semblait un démenti tragique à tout le reste», Claude SIMON, op. cit., p. 76. Le terme destruction apparaît à la page 282 du même corpus.

[43] A. J. GREIMAS et J. FONTANILLE, op. cit., p. 29-31. L'esthésie ou esthésis est l'émotion esthétique ressentie par un sujet tendant indifféremment vers les caractères opposés d'un phénomène ou d'un objet.

[44] Samuel BECKETT, En attendant Godot, Paris, Les Editions de minuit, 1952.

[45] Claire GUIZARD, Claude Simon : la répétition à l’œuvre : bis repetita, Paris, L'Harmattan, 2005, p. 147.

[46] Claude SIMON, op. cit., p. 48-49.