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Abstract

Owing the absence of Africa in her novelistic fiction, Marie Ndiaye poses a problem of classification. That choice of the writer is perceived by the critics as a refusal to belong to the African community, although her father is Senegalese. By analyzing Trois femmes puissantes (2009), we want to show that a reasoning of that nature has been ineffective since the publication of that novel which sounds like a reply to the critics’objections. Indeed, that work, through its geocultural anchorage and the discursive lines which underlie it, roots Marie Ndiaye in the afro-french family of novelists Abdourahman A. Waberi calls “The children of the post colony.”

Key words: Africa-root-identity-reference-soil

 

Résumé

          En raison de l’absence de l’Afrique dans sa fiction romanesque, Marie Ndiaye pose un problème de classement. Ce choix de l’écrivaine est perçu par la critique comme un refus d’appartenir à la communauté africaine bien que son père soit sénégalais. Nous voulons, en analysant Trois femmes puissantes (2009), montrer qu’un raisonnement de cette nature est inopérant depuis la parution de ce roman qui sonne comme une réponse aux objections des critiques. En effet, cet ouvrage, par son ancrage géoculturel et les axes discursifs qui le sous-tendent, enracine Marie Ndiaye dans la famille des romanciers franco-africains que Abdourahman A. Waberi appelle les « enfants de la postcolonie ».

Mots-clés : Afrique-enracine-identité-référence-terroir

 

Introduction

         

Marie Ndiaye est née en 1967 à Pithiviers, d’un père sénégalais et d’une mère française. Toutefois, son identité littéraire soulève une avalanche de questions de la part des commentateurs. Bernard Mouralis avance que « Marie Ndiaye gêne –ou, franchement, irrite– parce qu’aucun de ses romans ne se réfère explicitement à l’Afrique et à l’origine de l’auteur »[1]. La référence à l’Afrique ou à l’origine de l’auteur est donc saisie comme un critère d’identification. C’est pourquoi il n’est pas aisé de classer cet écrivain dans le champ de la littérature africaine. Cette difficulté qui agace Mouralis n’épargne pas Odile Cazenave qui observe que Marie Ndiaye dérange à cause de son absence d’étiquette[2]. C’est dire que l’identité, parce qu’elle est énigmatique chez cette romancière, relève d’une équation qu’il n’est pas facile de résoudre. A ce propos, Danielle Deltel indique une piste de réflexion intéressante. En effet, elle écrit :

L’arrivée sur la scène d’une jeune romancière franco-sénégalaise dont les référents et les références sont extérieurs à l’Afrique pose un problème de classement : où situer Marie Ndiaye dans le champ des littératures ? La réponse est à chercher dans l’espace du texte[3]

 

 

C’est dire que l’identité d’un écrivain se décline à partir de son écriture. Eugène Tavares  l’a compris, qui pense que « la définition de la nationalité littéraire d’un écrivain doit se faire à partir de son œuvre »[4]. De ce point de vue, Trois femmes puissantes place Marie Ndiaye dans la galaxie des écrivains francophones qui revendiquent moins une identité africaine qu’ils se définissent comme des écrivains universels. Parmi ces indices, nous voulons étudier l’ancrage géoculturel de la fiction et les axes discursifs qui la sous-tendent.

 

1. L’ancrage géoculturel

Avant la parution de Trois femmes puissantes, l’Afrique était absente dans la trajectoire romanesque de Marie Ndiaye. Danielle Deltel défend que « l’espace géographique dans lequel se déroulent ses romans comme l’espace mental des personnages n’a rien d’africain »[5]. Comme pour répondre à des critiques de cette nature, Marie Ndiaye publie Trois femmes puissantes chez Gallimard. Dans cet ouvrage, le Sénégal est en grande partie le théâtre des opérations discursives. Cet espace charrie avec lui le vécu du peuple sénégalais et sa culture. Ce cadre spatial constitue un repère identitaire. C’est dans cette perspective que Cheikh Mouhamadou S. Diop soutient que la dimension spatio-temporelle fait « partie des composantes identitaires » c’est-à-dire « les éléments de la fiction […] qui justifient le rattachement d’un auteur à un espace socioculturel donné »[6] .Une lecture attentive de l’œuvre laisse voir qu’elle est centrée sur la textualisation de plusieurs quartiers de  la capitale sénégalaise.

La fictionnalisation du Sénégal passe par une peinture de certains  quartiers populaires de la ville de Dakar. L’évocation itérative de Colobane lui confère une valeur symbolique. C’est là qu’est née une des femmes puissantes, Fanta, qui deviendra l’épouse de Rudy Descas. Colobane est symptomatique de la malédiction, la misère qui frappe Fanta. Elle reproche à son mari de ne l’avoir  pas aidée « à parachever le malheur d’être née à Colobane » (Marie Ndiaye, p.17). Ce lieu de naissance est vécu comme une condamnation à la misère et à la pauvreté contre lesquelles se bat le personnage. Mais ce destin des natifs de Colobane n’est pas une fatalité. Fanta l’a compris, qui admet que seul le travail est un trésor. Professeur de littérature française, elle a épousé un de ses collègues Rudy Descas, agrégé de lettres classiques. Depuis, « l’ambitieuse Fanta aux chevilles ailées ne volait plus au-dessus de la boue rougeâtre des rues de Colobane » (Marie Ndiaye, p.119). La romancière donne de cette localité une description fragmentaire et refuse le schéma balzacien de tout livrer en bloc. Il promène ainsi son lecteur dans les ruelles de Dakar qui connotent le misérabilisme des populations. A cause de la « boue rougeâtre » caractéristique de ses rues, Colobane est en marge de la modernité. Il respire la saleté et le manque d’hygiène auxquels s’ajoute la promiscuité. C’est dans ce milieu que Rudy a fait la connaissance de Fanta : « Il l’avait vue balayer, longuement et patiemment les deux pièces de l’appartement vétuste, aux murs vert d’eau, qu’elle partageait à Colobane avec un oncle, une tante et plusieurs cousins » (Marie Ndiaye, 2009,  p.121). Le cadre de vie reflète les modestes conditions des habitants qui s’entassent dans un appartement de fortune réservé à une famille infortunée. Cette situation nullement enviable est commune aux quartiers populaires de la capitale sénégalaise, en proie à une forte densité cependant qu’ils sont dépourvus de moyens de survie. C’est pourquoi Fanta était dans l’obligation d’entretenir « un petit étal de cacahuètes en sachets qu’elle dressait chaque jour, fillette, dans une rue de Colobane » (Marie Ndiaye, 2009,  p.123). Colobane est porteur de la demande sociale des populations déshéritées des villes du Sénégal. Des conditions d’hygiène insupportables jusqu’au petit commerce auquel se livre Fanta, à la promiscuité liée à la pauvreté, et donc au chômage des jeunes, tout relève d’une peinture réaliste comme si la romancière faisait un reportage sociologique. La peinture du cadre est l’expression métaphorique des désastreuses conditions de vie des habitants.

La  textualisation de la Médina  où habitent  Khady Demba et son époux ne contredit pas une telle description. Comme Fanta à ses débuts, eux aussi vivent de leur petit commerce pour lutter contre le manque d’emploi et son corollaire, la misère. Marie Ndiaye évoque «la buvette qu’ils tenaient dans une ruelle de la Médina » (Marie Ndiaye, 2009,  p.250). Ce lieu n’est pas décrit, mais il est présenté à travers les activités des personnages. La description cède le pas à la fonction du cadre. L’écrivaine aborde la question de l’emploi à Dakar comme dans les villes africaines en général. Elle montre en même temps les solutions de fortune auxquelles s’accrochent les jeunes sans emploi pour atténuer l’effet dévastateur de la pauvreté. Toutefois, la Médina fait penser à la ville sainte de Médine en Arabie Saoudite. Le prophète Mohamed s’y était réfugié en 622. Aujourd’hui elle est un lieu de pèlerinage. L’évocation de ce quartier renvoie, par une passerelle métonymique, à la forte islamisation du Sénégal.

Un autre quartier populaire de Dakar, Grand Yoff, est intégré dans la fiction de Marie Ndiaye. Le père de Norah soutient que celle-ci y avait vécu (p.77) alors que cette dernière récuse ce propos : «  Allons, gronda-t-elle, je n’ai jamais vécu à Grand Yoff ni nulle part dans ce pays » (Marie Ndiaye, 2009,  p.78). Le propos de Norah fait penser à la situation de Marie Ndiaye qui a effectué son premier voyage au Sénégal à l’âge de vingt-deux ans. Le quartier de Grand Yoff contribue à l’enracinement de la fiction dans la géographicité du Sénégal. Cet enracinement dans le terroir africain trouve aussi sa justification dans l’esthétisation des quartiers résidentiels dakarois. Quand Khady Demba a épousé Rudy Descas, le couple quitte Colobane, quartier des pauvres, pour résider au Plateau. L’occupation du cadre spatial reflète le statut socio-économique des habitants. Si Colobane connote la pauvreté et la misère, le Plateau, à l’inverse, incarne l’aisance et le bien-être des populations. Le narrateur rappelle cette « période radieuse [de la vie de Rudy] où il quittait chaque matin, le cœur innocent, son petit appartement moderne du Plateau » (Marie Ndiaye, 2009,  p.143) pour se rendre au lycée de Mermoz. L’occupation du cadre géographique fait apparaître les disparités sociales, les contrastes de niveaux de vie. Ainsi, « l’appartement moderne du Plateau » qu’occupent Rudy et son épouse est à l’opposé des « deux pièces de l’appartement vétuste, aux murs vert d’eau, que Fanta partageait à Colobane avec un oncle, une tante et plusieurs cousins » (Marie Ndiaye, 2009,  p.121). Au quartier populaire (Colobane) s’est substitué un quartier moderne (Le Plateau), à la famille élastique, une famille nucléaire.

En plus du Plateau, un autre quartier résidentiel, le Point E est évoqué. A ses heures de gloire, le père de Norah y disposait d’une propriété. Mais sa fille n’en « connaissait que l’adresse approximative, le nom du quartier, Point E » (Marie Ndiaye, 2009,  p.73). Si les démunis ont élu domicile dans des quartiers insalubres, les riches choisissent des cadres de vie luxueux comme les Almadies : « La villa de Manille […] est très semblable […] à celles que se faisaient construire dans le quartier des Almadies les riches entrepreneurs » (Marie Ndiaye, 2009,  p.167). Dans la fictionnalisation des cadres résidentiels, la romancière se réfère au quartier  Mermoz. Une des femmes puissantes, Fanta, partie de rien, « s’était hissée jusqu’au lycée Mermoz où elle enseignait la littérature française à des enfants d’entrepreneurs prospères, à des enfants de diplomates ou de militaires gradés » (Marie Ndiaye, 2009,  p.130). Le lycée de Mermoz est un établissement d’élite réservé aux enfants des familles prospères. Il se trouve dans le quartier qui porte le même nom. A travers le quartier Mermoz et le lycée du même nom, le Sénégal et la France rendent hommage à un homme qui s’est illustré par son courage. En effet, Jean Mermoz est

un aviateur français. Pilote de l’aéropostale, il s’illustre en établissant la ligne Buenos Aires-Rio de Janeiro(1928) et en franchissant la Cordillière des Andes(1929), puis il réussit sa première traversée de l’Atlantique sud sans escale, de Saint-Louis du Sénégal à Natal […] Il disparut en mer au large de Dakar, à bord de l’hydravion Croix du Sud [7].

 

Au-delà des quartiers résidentiels de Dakar, Marie Ndiaye intègre dans son œuvre un site touristique, Somone, situé dans la Petite Côte sénégalaise. Ce cadre touristique est le repaire des hommes prospères en mal de distraction. Rudy refuse que Fanta le confonde avec ces fêtards mondains et indignes de confiance : « Il aurait voulu tomber aux pieds de Fanta, lui jurer qu’il n’était pas celui qu’il avait l’air d’être, ce genre de types bronzés et sûrs d’eux qui s’en allaient, le week end, dans leur villa de la Somone » (Marie Ndiaye, 2009,  p.132).

Dans son « atelier d’écriture »[8], Marie Ndiaye s’intéresse aussi à l’univers carcéral. La prison est le lieu réservé aux marginaux. Les détenus, Sony et Abel Descas, sont incarcérés à la prison centrale de Rebeuss pour des motifs identiques. Au premier, on reproche d’avoir étranglé la femme de son père jusqu’à ce que mort s’en suive, au second d’avoir assassiné Salif, son associé africain. Les deux vont en prison pour homicide volontaire. Quand Norah rend visite à son frère en détention, elle découvre que la prison dénature le détenu :

 Elle s’approcha au plus près des mailles poussiéreuses, souillées, afin de voir distinctement cet homme de trente-cinq ans qui était son jeune frère et dont elle reconnaissait derrière la peau abîmée marquée d’eczéma, le beau visage allongé et le regard doux  (Marie Ndiaye, 2009,  p.63).

 

La romancière s’en prend aux mauvaises conditions de détention en Afrique illustrées par « les mailles poussiéreuses », « la peau abîmée marquée d’eczéma ». Le milieu carcéral ensauvage le prisonnier dont le comportement relève de l’anormalité : « [Sony] grattait sauvagement ses trempes, son front blanchi par l’eczéma » (Marie Ndiaye, 2009,  p.64). Horrifiée devant ce spectacle, blessée par la déchéance de son frère, Norah perd ses sens. Pendant que les gardiens ramenaient les prisonniers, elle « agitait la main vers Sony [qui] s’éloignait en traînant les pieds, long, famélique, vêtu d’un pantalon coupé aux genoux et d’un tee shirt sale » (Marie Ndiaye, 2009,  p.65). Ce portrait fragmentaire du prisonnier est révélateur de sa souffrance. La prison est un espace de privation qui déshumanise au lieu de mieux socialiser le prisonnier pour faciliter sa réintégration dans le corps social. En dénonçant les conditions de détention, l’écrivaine invite à revisiter le chapitre des droits de l’homme. Avocate de son frère, Norah s’est rendue à Rebeuss pour avoir sa version des charges qui pèsent sur lui. Sony révèle à sa sœur qu’il n’est pas coupable du meurtre de sa belle-mère. Il accuse à son tour son père d’être responsable du crime.

Comme en atteste la prison de Rebeuss, dans Trois femmes puissantes, l’espace fictionnel renvoie à un espace référentiel, le Sénégal. La représentation du cadre spatial rend transparente la fiction romanesque et enracine l’auteure dans le terroir de son père. Une telle idée est renforcée par l’onomastique. De ce point de vue, le nom de l’écrivaine est édifiant. Odile Cazenave écrit :

L’œuvre de Marie Ndiaye tranche […] avec l’absence de référents à l’Afrique, par une sorte d’anonymat de l’écriture assurée par la couverture des éditions de Minuit, où seul le nom de Marie Ndiaye pourrait être une indication pour l’auteur. Mais une indication de quoi…puisque l’inscription d’une identité africaine ou d’une identification à l’Afrique ne suit pas[9].

 

Trois femmes puissantes brise la pertinence d’un tel propos. Par le truchement de sa fiction, apparaît l’identité sénégalaise de l’auteur. Le patronyme Ndiaye, comme semble l’occulter Odile Cazenave, est bien un critère d’identification, car il rattache Marie Ndiaye à sa famille sénégalaise et à son ancêtre mythique Ndiadiane Ndiaye, fondateur de l’empire du Djolof. Au Sénégal comme en Afrique en général,  le nom décline l’identité et définit l’appartenance à une famille, une ethnie, un mythe fondateur. Danielle Deltel a bien compris que « si le prénom [Marie] vient de l’Occident chrétien, [il est cependant moins] significatif que le patronyme [Ndiaye qui] pèse de tout son poids africain dans l’attelage »[10]. Marie Ndiaye est très consciente que le nom est « une composante identitaire » irrécusable. Au sujet de son origine africaine, elle souligne qu’on la « sait à cause de [son] nom et de la couleur de [sa] peau »[11] . Les noms de ses personnages confortent cette thèse. C’est le cas des trois femmes puissantes Norah, Fanta et khady Demba.

Norah, à l’image de Marie Ndiaye, est la métisse née d’un père sénégalais et d’une mère française. Elle est convoquée au Sénégal pour un motif qu’elle ignore lorsqu’elle quitte la France. Elle est donc celle qui vient du nord (la France) pour se rendre au sud (le Sénégal). Quant à Khady Demba, ce nom résulte d’une construction asyndétique, Khady Demba pouvant signifier Khady, fille de Demba. Ces composantes patronymiques sont très récurrentes au Sénégal.  Les noms des autres personnages Masseck, chauffeur chez le père de Norah, Djibril, l’enfant de Fanta, assimilable à l’ange Djibril, Lamine qui finit par sacrifier Khady Demba sous l’autel de l’émigration, Bintou Thiam, ont une forte résonnance sénégalaise. Ils apparentent le roman de Marie Ndiaye à « une représentation identitaire »[12]. Cette coloration locale apparaît aussi à travers l’évocation du journal Le Soleil. Le  Soleil est, au Sénégal, le titre métaphorique de l’organe d’Etat censé apporter la lumière sur les événements.

   Il se dégage alors, au regard des réalités géoculturelles telles qu’elles figurent dans Trois femmes puissantes, que Marie Ndiaye a « retrouvé le chemin du baobab »[13] majestueux, l’Afrique. Le choix du cadre géoculturel, des personnages qui meublent  cet espace, peut  être compris comme une volonté de l’auteure de reconnaître la part africaine de son identité. Il en est de même des axes discursifs de son roman.

 

2. Les axes discursifs

Le thème de l’immigration est au cœur des récits de « la nouvelle génération de romanciers africains à Paris » dont « les œuvres découvrent un intérêt pour ce qui est déplacement, migration »[14]. En cela, ils renouvellent le discours littéraire africain tout en posant la question de leur identité, expatriés qu’ils sont en France dont « ils possèdent le passeport »[15]. Sans renoncer à leur origine africaine, « ces enfants de la postcolonie »[16] revendiquent leur appartenance à la nation et à la culture françaises. Selon Abdourahman Waberi, le chef de file de ce groupe, on pourrait les appeler « franco quelque chose »[17]. Marie Ndiaye se retrouvant dans cette intersection entre le Sénégal et la France est alors une romancière franco-sénégalaise. La problématique identitaire que soulève son œuvre la rapproche davantage  de cette génération. Comme Fatou Diome (Le ventre de l’atlantique, Celles qui attendent), Abdourahman A. Waberi (Aux Etats-Unis d’Afrique), Alain Mabanckou (Bleu-Blanc-Rouge), Marie Ndiaye analyse la question de l’immigration en mettant l’accent sur les causes. Pour Lamine et Fanta, l’immigration est subordonnée à la recherche du travail en Europe qu’il faut rejoindre à tout prix : « Il lui était indifférent de mourir s’il fallait même envisager de payer de ce prix la poursuite d’un tel but, mais vivre comme il avait vécu jusqu’à présent, il ne le voulait plus » (Marie Ndiaye, 2009,  p.289). Le cas de Lamine n’est pas atypique. Il est représentatif de toute une génération de jeunes Sénégalais dont seul le départ est la solution au manque d’emploi. Les raisons économiques sont le fondement de cette attraction que l’Europe exerce sur les Africains. Leur devise « Barcelone ou Barsakh » se lit dans Celles qui attendent de Fatou Diome : « Les kamikaze qui affrontaient la pauvreté clamaient fermement Barcelone ou Barsakh, Barcelone ou la mort »[18]. Lamine n’a pas rendu l’âme, mais il a frôlé la mort. Marie Ndiaye insiste sur les péripéties du chemin de croix caractéristique de l’émigration. Arrivés à un poste de contrôle, les immigrants subissent les tortures des militaires. Ce fut le tour de Lamine :

L’homme avait pris les billets du bout des doigts, avec mépris il les avait jetés à terre, il avait lancé un ordre et un soldat avait frappé Lamine dans le ventre. Plié en deux, le garçon était tombé à genoux, sans un mot, sans un geignement. Le soldat avait sorti un couteau, soulevé l’un des pieds de Lamine et d’un coup avait fendu la semelle du garçon (Marie Ndiaye, 2009,  p.298).

 

Pourtant, en dépit de cet épisode insupportable, Lamine et Khady Demba, chacun boitant à sa manière, continuent leur voyage risqué. « Cela faisait maintenant plusieurs semaines qu’ils étaient échoués dans cette ville du désert, non pas celle où le soldat avait entaillé la plante des pieds de Lamine mais une autre, plus  éloignée de leur point de départ » (Marie Ndiaye, 2009,  p.299). Dans cette ville les candidats à l’immigration plongent dans l’errance et la privation. Sans abri, ils sont recueillis dans une gargote où une proxénète oblige Khady à se prostituer en attendant que soit possible la traversée des grillages séparant l’Afrique de l’Europe. Dans un effort de Sisyphe, ils tentent quotidiennement de surmonter cette épreuve. Le narrateur évoque d’autres migrants qui «  essayaient depuis des années de passer en Europe où l’homme avait réussi à vivre quelque temps autrefois avant d’être expulsé » (Marie Ndiaye, 2009,  p.312). La romancière analyse la question de l’expulsion des sans-papiers. Leur refoulement s’explique officiellement par leur statut de clandestins. A la différence de ces infortunés, Lamine a réussi à arriver en France où il a trouvé du travail :

Chaque fois qu’on donnait de l’argent à Lamine en échange de son travail, que ce fut dans l’arrière cuisine du restaurant Au Bec Fin où il lavait la vaisselle le soir, dans l’entrepôt où il déballait les marchandises d’un super marché, sur un chantier, dans le métro, partout où il allait pour louer ses bras, chaque fois il pensait à la fille, il l’implorait muettement de lui pardonner et de ne pas le poursuivre d’exécration ou de songes empoisonnés (Marie Ndiaye, 2009, pp.316-317).

 

En effet, Lamine avait volé les économies de Khady pour se rendre en Europe. Son  emploi du temps signale que son travail n’est pas de tout repos. Marie Ndiaye lève un coin du voile de la vie cachée des immigrés africains en Europe. Toute besogne susceptible de rapporter quelques euros est acceptée. Pire, leur condition d’hébergement témoigne de leur misère. L’espace de travail comme l’espace social de l’immigré n’est en rien enviable. Lamine « partage sa [chambre] avec d’autres » (Marie Ndiaye, 2009, p.317).

Ce témoignage de Marie Ndiaye sur l’immigration africaine en France, en plus de la confondre avec les romanciers africains des années 90, la place dans la famille des enfants de la postcolonie dont elle est très proche aussi par son âge. D’ailleurs la famille est un thème itératif dans la trajectoire romanesque de Marie Ndiaye. Son troisième roman En famille (1991) aborde « la question de son identité. Le récit décrit les difficultés et le vain effort de l’héroïne de se faire accepter par sa famille, alors qu’elle est rejetée de par les circonstances autour de sa naissance »[19]. Ce schéma discursif revient dans Trois femmes puissantes où « Marie Ndiaye transpose sa propre situation biographique »[20]. Après la mort de son mari, Khady Demba est abandonnée à elle-même. Sa belle-famille lui inflige quotidiennement les affres de l’humiliation. Elle souffre de  « leur parole sarcastique sur la nullité, l’absurdité de son existence de veuve sans biens ni enfants » (Marie Ndiaye, 2009,  p.252). Stoïquement, Khady essaie de supporter sa souffrance jusqu’au jour où sera prise la décision de l’expulser. Elle est condamnée à l’errance : « Quand ses [beaux-parents] annoncèrent à Khady qu’elle allait partir, ils n’attendaient d’elle aucune réponse puisque ce n’était pas une question qu’ils lui posaient mais un ordre qu’ils lui donnaient » (Marie Ndiaye, 2009,  p.256). Chez Marie Ndiaye, la situation familiale est toujours conflictuelle. On assiste à une entreprise de déconstruction du modèle familial. Les liens entre les membres d’une même famille relèvent d’un rapport de force. Les relations père / fils, époux/ épouse, reposent sur une problématique définitionnelle. Sony avoue qu’il « était d’une certaine manière irrévocable, marié à la femme de son père et les enfants de [son] père étaient les [siens] » (Marie Ndiaye, 2009,  p.90). La cellule familiale est minée par les rivalités entre les pères et leurs fils. Sony, en se « mariant » avec la femme de son père dont il aura des jumelles rappelle l’histoire d’Œdipe qui a tué son père puis a épousé sa mère dont il aura quatre enfants. La figure du père chez Marie Ndiaye n’est pas sublimée. Le père est un monstre redoutable qui mérite d’être tué par son fils. Cette voie n’est pas nouvelle dans le roman africain. Le père colonial comme le père de la nation ont souvent fait l’objet d’une représentation caricaturale.

Marie Ndiaye fait du père biologique un tyran haï par sa famille. Le père de Sony était « implacable, terrible » (Marie Ndiaye, 2009,  p.50), celui de Djibril avait des « intentions meurtrières nettement et fanatiquement établies en son cœur » (Marie Ndiaye, 2009,  p.213). On comprend alors que les pères suscitent l’animosité. Norah éprouve pour son père « une onde de rage très violente » (Marie Ndiaye, 2009,  p.65), Djibril, le fils de Rudy non plus n’est pas tendre avec son père : «  Il ne l’aimait pas, même si en son jeune cœur, il l’ignorait et il n’aimait pas sa maison, la maison de son père » (Marie Ndiaye, 2009,  p.126). Plusieurs griefs sont retenus contre les pères. Norah se demande quand son père « allait se calmer et devenir un père de famille correct » (p.95). Ce père de famille incorrect est considéré par ses enfants comme un obsédé sexuel. Norah le place au banc des accusés :

Leur père n’était-il pas coupable, qui avait l’habitude de remplacer une femme par une autre, de faire vivre près de son corps vieillissant, de son âme altérée, une épouse trop jeune, et d’une certaine manière ou d’une autre, achetée (Marie Ndiaye, 2009,  p.71)

 

Norah ne comprend pas qu’il se soit remarié après avoir abandonné lâchement leur mère. Au fond, chez Marie Ndiaye, le mariage est vécu comme un piège. Les couples échouent toujours à cause de la mauvaise foi des hommes. Le père de Norah trahit sa mère, et, est accusé par son fils d’avoir assassiné sa dernière épouse. Rudy Descas chassé du lycée Mermoz entraine l’échec de Fanta qu’il emporte en France. Quant à la nature de la relation entre Norah et Jakob, elle est difficile à cerner. Tantôt le narrateur parle de « l’homme avec lequel elle vivait » (Marie Ndiaye, 2009,  p.30), tantôt il évoque « un homme que rien ne l’avait obligé à introduire chez elle » (Marie Ndiaye, 2009,  p.31), tantôt il qualifie la relation d’une « cohabitation » (Marie Ndiaye, 2009,  p.40). Par  contre, il est sûr que Jakob est un parasite social qui perturbe la quiétude familiale et renverse les valeurs que Norah avait inculquées à sa fille Lucie : « L’idée l’oppressait que les valeurs de discipline, de frugalité, d’altière morale qu’il lui semblait avoir réunies dans son petit appartement […] soient dévastées [par Jakob] » (Marie Ndiaye, 2009,  p.31). La romancière confirme le propos de Martine Segalen qui soutient que

le discours sur la famille [est assimilable] à un discours sur la crise de la famille […] Il s’organise autour de deux pôles : tantôt la société est malade de sa famille qu’il convient d’aider à se réformer, tantôt la crise est interne à la famille et menace ses membres[21]

 

Jakob représente une véritable menace contre la famille de Norah. A cause de lui, « elle n’avait plus l’espoir d’une vie de famille ordonnée, sobre, harmonieuse » (Marie Ndiaye, 2009,  p.31). Le regard pointu de Marie Ndiaye sur la crise de la famille dans les sociétés modernes confère à son roman des accents sociologiques. Elle reprend d’ailleurs le lexique des sociologues comme « famille harmonieusement composée » (Marie Ndiaye, 2009, p.55), « nombreuse parentèle » (Marie Ndiaye, 2009p.53). Les réflexions sociologiques impactent sur l’œuvre et l’éclairent de leur lumière. C’est dans ce cadre que la romancière questionne d’ailleurs la sexualité en tant qu’elle « constitue aujourd’hui, [en littérature africaine], l’un des thèmes dominants de la plupart des textes majeurs de ces dernières années »[22]. La sexualité est vécue surtout comme une parade contre la pauvreté. La mère de Norah recourt à la prostitution pour assurer sa survie et celle de ses enfants abandonnés par un père qui est rentré au Sénégal.

Elle quitta le salon où elle peinait depuis une vingtaine d’années et se mit à sortir le soir et bien qu’alors ni Norah ni sa sœur n’en eussent jamais le soupçon elles comprirent des années plus tard que leur mère avait dû travailler comme prostituée (Marie Ndiaye, 2009,  p.54).

 

En somme, en se focalisant sur la lancinante question de l’immigration et le lot de souffrances des immigrés et des candidats à l’immigration, en revisitant les conditions exécrables de détention au Sénégal, en analysant la déconstruction du modèle familial et la sexualité, Marie Ndiaye aborde des thèmes certes africains, mais aussi de dimension universelle. Si l’absence de références et de référents africains est, pour la critique, un critère d’exclusion  de Marie Ndiaye du champ de la littérature africaine, l’inscription de l’Afrique dans Trois femmes puissantes serait une façon de témoigner de l’identité sénégalaise de l’écrivaine. En vérité, au-delà de  son origine africaine, Marie Ndiaye revendique sa véritable identité d’écrivain, celle qu’Henri Lopes appelle mon « identité internationale »[23] qui lie la romancière à la famille des écrivains universels. C’est en cela qu’elle rejoint ceux que Waberi baptise « les enfants de la postcolonie »[24] , une génération d’écrivains liés à l’Afrique par leur origine, mais dont la vocation est moins de vanter leur identité africaine que de se définir comme des romanciers universels.

 

Conclusion

          En définitive, Trois femmes Puissantes de Marie Ndiaye est une réponse idéologique aux déclarations fracassantes des critiques quant à l’identité africaine de l’auteure. En effet, pour l’essentiel, leur argumentaire est bâti sur l’absence de références à l’Afrique dont la conséquence serait le rejet de l’identité africaine par Marie Ndiaye. Une telle hypothèse voudrait se justifier par le choix des Editions de Minuit qui ne publient pas les œuvres littéraires africaines. Marie Ndiaye a choisi, avec Trois femmes Puissantes, de rendre un tel raisonnement inopérant et impertinent. Pour ce faire, elle inscrit son roman dans la géographicité du Sénégal. La désignation et la présentation  des lieux, les noms et les activités des personnages, les rêves et les aspirations des hommes, enracinent la fiction de Marie Ndiaye dans le terroir de son père. Or, ce terroir est à la fois un cadre physique, humain et culturel qui ancre le roman dans le champ de la littérature africaine et place son auteure dans la génération des enfants de la postcolonie. D’ailleurs, la problématique identitaire qu’elle soulève, la place importante de l’immigration et son cortège de souffrances, de même que son âge, la rapprochent de la génération des écrivains de la « migritude ». Comme ces auteurs, Marie Ndiaye, par-delà l’appartenance à la littérature africaine, intègre la république mondiale des lettres et entre de plains-pieds dans la littérature universelle. Le Prix Goncourt (2009) qu’elle a remporté avec Trois femmes puissantes est une belle illustration de sa consécration et de son audience internationale. Elle se préoccupe, comme la bande à Waberi, à conquérir le monde et à dépasser le classement identitaire de l’exégèse.  

   

Bibliographie

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------------------- . « Les enfants de la postcolonie : Esquisse d’une nouvelle génération d’écrivains francophones d’Afrique noire ». Notre Librairie, n°135, 1998, pp.8-15.


[1]Bernard Mouralis. « Marie Ndiaye ou la recherche de l’essentiel ». Paris : Notre Librairie, n°118, 1994, p.108.

[2] Odile Cazenave. Afrique sur Seine : une nouvelle génération de romanciers africains à Paris : Paris : L’Harmattan, 2003, p.224.

[3] Danielle Deltel. «Marie Ndiaye : l’ambition de l’universel ». Paris : Notre Librairie, n°118, 1994, p.110. 

[4] Eugène Tavares. Littérature Lusophone des Archipels Atlantiques. Paris : L’Harmattan, 2009, p.110.

[5] Danielle Deltel, op. cit. ., p..111.

[6]Cheikh Mouhamadou S. Diop. Fondements identitaires et représentations. Paris : L’Harmattan, 2009, p.114.

[7]Dictionnaire Le Petit Larousse. Paris : VUEF, 2001, p.156.

[8] Alioune B. Diané. « Préface ». Henri Lopes et Sony Labou Tansi, immersion culturelle et écriture romanesque. Paris : L’Harmattan, 2011, p.12.

[9] Odile Cazenave, op. cit.  p.224.

[10] Danielle Deltel, op. cit., p.111.

[11]http://fr.wikipedia.org/wiki Marie Ndiaye(page consultée le 18-04-2011).

[12] Cheikh M.S.Diop. «  La donne anthropo-historique dans Peuls de Tierno Monénembo ». French Studies in Southern  Africa, n°42, 2012, p.4.

[13] Ibid.

[14] Odile Cazenave, op. cit., p.8.

[15]Jacques Chevrier. « Afrique(s)-sur-Seine : autour de la notion de migritude ». Paris : Notre Librairie, n°155-156, 2004, p.97.

[16]Abdourahman Waberi. « Les enfants de la postcolonie :Esquisse pour une nouvelle génération d’écrivains francophones d’Afrique noire ». Paris : Notre Librairie, n°135, 1998, p.8.

[17]Ibid., p.12.

[18]Fatou Diome. Celles qui attendent .Paris : Flammarion, 2010,  p.117.

[19] Odile Cazenave, op. cit., p.75.

[20] Danielle Deltel, op. cit., p.112.

[21] Martine Segalen. Sociologie de la famille. Paris : Armand Colin, 1981.

[22] Jacques Chevrier. « Pouvoir, sexualité et subversion dans les littératures du Sud ». Paris : Notre Librairie, n°155, 2003, p.88.

[23] Henri Lopes. Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois. Paris : Gallimard, 2003, p.15.

[24]  Abdourahman A.Waberi. « Les enfants de la postcolonie : Esquisse pour une nouvelle génération d’écrivains d’Afrique noire ». Paris : Notre Librairie, n°135, 1998, p.8.