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Résumé

Le rationalisme des Lumières semble avoir intégré la prévoyance parmi les valeurs du siècle, surtout dans la mesure où, exploitée à bon escient, elle favorise une issue heureuse ou prémunit le sujet, éventuellement, contre les suites malheureuses de ses faits et gestes. Dans cet article nous entendons démontrer comment la maîtrise de soi est en jeu dans la pensée philosophique de Prévost, Voltaire, Laclos et Rousseau. Alors que les deux premiers s’accordent sur le rôle d’une sagesse pratique dans la prévoyance, aboutissant à une vie réglée, les deux derniers estiment qu’une réflexion et un raisonnement profonds sont les ingrédients de cette prévoyance quand on cherche à mener une vie sans désordres et sans remords. A ces stratégies de prévoyance propices à la droiture et au bonheur de l’individu s’ajoute, chez Prévost, la vertu comme arme à déployer en situation, en cas d’échec en amont d’une sagesse accablée par les flammes de la passion. Le rôle des forces de l’esprit, à travers le raisonnement contre les faiblesses de la chair, revient chez Rousseau, pour qui la prévoyance consiste à pousser davantage la pensée jusqu’à se résoudre et d’agir de façon à garantir la sérénité de l’être humain dans son intégralité, même devant la mort.

 

1. Introduction

La vaticination ou la prédiction, qui se fait par voie de conjecture, de raisonnement ou d’intuition, entre autres, et qui prétend affirmer la réalisation d’une probabilité, est une pratique plus ou moins ésotérique distincte de la simple prévoyance ; quoique les deux soient étroitement liées. La première est une déclaration, alors que la deuxième est une attitude adoptée à la suite d’une telle déclaration, ou suite à la reconnaissance de la réalité incontournable ou hautement probable d’un fait ou d’un événement. La prévoyance en question ici n’est pas non plus cette « manie » condamnée par Rousseau (1969, 307) dans l’Émile; une manie qui porte l’homme à « négliger le présent dont il est sûr », à « se refuser le nécessaire ». Prévoyance négative, voire choquante et malheureuse pour Rousseau: « La prévoyance ! la prévoyance qui nous porte sans cesse au-delà de nous, et souvent nous place où nous n’arriverons point, voilà la véritable source de nos malheurs » (ibid.)

La prévoyance et la prédiction sont donc de tous les temps et de tous les pays. Du temple de Delphes, ville située sur le versant sud du Mont Parnasse, et par la bouche de Pythéas sortaient la volonté des dieux ou des prophéties énigmatiques, interprétées par les prêtres, sur le devenir des individus et même des villes. Par conséquent, « l’oracle a beaucoup influencé la religion, l’économie et la politique grecques » (The World book encyclopedia Vol 5, p. 118). Il prédit, et son client, dans la mesure où il croit à la prédiction, prévoit le résultat de la consultation et grâce à cette prévoyance, prend les dispositions et les précautions qui s’imposent.

Ainsi, aveugle et ignorant par rapport à l’avenir, l’homme recourt parfois à diverses puissances ou pratiques plus ou moins occultes et atroces pour y voir clair et agir en conséquence. Au XVIIIe siècle l’aveuglement, l’ignorance et la curiosité pesaient toujours sur l’esprit de l’homme, à telle enseigne que « l’auto-da-fé », une pratique issue de cet état d’esprit, fut condamné par Voltaire (1960, 149) de façon virulente.

Pour illustrer notre propos, nous nous proposons de nous référer à la littérature africaine du XXe siècle où les mêmes préoccupations se manifestent. C’est ainsi que « Togobala, capitale de tout le Horodougou, entretenait deux oracles : une hyène et un serpent boa » (Kourouma, 1970, 161) : des oracles au même titres que Pythéas qui se prononçait inexorablement sur l’avenir de ses clients, ou les sages de l’université de Coïmbre, présentés par Voltaire, dans Candide, comme l’incarnation des aberrations de l’esprit humain.

Dans cette étude nous entendons aborder le thème de la prévoyance dans la littérature des Lumières surtout dans Manon Lescaut de Prévost, Memnon ou la Sagesse Humaine de Voltaire, Les Liaisons dangereuses de Laclos et Julie ou la Nouvelle Héloïse de Rousseau. Il s’agit d’étudier dans quelle mesure ces auteurs ont écarté toute notion de prédiction non-scientifique et prôné une attitude basée sur trois éléments constitutif du mécanisme d’une prévoyance positive: la sagesse, la réflexion et le raisonnement ; et ce pour le bien-être émotionnel, moral, social, mental et spirituel de l’homme.

Nous démontrons également que ces trois éléments sont respectivement ou ensemble interpellés dans les circonstances d’une passion bouleversante comme chez Des Grieux, de liaisons sociales douteuses entre la perfide Mme La Merteuil et l’innocente Cécile de Volange ou, enfin, de préparation, à la manière de Julie, à cet appel ultime qu’est la mort. Nous ne saurions trop souligner que notre étude aura réuni, à partir de divers ouvrages des Lumières, différentes pièces justificatives de primauté la Prévoyance, à laquelle est associée celle de la Raison, valeur essentielle du siècle des Lumières.

Nous estimons que la nature et la culture, ensemble, font l’homme. Ainsi la force, la faiblesse ou l’équilibre communément qualifiée d’« égalité d’âme» chez un individu, dépend aussi bien de la nature que de la culture. Une nature barbare peut se cultiver et un être cultivé s’abrutir. Cependant, puisque la nature précède la culture, celle-ci existe pour modifier et à la limite déloger un destin indésirable inscrit dans la nature de l’être. Pourtant on estime que la culture est insuffisante dans ce rôle, d’où le recours à des prédictions pour savoir de quel avenir la nature va accoucher. Compte tenu de cette curiosité chez l’homme, par rapport à son avenir, à son destin, Kourouma (1970, 161) écrit : « Les Malinké du Horodougou […] pratiquaient la divination, […] le fétiche prédisait plus loin que le Coran […] le koma dansait dans la place publique pour dévoiler l’avenir»

Cependant, prédiction n’est pas prévoyance. Les outils et les méthodes de l’une et de l’autre sont en contradiction flagrante. Alors que la première recourt à la divination et exploite des moyens superstitieux et occultes, comme le constate Kourouma, la seconde consiste à se fonder sur un constat rationnel de la situation où l’on se trouve, d’en reconnaitre les contours et les indicateurs de base et par conséquent, prévoir, c’est-à-dire, prendre les dispositions les plus avantageuses qui s’imposent.

Même si le poids des circonstances dépasse la force, la vertu et la sagesse déployées par le sujet, celui-ci aura évité le ridicule d’une dance publique pour dévoiler l’avenir et aurait profité plus ou moins des dons de la nature et des fruits de la culture intellectuelle et morale que sont, comme le précise Prévost, la sagesse et la vertu. Confronté par ce qu’il constate comme son destin sous forme d’une passion plus forte que lui, Des Grieux, dans Manon Lescaut, a la lucidité de présenter à son ami Tiberge le bilan de sa misère :

je lui parlai de ma passion avec toute la force qu’elle m’inspirait. Je la lui représentai comme un des coups particuliers du destin qui s’attache à la ruine d’un misérable, et dont il est aussi impossible à la vertu de se défendre qu’il l’a été à la sagesse de les prévoir (Laclos, 1961, 71)

 

 

Le destin est ainsi présenté comme implacable et son acharnement sur son élu, entièrement possédé, semble dépasser l’exorcisme ou le combat que lui livrent d’abord la sagesse et ensuite la vertu, d’après Des Grieux ; ce qui rappelle les propos, dans Les Confessions, d’un Rousseau (1959, 219) habité par un destin-passion : « mes passions m’ont fait vivre et mes passions m’ont tué ».

Chez Des Grieux, la passion est donc l’une des diverses manifestations du destin : elle est donc destin, elle est ontologique, enracinée dans l’être. Mais en tant que destin-passion, cette manifestation de la sensibilité, parfois contraire à l’épanouissement et au succès de l’individu dans la vie, préside à la misère de celui-ci et à son malheur. Dans le cas de Des Grieux, ce destin-passion s’appelle amour et plus précisément amour-passion. La rencontre fortuite de Des Grieux avec Manon est un destin issu d’une rencontre du premier avec la passion. Cependant, cette passion, elle aussi, est issue de la présence du sujet (Des Grieux) dans un lieu donné et à un moment particulier : une concordance entre sujet, temps et lieu qui provoque des flammes d’amour-passion. La rencontre Des Grieux-Manon est une alchimie explosive, d’autant plus que Manon est d’une beauté exceptionnelle et Des Grieux un jeune de nature à être enflammé par une telle beauté :

Elle me parut si charmante que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport (39)

 

 

Ainsi, ce n’est pas faute de sagesse que Des Grieux s’est trouvé enflammé. Chez lui, la sagesse, don naturel positive à cultiver (Yennah 2008) et fruit d’une culture familiale ou sociale, s’incline devant le destin-passion. Pour Prévost, la sagesse ne répond pas toujours présente quand on en a le plus besoin, ou bien elle n’est pas toujours capable de prévoir les incidents fâcheux et les malheurs.

Et pourtant, son rôle est de prévoir : prévoir le bien et le mal que comportent l’avenir et surtout nos actions et inactions, nos paroles et silences. Elle est la première arme dans l’arsenal d’un individu appelé à se battre contre toutes les tentations susceptibles d’entraîner des dangers. Au moment où Des Grieux racontait son histoire, il reconnaissait déjà l’échec en amont de sa sagesse, première arme contre le destin ; un destin « dont il est aussi impossible à la vertu de se défendre qu’il l’a été à la sagesse de les prévoir ».

Au moment de l’événement, si la sagesse n’en avait pas prévu les suites fâcheuses pour les éviter, si elle n’a pas su éviter l’événement lui-même, il est toujours trop tard. Des Grieux, dans ces circonstances se rend compte que malgré sa sagesse généralement reconnue et admirée, cette sagesse n’était pas proactive. La défaillance de cette première corde à son arc était une réalité en amont de l’événement. Heureusement, dans la nature des choses, l’homme dispose d’une deuxième corde à son arc de défense : la vertu. Malheureusement, Des Grieux reconnait également que cette deuxième corde qui, au moment de l’événement, aurait pu transformer son arc de défense en arc de triomphe, ne pouvait pas triompher de son destin. Le principe selon lequel la sagesse prévoit les suites avant l’événement, alors que la vertu défend le sujet durant l’événement, a été défaillant chez Des Grieux.

Après l’événement, le discours habituel se réduit toujours à une litanie de si … si … et si …, d’une résonnance positive dans le cas de l’optimisme par système de Pangloss, chez Voltaire (1960, 221). Ce discours s’avère un signe d’échec ou du caractère tardif de toutes les interventions réelles ou possibles dans le cas de Des Grieux, qui se lamente, en se rappelant tardivement les conseils de Tiberge:

si j’eusse alors suivi ses conseils, j’aurais toujours été sage et heureux. Si j’avais, du moins, profité de ses reproches dans le précipice où mes passions m’ont entraîné, j’aurais sauvé quelque chose du naufrage de ma fortune et de ma réputation (p.39)

 

 

Les seules solutions au problème de l’amour-passion, à savoir la sagesse et la vertu, font donc défaut ; car la nature est plus forte que ces fruits de la culture. La nature, c’est en fin de compte l’appétit sexuel en faveur duquel Des Grieux fait une apologie sans réplique. Complètement déchaîné dans sa sensibilité, et perdu à la vertu, l’amant de Manon s’adresse ainsi au clergé de tous pays et de tous les temps:

Prédicateurs, voulez-vous me ramener à la vertu, dites-moi qu’elle est indispensablement nécessaire, mais ne me déguisez pas qu’elle est sévère et pénible. Établissez bien que les délices de l’amour sont passagères, qu’elles sont défendues, […] que, plus elles sont douces et charmantes, plus le Ciel sera magnifique à récompenser un tel sacrifice, mais confessez qu’avec des cœurs tels que nous les avons, elles sont ici-bas nos plus parfaites félicités

 

 

La prémisse selon laquelle « les délices de l’amour … sont ici-bas nos plus parfaites félicités » suppose une forte tendance vers l’atteinte de cette félicité à travers un amour qui pourtant n’est pas toujours sans ennuis ou chagrins. Pour Des Grieux, cependant, le jeu en vaut la chandelle, et il reste à cheval sur lien de cause à effet entre amour et bonheur, contrairement au point de vue de Memnon, pour qui ce même lien se trouve plutôt entre sagesse et bonheur, jusqu’à preuve du contraire.

Dans Memnon ou la Sagesse Humaine, Memnon, ce personnage qui reprend le thème de la naïveté cher à Voltaire (Candide, l’Ingénu), estime que la solution à nos chagrins et à nos malheurs est fort simple. Pour lui, il suffit d’avoir une sagesse assortie de prévoyance, comme il se le disait lui-même, suivant ce beau principe qu’il s’était donné : « Je serai toujours sobre ; j’aurai beau être tenté par la bonne chère, par les vins délicieux, par la séduction de la société ; je n’aurai qu’à me représenter les suites des excès » (Voltaire, 1960, 81).

Ainsi, se représenter d’avance les suites fâcheuses du dérèglement et des désordres dans le comportement, est par excellence un exemple de prévoyance salutaire. Les munitions contre les désordres, au nom de la sagesse, selon Memnon, consistent à être « sans passion », « toujours sobre » avec une petite fortune et des désirs « modérés ». Excellent « petit plan de sagesse » fait par Memnon « dans sa chambre », autrement dit, dans sa tour d’ivoire, afin de dominer ses passions et suivre le droit chemin dans la vie. Il se donne ainsi l’image d’un homme prévenu et sur ses gardes, conscient de ce que « l’homme sage (dit-on), mis sur ses gardes, domine les Astres » (Geofroy Tory, cité par Millet 2010, 375).

Cependant, tant que Memnon n’a pas mis le nez dehors, le plan restait parfait. Mais dès qu’il « mit la tête à la fenêtre », ce même matin, il se trouvait « avant la nuit trompé et volé par une belle dame, s’était enivré, avait joué, avait eu une querelle, s’était fait crever un œil, et avait été à la cour, où l’on s’était moqué de lui » (Voltaire, 1960, 84). Voltaire a donc démontré, par ce conte, qu’être parfaitement sage est un « projet insensé », un « sot projet », car la perfection n’est pas de ce monde. Il nous fait comprendre surtout que la vertu dans un cloître n’en est pas vraiment une, car c’est une vertu facile, à l’abri des épreuves et sans preuves d’aucun triomphe dans les situations les plus critiques. Par contre, la véritable vertu, pour toute personne qui s’en réclame, est celle qui aura traversé les feux d’un baptême qui seul consacre ce nom de « vertu » et dont la trempe résiste à toutes ces tentations sous lesquelles Memnon s’est écroulé.

Seule une telle vertu peut mener au bonheur, ne serait-ce que le bonheur du triomphe, sans oublier celui issu des ennuis qu’on aurait évités. Ainsi, la première règle de sagesse est étroitement liée au bonheur de l’individu comme le précise Memnon : « Pour être très sage, et par conséquent parfaitement heureux, il n’y a qu’à être sans passion». L’apparente logique se trouve affaiblie par ce basculement vers les extrémités du comportement : « être très sage », être « parfaitement heureux », « être sans passion », autrement dit, « impassible comme Dieu même», comme le disait Rousseau (1959, 999) dans ses Rêveries. Car la sensibilité est liée au plaisir et le plaisir au bonheur. Comment donc rester impassible, « sans passion », et en même temps jouir d’un bonheur dont le fondement est cette sensibilité ; sensibilité dont les ramifications se trouvent au niveau du corps, de l’esprit et de l’âme? Par rapport au corps, par exemple, l’argumentaire ne tient pas et se trouve en contradiction avec la conviction de Manon, pour qui la passion d’amour et ses délices sont « ici-bas nos plus parfaites félicités ». Encore une fois la notion de perfection revient, et l’Abbé Prévost, comme Voltaire, démontre que la perfection n’est pas humaine, que ce soit en matière de félicité ou de sagesse.

En effet, l’histoire de Manon est une histoire de sensibilité et d’amour-passion à l’égard desquelles on est appelé à être prévoyant. C’est aussi une histoire de liaisons tissées à un moment où la sympathie et la pitié induisent une perte sagesse, et par conséquent, toute précaution, et précipite le pauvre Memnon dans une liaison dangereuse. Memnon ignorait ce que Rousseau avait trouvé comme une maxime entièrement vraie chez Julie, dans  La Nouvelle Héloïse, (1964, 342) à savoir qu’« il ne faut rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose », quoique cette même maxime s’avère « fausse avec Mme D’Houdetot », maîtresse de Rousseau, d’après Les Confessions (1959, 443). Chez Laclos, Les Liaisons dangereuses semblent reprendre la malheureuse expérience de Memnon, en approfondissant cette notion du danger des liaisons dépourvues de précaution et de prévoyance, ou malgré celles-ci !

Partout dans le monde, les proverbes, qui sont le fruit de réflexions profondes viennent nourrir le fonds de sagesse des individus et de toute une société. Aussi Kourouma (1970, 159) affirme-t-il dans Les Soleils des Indépendances : « Tout ce qui se passait entre Mariam et Salimata était pourtant bien prévisible ; on ne rassemble pas des oiseaux quand on craint le bruit des ailes ». Car, comment peut-on ne pas prévoir la relation tendue entre deux femmes rassemblées sous le toit d’un même mari : l’une « moqueuse comme une mouche » et « féconde comme une souris » (158) alors que l’autre sèche de « stérilité sans remède » (56) et avait « le destin de mourir stérile » (80) ? Les dangers prévisibles d’une telle relation forcée de coépouses étaient manifestes : tentatives de faire tomber les pagnes, des injures toute la journée, une lutte dans les ténèbres, le  couteau, et la volonté de tuer (150-159).

Chez Laclos des questions semblables se posent autour des suites fâcheuses des relations humaines désastreuses, voire dangereuses, en raison des statuts (Cécile Volange et la Marquise de Merteuil) et des caractères incompatibles (Mme la Présidente de Tourvel et Valmont). Les réponses aux questions de Mme Volange sont évidentes :

Qui pourrait ne pas frémir en songeant aux malheurs que peut causer une seule liaison dangereuse ! et quelles peines ne s’éviterait-on point en y réfléchissant davantage ! Quelle femme ne fuirait pas au premier propos d’un séducteur ? Quelle mère pourrait, sans trembler, voir une autre personne qu’elle parler à sa fille ? (Laclos, 1961, 395)

 

 

La prévoyance chez Laclos se décline en ces termes complémentaires : songer aux malheurs au lieu de se couvrir le visage avec un voile de naïveté, puis réfléchir davantage à l’éventualité de ces peines et malheurs qui guettent l’homme presqu’à chaque tournant de sa vie. En effet, de nos jours, a-t-on besoin de mener une enquête auprès des prisonniers, des meurtriers, des victimes du SIDA, des jeunes filles accablées d’une grossesse précoce ou des imprudents qui en sont responsables, des chauffards auteurs de boucheries sur les routes du monde entier, et j’en passe, pour établir combien beaucoup ont voulu ramener en arrière les aiguilles de la pendule, afin de se donner l’occasion d’agir autrement, avec sagesse, prévoyance et des réflexions mûres ?

C’est ainsi qu’après les questionnements ci-dessus, Mme de Volange conclut à juste titre : « Mais ces réflexions tardives n’arrivent jamais qu’après l’évènement, […] » (ibid.), à l’occasion d’un sursaut de sagesse. Elle ajoutera à l’intention de son amie Mme De Rosemonde et à nous tous: « j’éprouve en ce moment que notre raison, déjà insuffisante pour prévenir nos malheurs, l’est encore davantage pour nous en consoler » (ibid.) Ainsi, tout en assignant à la raison la responsabilité de prévenir nos malheurs ou à défaut nous en consoler, Laclos souligne combien elle est souvent faible et défaillante dans les deux cas. Conscient, de cette faiblesse de la raison, l’homme ne devrait-il donc pas travailler constamment, par prévoyance, à la renforcer ?

Si Prévost a démontré qu’il est parfois impossible à la sagesse de tout prévoir, et Voltaire, qu’il est souvent impossible à la sagesse de tout prévenir, Laclos, lui, démontre que la prévoyance est une réflexion toujours tardive, compte tenu des suites fâcheuses d’un évènement avant lequel cette prévoyance faisait défaut. Plus on calcule la disproportion entre la cause et les conséquences, entre le bien dont on jouit et le mal qui s’en suit, plus la prévoyance s’impose et s’avère salutaire. La disproportion est délibérément soulignée par Laclos qui évoque les « malheurs » et les « peines », tous deux au pluriel, et qui correspondent à « une seule liaison dangereuse » (395). Pour renchérir sur cette disproportion entre le seul geste et les « malheurs » conséquents auxquels on n’a pas songé, Laclos estime qu’on serait amené naturellement à frémir, à trembler, ou à fuir (395) en y songeant davantage en amont, et en exerçant une réflexion qui ne saurait être précoce. Cette première vérité mérite d’être ainsi mise en exergue.

Une deuxième vérité sera dégagée à la manière de Rousseau (1964b, III, 33) qui estime, dans la préface du Discours sur l’Origine de l’Inégalité, que « la plus  utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaine [lui] paraît être celle de l’homme ». Pour Laclos (1961, 395) « l’une des plus importantes vérités, comme aussi peut-être des plus généralement reconnues, [mais qui] reste étouffée, et sans usage dans le tourbillon de nos mœurs inconséquentes » est que les « réflexions tardives n’arrivent jamais qu’après l’événement ». Malgré la tautologie apparente entre « tardivement » et « après l’événement », ou grâce à elle, on comprend toute la portée de ce manque de prévoyance qui constitue une imprudence aux conséquences mortelles pour Mme la Présidente Tourvel, une dame avec :

Tant de vertus, de qualités louables et d’agréments ; un caractère si doux et si facile ; un mari qu’elle aimait, et dont elle était adorée, une société où elle se plaisait, et dont elle faisait les délices ; de la figure, de la jeunesse, de la fortune ; tant d’avantages réunis ont été perdu par une seule imprudence ! (Laclos 1961, 376)

 

 

On peut soutenir que Mme la Présidente Tourvel est en effet une femme représentative de toutes celles de son sexe et dans la réalité qui sont victimes de l’imprudence du geste, faute de prévoyance des conséquences. Kourama (1970, 20) lui, s’inquiète aussi bien de l’imprudence du geste que de la parole, toujours faute de prévoyance lorsqu’il écrit : « à vouloir tout mener au galop, on enterre les vivants, et la rapidité de la langue nous jette dans de mauvais pas d’où l’agilité des pieds ne peut nous tirer ». Cette sagesse africaine rejoint la sagesse du sang froid de Memnon et le constat de Mme de Volange par rapport à l’impossibilité de revenir en arrière, quelle que soit la vitesse de la course contre le temps. Le tout se trouve consacré chez Descartes (1966, 44) pour qui le jugement hâtif aboutit à l’égarement, à l’aberration, tout comme le manque de réflexion et de prévoyance conduit, selon Rousseau, à la perte de tous les profits qu’elles comportent.

En supposant que la vie soit un voyage partant de la naissance jusqu’à la mort, une certaine préparation s’impose afin d’écarter éventuellement des ennuis et arriver à bon port.  C’est ainsi que Kourouma (151) écrivait à juste titre: « Un voyage s’étudie : on consulte le sorcier ; le marabout ; on cherche le sort du voyage qui se dégage favorable ou maléfique ». Même si cette pratique semble relever de la superstition, même si elle n’est pas tout-à-fait courante, elle correspond à cette nécessité pour l’être humain d’étudier le chemin de sa vie et se résoudre sur la manière de le suivre. Chez Julie, héroïne de La Nouvelle Héloïse, cette étude n’est ni inutile ni superstitieuse : elle est rationnelle. Car, pour elle, il ne convient pas que le chemin de la vie vers la mort soit tracé et marqué uniquement par la sensibilité et l’instinct, mais surtout par un rationalisme pratique et rigoureux. Mourante, elle nous l’affirme à travers ces propos rapportés par son mari, M. De Wolmar :

Oui, me dit-elle tout bas, je parle trop pour une malade, mais non pas pour une mourante, bientôt je ne dirais plus rien. A l’égard des raisonnements, je n’en fais plus, mais j’en ai fait. Je savais en santé qu’il fallait mourir, j’ai souvent réfléchi sur ma dernière maladie ; je profite aujourd’hui de ma prévoyance. Je ne suis plus en état de penser ni de résoudre ; je ne fais que dire ce que j’avais pensé, et pratiquer ce que j’avais résolu (Rousseau, 1964a, 719)

 

 

Alors que Julie nous donne mauvaise conscience par rapport à nos résolutions prises plus ou moins à la légère à l’occasion du nouvel an, sa rigueur morale et son triomphe conséquent nous rappelle ce que Rousseau (1964b, 351) a tenté de faire dans le Contrat Social où il cherchait à savoir si au niveau de la société, ou « l’ordre civil, il peut y avoir quelque règle d’administration légitime et sûre » permettant de concilier « ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisées ». De même, Rousseau démontre chez Julie comment, au niveau du particulier, il convient de concilier le geste ou la pratique à la parole ou résolution prise (c’est-à-dire tenir parole), et la parole à la pensée, afin que la personnalité ne soit point divisée. 

Cartésienne convaincue, Julie semble aussi reprendre et vivre la seconde maxime de Descartes (1966, 52) selon laquelle la vérité ou la certitude d’un savoir mérite d’être suivie par une attitude conséquente de fermeté et de résolution dans les actions. D’ailleurs, la prise de position intellectuelle de Julie nous rappelle ce que Barrovecchio (2010, 524) appelle la « gestion raisonnée des affaires de l’âme » surtout à la suite d’une reconnaissance de la certitude ou de l’imminence de la mort. En effet, Julie nous apprend que le savoir ne vaut que s’il est suivi d’action, une action de réflexion et de résolutions pendant qu’il en est temps. Car en cas de maladie, conçue comme une défaillance du corps devenu incapable de supporter ou de retenir une vie qui lui échappe, la force de réflexion et de résolution s’affaiblit et du coup on est peu outillé physiquement et intellectuellement pour faire face aux exigences de la situation. C’est ainsi que Julie conçoit le principe de prévoyance comme la constitution d’un savoir suivi par une action de réflexion qui permet de se résoudre et d’agir en conséquence et à son profit. Car, comme le précise Seck (2012, 75), éminent chercheur africain, « Il y a des moments dans un processus de réflexion, où la convocation de la logique est requise. Enchaînements nécessaires d’énoncés aussi univoques que clairs, la logique impose des évidences»

Pour Julie, cette réflexion, cette logique ou ce raisonnement, correspond à une préparation du voyage de la vie : au autre type de viatique indispensable qui rappelle celui, plus rituel et mystique, qu’évoque Diop (1977, 144-145) contre « les méchants, les hommes au cœur noir » et « les envieux » dans le Monde et dans la Vie. Chez Julie, le raisonnement sur la conduite de la vie et même devant la certitude de la mort vaut une prévoyance ; une prévoyance qui permet de réunir tous les besoins du voyage ; des besoins dont elle profite avec joie tout au long du chemin, et surtout au bout du voyage où, épuisée aux niveaux physique et mental, elle se contente de réaliser ce qu’elle avait prévu en ces circonstances.

Enfin, la prévoyance, chez Julie rappelle le principe qu’il faut battre le fer pendant qu’il est chaud, qu’il faut prendre les dispositions les plus rationnelles pendant qu’on est disposé à les prendre, face à l’inévitable. Le rationalisme ou le raisonnement de Julie consiste à concevoir l’existence dans ses différentes étapes : naissance, santé, maladie et mort. Cette logique rigoureuse constitue un savoir fondamental permettant d’adopter une conduite intellectuelle et sage au cours de la vie, et de jouir d’une sérénité d’âme au moment de la mort. Se situant à la phase de santé, Julie avait prévu les étapes suivantes de sa vie : la maladie et la mort. Elle avait donc profité de toutes les facultés que cet état de santé lui offrait pour bien y réfléchir. Non seulement elle profite de la vie et de la santé, mais aussi de la maladie même pour prévoir la mort et s’y préparer comme une fin certaine. Cette prévoyance lui est bénéfique, profitable à bien des égards et elle l’affirme avec un ton de grande satisfaction : « je profite de ma prévoyance ». Il s’agit de sa propre initiative dont elle récolte les fruits avec fierté. Car la différence lui semble énorme, entre les conséquences de la prévoyance et celles de la non-prévoyance.

Les mots « regret », « remords », ne reviennent-ils, pas souvent dans le cœur et l’esprit de toute personne coupable, auteur de crime ou de délits, qui auraient un tant soit peu la capacité de réflexion sur le passé et sur ses actes ? Les mêmes mots résonnent éventuellement dans la tête des victimes de certaines maladies transmissibles, contractées parfois faute de prévision et de prévoyance. Toute personne emportée et aveuglée par un excès de zèle ou de passion dans le domaine des actes criminels/blâmables ou de la sexualité, court toujours le risque de ne point anticiper les conséquences déplorables de ses gestes.

A tous ces malheureux, l’Abbé Prévost propose une certaine sagesse pour prévoir les suites, et de la vertu pour s’en défendre sur place. Car l’amour et la sexualité étant des penchants naturels, instinctifs et puissants mais dont les délices sont passagères et parfois troubles, il convient éventuellement de les sacrifier au profit d’une plus grande récompense : une sérénité durable qui, elle aussi, est une félicité. A tous ces malheureux, Voltaire aussi propose la sagesse, mais autrement nuancée : celle moins théorique et plus pratique et donc capable de répondre de façon utile et décisive au défis de la réalité ; celle surtout relative aux tentations de la chaire et des autres appétits naturels que les amusements sociaux favorisent.

A tous ces malheureux, Laclos propose la nécessité de pousser davantage la réflexion et le raisonnement avant de nouer des relations quelconque, et par conséquent de songer aux malheurs éventuels pour mieux les prévenir. A tous ces malheureux, Rousseau propose l’utilité de réfléchir, de se résoudre et d’agir de façon pratique, surtout face à la mort, afin de gérer de manière optimale les affaires du corps et de l’âme. La concordance des voix au 18e siècle en matière de prévoyance constitue, à notre sens, un appel universel et intemporel dans l’intérêt de l’éthique et de la conscience humaine. Enfin, à la lumière de cette philosophie de prévoyance, on se demande dans quelle mesure l’Afrique se prémunit et prévoit son développement humain et économique. Dans ce champ de réflexion suscité la pensée des Lumières, peut-être a-t-elle des enseignements à tirer aussi bien au niveau individuel que collectif.

 

 

Bibliographie

-BARROVECCHIO, Anne-Sophie (2010) « Réfléchir aux champs : Quand les enfants deviennent grands, de La Belle et la Bête à Bélisaire » in Série et Variations. Études littéraires offertes à Sylvain Menant. Presses de l’Universitaire de Paris-Sorbonne.

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* University of Ghana, Legon