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Résumé

Le ribâ est une pratique remontant à l’époque préislamique qu’Allah a interdite dans le Coran. Cependant, si les musulmans admettent unanimement sa prohibition, son véritable sens est sujet à controverse. Contrairement à certaines affirmations, le ribâ n’est pas synonyme d’intérêt et ne peut être en aucun cas assimilable à l’intérêt de type bancaire. Pour traiter cette question qui est d’une importance vitale pour la Umma islamique, il est nécessaire de l’analyser à la lumière du Coran et de l’aborder sous une perspective historique. Pour des raisons sociales, la loi autorisant la levée temporaire de certains interdits alimentaires, ne peut en aucun cas s’appliquer au ribâ, pratique sévèrement condamnée par les textes fondateurs.

 

 

Abstract

Riba is a social practice dating back to the pre-Islamic period and which is forbidden in the Qur’an. All Muslims are unanimous on its prohibition which lets no doubt, but controversies still remain when it comes to its definition. Contrary to certain statements, riba is not equivalent to interest and cannot be in any case equated to bank interest. To deal objectively with this issue of paramount importance for the Umma, it is crucial to analyse it in the light of the Qur’an and its historical background. For social reasons, the law that allows the temporary ban of certain food restriction can in no way hold for the riba, which remains a practice harshly condemned by the founding texts.

 

 

Le débat sur le ribâ est d’une importance capitale qui intéresse les institutions financières et les acteurs du développement n’étant pas gestionnaire encore moins économiste, notre étude se fera sous l’angle de la civilisation islamique pour analyser:

1-  Le concept du ribâ (usure)

2- La question de l’assimilation du  ribâ à l’intérêt bancaire

 

 

La question est d’une importance vitale, parce qu’elle nous intéresse tous, musulmans, acteurs du développement et structures financières. Pour certains intellectuels, surtout non musulmans, la relation entre l’Islam et le développement est perçue de façon négative.  En effet,  la thèse selon laquelle « l’Islam est un frein au développement », ne découle que de l’ignorance des textes fondateurs de l’Islam. En conséquence, certains concepts qui, comme  ribâ et intérêts bancaires sont étroitement liés au développement humain, nécessitent une analyse plus sérieuse et plus approfondie.

     

 

Le concept du ribâ

Si tous les musulmans sont unanimes sur la prohibition du ribâ, tel n’est pas le cas  pour l’intérêt bancaire. Pour les musulmans, la prohibition du ribâ est incontestable, puisque trouvant son origine dans le Coran. Cette prohibition a acquis par conséquent la force d’un décret divin. Le saint livre stipule en effet :

Il n’appartient pas à un croyant ou une croyante, une fois qu’Allah et son messager ont décrété d’une chose, d’avoir encore un choix dans leur façon d’agir. Et quiconque désobéit à Allah et à son messager, s’est égaré certes d’un égarement évident[1]

 

 

Révélé au prophète de l’Islam, le Coran reste pour tous les musulmans le texte fondateur où l’ensemble des textes normatifs sont codifiés. Les textes relatifs au ribâ sont au nombre de quatre. Le premier – est le seul verset mecquois traitant de la question –se trouve dans la sourate XXX :

Ce que vous prêtez à ribâ pour accroître vos biens au détriment du prochain ne vous profite auprès d’Allah. Ce que vous donnez par contre, en aumône, pour la face d’Allah, voilà qui vous sera profité à plusieurs fois à sa valeur[2]

 

 

La prohibition, qui ne semble pas formelle dans ce premier verset, le sera expressément plus tard. Par exemple, on peut lire dans un passage du Coran consacré aux Juifs : « Nous sévîmes contre leur pratique du ribâ qui leur était pourtant interdite »[3]. Une mise en garde semblable est adressée aux Musulmans : « Croyants, ne pratiquez pas le ribâ, multipliant abusivement vos profits. Craignez Allah vous n’en serez que plus heureux »[4] Ce verset interdit formellement la pratique du ribâ. Le quatrième et dernier verset fait état du châtiment réservé aux pratiquants du ribâ dans l’au-delà :

Ceux qui pratiquent le ribâ se verront, le jour du jugement dernier, ressuscités en convulsionnaires possédés par le démon, et pour ce qu’ils ont affirmé : « le ribâ est une forme de vente alors qu’Allah a permis la vente et interdit le ribâ ». Allah réduira en poussière le ribâ et fera croître l’aumône… Laissez désormais la pratique du ribâ si vous êtes croyants. Si vous ne le faites, Allah et son messager vous déclareront la guerre, si vous revenez repentants au Seigneur, il vous restera le capital de votre bien, ne lésez personne et ne soyez pas lésé.[5]

 

 

Ces passages coraniques révèlent que la prohibition du ribâ et les conséquences futures de celui-ci sont indéniables. Donc, aujourd’hui, le véritable débat pour la Umma islamique ne doit pas porter sur cette prohibition, mais plutôt sur le sens et la définition de la notion de ribâ. Selon Ibn Abâs, compagnon et oncle du Prophète, « les derniers versets du Coran révélés au Prophète ont été ceux relatifs au ribâ »[6] De même, Umar Ibn Al-Khatâb, le deuxième calife du Prophète, rapporte que : « le verset 130 de la sourate III relatif à la prohibition du ribâ a été le dernier verset révélé du Coran ; le Prophète est mort sans avoir eu le temps de l’expliquer aux compagnons[7] ». On connaît toute l’importance du contexte historique dans l’interprétation des textes coraniques, comme le rappelle si bien Mahmoud Hussein. Selon lui :

Ce contexte est un élément sans lequel le sens des versets serait souvent difficile à saisir, parfois même incompréhensibles. Ce qui importe surtout de souligner sur le point de vue proprement religieux, c’est que l’exégèse coranique n’a pu se développer qu’en s’appuyant sur ces propos et témoignages (contexte historique de la révélation des versets coraniques). Cela est si vrai que certains versets, n’ayant pu être éclairés par aucun témoignage, demeurent jusqu’aujourd’hui difficiles à pénétrer[8]  

 

 

N’étant pas défini par le Coran ni expliqué par le Prophète, il est difficile voire impossible de comprendre le ribâ sans se référer à son contexte historique.

Le ribâ  a deux définitions  classiques :

1- Tout  crédit à intérêt est du ribâ 

2-Le ribâ est l’accroissement d’un capital réalisé sans effort ni échange commercial. 

 

 

En effet, pour avoir une définition correcte du ribâ, il faut nécessairement le définir  en le replaçant  dans son contexte historique. Selon Ibn Kasîr :

Les Arabes de l’époque antéislamique, quand un débiteur est redevable une dette à un créancier, à l’expiration de l’échéance, ce dernier exige son dû : soit vous payez la dette ici et maintenant ou j’augmente le montant de la dette en échange de la prorogation du délai de paiement[9]

 

Al-râzî précise dans son commentateur qu’à cette époque

Lorsqu’un devait à quelqu’un une somme de cent (100) dirhem, à l’expiration de l’échéance le créancier exigeait une augmentation du montant de la dette en échange de la prorogation du délai de paiement. A l’échéance du deuxième délai accordé, si le débiteur reste insolvable, la dette augmente une deuxième fois[10]

 

 

A l’époque, c’était le principe « paie moi sinon j’accrois la dette » (Iqdi a-ddeyna aw arba). C’est ainsi qu’en l’espace d’une année, une dette pouvait se multiplier abusivement aux dépens du débiteur. Pour interdire définitivement cette pratique nuisible du ribâ, le verset 130 de la sourate III cité plus haut, fut révélé : « Croyants, ne pratiquez pas le ribâ doublement multiplié. En croire Ali Hassan Abd al’Qâdr : « Après la conquête de la Mecque et la conversion de ses habitants à l’Islam, ces derniers avaient continué à pratiquer le ribâ. Les plus connus étaient : Abbas Ibn Abd  al-Muttaleb l’oncle du Prophète, Khaled Ibn Walid et bien d’autres. Ce pourquoi dans son discours du pèlerinage d’Adieu le Prophète a dit : « La totalité du ribâ al-jâhiliya est annulé, le premier ribâ que j’annule est le ribâ de Abbas Ibn Abd al-Mutaleb »[11]. À partir de cet aperçu historique, on peut    définir le ribâ comme :

l’augmentation, voire le doublement, d’une dette découlant d’une décision unilatérale du créancier, prise exclusivement à son profit, en échange de la prorogation du délai de paiement, en cas d’insolvabilité du débiteur. Autrement dit, le ribâ est une pénalité due au retard apporté au payement de la dette.

 

 

Bien que le prophète n’eût pas le temps d’expliquer le ribâ, plusieurs hadiths relatifs aux autres types de ribâ lui sont attribués, en l’occurrence ribâ al- fadli. Pour ne pas nous écarter de notre sujet, nous évitons de nous appesantir  sur le ribâ al- fadli ou ribâ al- buyû. Comme l’indique clairement son nom, c’est un autre type de ribâ qui concerne uniquement la vente et le troc, une activité pourtant reconnue et autorisé dans le verset 275 de la sourate II cité plus haut. Ce hadith du Prophète rapporté par Abû Sa îd al-khoudrî  montre clairement que  ribâ al-fdli ne concerne que la vente et non le prêt encore moins l’intérêt bancaire:

Ne vendez pas or contre or, sauf lorsque les deux sont de même nature, et n’augmentez pas l’un par rapport à l’autre, ne vendez pas argent contre argent sauf lorsque les deux sont de même nature et n’augmentez pas l’un par rapport à l’autre, ne vendez pas ce qui n’est pas disponible ce qui est disponible[12]

 

 

En effet, l’analyse de ce hadith   révèle que contrairement à ce que disent beaucoup de spécialistes, le ribâ al-fadli (ribâ al- buyû), ne concerne nullement le  prêt. En conséquence, on ne peut en aucun cas  justifier la prohibition de l’intérêt bancaire par l’interdiction du ribâ al’fadli.     

Dans un autre hadith : « Il y a 73 façons de pratiquer le ribâ[13] ».Un autre hadith rapporte :

L’échange or contre or, argent contre argent, blé contre blé, orge contre orge, datte contre datte et sel contre sel, doit être de quantités égales et livré main à main. Quand ces espèces sont différentes, faites le troc comme vous voulez, mais que la livraison soit de main à main[14]

 

 

Il serait fastidieux, sinon inutile, de citer tous les hadiths attribués au Prophète relatifs au ribâ al- fadli, d’autant plus que de son vivant, comme nous l’avons rapporté plus haut, il n’avait pas tout expliqué à ses compagnons. C’est pourquoi, dans son article intitulé : le « ribâ (L’usure) en Islam : historique et actualité », H’mida Ennaïfer écrit :

Les compagnons du Prophète, après sa mort, n’étaient pas tous du même avis pour ce qui est de l’interdiction d’autres types du ribâ, exception faite de ceux mentionnés dans le Coran et admis par tous. Des compagnons notoires tels qu »Ibn Abbass, Ibn Zayd, Ibn Zoubeïr et autres ignorent que le Prophète avait interdit le troc (ribâ Al-fadl). Ils soutiennent en outre que le texte coranique, en parlant de l’usure (ribâ) prohibé, a employé un article défini pour désigner un seul type de contrat : l’usure à terme   (an-nasîa)[15].

 

 

L’analyse de ce passage remet en cause l’authenticité de tous ces hadiths relatifs à ces types de ribâ attribués au Prophète de l’Islam. C’et pourquoi nous avons limité notre étude à l’usure  ribâ (an-nasîa) injustement assimilé aux intérêts bancaires.

 

 

L’assimilation du ribâ à l’intérêt bancaire

L’assimilation du ribâ à l’intérêt bancaire trouve son origine dans la règle juridique selon laquelle : « tout prêt à intérêt est ribâ ». C’est cette assimilation qui explique la prohibition erronée de l’intérêt bancaire. Dans son   ouvrage intitulé (Le licite et l’illicite en islam) Docteur Youcef Qaradâwî  écrit :  

l’Islam a bouché la vie à tous ceux qui essaye de faire fructifier leur argent par le prêt à intérêt. Il l’a interdit qu’il soit peu ou beaucoup Il « a couvert les juifs de honte pour avoir  prêté à l’intérêt malgré l’interdiction de Dieu »[16]. Parmi les derniers chapitres du Coran sont ces paroles de Dieu « O vous qui avez cru ! Craignez Dieu et abandonnez  le restant de l’intérêt si vous êtes croyants. Si vous ne le faite pas, acceptez alors une guerre de la part Dieu et de son messager. Si vous revenez au droit chemin, vous avez droit à vos capitaux. Vous ne commettez pas l’injustice et vous n’en subissez point »[17]

 

 

Il s’agit ici d’une mauvaise interprétation du mot ribâ (l’usure) que l’auteur a confondue avec al fâ’ida (intérêt). C’est une affirmation personnelle, ne reposant sur aucune prescription coranique. Selon Makhtar Diouf :  

Usure ou non ? Qu’on les assimile ou qu’on les distingue, le scénario est le même : un emprunteur remet à un prêteur une somme d’argent supérieure au montant du prêt. Cette différence qui constitue un surplus fait partie de ce qui est appelé ribâ dans le Coran[18]

 

 

Ahmed Acharbasînî de l’Université d’Al-Azhar sur la question de savoir  si les intérêts versés aux titulaires des comptes bancaires sont licites en Islam ou non. Dans sa réponse, le Professeur charbâsînî écrit: « Allah a formellement interdit le ribâ (l’usure) dans la sourate II verset 275. « Allah a permis la vente et interdit le ribâ » (l’usure). De même, le    Prophète a maudit celui qui donne le ribâ (l’usure) et celui qui s’en nourri.

Selon l’auteur : « Le ribâ  c’est tout ce qui s’ajoute au capital ». C’est pourquoi il est écrit dans le Coran : « Si vous vous repentez, vous aurez vos capitaux. Vous ne serez pas lésés et ne serez point lésés »[19]. Il s’avère dès lors, que les intérêts verseés aux titulaires des comptes font partie de cette augmentation qui s’ajoute aux capitaux. Ce qui  explique la prohibition de ces intérêts  bancaires en Islam. »[20] .  Selon Issâ Abdou « Il n’y a aucun hadith authentique sur le prêt à intérêt »[21]. Dans cette fatwâ, si le ribâ est tout ce qui s’ajoute au capital, comment  l’auteur peut-il expliquer cette contradiction entre le verset 275 de la sourate II qui autorise la fructification du capital par le commerce et le verset 279 de la même sourate  qui, selon lui,  signifie que « le ribâ est ce qui s’ajoute au capital » ?  En s’appuyant sur cette règle erronée de la charî’a, selon laquelle «  tout prêt à intérêt est ribâ », l’auteur n’a pas répondu à la question sur les intérêts bancaires qu’il a injustement confondus avec le ribâ (l’usure). Hamîdoullah, dans son commentaire de ces versets note :

Ce n’est pas seulement le ribâ (l’usure) qui est interdit, mais le moindre prêt à intérêt. Toute transaction à base d’intérêt est défendue, c'est-à-dire tout gain à risque unilatéral ; par exemple prêter de l’argent à un commerçant ou à un industriel et exiger un intérêt sans participer aux risques éventuels du débiteur[22]

 

 

Contrairement à Hamîdoullah, Ali Hasane Abdoulqâdr soutient que: « l’intérêt sur le prêt destiné à l’investissement est autorisé, seul l’intérêt sur les prêts destiné à la consommation est interdit ».[23]. Dans son ouvrage al-Fatâwâ Kullu mâ yahummu al-Mouslim fî hayâtihi yawmihî wa ghdihî, Mohamed Mutwallî Charâwî, soutien  « qu’il est interdit (harâm) de faire le pèlerinage de la Mecque avec l’intérêt bancaire. Car, pour faire le pèlerinage, il faut qu’il soit avec l’argent licite et propre. Comme dit le poète  « Si tu fais le pèlerinage avec l’argent d’origine sale, c’est comme le pèlerinage du chameau »[24].

En effet, la référence à la poésie pour l’interdiction (tahrîm) d’utiliser l’intérêt bancaire pour faire le pèlerinage de la Mecque, est une thèse  difficilement acceptable, car à notre connaissance, la littérature ne fait pas partie des sources du droit musulman  qui sont au nombre de quatre (4) à savoir: Le Coran, la tradition du Prophète la (sunna), l’accord de la communauté  (ijmâ) et le raisonnement par analogie (qiyâs). L’analyse de ces différentes posions confirme que la prohibition des intérêts bancaires ne découle que d’une confusion entre les deux notions : ribâ et intérêt bancaire.  

Contrairement à ce qu’affirment certains penseurs de la législation sociale islamique, ni le surplus remboursé par un client bénéficiant d’un prêt, ni celui qui est versé par une banque à un client titulaire d’un compte, ne peuvent être assimilés au ribâ. Nombreux sont les spécialistes qui établissement clairement la distinction dont  Mohamed Abdou, l’un des plus grands penseurs musulmans du XIXe siècle (mort en 1905), cautionne la pratique de l’intérêt bancaire. Le Tunisien H’mida Ennaïfer est du même avis :

Aujourd’hui, deux récents travaux de deux juristes ont défrayé la chronique dans le monde arabe. Le premier, de l’égyptien Saïd Achmaoui, met l’accent sur la différenciation  entre intérêt et ribâ, le second, d’un juriste saoudien Ibrahim Ennaceur, édité sous forme de fatwâ : ( avis juridique autorisé) en 1990 stipule que le droit musulman n’interdit point le système bancaire actuel et les intérêts qu’il génère. Aucun de ces deux écrits n’a remis en question les textes fondateurs[25].

 

 

Khalid Chraibi dans son article intitulé « La charîa, le ribâ et la Banque » écrit à juste titre :

L’extension de la notion de ribâ aux intérêts bancaires sur la base du « qiyâs » (raisonnement par analogie) et de « l’ijtihad » (effort d’interprétation personnel), se fait sur des bases juridiques discutables, dans la mesure où les opérations de banque modernes sont de nature totalement différente de ce qui existait en Arabie au temps de la révélation »[26]

 

 

Nous avons vu plus haut que le verset 130 de la sourate III désapprouve fermement l’usure infligée à un débiteur incapable d’honorer ses échéances. Une analyse poussée dudit verset montre que l’extension de la notion du ribâ à l’intérêt bancaire, alors inconnu dans le monde musulman, est une absurdité. 

Khalid Charïbi démontre pourquoi :

En effet, ce n’est qu’aux 19e  et 20e  siècles, suite à l’occupation de différents pays musulmans par les Etats européens, que les structures bancaires modernes, utilisant des instruments financiers incorporant le concept d’intérêt, ont fait apparition dans ces pays. Les ulémas ont assez rapidement compris le fonctionnement du système, et réalisent que l’intérêt constituait une rémunération justifiée du capital financier et de l’épargne. Ce qui explique que depuis un siècle et demi, les grands Muftis d’Egypte et sheikhs d’Al-Azhar), ayant assimilé cette conclusion, déploient des efforts considérables pour établir la différence entre les intérêts bancaires (aux retombées économiques positives et donc souhaitables) et le ribâ prohibé. Ce n’est guère le lieu de citer, ici, tous les fatwâ significatives énoncées sur ces questions, en Egypte, pendant le dernier siècle. Muhamad Abduh, Muhamad Shaltut, Muhamad Sayeyd Tantâwî ou Nasir Farid Wasil (tous grands Muftis d’Egypte et Sheikhs d’A-Azhar), tous ces éminents experts de la charia considèrent que l’assimilation du ribâ à l’intérêt bancaire constitue une interprétation abusive du droit musulman[27]

         

 

Selon Abdel Mun’im Al- Nimri, autre éminent penseur musulman et ancien ministre des « Habous »[28] de la République Arabe d’Egypte, « l’interdiction du ribâ se justifie par le tort porté au débiteur. Mais puisqu’il n’y a aucun tort porté aux personnes qui procèdent à des dépôts dans une banque, l’interdiction du ribâ ne s’applique pas aux dépôts en banque ».[29] L’autre se réfère au verset 179 de la sourate II citée plus haut : « Ne lésez personne, et vous ne serez pas lésés ». Dans sa fatwâ, Rachîd Ridâ confirme que «  l’intérêt bancaire ne porte tort à personne »[30] Ces passages confirment que le ribâ ne s’applique pas à l’intérêt sur un compte d’épargne dont la légalité nous semble manifeste en Islam. A en croire la tradition prophétique, un tel intérêt est un investissement qui remonte à la période préislamique. C’est ce que rapporte Abdlah Ibn Umar qui dit avoir entendu le récit ci-dessous de la bouche de l’Envoyé de Dieu :

Trois hommes, appartenant à l’une des communautés qui vous sont précédées, partirent en voyage et se réfugièrent dans une grotte pour y passer la nuit, un rocher dévalant de la montagne vint leur boucher l’entrée de la grotte. Ils se dirent : la seule chose qui puisse délivrer de ce rocher est d’adresser nos suppliques à Dieu en évoquant nos œuvres pies.

-Le premier d’entre eux dit alors : Mes parents étaient d’un âge avancé et lorsque je distribuais le lait de la traite je les servais avant mes enfants et mes serviteurs. Un jour je m’éloignai de la maison pour chercher un pâturage et je revins chez moi seulement après qu’ils se fussent couchés. Je trayais leur part de lait et les trouvai endormis. Comme je n’avais pas le cœur à les réveiller et ne pouvais me résoudre à verser à boire à mes enfants ou à mes serviteurs avant eux, je demeurai ainsi le récipient à la main, jusqu’à l’aube, en attendant qu’ils se réveillent, tandis que mes enfants pleuraient de faim. Enfin, ils se réveillèrent et burent leur part. Mon Dieu ! Si j’ai réellement fait ce là pour obtenir Ta satisfaction, délivre- nous de l’affliction dans laquelle nous nous trouvons, à cause de ce rocher ! Le rocher se déplaça alors partiellement sans pourtant qu’ils puissent sortir de la grotte.

-Le deuxième dit à son tour : Mon Dieu ! J’avais une cousine qui m’était la personne la plus chère au monde- Dans une autre version. J’éprouvais pour elle la plus vive passion qu’un homme puisse ressentir pour une femme. Je voulais la posséder contre son gré mais elle se refusait à moi. Une année, la famine la contraignit à venir me trouver et je promis cent vingt dinars à condition qu’elle acceptât de me voir en tête à tête, ce à quoi elle consentit. Mais au moment où je pouvais la contraindre- Dans une autre version : au moment où je me plaçais entre ses jambes- Elle me dit : Crains Dieu et ne romps pas l’hymne sans y mettre le prix ! -c'est- à- dire en dehors du mariage- Je me détournai d’elle alors qu’elle m’était la personne la plus chère au monde, en lui abandonnant l’or que je lui avais apporté. Mon Dieu ! Si Tu sais que j’ai fait cela en vue d’obtenir Ta satisfaction, délivre-nous de l’affliction dans laquelle nous nous trouvons. Le rocher se déplaça à nouveau légèrement sans pourtant qu’ils puissent sortir.

-Le troisième dit à son tour : Mon Dieu j’avais employais des journaliers et le leur avais donné leur salaire à l’exception d’un seul d’entre eux qui était parti en laissant ce qui lui revenait. Je fis fructifier son bien qui s’accrut considérablement. Il vint me trouver au bout d’un certain temps en me disant serviteur de Dieu ! Remets-moi mon salaire et je lui désignais les chameaux, les vaches, les brebis et les esclaves. Il me dit alors ‘Ô serviteur de Dieu (Abdallah), ne te moques pas de moi, je lui répondis : Je ne me moque pas ! Alors, il se fit amener tout son bien, le prit et n’en laissant rien. Mon Dieu ! Si vraiment j’ai fait cela pour obtenir Ta satisfaction, délivre-nous de l’affliction dans laquelle nous nous trouvons. Le rocher se déplaça et ils purent sortir de la grotte librement[31]

 

 

L’analyse de ce récit montre que tout intérêt versé par une institution bancaire à un client titulaire d’un compte est, au regard du raisonnement par analogie, assimilable au bien profitable à ce journalier sans effort ni échange commercial de sa part. Cet évènement historique hautement apprécié par le Prophète, restera une précieuse référence pour confirmer la faiblesse de la thèse selon laquelle le ribâ s’applique à l’accroissement d’un capital réalisé sans effort ni échange commercial. C’est à partir de cette mauvaise compréhension de la signification du ribâ, que certaines personnes titulaires de compte d’épargne, décident par ignorance de céder les intérêts générés par leurs comptes aux institutions bancaires ou à d’autres personnes, pour en faire de l’aumône. Cette manière de déplacer le problème est pour le moins curieuse, car céder le ribâ à d’autres, est une pratique contraire aux enseignements du Prophète. Selon un hadith bien connu, « Dieu a maudit celui qui se nourrit du ribâ, celui qui l’offre, celui qui en témoigne et celui qui en établit le contrat ».

Il convient de signaler que certains Ulémas qui, en vertu de leur interprétation des versets coraniques relatifs au ribâ cités plus haut, avaient assimilé les intérêts bancaires au ribâ, ont fini par reconnaître leur erreur et changer d’avis. C’est le cas de Cheikh Qaradâwî au sujet de qui Mouhammad Patel a écrit :

L’avis a d’ailleurs été retenu par la commission Européenne de L’Iftâ qu’il préside, lors de sa session d’Octobre 1999. Il a  autorisé  exceptionnellement au musulman qui vit dans un pays non musulman le recours à un emprunt à intérêt lorsque celui-ci est pour lui le seul et unique moyen d’obtenir une somme d’argent suffisante pour répondre à une nécessité ‘ « dharûrah »- dont la non prise en compte fait peser un risque sur la vie de l’individu) ou à un besoin réel (« hâdjah »- dont la non prise en considération a pour conséquence de créer une grande difficulté à supporter; il est à noter que Ibn Noudjaïn al misri, l’illustre savant hanafite, a également cité dans un de ses ouvrages un avis autorisant  celui qui est confronté à un besoin réel, d’avoir recours à un emprunt à intérêt[32]    

 

 

L’analyse de cette fatwâ confirme que l’extension du ribâ aux intérêts bancaires est un non-sens,   Il n’y a aucun hadth authentique le précepte coranique du « Ad-Darûra » (nécessité absolue) selon lequel une nécessité vitale peut lever temporairement certains interdits ne peut, en aucun cas, s’appliquer au ribâ. Ce précepte concerne uniquement certaines interdictions alimentaires citées clairement dans le Coran. Nous en retrouvons dans la sourate II : « Certes, Il vous interdit la chaire d’une bête morte, le sang, la viande de porc et ce sur quoi on a invoqué un autre qu’Allah. Il n’y a pas de péché sur celui qui est contraint sans toutefois abuser ni transgresser, car Allah est Pardonneur et Miséricordieux.[33]  On en trouve également dans la sourate V: 

Vous sont interdits la bête trouvée morte, le sang, la chaire de porc, ce sur quoi on a invoqué un autre nom que celui d’Allah, la bête étouffée et celle qu’une bête féroce a dévorée – sauf celle que vous avez égorgée avant qu’elle ne soit morte. Vous sont interdits aussi la bête qu’on a immolée sur les pierres dressées, ainsi que de procéder au partage par tirage au sort au moyen de flèches. Car cela est perversité… Si quelqu’un est contraint par la faim, sans inclination vers le péché alors, Allah est Pardonneur et Miséricordieux[34]

 

 

Ces versets confirment que le précepte de l’exception d’urgence ne s’applique pas au ribâ. En réalité, la question de la prohibition d’intérêt bancaire ne devrait pas se poser en Islam, car dans la sourate II, il est écrit clairement : « Allah a rendu licite le commerce[35]». Alors que selon Ali Hasane Abdoulqâdir, « La banque dans sa diversité est une institution d’intérêt public à vocation commerciale, toutes les parties y trouvent leur comptes sans aucune contrainte  et dans l’intérêt mutuel»[36].

L’analyse de ces différentes postions révèle trois tendances principales sur la question:

1-Le ribâ « l’usure » est synonyme de l’intérêt bancaire.

2-l’extention de la notion du ribâ aux intérêts bancaire par le raisonnement par analogie  

3- Seul l’intérêt sur les prêts destinés à la consommation est interdit, l’intérêts sur les prêts destinés à l’investissement est autorisé

4- La distinction entre le ribâ (l’usure) et l’intérêt  (Al fâ’da ). 

 

 

Conclusion

         

À l’époque préislamique, le ribâ était pour les Arabes un moyen usuraire de s’enrichir. Il s’agissait d’une pénalité pécuniaire infligée au nécessiteux qui n’arrivait pas à s’acquitter à temps de sa dette. L’unanimité est faite sur l’illégalité absolue de cette pratique au regard de la charia. Des injonctions coraniques qu’aucun musulman n’a le droit de transgresser le confirme. La gravité de cet acte est telle qu’il est exclu de ce que le Coran autorise en cas de nécessité vitale.

          Le ribâ est cependant bien loin de l’intérêt bancaire. La règle coranique selon laquelle il n’y a pas de péché dans une transaction où toutes les parties trouvent leur compte en dehors toute contrainte légalise l’intérêt bancaire. Cependant, en raison de l’importance et de la complexité de cette question à notre époque marquée par la mondialisation, la circulation débridée des capitaux, l’interdépendance de toutes les économies et l’acuité des passions que suscite l’Islam un peu partout dans le monde, le débat reste ouvert. Beaucoup d’aspects de la question méritent d’être davantage cernés qui constituent et constitueront vraisemblablement pendant longtemps encore un enjeu majeur pour la recherche sur le droit et l’économie islamiques.

 

 

Bibliographie

Coran, sourates II, III,V, XXX, XXXVI

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* Section de Langues Etrangères Appliquées, Université Gaston Berger de Saint-Louis, Sénégal.

[1] Coran, sourate XXXIII, verset 36.

[2] Coran, sourate XXX, verset, 39

[3] Coran, sourate IV, verset 161

[4] Coran, sourate III, verset 130.

[5] Coran, sourate II, verset 275-279.

[6] Imaeil Ibn Kasîr. Tafsîr Al Qurân Al- Adîm, Tome I Le Caire : Dâr Al-Manâr, 2002, p.314.

[7] Idem.

[8] Mahmoud Hussein. Penser le Coran. Paris : Bernard Grasset, 2009, pp 59-62.

[9] Ibn Kassîr. Tafssîr Al’Qurân Al Agîm, tome I 313. Le Caire : Dâr Al manâr, 2002.

[10] Dr Ali Hassane Abd al-Qadr, Dirâssât al’ iqtissâd al- islâmî wal muâmalât al- muâsara, Dâr al-mâl al-islâmî 2e édition pp4344, Caire, SD

[11] Ali Hassane Abd al-Qâdr, idem

[12] Bukhârî, Muslim et Tirmîzî, Bab baye al’ fadli

[13] Abdou Rahman Al gazâirî.  Minhâdj Al- Musli. Paris : Aslim, 1986, p 30.

[14] Abd dol Qâdi Al gagâirî op.cit., p, 31.

[15] H’mda Ennaïfer, op. Cit., p,6.

[16] L’auteur fait allusion au Coran, sourate IV, verset 161

[17] Coran sourate II verset 278-279

[18] Makhtar Diouf. Islam et développement, Économie politique de la chrî’a. Le Coran et la sunna, Max Weber et les autres. Dakar : Presses universitaires de Dakar, 2008, p. 152.

[19] Coran, sourate II, verset 279

[20] Ahmed Charbâsînî, Yasalûnaka fî a-Adîn wa al hayât. T. 2,p 173, Cair, Dâr Al-Gîl, 2007 

[21] Dhasane Abdoulqâdr, op. cit., p 60

[22] Mohamed Hmîdoullah, sommentaire du verset 275 de la sourate II, Le Saint- Coran, la traduction en langue française de ses verset, son commentaire du urate  verset 275 de la sourate II

[23] Ali Hassne Abdoulqâdr, op cit p 53

[24] Mohamed Muwallî Charâwî, al-Fatâ Kullu mâ yahummu al-Muslim fî hayâtihî yawmihî wa p,366 ghdîTawfîq,Caire SD

[25] H’mida Ennaïfer. « Le riba (L’usure) en Islam : Historique et actualité ». http://stehly.chez-alice.fr/ennaifer.htm, p.2.

[26] Khalid Chraibi. « La charia, le « riba » et la banque ». http://oumma.com/La-charia-le-riba-et-la-banque. Consulté le 10 novembre 2009.

[27] Khalid Charïbi, Ibid.

[28] Biens cédés en charité à la communauté et redistribués aux nécessiteux.

[29] Khalid Charïbi, Ibid.

[30] Ali Hassane Abdoul Qâdr, Dirâsât Al-Iqtisâiya Al- Islamî Wal muâmlât Al muâsara, p, 63 Dâ Al-islâmî, Caire SD

[31] Voir Al-imam Al-Nawawî. Ryad A-Sâlihîn (Les Jardins de la piété) tome 1,  pp. 18-20 (Traduit de l’arabe par D. Penot et J. J. Thinon). Lyon : Alif, 1989.

[32] Mouhammad Patel. « Puis-je contracter un emprunt à un prêt pour m’acheter une maison ? ».http://www.muslimfr.com/. Consulté le 8 novembre 2009.

[33] Coran, sourate II, verset, 173.

[34] Coran, sourate V, verset 3. 0.

[35] Coran, sourate II, verset 275

[36] Ali Hassanne Abdoulqâdr op cit p 61