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Abstract

Seetu, the Wolof word for mirror, spans Doomi Golo through and through. Boubacar Boris Diop uses the material aspect of the object and its symbolism so as to cast a specular discourse on identity in the novel. As a secular and legendary tool, an object of phantasms and imaginations, the seetu is the backbone that carries the structure of the novel largely dealing with magic realism. Thanks to its ambivalence, it provides, through the technique of metamorphosis, a caricatural depiction of the psyche and the body of the African renegade, and embodies the literary instrument of liberation. In this respect, the use of Wolof as the language of the novel strengthens the levels of specularisation.

This paper reads Doomi Golo through the prism of Diop’s essays to establish the novelist and political thinker’s identity ideology wrapped around the imagery of the seetu.          

 

L’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop use de différents médiums pour véhiculer sa pensée dans le but de toucher un plus grand public. Ayant écrit cinq romans, de nombreux essais et chroniques en français, il décide, par défi à la langue de l’ancien colon, résultant de la participation française au génocide rwandais, d’écrire le roman qui suit ces événements en wolof. C’est certainement qu’il est à la recherche du temps perdu qu’il en arrive à mettre tout ou presque dans Doomi Golo qui reprend ses déclarations littéraires, politiques, philosophiques, sa vision du monde, son rapport à l’histoire etc. C’est pourquoi il apparaît intéressant d’étudier ce roman avec l’essai L’Afrique au-delà du miroir pour voir la fictionnalisation des convictions de l’auteur, c’est-à-dire comment l’essai informe le roman.

En simplifiant grossièrement, on dira que le roman s’exprime par l’image et l’essai par le langage direct ; ce qui procède respectivement de l’encodage et du décodage du message de l’écrivain. Il ne s’agit pas alors d’une comparaison des deux rhétoriques, mais plutôt de lire Doomi Golo sur la grille de L’Afrique au-delà du miroir et à travers l’essai mieux disséquer l’idéologie identitaire construite autour de l’imagerie du miroir.

 

 

1. La figure du seetu comme œil social

Le mot seetu[1] (miroir) apparaît plusieurs fois dans Doomi Golo, et son champ lexical traverse le récit de part en part. Tel un leitmotiv, il se manifeste sous diverses facettes et joue plusieurs rôles dans le roman, grâce à ce que Charles Mauron appelle les « réseaux fixes d’association »[2] métaphoriques. A travers le seetu, l’auteur dresse une peinture réaliste de la société sénégalaise et introduit l’historique comme le merveilleux dans le roman qui dénonce le mimétisme servile ; le tout pour une désaliénation de l’âme africaine.[3] En effet, on peut dire que « se sont bien des individus en crise, dont l’identité à la fois sociale et personnelle est mise en question, qui sont à la fois objets d’enquête et centres de l’intérêt romanesque »[4] de Doomi Golo.

Les deux narrateurs font tour à tour l’apologie du seetu en se désolant du manque de considération dont il fait l’objet dans le pays. Leur rhétorique fait sentir nettement le glissement sémantique qui s’opère autour de l’objet ou de l’idée, devrait-on dire, du seetu. Le ton est donné dès l’entame du récit quand Ngiraan écrit à son petit-fils Badu pour lui rappeler la nécessité de rester soi-même, de conserver ses valeurs dans ce monde dit globalisé où la tentation du suivisme aveugle est si forte qu’une personne se dénature complètement, avec une telle rapidité qu’elle ne s’en rend même pas compte. Pour plus de force convaincante, l’idée est formulée autour de l’image du seetu : « Su ma la tàllalee seetu, bul dem ba jub ko sa fit mel ni lu rëcc, nga dellu ginnaaw, di waxtu, naan : Aa déedéet, kii kay du man ! (DG, 24). » (Fais tout pour que si je te tends un miroir tu ne recules pas de panique en murmurant : Non, ce n’est pas possible. Cet être ne peut pas être moi !)

Ici, le seetu représente les valeurs socioculturelles auxquelles l’on doit s’identifier. Les narrateurs invitent donc à une évaluation, à mi-chemin de l’Histoire, du comportement de l’Africain. Face à la déperdition des valeurs, il est question de recouvrer ses racines. Dans ce registre,  l’invocation des motifs du seetu renvoie alors à la conservation et, parfois même, à la recréation – à travers la littérature et la mythologie[5] – de modèles à léguer à la génération présente et future. Par des formules sentencieuses, ils évaluent ainsi la grande part de la perte :  

Monte, askan wee soxla seetu tey ! Ñaata xarnoo ngii nuy roy ak a royaat ? (DG, 24)

Mane : réew mi amatul seetu. Seetu bu waay jub, mu rus, fell, xar, daldi faf kalaate, tasaaroo, ku ci dëgg say tank dagg di nàcc  Réew mu amul seetu, dara desatu fa. Sàmmleen seetu yi! Waay, bàyyil-len seeni sët ak seeni sëtaat fu ñuy mën a gis seen bopp, mu doy leen, ñu bañ a sëgg ndax gàcce. (DG, 307)[6]

 

 

Ainsi, le seetu de Boris remplit à la fois une fonction descriptive et/ou pros/prescriptive. Semblable au grand miroir balzacien qu’on promène le long des artères et dans les recoins, le roman offre, de la société sénégalaise, une peinture réaliste orientée par la perspective d’Aali Këbóoy. Ce fou se déambule partout, et prétend ausculter la société à travers un miroir. De manière métonymique, il se confond avec son instrument et devient lui-même le miroir qui observe et expose les tares et avatars de ses contemporains. Il vilipende la débauche généralisée subséquente à la perte de valeurs morales et de modèles politiques et religieux. Le fou peut être perçu comme l’œil social qui veille comme une sentinelle afin de parer l’assouvissement des vices de ses compatriotes. Le narrateur Ngiraan révèle le mode opératoire d’Aali Këbóoy qui confond les pervers avec des allusions à peine voilées :

Aali Këbóoy kat, tuuti kon mu tas Ñarelaa. Lu waay def ci gox bi te di ko làq, dina ko feeñal, weer la. Daawul tudd turu kenn nag, waaye yëf yi da daan leer nàññ. Tey mu ne :

–Aa, sama sang yu baax yi, lu ngeen xam ci kuy yakkataan doomu jiitleem ? Moom laa fi gis de, ngóor saa ngi nii, ne fàŋŋ ci biir seetu bi ! Ku weddi na ñëw xool kook mbaxaneem mu ñuul ak i bejjaawam ! Cim ! Ñàkk jom ba dee ! (DG, 231-232)[7]

 

 

La métaphore du seetu ici utilisée par Aali Këbóoy renvoie à un double registre. Elle évoque la voyance autour de la glace magique supposée posséder le don de transpercer le caché. Sur un autre plan, le miroir – confident intime de la personne – est cajolé pour livrer les plus grands secrets de son compagnon. Par ce procédé, le fou s’attaque à l’hypocrisie sociale et expose l’écart entre les nobles discours et comportements promus en public, d’une part, et les actes ignobles commis en privé, d’autre part. Alors, des cas d’injustices, des pratiques d’adultère, de détournement d’argent sur fond de trafic de confiance définissent son cheval de bataille.

Le choix de la figure d’Aali Këbóoy comme dénonciateur est un artifice littéraire qui vise la vraisemblance, car il est le personnage du fou qui peut s’exprimer librement sans avoir peur d’être inquiété. Le narrateur lui concède cet attribut qui le place dans une catégorie de personnes à part (« Waaw, keen mënul a xam lépp, wax lépp. Sañ-sañ boobu dof yi rekk, maanaam ñi teqalikook seen sago, ñoo ko am » DG, 74). (Personne ne peut dire tout ce qu’il sait. Cette prérogative est le seul apanage des fous, c’est-à-dire ceux qui ont perdu la raison). Tel le fou de la cours royale, il est ménagé car n’étant pas vraiment pris au sérieux.

Pourtant, la suite du récit conditionne un changement de regard sur ce fou atypique dont les déclarations fracassantes s’avèrent toujours vérifiées au point qu’il trouve de plus en plus une oreille attentive auprès des habitants de Ñarelaa qui le considèrent désormais comme la seule source d’information crédible dans le pays rongé par la dictature. Ce n’est donc pas pour rien que ses « délires de la lucidité »[8] sur les questions politiques et sociales lui valent d’être à plusieurs reprises agressé physiquement – parfois jusqu’à ce que mort s’en suive. Mais tel un phœnix, il renaît toujours de ses cendres et revient dans le quartier avec la même détermination subversive, soutenue par la philosophie qu’un miroir qui ne réfléchit pas cesse d’en être un.

C’est parce qu’ils sont conscients de l’impossibilité de le contraindre au silence, que les politiciens tentent, en vain, de le soudoyer avec l’intention de détruire leurs adversaires par ses déclarations sensationnelles. Du coup, la métaphore du miroir déformant renvoie à la figure du journaliste ou de l’écrivain stipendié. L’auteur y recourt pour déplorer la diffamation fomentée dans une société de média de masse où les personnalités se font et se défont à travers la presse. Sur une échelle plus vaste, il appelle à faire attention à un certain traitement de l’information par les puissants média occidentaux qui orientent la vision sur le continent noir.[9]

 

 

2. Du seetu psychanalytique…

Le miroir est placé dans le récit pour sonder et réfléchir la profonde crise psychologique et identitaire de l’Africain. Sous ce rapport, Boris perçoit deux attitudes excentriques qu’il combat avec la même énergie. Il s’agit, d’une part, du mépris de soi ayant pour conséquence la copie démesurée et éhontée des Blancs et, d’autre part, d’un narcissisme indu doublé d’un amour propre mal placé, aboutissant à l’autosatisfaction qui masque les insuffisances individuelles et devient une source de conflit.

Afin de mieux filer la métaphore du miroir comme reflet du manque de personnalité du post-colonisé, le romancier remonte jusqu’au début de la rencontre avec l’Occident pour la mise en scène du rôle fondamental joué par le miroir dans la pratique de l’esclavage. A travers le motif du marchand qui troque sa propre âme contre de la pacotille, il dénonce les attitudes insensées de certains Africains – jusqu’au plus haut niveau – qui acceptent, encore aujourd’hui, de futiles privilèges ou une reconnaissance intellectuelle pour servir les desseins de l’Occident. Dans L’Afrique au-delà du miroir, l’auteur revient sur ce phénomène pour mieux l’expliciter avec le regard du journaliste :

Jadis, nos rois se laissaient subjuguer par de la verroterie avant de brader leur nation au conquérant. Le même procédé, différent dans la forme, continue à tenir nos élites intellectuelles et politiques en laisse (AAM, 179).

 

 

Le miroir trompeur de l’Européen sert donc à susciter l’aspiration du post/colonisé à ressembler à son maître. C’est pourquoi le féticheur Sinkun Kamara demande à Yaasin Njaay, entre autres offrandes, du caméléon, des yeux de singe, de la langue de perroquet et des fracas de miroir – tous objets associés aux réseaux de l’imagerie du mimétisme servile – pour exaucer son souhait de la transformer en Toubab. De plus, c’est devant un grand miroir qu’elle doit se tenir debout pour observer la réalisation de la sorcellerie, pendant que le féticheur récite des incantations.

Sur le plan psychologique, du fait de la reconstruction appropriative de l’image de l’autre par l’inconscient, on croit vraiment être celui que l’on imite. Yaasin Njaay est ainsi l’incarnation de l’être qui se méprise. Et ce n’est certainement pas par hasard qu’elle est l’épitomé de l’auto-dépersonnalisation dans le récit. La dame a  séjourné en France et vécu la stigmatisation raciale qui fait douter de son humanité et, selon Boris, « vous incite forcément à vous regarder plus attentivement dans le miroir » (AAM, 169). En effet, le flot du monologue intérieur de Yaasin Njaay devant le miroir renseigne sur le degré de la haine de soi de cette femme qui se blanchit la peau à coup de produits toxiques, parle et se comporte comme les françaises qu’elle a vues à Marseille :

Janoo naak seetu bi lu yàgg, gisu ci ku dul boppam. Mu gis ni xeesal bi yàqe kanam gi, daldi gën a tiit. Céy, su ko Sinkun Kamara mënoon a defal li mu ko ñaan ! Ndaw bànneex bu rey ! Ñuulaay bi dafa rekk doy. Ku ragalul wax dëgg, xam ne moos lu ñuul menul a baax. Der boo xam ne bala moo jag nga top ciy fóot ni yëre bu tilim, yendoo fete, fanaanee fete ! Ku ci doyalul it, moom Yaasin Njaay doyal na ci sëkk! (DG, 315-316)[10]

 

 

La réaction de Yaasin Njaay est bien sûr mal dirigée et contre-productive. Selon Bonnet, normalement « ce qu’autrui voit et attend enclenche une résolution à se définir soi-même, à se démarquer de l’identité supposée du dehors. »[11] Par conséquent, le rejet de son propre être, la sublimation de la race blanche et la fixation qu’elle fait sur le personnage de Mari-Gabriyelaa Won Bolkowski sont des éléments dégradants qui s’assimilent à une forme d’esclavage mentale. C’est ce mimétisme qui aliène l’Être Africain sans personnalité – en ce qu’il consomme de manière irréfléchie tout modèle qui vient de l’Occident – que le narrateur donne en image avec son habituel humour sarcastique:

« Ne yàcc-yàccaaral ci naaj wi, fu doxandéem jóge ne la doo nitu dara, maa la gën, nga ne ko wax nga dëgg ! » (DG, 200) (Passer ton temps à fainéanter sous le soleil, à chaque fois qu’un étranger venu de nulle part déclare : « tu n’es rien, je suis supérieur à toi », tu lui réponds « c’est vrai ! ») 

 

 

L’autre versant de la crise de personnalité que l’auteur déplore est l’autosatisfaction narcissique. Par ses délires froidement pénétrants, Aali Këbόoy – le « fou qui vend la sagesse »[12] – dénonce la pratique qu’il appelle « l’auto-imitation », consistant à se leurrer en s’accrochant sur l’idée d’une identité désuète. Il s’agit de l’œuvre de personnes qui se comblent d’elles-mêmes, victimes d’auto-duperies inconscientes. Le narrateur les présente sous les traits caricaturaux d’un être aussi imbu de sa personne qu’il se contemple à longueur de journée devant la glace. Selon lui, est atteinte de démence toute personne qui agit de la sorte. C’est d’ailleurs l’argumentaire qu’il adopte pour prouver que Daawur Jaañ est un fou à lier qui préside aux destinées de toute une nation : « Seetal ma lii, rekk ! Ku ñu war a tëj kabano ca dof ya, ñepp wékk seen yaakaar ci yow ! Su Dibi-Dibi wéroon, du taf ay seetu ci neeg yi ci këram yépp, fu mu walbatiku daj boppam » (DG, 158-159). (Regarde-moi ça ! Celui sur qui l’espoir de tout un peuple repose, alors qu’il aurait dû normalement être interné à l’asile de fous de Kabano! Si Dibi-Dibi était sain d’esprit, il n’accrocherait pas des miroirs dans toutes les chambres de sa demeure pour rencontrer son image à chaque mouvement). 

Du coup, l’idée que le Blanc a bien su tirer profit de ce narcissisme extravagant afin de mieux instaurer sa politique du diviser-pour-régner traverse le roman. La parabole, sur fond de prosopopée, des deux gorilles se guerroyant devant le miroir pour la protection de leur territoire en est une parfaite illustration. L’histoire se déroule au Kajoor où, après la pose du chemin de fer par l’administration coloniale française, des segments de rails sont fréquemment enlevés par des inconnus. Après de multiples tentatives infructueuses de capturer les responsables de ces actes de vandalisme, et le renvoi subséquent d’autorités blanches pour incapacité de régler le problème, le jeune Robeer Langlaad, surnommé Capp-Cappal, eu l’ingénieuse idée de capturer les malfaiteurs avec un piège assez singulier… un grand miroir posé au milieu de la forêt de Kaañ. L’astuce permet à la fois de découvrir et d’éliminer les deux troublants gorilles :

Nekk nañu fa lu yàgg sax, di jam seetu bi. Mujje gi, ku nekk ci ñoom ñaar di gaañ boppam, sa deret muur la, ngay yuuxu, toqi, waaye sa jom mayu la nga bàyyib doxandéem mu fekksi la fi ci sa biir kër, bëgg laa jam naani. Loolu moom, xel maneesu koo nangu!

Dàngin yi dem ba seen takkandeer ak seen jëmm maasaloo. Ñaari ponkal yi fàtte seetu bi, nag, daldi songante. (DG, 303)[13]

 

 

Cette fable caricaturale est un miroir qui réfléchit le miroir déformant de l’Européen pour qui l’Africain est un singe enclin au mimétisme et à la violence sauvage. Elle a un accent tragi-comique du fait que chaque gorille combat son moi propre reflété par le miroir. Se voulant maître absolu du territoire, il ne peut pas supporter la vue d’un rival qui de surcroît est sa copie identique. En outre, par cette allégorie, Boris reproduit l’imaginaire populaire qui postule que les Blancs sont plus forts que les djinns, car pouvant les capturer à l’aide de miroir. Sur le plan symbolique, les deux singes peuvent être considérés comme des résistants qui, unis, posent de sérieuses difficultés aux colons qui flattent leurs égos pour les dresser l’un contre l’autre. En Afrique on est toujours hanté par des rebellions, guerres de sécession et autres formes de comportementalisme souvent présentées comme des conflits ethniques.

Dans Doomi Golo, l’auteur appelle donc à la vigilance par rapport aux causes des conflits  invoquées explicitement, et le plus souvent par une presse étrangère. Généralement, le fait colonial et l’intérêt des multinationales sont encore la source de ces guerres qui minent le continent, alors que l’opinion nationale et internationale sont sciemment mal informées. Par exemple, ce n’est qu’à la fin du récit qu’il dévoile la participation européenne, jusque-là insoupçonnée, dans la guerre civile qui ravage Jafune. Le romancier-journaliste-essayiste demande un minimum d’effort de la part de ses concitoyens pour avoir ne serait-ce qu’une petite idée sur « les ressorts secrets » des conflits en Afrique, en se posant des questions, somme toute, simples. Prenant pour exemple la guerre civile du Liberia, il invite à se demander :

Que se passe-t-il réellement au Liberia ? Pour quelles raisons la guerre civile y fait-elle rage ? Qu’est-ce qui jette au juste tant de villes par terre et des centaines de milliers de personnes sur les routes de l’exode ? Qui vend les armes aux différents seigneurs de la guerre ? Qu’en est-il des acteurs que l’on ne voit pas, qui ne sont même pas au Liberia ? (AAM, 78-79) [souligné par l’auteur]

 

 

3. … au seetu thérapeutique

Le récit de Doomi Golo est un appel à l’acceptation mesurée de soi-même, qui passe nécessairement par la connaissance et l’acceptation de l’Autre. En effet, selon Todorov, « la connaissance des autres n’est pas simplement une voie possible vers la connaissance de soi : elle est la seule. »[14] De ce fait, la métaphore du seetu est aussi utilisée dans le domaine de la quête spirituelle et identitaire que l’auteur juge périlleuse mais impérative. L’image qu’on a de soi est souvent enjolivée par notre glace trop lisse. C’est pourquoi, à l’aide des motifs du seetu, le vieux de Mbériŋ-Saaj – village natal du narrateur – reformule à l’intention de Ngiraan l’idée selon laquelle la quête de soi n’aboutit que lorsqu’on intègre entièrement l’Autre[15] :

Nit ku nekk, Ngiraan, am na nooy gise sa bopp.

Waaye sa melokaanu kanam dëgg, no def ñeneen ñee la koy gën a xam.  Ñaata yoon ngay seetu ci ayu-bés gu nekk?  Néew na lool. Saa yoo janook seetu, nit ki ngay gis ci biir, maanaam yow ci sa bopp, kersa mën naa tee nga xool ko lu yàgg. Ku xelam neexul rekk moo àttan a taxaw ay waxtu di seetook a seetuwaat. Waaye su fa dof boobu fanaanee it, du ko amal njariñ. Ma ni: sunuy dëkkandoo ñuy gën a xam naka la nu bindoo. (DG, 107)[16]

 

 

Bien évidemment, les paroles de sagesse du vieux transcendent l’aspect physique et embrassent le tout de l’Être en quête de son être. Donc, à plusieurs endroits du récit, le narrateur évoque la nécessité d’affronter bravement l’image du miroir effrayant qui fait fuir les moins téméraires (« Badu nit ku bëgg a xam mooy kan ci dëgg-dëgg, fàww mu am fit » DG, 89) (Badu quiconque veut savoir qui il est réellement doit s’armer de courage). Ce retour vers soi exige la confrontation de son histoire douloureuse et humiliante. Il s’agit, comme le présente l’essayiste, d’effectuer « […] la traversée du miroir – le miroir où se reflètent tant d’échecs et de lâchetés – [qui] loin de rendre les hommes maîtres de leur destin, les mène souvent à la folie et au désespoir » (AAM, 24).

Sans vouloir exonérer ou atténuer l’action coloniale et son cortège de malheurs[17], Boris pointe du doigt la responsabilité des Africains sur les calamités qui les assaillent. Par l’évocation des roitelets négriers qui échangeaient leurs sujets contres des objets dérisoires, l’allégorie des gorilles qui se font la guerre devant le miroir pour sauvegarder chacun son territoire, et l’image de Aali Këbóoy, le révolté, qui est égorgé et jeté dans les profondeurs de la mer sous le silence coupable des habitants de Ñarelaa, l’auteur expose la part de responsabilité des Noirs.

Le seetu borissien semble dire avec Mauron que « les problèmes enterrés trop tôt nous hantent »[18] toujours avec le retour du refoulé. Il propose donc une catharsis, en invitant les Africains à affronter leurs vieux démons afin de guérir d’une pathologie quadri-centenaire et de conjurer définitivement le mauvais sort. A l’instar des deux exemples de vérités et réconciliation qui se sont passés en Afrique du Sud post Apartheid et au Rwanda après le génocide, le romancier invite le quêteur à  la découverte de la vérité dans le but de se réconcilier avec son propre moi.

 

 

4. Seetu et introduction du merveilleux dans le roman

Par le truchement de cet instrument légendaire et séculaire, objet de fantasmes et déclencheur d’imaginaires et de mythes les plus surréalistes, Boris réussit à introduire subtilement le merveilleux dans le récit romanesque de Doomi Golo. Le roman embrasse donc la fable, le conte de fée, la légende et la superstition. Par exemple, la croyance populaire veut qu’on ne se mire pas dans la glace une fois la nuit tombée ; que le fait de se regarder dans une glace brisée convoque le malheur ; que des tessons de glace servent à jeter le mauvais sort ; que les djinns peuvent être capturés à l’aide d’une glace qui les rend impuissants et immobiles etc.

Imbu de toutes ces idées reçues, l’auteur joue sur le registre du réalisme magique pour amener le merveilleux au travers du miroir. Du coup, celui-ci cesse d’être un instrument usuel pour devenir un personnage animé et capricieux. Se sachant l’objet de convoitises les plus folles, il devient un redoutable ravisseur pour ses prétendants. L’auteur en donne pour exemple le Seetu qui ne se limite jamais à réfléchir fidèlement l’image de l’individu qui se présente devant lui, mais projette toujours, en arrière-plan, d’autres personnes mortes ou vivantes. Et ce miroir ne supporte pas de remarque sur son extravagance, devenant du coup très menaçant :   

–Soo ma merloo, dinaa la won maay kan, de ! Rajaxe sama bopp ak naan ndox laa yemale. Te man Seetu, su may toj àddina siy tukki ba fàww !

Nga koy saraxu nag:

Ёpp naa def, waa ju baax ! Yow it, Seetu may kaf rekk nga bёgg fi mer xaat! Jébbal naa la sama bopp, lu la neex defal: delloo ma démb, diri ma ba ëllëg, mbaa sax yóbbu ma béréb bi amul tur, fa sunu jamono jii tage, dem të ko, dikk të ko. 

–Waaw Kañ, yaa ngi sog a génne waxu nit ci sa gémmiñ gi! (DG, 76)[19]

 

 

Le ballet de revenants et de mort-vivants qu’il donne en toile de fond prouvent que le Seetu représente l’instrument qui scrute l’autre monde et permet le dialogue entre vivants et morts. Grâce à lui, Boris transgresse la matrice des dimensions parallèles, en invoquant la cosmogonie africaine qui veut que l’au-delà ne soit pas aussi loin que cela, et que les morts côtoient les vivants au quotidien. Les deux mondes ne se séparent que par une mince frontière que le seetu viole avec aisance et allégresse. Il rappelle le fameux pont de douceur senghorien qui relie les étapes de vie et de mort et l’omniprésence des forces spirituelles qu’évoque Birago Diop.

Le seetu borissien est d’autant plus mystique qu’il peut supprimer la frontière, aplanir le pont, et combler le gouffre entre les deux dimensions. L’histoire de Yaasin Njaay, devenue Mari-Gabriyelaa won Bolkowski, est révélatrice de ce pouvoir. Elle est transportée d’un monde à l’autre par la puissance magique du seetu. C’est pourquoi, à Ngiraan qui s’inquiète de l’absence prolongée de la dame, Biige Sàmb, donne la réponse la plus ambigüe :

–Déggoo li ma la wax, Ngiraan ? Benn doomu Aadama dootul teg Yaasin Njaay bët.

–Kañ la fi faatu ?

–Faatuwul.

–Su dee faatuwul kañ, mu ngi dund.

–Dundul itam. Yaasin Njaay mi nga xam, deewagul waaye dundatul. (DG, 330)[20]

 

 

Yaasin Njaay est donc l’incarnation de l’imitateur qui perd ses origines sans jamais atteindre ce à quoi il aspire, d’où sa situation de ni vie ni mort. En outre, toute la philosophie du roman repose sur une duplicité difficilement réconciliable, car étant déjà une unité de contradiction. L’incipit du roman donne le ton : « Adina : dund, dee » (le monde c’est la vie et la mort). De la même manière, il présente « Dëgg ak Fen » (la Vérité et le Mensonge) et oppose « Démb ak Tey » (Hier et Aujourd’hui) dans une bataille perpétuelle, mais toujours à l’avantage du jour présent. Aussi met-il en opposition le temporel et le spirituel, incarnés respectivement par Dawuur Jaañ et Ustaas Mbay Ló ; et donne à lire la perfidie de la ville Dakar qui se travestie et change de patronymie[21], à son aise, entre Njaay, Jóob.

Dans la même veine, la dépouille d’Asan Taal, dans le cercueil, et Moodu Ciss – le plus grand chanteur du pays – auréolé de son disque d’or, partagent le même avion en provenance de la France. Les deux foules venues les accueillir se croisent à l’aéroport, exprimant différemment leurs émotions : joie et allégresse pour les adulateurs du chanteur contre émoi et tristesse pour le cortège funèbre. Il s’agit, pour l’auteur, de montrer la cohabitation des affects et intérêts contraires et d’encourager l’acceptation de la différence sans préjugés. Par exemple, Ngiraan change complètement le regard négatif qu’il portait sur Muse Sumaare quand, de manière désintéressée, celui-ci le conduit à l’hôpital et prend entièrement en charge son traitement. Pendant ce temps, le menuisier Taala Njaay, considéré comme un saint, est frappé de malédiction en tentant d’aider les assassins d’Aali Këbóoy.

L’abondance des exemples de cette dualité dans le récit est articulée par un miroir convexe qui renvoie le contraire de ce qui lui est présenté. Par cette réflexion philosophique, Boris promeut la dialectique des contraires et fait voler en éclats le concept d’un monde manichéen. L’être humain n’est pas foncièrement bon ou mauvais, il faut regarder au-delà du miroir et remettre sans cesse en question les acquis et les croyances établies.

 

 

5. Le seetu – principe structurant du récit

En tant qu’instrument qui ramène en vie les morts et leurs histoires, et qui projette les vivants vers le futur, le miroir devient une machine à traverser le temps. Par conséquent, il représente la colonne vertébrale qui structure le récit et, partant, procure à la narration un relent d’anachronisme où passé, présent et futur se mêlent et s’entrechoquent pour ne former qu’un élément compact indiscernable.

De par l’articulation du récit autour de réseaux récurrents et la structuration de motifs et de schémas répétitifs, Doomi Golo se présente comme la somme des reflets de plusieurs miroirs opposés les uns les autres pour renvoyer, en les superposant, les images d’éléments disparates dans le temps et dans l’espace. Du coup, le présent rappelle cruellement le passé qui, à son tour, fait écho à un passé plus lointain et ainsi de suite, hypothéquant le futur.

Par exemple, l’histoire de Dibi-Dibi – le despote qui dirige le pays imaginaire de Jafune, en privant ses compatriotes de la plus petite parcelle de liberté – renvoie à Daawur Jaañ qui règne sur le Senegaal, cadre fictif du roman Doomi Golo et dont le narrateur se désole, avec une hyperbole caricaturale : « Daawur Jaañ, tëj nga géej gi Kaso, fatt nga ngelaw li ba noyyi të ko ticc » (DG, 136). (Daawur Jaañ tu as emprisonné la mer, tu as asphyxié l’air). Ce motif, à son tour, convoque l’histoire de Maam Ngóor qui islamise la contrée de Mberiŋ Saaj et usurpe le trône du roi, ayant le droit de vie et de mort sur ses sujets, tout comme avant lui le capricieux et tyrannique Daaw Demba qui régnait au Kajoor entre 1640 et 1647. A l’aide de la mise en abyme,[22] qui consacre le retour obstiné du récit sur les mêmes situations, Boris implique que l’un des problèmes de l’Afrique est le manque de bons dirigeants. Les peuples africains n’ont que trop souffert de despotes qui ne se préoccupent que de leurs propres intérêts.

De même, l’auteur superpose l’histoire d’Aatu Sekk – victime de son hospitalité envers la guenon et ses enfants qu’il baptise Ninki et Nanka – à celle de Ngiraan victime aussi de l’hospitalité qu’il accorde à Yaasin Njaay et ses enfants Mbisin et Mbisaan. Ici, se déploie l’imaginaire populaire de l’ingratitude du Blanc qui remercie l’Africain de son accueil en l’asservissant. Dans la même veine, le roman met en parallèle le récit d’Aali Këbóoy et celui de Lumumba pour en faire l’archétype des résistants sacrifiés sur l’autel des intérêts d’un pouvoir corrompu. Dans un délire anachronique, Aali Këbóoy appelle les habitants de Ñarelaa à sortir de leur torpeur pour empêcher l’exécution en cours du premier ministre congolais. De manière tout aussi surannée, il déclare que le Blanc doit retourner chez lui. Quoiqu’utilisée dans la république souveraine du Senegaal, le cri de ralliement des combattants pour l’indépendance n’est que superficiellement anachronique.

En réalité, elle montre la névrose causée par la pathologie du temps stagnant, provoquée par le passage du colonialisme au néocolonialisme. Les réflexions de personnages ramassées dans les lignes qui suivent constituent la preuve du profond désenchantement de la période succédant aux indépendances et de l’absence de motifs de ré-enchantement dans un avenir proche, tant les pratiques exploiteuses entre hier et aujourd’hui sont identiques : 

Daawur Jaañ […] ni mu ragalee doxandéem yi nu doon noot démb, te di nu foowe tey (DG, 201)

Baay Séy, dunguru bu ñaak fayda baangi fi ba tey, di def ay yëfi goloom, di sibooru Kastorel, di ko toppando. (DG, 292)

Waaw, kañ la Démb dellusi, làqu si biiru Tey, nar fee juddu waat? (DG, 262)

Mbaa boog, Badu, maa xamul lu géej giy riir! Amaana réew mi moom boppam ci dëgg-dëgg te man yëguma, tinuma. (DG, 293)[23]

 

 

Au vu de ces complaintes, on peut donc inférer avec Boris que la plupart des pays africains ne bénéficient que d’une « indépendance purement nominale » (AAM, 103). L’Afrique est toujours victime du tour de passe opéré par le duo d’affliction constitué de l’étranger en quête de richesse et de son allié local en quête d’autorité sur ses concitoyens. Ainsi, de manière raffinée, perdurent la domination et l’exploitation étrangère. En outre, l’anachronisme et la pathologie du temps sont renforcées par la métaphore du seetu qui procure la chronologie inversée de la vie de Ngiraan, qui, vers la fin de ses jours, revit de manière onirique tout ce qu’il a déjà vécu, commençant par les évènements les plus récents. Tel un film projeté à rebours, toute sa vie défile devant lui, en traversant le chemin parcouru en sens inverse de 80 ans jusqu’au jour de la naissance suivi de la mort (DG, 257).

Doomi Golo est, comme le révèle son auteur, « [écrit] non avec des idées, mais avec des souvenirs, voire avec des échos de paroles intérieures, lointaines et obscures […] » (AAM, 27). Du coup, l’usage du wolof qui réconcilie la langue avec la réalité nommée donne au roman sa saveur particulière. Sur fond d’habiles jeux de miroirs, il restitue directement la croyance populaire, le folklore et l’imaginaire wolof. Le seetu borissien représente alors la mémoire collective dont les miroitements métaphysique, politique et historique ont pour but la désaliénation de l’âme africaine. Selon le romancier, « notre aliénation est en vérité si profonde que le retour à soi-même demande du courage et un brin de folie. Mais celui qui ose cette aventure en est largement récompensé » (AAM, 171). De ce fait, il n’hésite pas à porter la plume à la plaie pour pousser ses compatriotes à la délicate entreprise d’affronter les vieux démons du passé dans le but de les exorciser et faire face aux grands enjeux et menaces de la mondialisation.

 

 

Bibliographie sélective

-BRUNEL, Pierre. Transparences du Roman. Le romancier te ses doubles au XXe siècle. Paris : José Corti, 1997.

-CAMARA, Boubacar “La mise en abyme dans le Cavalier et son ombre de Boubacar Boris Diop” in Langues et Littératures Revue du G.E.L.L., n°4, 2000.

-CHAÏM, Perelman. L’Empire rhétorique. Rhétorique et argumentation.  2ème édition augmentée d’un index. Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 2002.

-CHALAYE, Sylvie. Du Noir au nègre. L’image du Noir au théâtre (1550-1960). Paris : l’Harmattan, 1998.

-CHRISTIANE, Albert (dir.). Francophonie et identités culturelles. Paris : Karthala, 1999.

-CULLMANN, Emmanuelle, DIAZ, José-Luis et LYON-CAEN Boris. Dir. Balzac et la crise des identités. Paris : Christian Pirot, 2005.

-DIOP, Boubacar Boris. Doomi Golo. Dakar. Papyrus, 2003.

-------------------. L’Afrique au-delà du miroir. Paris. Philippe Rey, 2007.

-GASSAMA,  Makhily (dir.). L’Afrique répond à Sarkozy. Contre le discours de Dakar. Ouvrage collectif. Paris. Philippe Rey, 2008.

-JUNG, Carl Gustave. Dialectique du Moi et de l’inconscient. Traduit de l’allemand par Docteur Roland Cahen. Paris : Gallimard, 1964.

-LANGENHAGEN, Marie-Aude de. Dir. Les Enigmes du moi. Paris : Groupe Vocatis, 2008.

-MAURON, Charles. Des Métaphores obsédantes aux mythes personnels. Introduction à la psychocritique. Paris : José Corti, 1988 [1963].

-NGOM, Ousmane. Stratégies narratives dans la littérature africaine et afro-américaine : Etude comparative des romans de Ngũgĩ wa Thiong’o, Sembène Ousmane et Alice Walker. Saabrücken : Ed. Universitaires Européennes, 2012.

-------------.  « Militantisme linguistique et initiation littéraire dans Doomi Golo – roman wolof de Bubakar Bóris Jóob » in Francophonie et francographie, Revue Repères-Dorif, n°2, nov. 2012. http://www.dorif.it/ezine/index.php

-POMEL, Fabienne. « Représentation : Réflexions sur le miroir »

-  http//www.pur-editions.fr/couvertures/1222691094_doc.pdf   

-RIBEMONT, Bernard « Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale » in Fabienne Pomel (dir.). Cahiers de recherches médiévales et humanistes 2003, consulté le 19 décembre 2012. URL : http://crm.revues.org/243

-RICŒUR, Paul. La Métaphore vive. Paris : Seuil, 1975.

-TOBNER, Odile et Verschave, François-Xavier. Négrophobie. Paris : Les Arènes, 2005.

ANE, Ibrahima, « Du français au wolof : la quête du récit chez Boubacar Boris Diop » in Ethiopiques, n°73, 2ème semestre, 2004. http://ethiopiques.refer.sn/spip.php?article98


* Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal.

[1] Le terme wolof « seetu » est à la fois substantif et verbe. Il est dérivé du verbe seet qui signifie « chercher ». En y ajoutant le suffixe « u » on obtient le verbe réflechi seetu qui signifie « se chercher ». Ce qui atteste de la profondeur du mot dans l’imaginaire wolof, comme nous le montrerons plus tard.  

[2] Charles Mauron, Des Métaphores obsédantes aux mythes personnels. Introduction à la psychocritique. Paris : José Corti, 1988 [1963], p. 11.

[3] A la suite de Cheikh Hamidou Kane, Boris conçoit l’âme comme la langue et la spiritualité, en un mot la culture. Boubacar Boris Diop, L’Afrique au-delà du miroir. Paris : Philippe Rey, 2007, p. 102 ; 198.

[4] José-Luis Diaz, « ‘De quel moi parlez-vous ?’ Quelques réflexions sur la crise des identités chez Balzac » in Balzac et la crise des identités. Paris : Christian Pirot, 2005, p. 16.

[5] A en croire le narrateur Ngiraan, Tey (Aujourd’hui) a besoin de seetu pour sculpter Démb (Hier) à sa guise. Le mythe fondateur qui en découle ne peut nullement être considéré comme un mensonge à cause de sa fonctionnalité. Il est le moyen de transmission de valeurs sociales à la population, et de la rhétorique qui force estime et respect aux peuples voisins (DG, 35-37).

[6] Et pourtant, que la nation a besoin de miroir par ces temps qui courent ! Depuis combien de siècles sommes-nous en train d’imiter sans relâche ? / Je le dis : il n’y a plus de miroir dans ce pays. Dès qu’on s’approche d’un miroir il se fissure, se brise et éclate en s’éparpillant. Quiconque marche sur les tessons se retrouve avec des pieds ensanglantés./ Pour un pays qui perd le miroir, il ne reste plus rien. Préservez les miroirs ! De grâce laissez à vos petits-fils et arrières petits-fils des miroirs dans lesquels ils peuvent se regarder avec satisfaction, afin qu’ils ne baissent pas la tête de honte. [notre traduction]

[7] Aali Këbóoy a failli plonger Ñarelaa dans le chaos. Il dévoilait au grand jour tout ce qui se faisait en cachette dans le quartier, et confondait les malfaiteurs. Certes il ne nommait personne directement, mais les déclarations étaient on ne peut plus claires. Une fois il dit : Ah mes honorables hôtes que pensez-vous de quelqu’un qui viole sa belle-fille ? C’est ce que je vois ici pourtant. Le bonhomme est là dans le miroir. Que celui qui  n’y croit pas vienne le voir avec son bonnet noir et ses cheveux gris ! Quel dévergondé !  

[8] Expression empruntée à Paul Valéry, cité par Charles Mauron, op. cit., p. 157, note 1.

[9] Sur la quatrième de couverture de L’Afrique au-delà du miroir, B. Boris Diop déclare : « L’image que les médias donnent de l’Afrique ne correspond en aucune façon avec la réalité. Elle vise surtout à faire honte à chaque Nègre de sa mémoire et de son identité. […] Projeter le regard au-delà du miroir, c’est essayer de montrer quels mensonges se dissimulent sous tant de lieux communs proférés au sujet de l’Afrique. » 

Cf. L’ouvrage Négrophobie. Paris : Les Arènes, 2005, co-écrit par B. Boris Diop, Odile Tobner et François-Xavier Verschave répond au livre raciste du journaliste français Stephen Smith et au-delà aux clichés accrochés sur le continent noir par une certaine presse occidentale.

[10] Elle fit face au miroir pendant un long moment, mais ne vit que sa propre image. Elle vit comment la dépigmentation avait détruit sa peau et sa frayeur augmenta. Quel grand bonheur si Sinkun Kamara pouvait réaliser ses souhaits ! Elle en avait plus qu’assez de cette noirceur. Quiconque n’a pas peur de dire la vérité, sait pertinemment que ce qui est noir ne peut être bon. Une peau qui ne peut être présentable que lavée sans cesse matin et soir comme le linge sale. S’il y avait des personnes qui pouvaient supporter leur noirceur, elle, Yaasin Njaay, en avait marre.

[11] Véronique Bonnet, « L’énigme du moi dans son rapport à autrui : solipsisme et altérité » in Marie-Aude de Langenhagen (dir.). Les Enigmes du moi. Paris : Groupe Vocatis, 2008, p. 109.

[12] Emprunté du titre du poème de Jean de La Fontaine « Le Fou qui vend la sagesse » in Fables, IX, 8.

[13] Ils restèrent là-bas un long moment à porter des coups de machettes au miroir. A la fin, chacun d’eux se blessait ; recouvert de sang, il hurlait, las. Mais son orgueil ne lui permettait pas de laisser un étranger venir jusque dans sa maison pour l’humilier. Cela était inacceptable ! Arrivés à un instant où ils ne pouvaient plus reconnaître leur ombre et leur corps, les deux gaillards oublièrent le miroir et se ferraillèrent.    

[14] Tzvetan Todorov, cité par Roger Little, « Représentation du Noir » in Christiane Albert (dir.). Francophonie et identités culturelles. Paris : Kartala, 1999, p. 7.

[15] La psychanalyse nous apprend que « la délibération avec soi-même » n’est pas gage de sincérité et d’honnêteté car « les raisons que l’on donne peuvent n’être que des rationalisations. » Chaïm Perelman, L’Empire rhétorique. Rhétorique et argumentation.  2ème édition augmentée d’un index. Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 2002, pp. 32-33.

En outre, aussi sincère qu’elle se voudrait, la personne n’aboutirait pas à se connaître seule à cause même de sa nature humaine. « L’être humain qui pourrait percevoir et se percevoir, ne pourrait en réalité jamais se percevoir complètement ni adéquatement, du fait de la régression à l’infini. » Véronique Bonnet, « Introduction : Du moi au je : un jeu impossible » in Marie-Aude de Langenhagen (dir.). Les Enigmes du moi. op. cit., p. 10.                                                                  

[16] Ngiraan, chaque individu a une perception de sa propre personne. Mais les autres savent mieux que toi l’aspect de ton visage. Combien de fois te regardes-tu dans le miroir par semaine ? C’est très peu. A chaque fois que tu es en face du miroir, la personne que tu vois dedans, c’est-à-dire toi-même, tu peux être gêné au point ne pas supporter de la regarder pendant longtemps. Seul un malade mental peut rester des heures à se mirer sans arrêt. Cependant, même si ce fou y passe la nuit cela ne lui servira à rien. Je le dis : nos voisins voient mieux que nous les contours de notre visage.

[17] Dans « Stephen Smith, passeur du racisme ordinaire », le romancier et penseur politique Boris se désole de l’attitude de l’écrivain qui, « par mépris ou naïveté, […] préfère ne pas scruter l’autre face de la médaille, à savoir la manière dont les appétits européens attisent les conflits sur le continent. Ainsi beaucoup trop de textes – écrits ou non par des Africains – préfèrent se taire sur un fait essentiel : l’Afrique est encore sous tutelle, elle n’est pas aussi libre de ses choix politiques qu’il faudrait. » in Négrophobie, op. cit., p. 90. Ailleurs, il insiste sur le fait que « L’esclavage et le colonialisme [continuent] à peser à la fois sur le présent et sur le destin de l’Afrique. » « Françafrique : le roi est nul » in Makhily Gasssama (dir.). L’Afrique répond à Sarkozy. Contre le discours de Dakar. Paris : Philippe Rey, 2008, p. 160. Cf. L’Afrique au-delà du miroir, op. cit., pp. 30 ; 32 ; 70.

[18] Charles Mauron, op. cit., p. 19.

[19] –Si tu me mets en colère, je vais te montrer qui je suis ! Il m’est aussi simple de m’écraser que de boire de l’eau. Alors que, moi Miroir quand je me brise c’est la fin du monde !

Tu te mets alors à le supplier :

–Faut pas faire ça gentilhomme ! Toi aussi, Miroir, je plaisante seulement, te voilà énervé déjà ! Je me soumets à ta volonté. Fais ce que bon te semble : ramène-moi à hier. Traine-moi jusqu’à demain ou bien amène-moi à l’endroit sans nom, là où stagne notre temps, incapable d’aller ou de revenir.

–Voilà ! Tu commences à sortir des paroles sensées de ta bouche.  

[20] –Tu n’as pas entendu ce que je t’ai dit, Ngiraan ? Aucun fils d’Adam ne reverra plus Yaasin Njaay./ –Depuis quand est-elle morte ?/ –Elle n’est pas morte./ –Si elle n’est pas morte, alors elle est vivante./ –Elle ne vit pas non plus. La Yaasin Njaay que tu connais n’est pas encore morte, mais elle ne vit plus.

[21] Beaucoup de villes du Sénégal ont des patronymes ou surnom, mais le cas de Dakar est assez singulier, car elle porte en même temps les deux noms parmi les plus courants au Sénégal et dont les personnes sont des cousins à plaisanterie, comme qui dirait pour couper la poire en deux.

[22] La mise en abyme est définie par Gide avec l’image du miroir : « Ainsi dans tel tableaux de Memling ou de Quentin Metsys, un petit miroir convexe et sombre reflète, à son tour, l’intérieur de la scène où se joue la scène peinte. » André Gide, cité par Jean Ricardou, Le Nouveau Roman. Suivi de Les raisons de l’ensemble. Paris : Seuil, 1990 [1973], p. 60.

[23] Daawur Jaañ est intimidé par les étrangers qui nous ont asservis hier et qui se jouent de nous aujourd’hui./ Baay Séy, le suppôt éhonté est toujours là en train de singer Kastorel./ Mais depuis quand est-ce qu’Hier est revenu se cacher dans Aujourd’hui pour renaître ?/ Ou bien Badu, c’est moi qui ne suis au courant de rien ! Il se peut que le pays soit réellement indépendant sans que je n’en sache rien du tout.