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Résumé

Dans ce travail, nous nous sommes intéressé aux questions que sous-tend la notion de la « pureté » de la langue wolof défendu par le professeur Ibrahima FALL lors de la campagne présidentielle de 2012. Nous abordons également le rapport entre la langue et l’identité, mais aussi et surtout la question de l’altérité.

Le but visé est de refléter comment les jugements de valeurs que nous portons sur les comportements langagiers des autres jouent sur l’altérité qui veut qu’Autrui soit vu comme soi-même (Ricœur, 1990).

Mots clés : Langue, plurilinguisme, « contact », « pureté », identité, altérité.

 

Abstract

In this paper, we analyse the questions that underlies the notion of purity of the wolof language defended by Professor Ibrahima FALL during the Presidential campaign of 2012. We also address the relationship between language and Identity, but also and especially the question of otherness.

Our purpose is to highlight how valued judgments we make about the linguistic behavior of others influences the notion of otherness intended as the fact considering one fellow as oneself (Ricœur, 1990).

Keywords: Language, multilinguism, « contact », « purity », identity, otherness.

 

 

Introduction

La campagne présidentielle sénégalaise de 2012 a été marquée par un fait assez singulier. C’est l’introduction de la question linguistique dans les débats. En effet, dans son programme de redressement des valeurs socioculturelles du Sénégal, le candidat de la coalition Taxaw Temm, le Professeur Ibrahima FALL a préconisé, entre autres choses, la formation des populations, surtout les jeunes générations, dans les langues locales. Prenant l’exemple du wolof, le Professeur FALL a regretté au cours de l’émission Agora[1] à l’Université Gaston Berger que les locuteurs de cette langue, en particulier les jeunes gens, ne soient presque plus capables de parler cet idiome sans recourir aux éléments d’autres langues avec lesquelles il est en « contact », comme le français.

Dans ce travail, nous allons nous intéresser aux questions que sous-tend la réflexion du candidat FALL ; à savoir : le « contact » de langues, la « pureté » de la langue, le rapport entre langue et identité, mais aussi et surtout la question de l’altérité, qui est l’un des thèmes retenus pour ce colloque.

Le but que nous poursuivons est de montrer comment les jugements de valeurs que nous portons sur les comportements langagiers des autres jouent sur l’altérité qui veut que l’Autre soit vu comme soi-même (Ricœur, 1990).

 

I. Brèves remarques sur la situation sociolinguistique du Sénégal

Le Sénégal, à l’instar de la Gambie et des pays situés au sud du Sahara, est caractérisé par sa diversité culturelle, fruit de la présence de plusieurs groupes ethniques sur son sol. Et, comme on le sait, à chaque groupe ethnique correspond une langue (Cissé, 2005), d’où le plurilinguisme qui singularise notre pays. Nos différentes langues ont des statuts différents et sont employées à des degrés différents (Juillard et Ndiaye, 2009). Le français, qui est la langue officielle de l’Etat, est utilisé dans l'Administration, à l’école, etc. Parmi les langues locales, le wolof est de loin la plus utilisée. On estime à près de 80 pour cent le nombre de Sénégalais qui parlent ou comprennent le wolof (Cissé, 2005), ce qui fait qu’il est l’idiome véhiculaire du pays. Les autres langues, hormis quelques-unes comme le poular, le diola, le sérère, le mandingue, sont parlées par des groupes ethniques minoritaires dans leurs terroirs respectifs.

Naturellement, quand des langues se côtoient dans un territoire, elles s’influencent mutuellement, ce qui produit des interférences à plusieurs niveaux. Mais ici, c’est l’influence que subit le wolof face aux autres langues, plus particulièrement le français, qui nous intéresse.

A notre avis, le wolof subit une influence qui pourrait se résumer en ces trois points :

  1. influence des langues locales. Elle pourrait s’expliquer par la coexistence du wolof avec les autres langues autochtones dans bien des localités du pays, comme Dakar, Ziguinchor… Celle-ci est due, selon Dreyfus et Juillard (2005), à l’« expansion tentaculaire du wolof ».
  2. influence de l’arabe. Les noms des jours de la semaine (altine, talaata, alarba…) par exemple, viennent presque tous de l’arabe (Dème, 1994).
  3. influence des langues étrangères occidentales comme le français, et l’anglais dans une moindre mesure.

 

II. Contact de langues et phénomènes connexes : emprunts, mélange de codes…

Du fait de son statut de langue officielle, le français a acquis une grande importance dans l’usage. Il est « approprié » aussi bien par des personnes scolarisées que par celles non scolarisées. Ainsi, on assiste à une « complémentarité de l’usage » (Dreyfus et Juillard 2005) entre la langue véhiculaire du pays, le wolof, et celle officielle, le français. Comme conséquence d’une telle coexistence, il se produit une sorte de rapport de « partenariat » entre ces deux idiomes.  On assiste ainsi à un va-et-vient des mots dans les parlers des locuteurs, qu’il  s'agisse des jeunes gens, des personnes âgées, instruites ou non instruites, des citadins tout comme des villageois. A notre avis, ce phénomène s’explique par deux facteurs que sont l’emprunt et le mélange de codes.

 

II.1 L’emprunt[2]

Certains de ces éléments lexicaux du français employés souvent par les locuteurs du wolof dans leurs discours sont des emprunts. Ils font désormais partie du fond lexical du wolof. On peut citer, par exemple, bale (du fr. balai), woto (du fr. auto), potu saambuur (du fr. pot de chambre), bëër (du fr. beurre), welo (du fr. vélo), etaas (du fr. étage), poos (du fr. poche), espoor (du fr. sport), estad (du fr. stade), etc.

Le phénomène de l’emprunt lexical n’est pas l’apanage du wolof. Le français, par exemple, compte plusieurs mots empruntés à l’italien (balcon, banque, canon, concert, spaghetti, etc.), à l’espagnol (boléro, camarade, guérilla, sieste…), à l’arabe (alcool, algèbre, etc.), à l’hébreu (chérubin, géhenne, etc.), etc. Une autre langue « prêteuse de mots » au français, c’est l’anglais. Au cours des dernières années les mots anglais ont envahi le français. Le phénomène est tel que, selon García Yebra (1982, p. 335), le terme franglais  a été créé pour  désigner le parler français très « teinté » de mots anglais. Citons quelques exemples : blazer, camping, comité, conteneur, rail, tourisme, tunnel, parking, footing, etc.

Naturellement, la langue et surtout le vocabulaire, est « en perpétuel devenir : des mots meurent, d’autres naissent. » (Grévisse 1969, p. 19).  La langue est à peu près comme une communauté humaine qui, en même temps qu’elle perd des membres, en enregistre de nouveaux grâce aux naissances. 

 

II.2 Le mélange de codes[3]

Dans les zones de fort brassage ethnolinguistique, on assiste souvent à un usage alterné des langues encore appelé mélange de codes ou codes switching (C. Myers-Scotton, 1993a ; J. J. Gumperz, 1982 ; P. Auer, 1998…). Au Sénégal, rares sont les personnes qui parlent ou comprennent une seule langue, et le français fait partie de la somme des parlers acquis et « emmagasinés » par les locuteurs. Comme nous l’avons dit plus haut, les deux codes dominant dans la plupart des localités du pays et surtout dans les grandes villes sont le wolof et le français. Ces deux idiomes se mélangent souvent dans les discours parlés comme en atteste l’exemple suivant tiré d’une conversation entre étudiants le lendemain de la nomination de Pr. Mary Teuw NIANE[4] au poste de Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche :

Jounaliste bi moom + xanaa dañu fay pour mu bañ wax diploomu Mr NIANE ? Il nous parle de licence, maîtrise, DEA ? Cet homme est un génie machallah + Yalla xamna ko ++ limu am ci diplômes après ceux cités par le journaliste + ken xamul nuñu toll + machallah ++ te nak + xamul lu dul travailler + encore travailler + toujours travailler ++ demay wax rek sama digënte ak Yalla + cet homme est l’homme qu’il faut à la place qu’il faut ++[5]

 

Tel que nous le constatons dans cet extrait, quoique contextuel, le parler de cet interlocuteur montre bien le mélange des codes wolof et français. Mais avant de revenir en détail sur cette question de mélange de langue, voyons d’abord ce que pensent les locuteurs eux-mêmes de l’affirmation faite par le professeur FALL. En d’autres termes, nous allons examiner les représentations qu’ont les jeunes locuteurs du wolof sur leur propre pratique de cette langue.

 

III. Représentations sur le parler wolof des jeunes

Dans cette partie, l’objectif visé est refléter quelques représentations sur le parler wolof des jeunes d’aujourd’hui. Pour ce faire, nous commenceront par montrer la méthode utilisée pour collecter les données avant de procéder à l’analyse des discours épilinguistiques tenus par les locuteurs eux-mêmes sur leurs comportements langagiers.

 

III.1 Méthodologie

La collecte des données sur les représentations du parler wolof nous a conduits à adopter l’approche d’une interview semi-dirigée. Ce faisant, nous sommes parti, comme l’affirme Canut (2008 :11) de l’idée que la première exigence du chercheur est de s’affranchir des notions de langue et de variété, c’est-à-dire d’aborder la parole des locuteurs hors des catégories prétendues objectives et scientifiques imposées par les linguistes. L’interview a été menée au sein de l’université Gaston Berger de Saint-Louis. Nous  avons alors interrogé un groupe de 7 personnes composé comme suit : 4 personnes de sexe féminin (dont 2 enseignantes et 2 étudiantes) et 4 personnes de sexe masculin, tous des étudiants. L’analyse des ces deux formes de langages nous permettra de confirmer ou infirmer les propos du professeur FALL.

 

III.2 Points de vue du locuteur

Définies comme étant « une connaissance spontanée, socialement élaborée et partagée relativement à un objet » (Petitjean, 2009 :42), les représentations que les locuteurs ont de la langue wolof semblent refléter la manière dont celle-ci est utilisée. Examinons ensembles les extraits ci-dessous.

 

III.2.1 Du wolof « pur »…

A la question de savoir ce qu’elle pense de l’affirmation selon laquelle le wolof n’est plus « correctement » parlé, Gabrielle nous répond sans hésiter par l’affirmative  « Je suis d’accord avec lui. Je pense qu’il a raison ». Pour elle, il y aurait un wolof de référence qu’on pourrait aujourd’hui qualifier de wolof « pur » :

Gabrielle :oui ++ Je pense que le wolof « pur » existe ++ en fait + j’habite à Ouakam et là-bas la plupart des habitants sont des Lébous ++ donc les Lébous + ils parlent le wolof « pur » ++ des fois ils parlent même tu comprends pas ++ par exemple + pour dire bassaŋ + par exemple + natte  en français ++ ils disent ndës ++ tu peux pas comprendre si tu n’est pas Lébous ++ des fois tu demandes « c’est quoi ndës ? » + ils te disent « c’est bassaŋ »

 

A partir de cet extrait, on voit clairement que pour cette interviewée, il y a une catégorie des locuteurs du wolof qui utilisent encore la variété de référence dite « wolof pur ». Il s’agit là d’un groupe ethnique bien situé dans une aire géographique limité ; à savoir les Lébous de Ouakam. Les autres localités où on parle le wolof dit « pur » sont, selon certains interrogés, les régions du Walo et du Saloum. C’est l’exemple de Cissé dans l’extrait suivant :

Cissé : oui + mais surtout dans le Saloum ++ dans le Walo il y a des choses qui n’existent pas dans la langue wolof + mais si vous allez dans le Saloum là ils vont vous donner des noms en wolof + les noms de ces choses + là ils vont vous les donner en wolof ++

Enq: des choses que nous nommons avec des noms français + là-bas ils utilisent des mots du wolof ?

Cissé : oui + comme par exemple le mot saak + dans le Saloum on dit gaffaka ++

 

Ce renvoie à l’appartenance territoriale d’un « parler type » (ce que Bulot, 2004, appelle la territorialité), revient à dire que les locuteurs wolofs de ces localités parlent un wolof sans « mélange ». Ce positionnement subjectif (Canut, 2001) pourrait être défini comme étant  

la façon dont les locuteurs d’une langue habitant dans une aire géographique donnée s’approprient et hiérarchisent les lieux en fonction des façons de parler (réelles ou stéréotypées) attribuées à eux-mêmes ou à autrui pour faire sens à leur propre identité ». (Ndecky, 2011, pp. 203-204)

 

III.2.2 au wolof « impur »

Dans leurs réponses à la question susmentionnée, les personnes interrogées ont été presque unanimes sur le caractère hétérogène de leurs parlers wolofs. Elles considèrent toutes qu’elles ne parlent pas ce qu’elles considèrent comme le wolof « pur », parce que, disent-elles, dans leurs discours, elles emploient des mots du français et d’autres langues. C’est le cas de Khady, par exemple, qui affirme:

bon + je crois que c’est ça la réalité aussi + parce que si je prends mon exemple + il m’est pratiquement IMPOSSIBLE de dire dix à quinze mots en wolof ++ à chaque fois que moi je parle j’y insère des mots en français ou même des mots en anglais + inconsciemment ++ et ça + je pense qu’il y a plusieurs causes à ça aussi + parce que même dans le cadre où tu es né + où tu as grandi on ne parle pas le wolof « pur » ++

 

Contrairement aux précédentes personnes interrogées qui tiennent encore à une variété wolof appelée « pure », exempte de tout corps étranger capable de la menacer, pour cette locutrice, cela est « impossible » lorsqu’on a emmagasiné plusieurs compétences linguistiques. Autrement dit, pour Khady, à plusieurs compétences intériorisées par un locuteur correspond naturellement une performance hétérogène. Ainsi, en actualisant sa parole, le plurilingue n’échappe pas au mélange parce qu’il puise dans sa « base de données lexicales » des richesses de toutes les langues qui constituent sont répertoire linguistique. Comme elle le reconnait d’ailleurs: « j’y insère des mots en français ou même des mots en anglais + inconsciemment ».

Les opinions qui se sont dégagées des différentes interviews réalisées corroborent les propos tenus par le professeur Ibrahima Fall. Puisqu’il s’agit de la « pureté » de la langue nous allons nous y attarder un peu.

 

III.3 La « pureté » comme illusion ou « fantasme »

Si l’on admet qu’en Afrique les langues identifient les groupes sociaux (les ethnies), les arguments avancés par les personnes interviewées nous conduisent à voir les choses autrement. En effet, les « actualisations concrètes de la parole du locuteur nous conduisent à aller au-delà des frontières du un » (Ndecky, 2011), et donc à remettre en cause l’idée d’une « pureté illusoire de la langue ».

Ainsi, considérer le wolof des jeunes gens comme un parler « corrompu », c’est, peut-être, perdre de vue que les temps ont changé et que les réalités ont évolué. De nos jours l’ordinateur existe, la télévision est présente dans presque tous les foyers, les cheveux artificielles dont se parent nos dames, ou encore le rap, la PlayStation, le pantalon Jeans… existent. La réalité est ainsi configurée que la langue a besoin de disposer de nouveaux mots pour assurer sa fonction essentielle qui est la communication.

Autrement dit, la langue évolue avec le temps pour être en accord avec les réalités du moment. Notre monde est différent de celui dans lequel a vécu Kocc Barma. De même, le parler wolof de notre siècle diffère sans doute de celui des siècles précédents. Comme le dit d’ailleurs Martínez Celdrán, la langue évolue avec la société et s’adapte à elle. Et il ajoute que  « la merveilleuse langue de Cervantes du XVIIème  siècle ne servirait pas à communiquer aujourd’hui parce que la société actuelle est complètement différente de la société dans laquelle Cervantes a vécu » (2007, p. 9).

Ceux qui, comme le professeur Fall, considèrent que le wolof actuel est corrompu sont nombreux, et cela résulterait d’une peur de voir cette langue disparaître à force d’être « mal parlée ». S’il est permis de rêver cela pourrait peut-être arriver un jour. Mais quoi qu’il en soit, ce parler qui résulterait de l’évolution du wolof des vielles générations ne serait pas moins digne que l’actuel. Rappelons-le, la fonction essentielle de la langue est la communication. Dès lors que ce parler nouveau assurerait cette fonction de base, elle serait aussi valeureuse, et ne mériterait pas le nom de langue moins que le wolof dit « pur ».

Comme le dit Coseriu (1986, p. 28), c’est le propre des langues d’évoluer : elles «changent historiquement, comme toutes les fonctions sociales ».  Des langues si importantes dans le passé ont connu le même sort. C’est le cas, notamment, du latin et du grec. Le premier est passé de l’état classique à l’état vulgaire et, de ce dernier état, il a donné naissances à des langues comme le français, l’espagnol, le portugais, le roumain, l’italien, le catalan, etc., qui ont une grande importance et un grand mérite. De même, le grec est passé de l’état antique à l’état moderne. Même les langues dites romanes, notamment le français, ont évolué au cours du temps : ancien français, moyen français (XIVe-XVe s.), français moderne. Bref, l’état qu’une langue présente à une époque donnée est toujours le résultat de l’évolution d’une époque antérieure (Saussure). Mais, il faut le dire, la majorité des locuteurs, en particulier les non linguistes, croient que la langue de leur époque est la même depuis ses débuts.

Pour terminer, citons ces propos de Martínez Celdrán (2007) sur l’évolution des langues : « Si l’évolution était synonyme de corruption, quelle corruption merveilleuse représente les langues romanes, par exemples, corruption du latin ! le français, l’italien, le castillan, etc. », car, ajoute-t-il, « du point de vue de la littérature et de la culture générale ces langues valent autant que leur langue mère : le latin ».

Les considérations précédentes nous amènent à dire que la pureté de la langue n’est qu’un idéal inatteignable, un fantasme, une expression de l’instinct de conservation, la peur de perdre son identité. Il n’existe pas de « langue connue qui puisse être considérée pure .Toutes contiennent un nombre grand ou petit de mots étrangers, adaptés ou non. » (García Yebra, 1982 p. 335).

 

III.4 Langue, identités, altérité.

La langue étant un phénomène social, elle fait l’objet de réflexions de la part des linguistes comme des non-linguistes. Les réflexions de ces derniers « s’apparentent fréquemment à une attitude de type normatif et auto prescriptif » (Garric, 2007, p. 4). Il semble que chaque locuteur défend un idéal de langue, de comportement langagier. En le faisant, il exclut toute attitude langagière qui semble différente de la sienne, ce qui pose le problème de l’identité qui, comme l’écrit Charaudeau (2000), surgit quand ont commence à se particulariser. Aussitôt, on érige des frontières pour mieux se dissocier de l’autre, le « différent ».

En Afrique, en général, et au Sénégal, en particulier, la langue est le véhicule de la culture et d’un savoir faire. Et, selon Billiez (1985), « elle est la trace des racines », que l'on « conserve en  soi comme  le  sang » et que l'on lègue aux générations futures. Ainsi, les idiomes du Sénégal ont été un moyen de résister à l’influence française. Il semble que de nos jours encore une certaine classe sociale, celle des personnes âgées, s’inscrit dans la même dynamique en prônant la pureté des langues locales et donc de nos cultures. Elles résistent à l’influence de la culture française qui, comme on le sait, se réalise surtout à travers la langue et l’école. Cette préoccupation, on la retrouve d’ailleurs dans l’Aventure ambigüe de Cheikh Amadou Kane (1961). Dans cette œuvre, on peut lire :

L’école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu’aujourd’hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. Peut être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux. Quand ils nous reviendrons de l’école, il en est qui ne nous reconnaîtront pas. 

 

Il faut le dire, quand on s’affirme comme locuteur idéal, ce n’est pas en se regardant à travers soi-même (réflexivité), mais plutôt à travers l’autre. L’affirmation de sa singularité et donc de son identité se fait à partir des différences que l’on pense avoir vis-à-vis de l’autre, et cette expression du « moi » traduit la reconnaissance de l’autre et donc d’un fait inhérent à la langue, à savoir, la variation, l’hétérogénéité des manières de dire, des normes.

Dans le cas précis qui nous occupe, celui du wolof des jeunes d’aujourd’hui, la variation traduit l’adaptation de la langue à la réalité actuelle qui se caractérise par les changements sociaux, politiques et économiques et par un plurilinguisme qui s’articule autour de deux langues, le français et le wolof. Comme l’écrit Canut « La langue n’est pas une marque de possession, le but n’est pas la parfaite connaissance de cette langue ou d’une forme supposée totale, mais bien le lien qui permet alors la relation avec l’autre dans sa différence. » (2007, p.25). Partant de là, on pourrait dire qu’identité et altérité ne s’excluent pas mutuellement.

 

Conclusion

Au terme de notre analyse, force est de constater que le Sénégal est un pays plurilingue où deux langues dominent : le français (la langue officielle de l'État) et le wolof (la langue locale la plus parlée dans les échanges quotidiens). Ces deux langues se côtoient dans le cerveau des locuteurs. Le wolof parlé subit une forte influence lexicale du français, ce qui a pour conséquence l'alternance ou le mélange de codes et le phénomène de l'emprunt. L’emprunt lexical existe dans toutes les langues, surtout dans un milieu plurilingue; il est de ce fait nécessaire à la vie de la langue. Il participe dans la régénération/rénovation/enrichissement du lexique. La notion de pureté pourrait donc être considérée comme un idéal, un fantasme. L'alternance ou le mélange de codes s'explique par l'hétérogénéité ou la richesse du répertoire langagier des jeunes Sénégalais vu le plurilinguisme qui caractérise le pays.

Les langues évoluent avec le temps. Le wolof des jeunes gens a évolué par rapport à celui des vielles générations, et cette évolution s'explique sans doute par les changements sociaux, politiques et économiques que le Sénégal a connus. Sous cet angle, nous osons affirmer que l'évolution n'est pas synonyme de corruption. La réflexion épilinguistique faite par M. FALL  est quelque chose de fréquent. Elle est souvent des jugements de valeurs négatifs sur l’objet langue tout comme sur le comportement langagier de soi-même ou d’autrui.

Chaque locuteur à son idéal de norme. Ainsi, défendre une norme donnée et donc se singulariser par rapport à tel ou tel locuteur, c'est reconnaître un fait inhérent à toutes les langues, à savoir la variation, qui se manifeste dans les usages. Se singulariser en tant que locuteur idéal, c'est reconnaître l'autre et les différences qu'il présente dans sa manière d'utiliser la langue. Donc, si paradoxal que cela puisse paraître, l'identité n’exclut pas l'altérité.

 

 

Références bibliographiques

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-SAUSSURE, F. Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1916.


[1]Le concept d’AGORA-UGB est une émission conçue par la Direction de la Communication et du Marketing de l’université Gaston Berger de Saint-Louis et qui a pour but d’inviter les candidats à la présidentielle sénégalaise de 2012 à exposer leurs projets de société. Les débats sont enregistrés à l’université de Saint-Louis et retransmis en différé à la TFM.

[2] L’objectif de ce texte n’étant pas de problématiser la notion même de « l’emprunt » linguistique, nous n’allons pas revenir sur ce débat qui date de longtemps.

[3] Comme pour l’emprunt, nous n’allons pas revenir sur les théories portant sur cette notion.

[4] Le Professeur Mary Teuw NIANE a été Recteur de l’Université Gaston Berger de St-Louis de janvier 2007 à octobre 2012.

[5] Une traduction littéral de cet extrait en français donnerait : ce journaliste + lui a-t-on payé pour qu’il ne dise pas les diplômes de Mr Niane ? Il nous parle de licence, maîtrise, DEA ? Cet homme est un génie vraiment + Dieu le sait ++ les diplômes qu’il a après ceux cités par le journaliste + personne ne sait combien ils sont + vraiment ++ et puis + il ne fait pas autre chose que travailler + encore travailler + toujours travailler ++ je ne dis que la vérité et je prends Dieu à témoins. + cet homme est l’homme qu’il faut à la place qu’il faut ++