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En littérature, une longue tradition, de Maître Eckhart aux symbolistes en passant par Nicolas Boileau, Thérèse d’Avila et Angelus Silesius, établit une certaine liaison entre l’écriture et la non-transparence du signe, l’hermétisme et l’énigme, c’est-à-dire ce qui est mysticus ou caché. C’est sans doute ce que Stéphane Mallarmé voulait faire ressortir dans un de ses textes de jeunesse en reconnaissant dans le même mouvement la sacralité de l’art littéraire : «[…] toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée s’enveloppe de mystère. Les religions se retranchent à l’abri d’arcanes dévoilés au seul prédestiné : l’art a les siens[1]».

                C’est pour tenter de montrer la représentation de ces mystères propres à l’art littéraire que je m’intéresse à l’écriture mystique dans L’Aventure ambiguë et Les Soleils des indépendances, deux récits qui, pour figurer l’inaccessible, mettent en scène l’expérience d’un sujet qui a vécu un événement avec une force transcendantale ou qui en fait essentiellement sa quête. La question sera abordée à partir du triptyque suivant : le syncrétisme caractéristique de la représentation mystique dans ces deux romans africains (1), lequel syncrétisme donne à voir une structuration binaire de l’espace-temps[2] (2) créée fondamentalement à partir de la parole d’un sujet en crise[3] (3).

 

I. Le syncrétisme mystique africain

L’Aventure ambiguë et Les Soleils des indépendances s’illustrent clairement par une représentation du mystique sous la forme de la postulation d’un Autre (inaccessible?). À travers cette quête, il s’agit essentiellement d’assurer la médiation de l’ordre des choses (entre le monde nouménal et le monde phénoménal) dans le syncrétisme d’un mouvement qui conjoint deux composantes : une mystique musulmane qui intègre des croyances traditionnelles païennes.

Si, dans les analyses du roman de Cheikh Hamidou Kane, on a beaucoup insisté sur la place de la tradition théosophique islamique – idéal vers lequel on cherche à conduire le personnage principal –, très souvent on a survolé cette dernière forme de croyance pourtant bien existante dans les sociétés peul selon Amadou Hampathé Bâ (même si tout contribue à minorer la place dans le récit) et qui est diversement plus présente dans le roman d’Ahmadou Kourouma (à travers les fétiches, les génies, les mânes, la magie, la sorcellerie).

Dans L’Aventure ambiguë, la première occurrence de ce syncrétisme est donnée dès l’incipit à travers la souffrance graduelle que le maître des Diallobé fait subir à son disciple Samba Diallo devenu un véritable souffre-douleur pour avoir altéré la Parole de Dieu. Cette souffrance du corps qui, dans la mystique musulmane, constitue un médium pour accéder à Dieu, est aussi une forme de mortification héritée des rites païens et animistes d’initiation africaine.

Chez le maître Thierno comme dans l’imaginaire de la pensée traditionnelle africaine, il y a une homologie de sens entre la souffrance (corporelle et morale) pour la quête de Dieu et le sacrifice. Priant plus tard sur la tombe de son maître, Samba Diallo reconnaît substantiellement l’idée que Dieu «avait de grands desseins dans les souffrances et les infirmités du corps […] et qu’il s’unit à l’âme par les douleurs bien plus parfaitement que par les grandes délectations»[4]«Ton Ami, Celui qui t’a appelé à Lui, ne s’offre pas. Il se conquiert. Au prix de la douleur. Cela je le comprends encore.» (AA[5], 186)

Pour le dire autrement, le début de ce roman d’initiation (à la mystique musulmane) présente une grande similitude avec les épreuves de l’initiation (aux rites africains). L’idée se trouve magistralement exprimée de la manière suivante par Louis Gardet dans La Pensée religieuse d’Avicenne :

La souffrance est toujours liée au sacrifice, sacrifice de la parole pour le tout, de ce qui a une valeur inférieure au profit de ce qui a une valeur supérieure, qu’elle est inséparable de la mort et de l’amour : de la mort, puisque si la partie meurt, c’est pour que le tout soit sauvé; de l’amour puisqu’une valeur supérieure ne peut nous commander l’immolation d’une valeur inférieure parce que nous l’aimons davantage. Ainsi la souffrance nous oblige à subordonner notre vie à une activité spirituelle.[6]

 

Il y a dans l’idéologie traditionnelle des foyers ardents une pensée justificative des supplices infligés aux disciples qu’on retrouve également dans L’Aventure ambiguë : tant que le sang ne coule pas, le savoir ne peut pas être acquis et assimilé. C’est dans la continuité de cette idée de sacrifice avec écoulement de sang comme disposition préalable à tout succès que, dans Les Soleils des indépendances, la réussite et l’acceptation des funérailles malinké, après le récital de coran par les musulmans, sont assujetties à la condition que le sang soit abondamment versé :

Les prières coraniques et même le paradis sont insuffisants pour contenir les morts malinkés, surtout les restes de grands Doumbouya. Leurs djas, leurs doubles sont fougueux, indomptables. Des sacrifices, beaucoup de sang ; les sacrifices sont toujours et partout bénéfiques. (SDI, 119)

 

Dans ce dernier roman qui s’ouvre par la disparition de Koné Ibrahima dans la capitale de la République des Ébènes, c’est l’importance que l’imaginaire malinké accorde aux funérailles qui plonge le lecteur dans diverses expériences mystiques : deux colporteurs qui rencontrent l’ombre du défunt retournant au village mettre de l’ordre dans ses biens, le sorcier du cortège funèbre qui voit cette ombre du défunt Koné Ibrahima de retour du village; la même ombre – une véritable force agissante au sens sémiotique du terme – étant partout présente durant tous les obsèques mais uniquement visible par les personnages mystiques. Comme tout malinké musulman, Ahmadou Kourouma aborde la question mystique dans son roman sous l’angle syncrétique:

Les malinkés ont la duplicité parce qu’ils ont l’intérieur plus noir que leur peau et les dires plus blancs que leurs dents. Sont-ce des féticheurs? Sont-ce des musulmans? Le musulman écoute le coran, le féticheur suit le koma; mais à Togobala, aux yeux de tout le monde, tout le monde se dit et respire musulman, seul chacun craint le fétiche. (SDI, 108)

 

C’est sans doute pourquoi, jusque dans la conception des personnages de son roman, il conjugue avec cette idée en mettant, par exemple, à côté du marabout Abdoulaye les féticheurs et figures de cafre, Tiékoura et Balla. D’ailleurs, ce dernier personnage – ennemi public d’Allah (SDI, 115) –, dans ses moments de vacuité où il se sent oublié par Allah (SDI, 115), rappelle irrésistiblement l’étape brumeuse du séjour parisien de Samba Diallo qui craint lui aussi que «Dieu ne [l’] ait abandonné» (AA, 176). On voit donc comment, par un art subtil de la combinaison onomastique qui oppose des noms musulmans à des noms traditionnels africains, le romancier ivoirien réussit encore à refléter, sur le plan esthétique, le syncrétisme mystique dans son roman. Mieux, il reproduit, par le moyen d’une réduplication interne, ce syncrétisme chez un même personnage en conférant, par exemple, trois sortilèges divinatoires  au marabout sorcier Hadj Abdoulaye qui « cassait et pénétrait dans l’invisible comme dans la case de sa maman et parlait aux génies comme à des copains » (SDI, 66):

Il usait de trois pratiques : traçage de signes sur sable fin (évocations des morts), jets des cauris (appel des génies), lecture du coran avec observation d’une calebasse d’eau (imploration d’Allah). (SDI, 68-69).

 

Cependant, ces forces mystiques sont hiérarchisées chez lui, car s’il écoute les génies et les mânes des anciens, il accorde quand même la précellence à l’omnipotence divine qui, pour lui, est chargée d’exaucer les prières par la médiation des premiers. L’incantation ci-dessous permet d’en rendre compte :

Génies des forêts sombres et calmes et des montagnes accouchant des nuages, des éclairs et des tonnerres ! Mânes des prestigieux aïeux, vertèbres de la terre nourricière, acceptez, attrapez ce sacrifice dans la grande volonté d’Allah le tout puissant et éloignez de nous tous les malheurs, pulvérisez tous les mauvais sorts ! Oui, tous les mauvais sorts : ceux montant du sud, ceux descendant du nord, ceux sortant de l’Est, ceux souffrant de l’ouest. (SDI, 74)

 

La même vision syncrétique de l’ordre des choses se retrouve aussi chez Fama qui, en dehors de sa profonde foi au Coran, en Allah et en Mahomet, accepte, sur recommandation du féticheur et sorcier Balla, de passer sa première nuit à Togobala, non pas dans la chambre patriarcale qui a accueilli tous les grands aïeux Doumbouya, mais dans une petite case, recroquevillé entre de vieux canaris et un cabot galeux pour exorciser les mauvais esprits. Pour être coopté par le pouvoir des soleils des indépendances, il use aussi de toutes les alchimies pensables : «prier Allah nuit et jour, tuer des sacrifices de toutes sortes, même un chat noir dans un puits». (SDI, 23)

Par l’entremise des pouvoirs de Balla, le récit d’Ahmadou Kourouma réalise la jointure entre le mythe et la mystique avec le combat que lui, l’homme-savant, livre avec l’animal-génie, le buffle. Combat mythique de l’homme et de la bête (intertexte présent aussi chez Léopold Sédar Senghor dans Éthiopiques) durant lequel, et grâce à ses incantations, il balance son arme qui se maintient à une certaine hauteur, se transporte  à une autre inatteignable par le buffle, se transforme en aiguille, en brindille puis se métamorphose en rivière pour éteindre l’incendie déclenchée par l’animal-génie qui s’est aussi transformé en aigle, en fil et en flamme.

Après avoir conclu un pacte avec ce même génie, il redouble les sacrifices et les consultations mystiques jusqu’à ce qu’il trouve le «kala», le grain de crottin du chevrotain aquatique, seul objet capable de mettre fin à la vie de l’animal-génie. Balla en fait quatre doigts de poudre qu’il allume sur le dos de ce dernier pour lui porter le coup fatal. Cette conception africaine qui associe chaque vie humaine à un objet se retrouve aussi chez d’autres écrivains : Amadou Hampaté Bâ dans L’Étrange destin de Wangrin lie la fin de son héros à la perte de son «borofin» occasionnant ainsi la rupture du pacte avec le «gongoloma soké » de la même manière que Djibril Tamsir Niane, dans le célèbre geste de Soundjata Keita, fait de l’ergot de coq blanc le secret de l’arme fatale qui emporte le personnage.

Dans l’ontologie africaine, tout est conscience et tout vit car le « kala », objet chargé d’éteindre la vie dans le corps, peut se cacher n’importe où. C’est la raison pour laquelle les rapports de l’Homme noir avec le cosmos, sur lesquels je reviendrai plus tard quand il sera question de l’espace-temps mystique, sont fondés sur ce qu’Aimé Césaire appelle la « communion ». Makhily Gassama l’exprime comme suit :

On sait donc qu’aucun élément du monde africain n’est isolé dans son espèce et qu’aucune espèce ne se trouve au ban de la Création dont l’homme n’est qu’un élément, qui ne prétend ni l’organiser ni la domestiquer, mais participer à la vie, au vaste mouvement permanent du Cosmos[7] […]

 

Si dans Les Soleils des indépendances la mystique traditionnelle tient plus précisément des fétiches, des génies, des mânes, de la magie, etc., dans L’Aventure ambiguë elle procède d’une forme de paganisme incarnée principalement par la Grande Royale à travers les valeurs princières de l’idéal de noblesse Diallobé; lesquelles, proscrites par le soufisme, sont littéralement combattues par Thierno. Au nom de la vénération de Dieu, la seule constante qui vaille selon lui, voilà comment il récuse de la manière la plus ferme cette « infirmité morale » (AA, 33) qu’il considère comme des oripeaux dont il faut systématiquement débarrasser son disciple Samba Diallo :

Approche, fils de prince, je jure que je réduirai en toi la morgue des Diallobé. (AA, 32).

Le maître croyait profondément que l’adoration de Dieu n’était compatible avec aucune autre exaltation de l’homme. Or, au fond de toute noblesse, il est un fond de paganisme. La noblesse est l’exaltation de l’homme, la foi est avant tout humilité, sinon humiliation. Le maître pensait que l’homme n’a aucune raison de s’exalter, sauf précisément dans l’adoration de Dieu. (AA, 33)

 

Le maître rejette ces valeurs qu’il ne partage pas jusque dans les meilleurs cadeaux qu’on lui offre, à l’image de « Tourbillon », le magnifique pur-sang arabe (encore une allusion à la noblesse de sang) que Samba Diallo lui donne en signe de reconnaissance lors de son départ et qu’il éconduit sagement au profit du directeur de la nouvelle école.

« Prince de l’esprit » (AA, 28), Samba Diallo, très en phase avec son maître, refuse de se faire à l’idée qu’il est « prince de sang ». Mieux, contre toute l’idéologie qui fonde son origine patricienne, il problématise de nouveau la notion de noblesse qui rappelle en partie ce que Marguerite Yourcenar appelle dans la préface de son Coup de grâce le caractère « factice » de l’« idéal de noblesse de sang»[8]. La nouvelle valence qu’il lui confère lui permet d’opérer un déplacement sémantique qui enlève à la notion toute idée de déterminisme biologique pour lui donner une forte teneur spirituelle, le tout dans une démarche qui emprunte beaucoup à la perspective constructiviste : «Il [Samba Diallo] désirait la noblesse, certes, mais une noblesse plus discrète, plus authentique, non point acquise [par le sang] mais conquise durement [par la vénération de Dieu] et qui fut plus spirituelle que temporelle.» (AA, 27)

Ici, il est l’exact contraire de Fama qui s’enorgueillit de son statut de dernier descendant des princes Doumbouya avec les pas souples de son totem panthère, des gestes royaux et des saluts majestueux (SDI, 106).

Finalement, le maître et son disciple ont tous compris que le plaisir à être loué (fond de tout paganisme) constitue un véritable obstacle à la communion de Dieu avec l’âme du croyant (quête spirituelle). C’est pour dire que, dans L’Aventure ambiguë et Les Soleils des indépendances, la cohabitation entre mystique musulmane et croyances traditionnelles peut être diversement interprétée : si elles peuvent paraître inconciliables selon une certaine logique (point de vue du maître des Diallobé), il est évident qu’elles dessinent, selon une autre (celle de la société malinké par exemple), une complémentarité qui participe de ce syncrétisme à l’œuvre. Ces deux logiques peuvent trouver une explication sur le plan géographico-historique: la côte des Ébènes (dans Les Soleils des indépendances), proche des forêts, est plus ancrée dans les pratiques traditionnelles et fétichistes que le Fouta (dans L’Aventure ambiguë) par où est passée la percée de l’islam au nord du Sénégal.

En interrogeant aussi la manière par laquelle les héros des deux romans se donnent la mort, on voit encore mieux comment les croyances mystiques guident leurs actes: Fama, en se jetant dans le fleuve, était convaincu que les caïmans sacrés du Horodougou n’oseront jamais s’attaquer au dernier descendant des Doumbouya; Samba Diallo aussi, musulman pratiquant très au fait de ce que sa religion dit de la mort volontaire, se prête aux mains du fou – être insensé et non responsable de ses actes  – pour ne pas donner à sa fin les allures d’un suicide.

Mais quelle que soit cette diversité d’appréciation, les deux composantes mystiques ont une conception binaire de l’espace-temps fondée sur une opposition entre intérieur et extérieur qu’il convient maintenant d’analyser.

 

II. L’espace-temps mystique : une structuration binaire

En dehors de la tripartition traditionnelle de l’espace en fonction de l’itinéraire que suit le héros (Afrique/Europe/Afrique pour Samba Diallo et Togobala/La capitale/Togobala pour Fama Doumbouya), il est possible, avec l’opposition visible/invisible, extérieur/intérieur propre à toute écriture mystique, d’entrevoir une structuration binaire du chronotope « espace-temps»[9]  dans les deux romans en faisant la somme des deux pôles extrêmes qui donne, schématiquement, l’opposition suivante : Afrique+Afrique/Europe ou Togobala+Togobala/La capitale. Si j’aborde la question sous l’angle de la conjonction de ces deux catégories, c’est eu égard à leur corrélation qui montre, sur la base du principe de l’indissolubilité, comment la réalité et « les indices du temps [mystique] se découvrent dans l’espace [mystique] et comment « celui-ci est perçu et mesuré d’après le temps»[10].

Dans L’Aventure ambiguë, cela aboutit à la distribution suivante : l’Occident du côté de la surface et de l’extérieur; le pays Diallobé du côté de la profondeur, du mystique et de l’invisible. À partir de cette opposition qui reproduit le principe de la double causalité de Marcel Mauss (l’Occident identifié à la causalité physique et l’Afrique à la causalité mystique),  le roman propose, sur le plan de l’organisation, une géodésie duelle qu’on peut retrouver à plusieurs niveaux et sur une certaine étendue du texte, à la manière d’une métaphore filée.

Si l’aristocratie diallobé a finalement décidé de faire entrer Samba Diallo à l’école des Blancs, c’est, selon son père, pour « arrêter l’extérieur » (AA, 92) qui envahit et détruit lentement l’intérieur mystique des Diallobé constitué des « secrets de l’ombre ». D’ailleurs le héros du roman de Cheikh Hamidou Kane interprète cette entrée à l’école comme une extirpation des profondeurs de la spiritualité : «Progressivement, ils me firent émerger du cœur des choses et m’habituèrent à prendre mes distances du monde ». (AA,  173)  Son père, le chevalier, en discutant avec son collègue de bureau Paul Lacroix, exprime comme suit ce déni de profondeur mystique à la science occidentale : « L’évidence est une qualité de surface. Votre science est le triomphe de l’évidence, une prolifération de la surface » (AA, 90) De la même manière, le fou identifie l’Occident et sa mécanique à l’extérieur de la conque : « J’ai vu les mécaniques. Ce sont des coquilles. C’est l’étendue enroulée, et qui se meut. Or, tu sais que l’étendue n’a point d’intérieur; elle n’a donc rien à perdre.» (AA, 104)

Pour revenir sur l’inséparabilité des indices du chronotope de l’art littéraire, cet intérieur mystique caractéristique de l’espace diallobé est daté par un temps qui tient ses instruments de mesure des éléments mystiques de la nature. La preuve, le scintillement des étoiles, lors de la « Nuit du coran » que Samba Diallo dédie à son père, participe de cette valse générale de l’espace mystique : «Cette nuit-là, il sembla que la nature avait voulu s’associer à une délicate pensée du garçon, car le lumineux crépuscule s’était à peine éteint qu’au ciel un millier d’étoiles avait germé. » (AA, 83)

Le narrateur, en usant de sa compétence actualisante, en donne l’interprétation suivante qui relève vraisemblablement du point de vue de Samba Diallo : « Car, cette nuit, lui semblait-il, marquait un terme. Le scintillement d’étoiles au-dessus de sa tête, n’était-il pas le verrou constellé rabattu sur une époque révolue? » (AA, 84). Ici, c’est un trait culturel fondamental qui ressort du roman de Cheikh Hamidou Kane : l’Africain entretient des rapports symbiotiques avec la nature qui lui communique les choses par chocs sensoriels, à la différence de l’homme occidental qui procède à une lecture analytique et critique du livre de la nature[11], une nature avec laquelle il entretient plutôt des rapports d’assujettissement. Samba Diallo le signifie plus explicitement à Lucienne de la manière suivante :

- Tu ne t’es pas seulement exhaussée de la nature. Voici même que tu as tourné contre elle le glaive de ta pensée; ton combat est pour l’assujettir. N’est-ce pas? Moi, je n’ai pas encore tranché le cordon ombilical qui me fait un avec elle. La suprême dignité à laquelle j’aspire, aujourd’hui encore, c’est d’être sa partie la plus sensible, la plus filiale. Je n’ose pas la combattre, étant elle-même. (AA, 153)

 

Que l’homme africain soit capable d’entrer dans ce « vaste temple»[12] pour saisir instinctivement la transparence des signes de l’«alphabet des grandes lettres d’ombre»[13], fait potentiellement et naturellement de lui un sujet mystique. Cette nature, dans la cosmogonie africaine, comme du reste dans l’imaginaire poétique occidental, est cette autre voix, après les textes sacrés (la Bible, le Coran, la Thora) par laquelle Dieu s’adresse aux hommes à travers la médiation de figures traversières (les féticheurs, les marabouts, etc. en Afrique; les poètes en Occident)[14]. D’ailleurs, dans le roman d’Ahmadou Kourouma, si les républiques des soleils des indépendances ont échoué, estime Fama, c’est parce qu’il leur manque ces éléments de la nature qui se donnent à voir comme des mécanismes de contrôle et d’alerte propres au pouvoir coutumier : ce sont, pour Togobala, les deux oracles, l’hyène appelée « L’Ancienne » dont les hurlements annonçaient le malheur et le sacrifice à faire pour conjurer le mauvais sort ou encore le serpent boa appelé « Le Révérend du marigot » qui ne quittait ce dernier pour le village que quand il pressentait un danger et le Koma, ce fétiche qui « prédisait plus loin que le coran » : « Oui, tout tomberait inévitable, pour la simple raison que les républiques des soleils des indépendances n’avaient pas prévu d’institutions comme les fétiches ou les sorciers pour parer les malheurs. » (SDI, 154)

À propos de ce pouvoir fonctionnel de la nature, Xavier Garnier note :

[…] tout dérèglement de l’ordre de la création a ses répercussions au niveau cosmique et, comme le théâtre shakespearien suit la musique des sphères, la nature résonne des destins avortés, des dynasties finissantes et des perturbations humaines. La mort de Fama, dans Les Soleils des indépendances, est un évènement dont les animaux se font messagers […] Les animaux, caisse de résonance, inscrivent les actions humaines dans l’ordre du cosmos[15]

 

À travers cette caisse de résonance, il faut entendre une double dimension qui, dans la portée perceptive des sens, combine, par exemple dans le roman d’Ahmadou Kourouma, l’ouïe et la vue. Ainsi, pour porter au Horodougou la nouvelle de la mort funeste du dernier Doumbouya, les animaux sauvages se positionnent en véritables  sujets préfigurateurs à travers des signaux sonores (les gazouillis et les piaillements des tisserins, les cocoricos des coqs, les aboiements des chiens, etc.) et des signaux visuels (des charognards et des hirondelles qui sillonnent le ciel, les crocodiles sacrés qui sortent de l’eau pour occuper les bancs de sable, etc.). 

De la même manière que l’espace de l’intérieur mystique diallobé est conjointement lié au temps qui le date et le mesure, l’extérieur de l’Occident est aussi marqué par un temps qui écrase l’homme. Comme le dit le chevalier, « l’extérieur est agressif. Si l’homme ne le vainc pas, il détruit l’homme et fait de lui une victime de tragédie ». (AA,  91) C’est le vers contenu dans le fruit de la révolution industrielle qui consacre l’ère du travail frénétique sur la base de laquelle Nietzsche, contemporain de cette même époque, parle de la «mort de Dieu ». L’Occident tue Dieu par le travail qui le tue à son tour. Le chevalier la rejette  cette morale accumulatrice du travail qui éloigne en même temps l’homme occidental de Dieu:

L’homme n’a jamais été aussi malheureux qu’en ce moment où il accumule tant. Nulle part, il n’est aussi méprisé que là où se fait cette accumulation. C’est ainsi que l’histoire de l’Occident me paraît révélatrice de l’insuffisance de garantie que l’homme constitue pour l’homme. Il faut au bonheur de l’homme la présence et la garantie de Dieu. (AA, 114)

 

En quittant l’intérieur pour cet extérieur  – forme de métaphorisation de son itinéraire qui le conduit en France où il est confronté aux forces du mal et des ténèbres cristallisées chez Nietzsche –, Samba Diallo perd son mode d’investigation et de connaissance privilégié des choses, c’est-à-dire la mystique des profondeurs. De ce point de vue, la vacuité qui l’habite procède moins d’un sentiment nostalgique à l’endroit de la matérialité extérieure de son milieu d’origine que d’une absence spirituelle. Plus loin que le culturel, sa quête est donc mystique : « Ce n’est pas l’absence matérielle de votre terroir qui vous tient en haleine. C’est son absence spirituelle », lui dit Pierre-Louis. (AA, 163). C’est pourquoi il me parait tout à fait juste d’interpréter son passage en métropole comme une mort symbolique. C’est d’ailleurs ce que suggère la métaphore ci-dessous de l’instrument de musique crevé : «Ici, maintenant, le monde est silencieux, et je ne résonne plus. Je suis comme un balafon crevé, comme un instrument de musique mort. J’ai l’impression que plus rien ne me touche. » (AA, 163)

Il ne lui reste qu’à implorer la grâce de son maître pour se ressusciter à « la tendresse mystique » qui montre encore, si besoin en était, comment il reste attaché à la quête mystique de la substantifique moelle des choses, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus profond, de plus éloigné de l’erreur et de plus proche de Dieu: 

Maître, appela-t-il en pensée […]. Les ténèbres me gagnent. Je ne brûle plus au cœur des êtres et des choses. […] J’implore en grâce ta clameur dans l’ombre, l’éclat de ta voix afin de me ressusciter à la tendresse secrète. (AA, 174)

 

Ce passage révèle à quel point la représentation de l’espace-temps mystique permet à Cheikh Hamidou Kane d’opérer un renversement paradigmatique à travers lequel l’extérieur où se situe Samba Diallo, habituellement caractérisé par la clarté, devient une zone brumeuse et ténébreuse, échangeant ainsi ses attributs avec l’intérieur désormais nimbé de « lumière singulière des profondeurs » (AA, 189).

Dans l’analyse que fait Amadou Ly[16] du chapitre X de L’Aventure ambiguë, il apparaît encore, à travers les sept étapes de l’initiation mystique de Samba Diallo qu’il relève, que la quête du héros reste liée à l’ombre et à l’intérieur. On sait aussi comment, dans la symbolique de la numérologie mystique musulmane, le chiffre 7 reste lié à ces dites étapes que l’on peut réinterpréter comme suit dans le cas du héros de L’Aventure ambiguë: (1) l’âme inclinée vers le mal (contact avec la philosophie athée occidentale), (2) l’âme repentante (ressaisissement dans l’évocation pensive de son maître), (3) l’âme inspirée (retour à la source spirituelle diallobé), (4) l’âme apaisée (espoir d’une ataraxie proche), (5) l’âme satisfaite (retrouvailles avec le goût du lait maternel et avec les siens), (6) l’âme reconnaissante (renaissance de Samba Diallo), (7) l’âme parfaite (achèvement de la reconquête spirituelle et contact avec l’infinité de la mer qui symbolise l’éternité et l’immortalité, deux attributs divins). La voix du texte[17] figure cette dernière étape comme suit dans les ultimes lignes du roman:

La mer! Voici la mer! Salut à toi, sagesse retrouvée, ma victoire! La limpidité de ton flot est attente de mon regard. Je te regarde, et tu durcis dans l’Être. Je n’ai pas de limite. Mer, la limpidité de ton flot est attente de mon regard. Je te regarde, et tu reluis, sans limites. Je te veux, pour l’éternité. (AA, 191)

         

Dans le roman d’Ahmadou Kourouma également, la représentation de l’espace-temps mystique est marquée par la dureté des soleils des indépendances. L’espace étouffé, qu’il s’agisse de celui extérieur (la capitale et Togobala, les deux extrêmes où se meut le héros) ou de celui intérieur (la chambre du marabout Abdoulaye, les fétiches de Balla, etc.), est semblable au temps non évolutif dominé par l’image accablante du soleil et de l’harmattan :

Le soleil dominateur donnait toujours, appliquait sur les épaules et les membres quelque chose comme des pierres brûlantes, et étouffait.

C’était midi d’une entre-saison. Allah même s’était éloigné de son firmament pour se réfugier dans un coin paisible de son grand monde, laissant là-haut le soleil qui l’occupait et l’envahissait jusque dans les horizons.

 Fama se récriait : « Bâtard de bâtardise ! Gnamokodé ! » Et tout manigançait à l’exaspérer. Le soleil ! le soleil ! le soleil des indépendances maléfiques remplissait tout un côté du ciel, grillait, assoiffait l’univers pour justifier les malsains orages des fins d’après-midi. (SDI, 9)

 

En opposant l’extérieur (l’Occident, la capitale, etc.) à l’intérieur (les lieux de retraite mystique du pays des Diallobé et de Togobala), l’écriture mystique dans L’Aventure ambiguë et Les Soleils des indépendances réussit en même temps le tour de force de confondre la représentation de l’espace et du temps dans des caractéristiques tangentielles qui montrent comment l’art littéraire africain continue, sur le plan esthétique, le combat à la fois idéologique et poétique de la déconstruction du mythe impérial et de l’affirmation de la littérarité de son texte.

Puisque l’écriture mystique met en scène un sujet en quête de transcendance, il va de soi que son oraison figure une unité à la fois «double» (Freud) et «clivée» (Lacan), c’est-à-dire partagée entre le conscient et l’inconscient, un manque et une quête. Pour le dire autrement, la quête de cet Autre (problématique de l’altérité) suscite des effets de lévitation, de transport et de sensations fortes qui finissent par désintégrer son intégrité.

 

III. Le sujet mystique comme être de rupture et de crise

Dans L’Aventure ambiguë et Les Soleils des indépendances, il y a une floraison de paroles mystiques respectivement à travers les litanies (récitées les disciples de Thierno) et les incantations (des féticheurs et autres personnages mystiques). En même temps qu’elles peuplent l’univers sonore des romans, elles emplissent aussi le cœur des personnages mystiques. Quand la Parole de Dieu s’énonce à travers l’écho des voix juvéniles ou quand s’élève la flamme du foyer (qui « embrase les disciples et éclaire le foyer»[18],  (AA,: 75), l’être du maître se dissout. Il perd l’ordre et l’unité de son discours pour se retrouver dans le domaine des songes, de la méditation et de la contemplation extatique. Dès lors, il n’est plus lui-même : «La pensée du maître, lentement et comme à regret, se détacha des cimes qu’elle contemplait. Le maître, à la vérité, revenait de loin. » (AA, 41).

C’est la preuve, comme le note Michel de Certeau, que l’écriture mystique est l’effet d’une soustraction opérée par la séduction de l’Autre qu’il appelle « Ravissement[19] » (on sort physiquement d’un lieu ou symboliquement à travers l’abstinence, la privation). Le sujet mystique, en entrant ainsi dans l’oubli de ce que la langue formule, opère une « mise à distance de tous les contenus possibles [pour se faire] un chemin à travers les positivités historiques ou linguistiques»[20]. L’énonciation mystique pose alors la problématique du discours, car l’intériorité qui exile le sujet laisse voir une certaine manière de parler. Dans Les Soleils des indépendances, par exemple, les délires et les incantations des personnages mystiques en contact avec les forces transcendantales les confinent dans un discours intérieur :

Le marabout bégaya des paroles incantatoires. […] « Mânes des aïeux! Grands génies des montagnes aux sommets toujours verts! Génies des biefs insondables! Allah le magnanime qui couvre et contient tout! Tous! Tous! (SDI, 72)

 

Samba Diallo aussi, en contact avec le mystique lors de l’ultime étape de son initiation, connaît une césure de son unité en deux hypostases : «Je suis deux voix simultanées. L’une s’éloigne et l’autre croît », dit-il. (AA, 190) S’il en est ainsi, c’est fondamentalement parce que la présence en Dieu de l’individu crée l’absence de l’individu en lui-même. Entre cette présence matérielle et cette absence spirituelle, le rapport, asymétrique, conclut à l’impossible combinaison. C’est sans doute ce que le héros du roman de Cheikh Hamidou Kane veut signifier en opposant, dans un premier temps, prière (présence en Dieu) et vie (absence de Dieu) : « Mon père ne vit pas, il prie… » (AA, 106). Mais ce dernier lui rétorque qu’« il n’y a pas d’antagonisme entre l’ordre de la foi et l’ordre du travail » (AA, 117) dès lors que le travail se justifie de Dieu.

Il apparaît aussi, dans  Les Soleils des indépendances et L’Aventure ambiguë, que les personnages qui s’essaient à la conciliation de ces deux postulations contradictoires sont voués à un sort particulier : visiblement, le marabout Abdoulaye échoue lamentablement en voulant posséder Salimata venue solliciter ses prestations mystiques. Plus profondément, Samba Diallo, en voulant en même temps rester en Dieu (objet de sa quête) et habiter ce qu’il appelle l’extériorité du monde occidental, vit un drame intérieur qui traduit toute l’ambigüité de son aventure :

Je ne suis pas un pays des Diallobé distinct, face à un Occident distinct, et appréciant d’une tête froide ce que je puis lui prendre et ce qu’il faut que je lui laisse en contrepartie. Je suis devenu les deux. Il n’y a pas de tête lucide entre deux termes d’un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de n’être pas deux. (AA, 164)

 

Il ressort, à travers le mouvement d’exil du sujet en posture de quête, que la parole mystique favorise un mouvement de déhiscence par lequel l’âme se détache de l’emprise du corps où elle est assignée en résidence surveillée pour habiter l’être d’un autre type de langage. Chez le sujet parlant comme chez celui écoutant, le résultat est le même. On le constate lors de la Nuit du coran que Samba Diallo prélude pour son père :

Progressivement, il sentit que l’envahissait un sentiment comme il n’en avait jamais éprouvé auparavant. […] Le chevalier d’abord nonchalamment étendu, s’était dressé à la voix de Samba Diallo et il semblait maintenant qu’en entendant la Parole il subît la même lévitation qui exhaussait le maître. […]

Progressivement se dissolvait, dans le bourdonnement de cette voix, quelque être qui était tout à l’heure encore Samba Diallo. Insensiblement, se levant de profondeurs qu’il ne soupçonnait pas, des fantômes l’envahissaient tout entier et se substituaient à lui. Il lui sembla que sa voix était devenue innombrable et sourde comme celle du fleuve certains soirs. (AA, 83-85)

 

Mais derrière cette dissolution de l’être consécutive à son ascension spirituelle, il faut voir la tentative de posséder et d’incarner cette Parole dont l’ampleur est présentée comme la totalité organique du monde : «elle était l’architecture du monde, elle était le monde même ». (AA, 15) Bien plus, elle montre comment la question de l’écriture mystique rencontre la problématique du corps sur le chemin de la quête de l’Autre.

Chez Cheikh Hamidou Kane, elle se donne à voir à travers la métaphore de la pesanteur qui est très présente dans son roman. Il faut oublier son corps pour accéder à Dieu. C’est pourquoi, au foyer ardent, « ce qu’on apprend [c’est-à-dire Dieu] vaut plus que ce que l’on oublie [soi-même]. (AA, 44) Avec cette même question, le romancier reproduit une deuxième opposition interne aux Diallobé : le rachitisme et la misère qui les caractérisent (donc absence de poids) et qui devraient faciliter leur ascension vers Dieu, contrastent avec la lourdeur du poids du maître qui a tendance à plomber son ascension. L’idée est rendue par le moyen de la translation métaphorique – modus loquendi caractéristique de l’écriture mystique – qui figure leurs aspirations de manière antinomique:

Pendant que le maître niait la rigidité de ses articulations, le poids de ses reins, niait sa case et ne reconnaissait de réalité qu’à Ce vers Quoi sa pensée à chaque instant s’envolait avec délice, les Diallobé, chaque jour un peu plus, s’inquiétaient de la fragilité de leurs demeures, du rachitisme de leur corps. Les Diallobé voulaient plus de poids. […] Le poids! Partout il rencontrait le poids. Lorsqu’il voulait prier, le poids s’y opposait […].

- La courge est une nature drôle, dit enfin le maître. Jeune, elle

n’a de vocation que celle de faire du poids, de désir que celui de se coller amoureusement à la terre. Elle trouve sa parfaite réalisation dans le poids. Puis, un jour, tout change. La courge [c’est-à-dire les Diallobé acquis à la cause de l’école nouvelle] veut s’envoler. (AA,  43)

 

Mais c’est cette question de l’école nouvelle qui creuse davantage l’insularité du maître et montre à quel point l’Autre qu’il postule l’obsède. Ici, le personnage de Cheikh Hamidou Kane s’inscrit dans la lignée du mystique érémitique isolé dans la multitude d’une collectivité (les Diallobé) à défaut d’avoir le désert (symbolique de l’isolement) comme site.

          L’écriture mystique, abordée sous l’angle de la question de l’altérité (fréquentation de l’Autre), révèle donc une analogie troublante de fonctionnement avec la psychanalyse : le sujet clivé (le maître des Diallobé, le marabout Abdoulaye, les féticheurs Balla et Tiécoura, etc.), en quête de spiritualité, s’exile alors dans l’intériorité de son âme rompant ainsi avec l’extériorité de son corps (ruine de la tradition philosophique où, de René Descartes à Emmanuel Kant, le sujet était maître de son corps) et évolue dans un espace-temps où le discours intérieur qu’il tient, tout autant qu’il est évocation ou invocation, oraison ou transfert, échappe à la logique des énoncés (délires symptomatiques des registres de l’inconscient).

 

Conclusion

À la lumière de cette analyse, on s’aperçoit que l’écriture mystique dans L’Aventure ambiguë et Les Soleils des indépendances, en partant d’une vision syncrétique  (théosophie islamique et traditions africaines), propose une mystique de l’écriture qui met en scène, dans un espace-temps binarisé entre intérieur et extérieur, visible et invisible (à la place d’une conception tripartite), des protagonistes de l’interaction verbale (énonciateur et co-énonciateur) divisés au contact de forces transcendantales (en lieu et place d’un narrateur puissant, ange narratif et maître de son discours). Avec cette scénographie nouvelle qu’elle dessine, elle constitue sans doute une entrée à partir de laquelle on peut envisager la spécificité d’un art qui cherche à « dire le littéraire » (Jean Bessière) à partir de ses propres instruments mystiques.

 

Références bibliographiques

-  BACHELARD, G. La Psychanalyse du feu. Paris : Gallimard, 1994. 

-  BAKHTINE, M. «Formes du temps et du chronotope dans le roman» in Esthétique et théorie du roman. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 1978.

-  DE CERTEAU, M. La Fable mystique, I  XVIe-XVIIe,. Paris : Gallimard, 1982.

-  GARDET, L. La Pensée religieuse d’Avicenn. Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 1951.

-  GARNIER, X. «Écrire avec les animaux» in À l’école des animaux, Notre librairie 163, décembre 2006.

-  GASSAMA, M. La Langue d’Ahmadou Kourouma. Karthala-ACCT, 1995.

-  HUGO, V. Les Contemplations. Paris : Librairie Générale Française, 2002.

-  KANE, CH.H. L’Aventure ambiguë. Paris : Julliard, 1961.

-  KOUROUMA, A. Les Soleils des indépendances. Paris : Seuil, 1970.

-  LY, A. «Le soufisme dans le chapitre X de L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane», Éthiopiques n°66-67, 2001, URL http://ethiopiques.refer.sn.

-  MALLARMÉ, S. « Hérésies artistiques. L’art pour tous » in Poésies. Anecdotes. Pages diverses, édition critique de Daniel Leuwers, Paris, Librairie Générale Française, 1977.


* Université du Québec à Montréal

[1] S. Mallarme. « Hérésies artistiques. L’art pour tous » in Poésies. Anecdotes. Pages diverses. Édition critique de Daniel Leuwers. Paris : Librairie Générale Française, 1977, p.139.

[2] Le roman africain de la première génération a souvent obéi à une « structure triadique » : Afrique – Europe – Afrique dans Kocoumbo l’étudiant noir de Gérard Aké Loba, Louga – Dakar – Louga dans Maïmouna d’Abdoulaye Sadji, Saint-Louis – Dakar – Saint-Louis dans Karim d’Ousmane Socé Diop, pour ne citer que ceux-là. On verra, avec le propre de l’écriture mystique, comment cette structuration peut être binarisée dans les deux romans de mon corpus d’analyse. On sait aussi que certains romans de cette même veine (Ville cruelle d’Éza Boto et Le Vieux nègre et la médaille de Ferdinand Oyono, par exemple) consacrent une partition de l’espace en cité des Blancs et cité des Noirs. Mais ce n’est pas cette perspective qui m’intéresse ici.

[3] Je tiens ces deux dernières caractéristiques de l’ouvrage de Michel DE CERTEAU, La Fable mystique, I  XVIe-XVIIe (Paris, Éditions Gallimard, 1982), sur lequel je m’appuie dans cette analyse.

[4] Extrait de la lettre de Jean Joseph Surin (1630) adressée au Père Louis Lallemant cité par Michel DE CERTEAU, op.cit., p. 283.

[5] Désormais, j’abrège ainsi, dans le corps du texte, L’Aventure ambiguë (Paris, Julliard, 1961) et Les Soleils des indépendances (Paris, Éditions du Seuil, 1970) par SDI.

[6] Louis Gardet. La pensée religieuse d’Avicenne. Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 1951, p. 175.

[7] Makhily Gassama. La Langue d’Ahmadou Kourouma. Paris : Karthala-ACCT, 1995, p.74.

[8] Voir mon article « Contre la binarité : la pensée du continuum contre forme de transgression dans l’écriture de Marguerite Yourcenar », Bulletin n°31, Société Internationale d’Études Yourcenariennes (SIEY), décembre 2010, pp.125-143.

[9] Mikhaïl Bakhtine. « Formes du temps et du chronotope dans le roman » in Esthétique et théorie du roman. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 1978, p. 237.

[10] Mikhaïl Bakhtine, op.cit., p. 237.

[11] La nuance apparaît dans ce poème de Victor HUGO : « Je lisais. Que lisais-je? Oh! Le vieux livre austère, / Le poème éternel! – La Bible? – Non, la terre. / Platon, tous les matins, quand revit le ciel bleu, / Lisait les vers d’Homère, et moi les fleurs de Dieu. […] / Et j’étudie à fond le texte, et je me penche. Les Contemplations, Livre Troisième (Les luttes et les rêves), Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le livre de poche », 2002, p. 192.

[12] Dans le sens latin de templum, espace carré que les augures délimitaient dans le ciel et sur la terre pour y observer des signes pouvant renvoyer à des présages.

[13] C’est ainsi que Victor HUGO figure la métaphore récurrente de la nature-livre dans le Livre Premier (Aurore) de ses Contemplations, ibid., p. 78.

[14] On sait, en littérature française, qu’une longue tradition, depuis l’Antiquité, (d’ailleurs fortement mise en question aujourd’hui par la modernité littéraire) fondée sur l’édifice DIEU-MUSE-ROI-POETE-LECTEUR définit le statut de poète en rapport avec l’inspiration transcendantale qu’il tient du roi, représentant de Dieu sur terre, par la médiation des muses. C’est cette corrélation entre activité poétique et dimension mystique que Nicolas Boileau fait ressortir en empruntant la métaphore de la hauteur (le Parnasse) qui montre la posture d’élection du poète : « C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur pense de l’art des vers atteindre la hauteur. S’il ne sent point du ciel l’influence secrète, si son astre en naissant ne l’a formé poète. Dans son génie captif il est toujours étroit », Art poétique (1674), Chant I.

[15] Xavier Garnier. « Écrire avec les animaux » in À l’école des animaux. Paris : Notre librairie 163, décembre 2006, pp.13-14.

[16] Amadou Ly.  « Le soufisme dans le chapitre X de L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane », Éthiopiques n°66-67, 2001, URL http://ethiopiques.refer.sn

[17] Je préfère l’appeler ainsi pour échapper à la contrainte de l’identité de la voix narrative surtout quand on sait qu’à cette étape le personnage principal, plongé dans l’extase, ne fait plus partie de la scène romanesque en tant qu’actant.

[18] Il y a ici un intertexte manifeste entre Cheikh Hamidou KANE et Gaston BACHELARD pour qui le feu « brille au Paradis [et] brûle à l’Enfer ». Voir La psychanalyse du feu, 1938, éd., Paris, Gallimard, 1994, p. 23.

[19] La Fable mystique, op.cit., p. 48-49.

[20] La Fable mystique, op.cit., p. 243.