Sur le fil...

Safara n°22 est désormais disponible...

Note utilisateur: 0 / 5

Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

  Télécharger l’article en version PDF 

Résumé

            Cet article est une analyse des significations symboliques de l’imagerie animale dans Age of Iron de John-Maxwell Coetzee. Il démontre que les figures animales sont, d’un côté, utilisées comme éléments de caractérisation des oppresseurs blancs sous l’apartheid, dont les habitudes culturelles peuvent être considérées comme cause profonde de la discrimination ; et d’un autre, elles servent de symbole de leurs politiques répressives. Cette étude montre, également, que ces métaphores animales, combinées à la satire et à l’allégorie, constituent des signifiants qui assurent une critique acerbe de tout exclusivisme racial et culturel.

Mots clés: bestiaire, imagerie, image, symbolisme.

 

Abstract

This article is an analysis of the symbolical meanings of animal imagery in John-Maxwell Coetzee’s Age of Iron. In this way, it shows that some animal figures are used by the she-narrator to highlight some physical and moral features of her community that could be taken as the root cause of racial violence but also to draw a symbolical image of the corrosive nature of apartheid. Ultimately, this article demonstrates that animal metaphors, combined with satire and allegory, are eloquent signifiers that allow a caustic indictment of any racial or cultural sectarianism.

Keys words: bestiary, imagery, image, symbolism.

 

 

Introduction

               John-Maxwell Coetzee est l’un des écrivains sud-africains qui dénoncent toute forme de sectarisme racial et culturel. Dans ses textes, Coetzee favorise moins une représentation réaliste qu’un traitement allégorique des maux qui gangrènent la nation sud-africaine. Cet aspect allégorique des productions romanesques de Coetzee incite à les analyser dans un contexte social qui transcende les barrières de l’Afrique du sud au temps de la discrimination raciale. En réalité, l’écrivain sud-africain ne prend pas l’histoire de l’apartheid comme unique et incontournable matériau de base de son œuvre. Pour Coetzee, si l’œuvre d’art cherche à critiquer et à instaurer un monde meilleur, elle doit être conçue de manière à ce qu’elle puisse dépasser le contexte social ou l’épistémè culturelle et historique qui a motivé sa création.

        Dans Age of Iron[2], l’auteur s’engage dans une déconstruction de toute pensée ou visée sectaire et de toute politique arbitraire à partir de la situation de violence raciale qui a longtemps prévalu dans son pays. Un tel engagement passe par des techniques de détournement de sens qui assurent une représentation caustique des horreurs de la discrimination raciale. L’imagerie animale est une des techniques de comparaison codée qui expriment l’engagement de l’auteur à ébranler la prétendue supériorité des Blancs.

        Comme l’affirme Gilbert Durand dans une analyse pointue des structures de l’imaginaire (qui déconstruit la conception classique de l’image[3] et qui appelle à une approche plus axée sur l’aspect figuratif de la structure), « de toutes les images (…) ce sont les images animales qui sont les plus fréquentes et les plus communes. »[4] C’est le cas dans Age of Iron où, par le « bestiaire de l’imagination », l’auteur s’inspire à fond du monde des animaux pour assimiler les abus de l’espèce humaine aux sournoiseries de certains animaux comme le crabe, ou à la répugnance du porc ou encore à la férocité du sanglier et du taureau. 

        Ainsi, par une analyse du symbolisme des images animales dans Age of Iron, qui s’appuiera largement sur l’analyse de Durand, cet article montre que les métaphores animales, combinées à l’ironie et la satire, servent de toile de fond à une représentation imagée de la barbarie d’un système d’oppression et de répression tel que l’apartheid, dépeint comme agonisant dans l’œuvre. Le décodage de quelques-unes des nombreuses métaphores animales devrait aider à une interprétation plus profonde de la position de Coetzee quant à la responsabilité des populations sud-africaines face à leur histoire.

 

1. La nature corrosive de l’apartheid par le symbolisme des crustacés et des acridiens.

        Age of Iron raconte, dans un style épistolaire, l’histoire d’une femme, Mrs Curren, atteinte d’un cancer en phase terminale, et qui relate les derniers moments de sa vie à sa fille exilée aux Etats Unis. Elizabeth Curren se sent affligée par la maladie qui ronge de plus en plus son corps et, comme elle le répète à plusieurs reprises dans l’histoire,  plus que la douleur physique c’est de la honte qu’elle ressent. En réalité, Mrs. Curren prend sa maladie comme une image allégorique des maux dont souffre la nation sud-africaine, maux qui ont comme noms racisme et discrimination et qui transforment le quotidien des populations en un véritable enfer. Ce symbolisme de la maladie est davantage expliqué dans ce passage de la lettre d’Elizabeth Curren : 

For twenty years I have not bled. The sickness that now eats at me is dry, bloodless, slow and cold, sent by Saturn (…) To have fallen pregnant with these growths, these cold, obscene swellings ; to have carried and carried this brood beyond any natural term, unable to bear them, unable to sate their hunger : children inside me eating more everyday, not growing but bloating, toothed, clawed, forever ravenous. (…) Monstrous growths, misbirths: a sign that one is beyond one’s term. This country too: time for fire, time for an end, time for what grows out of ash to grow. (Age, 64-65)

 

Dans cette séquence, l’affliction de Curren est dépeinte comme étant une force sournoise,  nuisible, enfouie dans son organisme et qui, à l’instar de l’Apartheid, dévore patiemment toute force vive – “The sickness eats at me is dry, bloodless, slow and cold ”. L’analogie est d’abord suggérée par ce qui peut être considéré comme une isotopie de la naissance :

Mrs Curren considère les tumeurs en métastase dans son corps comme une multitude d’embryons infects, froids et voraces qui provoquent un gonflement anormal de son abdomen, – “children inside me eating more everyday, not growing but bloating”.

 

Tout comme les tumeurs cancérigènes qui la dominent, les tentacules néfastes du racisme envahissent l’environnement interne et externe des citoyens noirs et blancs qui sont profondément affectés par une telle calamité. Le symbolisme de ce passage de la lettre du personnage se lit dans la structure phrastique assez suggestive du passage (à l’allure explicative insinuée par l’utilisation des deux points), qui accentue la représentation de l’aspect hideux de l’Apartheid.

        Ainsi, reprenant Susan Sontag, Marek Pawlicki affirme à juste titre : «the cancer is presented in terms of a monstrous child, a predatory parasite. It is (…) the barbarian within.»[5].  Enfin, Mrs. Curren ne dit-elle pas avec force aux policiers venus envahir son espace familial ceci: « I have cancer from the accumulation of shame I have endured in my life » (Age, 145) ; ce qui insinue une corrélation implicite entre sa souffrance et la turpitude politique et sociale qui fait la honte de son pays. Une telle analogie se voit renforcée par ces propos de Coetzee, tenus lors d’une interview, et qui suggèrent que sous le régime nationaliste, il y a une généralisation de la souffrance physique et mentale : 

in South Africa it is not possible to deny the authority of suffering and therefore of the body ; it is not that one grants the authority of the suffering body : suffering body takes the authority : that is its power.[6]

 

La narratrice homodiégétique recourt également au monde des crustacés pour présenter autrement la nature affligeante de sa maladie. Elle révèle:

Grief past weeping. (…) To each of us fate sends the right disease. Mine a disease that eats me out from inside. Were I to be opened up they would find me hollow as a doll, a doll with a crab sitting inside licking its lips, dazed by the flood of light. (…) Gnawing at my bones now that there is no flesh left. Gnawing the socket of my hips, gnawing my backbone, beginning to gnaw at my knees. (…) Only this creature is faithful to the end. My pet, my pain. (Age, 112)

       

S’il est vrai, comme l’affirme Durand dans son étude du régime nocturne de l’image, que « les insectes et les crustacés, les batraciens et les reptiles avec leurs métamorphoses bien tranchées ou les longues latences hivernales (sont) également (…) des symboles lunaires privilégiés »,[7] le crabe, dans l’extrait, peut être pris pour symbole de la latence de la maladie et surtout de son évolution à visages différents. Autant le crustacé/cancer corrode certaines parties du corps de Mrs Curren, autant les politiques et pratiques du régime raciste rongent la nation sud-africaine.

        Par ailleurs, en latin – cette langue moribonde dont les vestiges sont incarnés par Mrs Curren, elle-même ancien professeur de latin – ‘cancer’ veut dire ‘crabe.’ Donc, cette signification mourante du mot connote, d’une certaine façon, le trépas inévitable de la narratrice mais surtout du système. En vérité, Age of Iron fait allusion de manière plus ou moins explicite à la fin prochaine de l’Apartheid.[8]

          En outre, l’image animale est d’à-propos car elle suggère la tendance de la communauté blanche à vivre en retrait, séparée des autres groupes raciaux. En effet, les crabes sont connus pour être une espèce qui vit et marche sur les côtés et donc en solitaire. Coetzee fait référence à cette attitude grégaire dans son discours de remerciement pour le prix Jérusalem: «The masters, in South Africa, form a closed hereditary caste. Everyone born with a white skin is born into the caste.»[9]Par conséquent, cet analogon qu’est l’image du crabe n’est pas un signe arbitraire mais est intrinsèquement motivé par la volonté de l’auteur de dénoncer, par un langage encodé, toute forme de séparation sur des bases raciales fondée sur quelque idéologie injustifiée.

          Le symbolisme du crustacé est plus que pertinent : il fait allusion à l’isolement de la vieille dame dans sa maison, une solitude qui, en fin de compte, constitue un symptôme de la situation sociale qui prévaut autour d’elle. Mrs. Curren présente l’endroit en ces termes:

A house built solidly but without love, cold, inert now, ready to die. Whose walls the sun, even the African sun, has never succeeded in warming as though the very bricks, made by the hands of convicts, radiate an intractable sullenness. (Age, 15)

 

L’analogie entre la maison de Curren et la nation tout entière est soulignée lorsqu’elle insinue le manque d’amour qui a accompagné la construction du bâtiment. On le sait, tout comme la maison, le pays de Coetzee a connu une expansion économique fulgurante mais au prix du racisme et de la violence. Du coup, un sentiment général de tristesse caractérise la maison et la société. L’espace interne de la maison, il faut le dire, est un reflet symbolique dont la configuration iconographique participe beaucoup du diagnostic psycho-social.[10]

        Ce manque extraordinaire de fraternité et d’élan de compassion a fortement suscité l’utilisation d’une imagerie animale comme expression de l’égocentrisme des Afrikaners et de l’impact dévastateur de leur action politique et sociale sur l’Afrique du sud qu’ils prétendent pourtant aimer.

C’est une telle motivation qui est à la base de l’utilisation des acridiens comme autre matériau de base des métaphores animales dans Age of Iron. A travers son personnage, l’auteur s’inspire des habitudes des insectes, principalement des locustes, pour signifier l’instinct grégaire et les actions ravageuses des communautés blanche et noire de son pays:

Television. Why do I watch it? The parade of politicians every evening: I have only to see the heavy, blank faces so familiar since childhood to feel gloom and nausea. The bullies in the last row of school desks, raw-boned, lumpish boys, grown up now and promote at the rule of the land. They with their fathers and mothers, their aunts and uncles, their brothers and sisters: a locust horde, a plague of black locusts infesting the country, munching without cease, devouring lives. Why, in a spirit of horror and loathing do I watch them? Why do I let them into the house? Because the reign of the locust family is the truth of South Africa and the truth is what makes me sick!(Age, 28-29)

       

Les locustes sont une catégorie de criquets pèlerins qui, par leur nombre, peuvent devenir d’insatiables conquérants et de redoutables ravageurs. Le symbolisme de ce type de bestiaire est à trouver dans le fait qu’il constitue une image du Blanc d’Afrique du Sud.

        Parallèlement aux locustes qui envahissent des zones ciblées et qui détruisent tout sur leur passage, les colons et figures politiques racistes sont, selon Mrs Curren, une horde de locustes confisquant sans cesse des terres fertiles et bouleversant ainsi (par une ségrégation géographique) la vie des populations locales. En outre, le régime progressif des verbes du passage (“infesting the country, munching without cease, devouring lives”) expriment cet assaut continu des Blancs-locustes que fustige Coetzee à travers son personnage. Elizabeth Curren a raison de se sentir gênée devant tant d’orgueil, d’intolérance et de boulimie de la part de sa communauté ; une gêne insinuée par le monologue construite autour de questions rhétoriques et qui laisse entrevoir l’agitation interne du personnage. Qui plus est, qui dit criquet dit parasite, et c’est donc de cet aspect métaphorique de l’image animale que Mrs Curren s’inspire pour davantage insister sur la force destructrice des Blancs, une image qui rappelle bien celle de la tique dans Time of the Butcherbird d’Alex La Guma. Cependant, force est de reconnaître avec elle, que c’est le fanatisme racial de tout bord qui est la racine du mal qui fragilise l’Afrique du Sud : « because the reign of the locust family is the truth of South Africa, and this truth is what makes me sick ! »

        C’est dire donc que par le symbolisme des acridiens, Coetzee pourfend non seulement l’hypocrisie et la force nuisible des artisans de l’Apartheid, mais surtout de tout régime arbitraire et exclusiviste qui bafoue les droits et valeurs de quelque communauté au profit d’une autre. Et il est à affirmer, sans risque de se tromper, que par cette configuration du bestiaire de l’imagination dans ce passage d’Age of Iron, il existe « une homogénéité du signifiant  (l’image des locustes) et du signifié (la violence des partisans de l’Apartheid) au sein d’un dynamisme organisateur »[11], qu’est le contexte narratif.

        Cette orientation thériomorphe de l’imagination du prosateur sud-africain revêt d’autres contours dans la représentation métaphorique des réalités politiques et sociales ainsi que de la violence aveugle que peut engendrer tout égocentrisme racial ou culturel, par une allusion exhaustive au monde des canidés, des bovidés et de bien d’autres encore qu’il convient d’analyser.

 

2. Le symbolisme des canidés et des bovidés.

          Si l’imagerie animale est un symbole qui, comme le dit Bachelard, « possède plus qu’un sens artificiellement donné, mais détient un essentiel et spontané pouvoir de retentissement »[12], force est de reconnaître que les images construites autour des canidés et des bovidés, dans Age of Iron, constituent une expression très éloquente de la répression sur laquelle s’appuie toute forme d’oppression. S’étalant sur cet aspect du symbole, Durand en arrive à cette conclusion :

En dernière analyse on peut constater, avec Langston, que la croyance universelle aux puissances maléfiques est liée à la valorisation négative du symbolisme animal. (…) Mais la plupart du temps l’animalité, après avoir été le symbole de l’agitation et du changement endosse plus simplement le symbolisme de l’agressivité, de la cruauté. (…) Il ne faut pas s’étonner si au bestiaire de l’imagination certains animaux, mieux doués en agressivité sont évoqués plus fréquemment que d’autres.

 

Fort de cette croyance sur la crainte que suscite le monde animal chez l’homme, Coetzee s’inspire de l’espèce des canidés comme signifiant de la violence des partisans de la discrimination politique et sociale, qui n’hésitent pas à sauter sur leur proie  (les groupes défavorisés). Les nombreuses actions répressives contre les populations locales sont assimilées à la persécution de bêtes sauvages telles que le chien ou le loup. Arrêtons-nous sur ce segment du récit:

In silence we waited in the car, Vercueil and I, like a couple married too long, talked out, grumpy. I am even getting used to the smell, I thought. Is this how I feel towards South Africa: not loving it but habituated to its bad smell? Marriage is fate. What we marry we become. We who marry South Africa become South Africans: ugly, sullen, torpid, the only sign of life in us a quick flash of fangs when we are crossed. South Africa: a bad-tempered old hound snoozing in the doorway, taking its time to die. And what an uninspired name for a country! Let us hope they change it when they make their fresh start. (Age, 70) 

 

Par la métaphore animale, Mrs Curren lève le voile sur l’irascibilité et l’animosité des favorisés de l’apartheid – “the only sign of life in us a quick flash of fangs when we are crossed”–, mais surtout sur la situation de dégradation morale et de paupérisation du pays qu’elle considère comme étant un vieux chien dangereux – “South Africa: a bad-tempered old hound snoozing in the doorway, taking its time to die.” En prélude à cette comparaison tacite, nous avons une métaphore sensorielle, qui fait sentir au lecteur les émanations infectes de la pauvreté des marginalisés et du cadre social délétère  engendré par les politiques de discrimination. Une telle combinaison d’une imagerie animale et sensorielle, renforcée d’une suite d’adjectifs appréciatifs (“ugly, sullen, torpid ”), assez expressifs de toute la laideur et la turpitude des Blancs,  suggère le côté répulsif et dangereux du régime politique.  En fait, le symbolisme animal est très prisé dans les civilisations universelles pour la représentation des systèmes iniques et oppressifs. Durand écrit à ce propos :

L’animal se présente, donc, en de telles pensées, comme un abstrait spontané, l’objet d’une assimilation symbolique, ainsi qu’en témoigne l’universalité et la pluralité de sa présence tant dans une conscience civilisée que dans la mentalité primitive.[13]

 

Par conséquent, l’image du chien, utilisée ici comme signifiant par Elizabeth, est plus qu’expressive. A l’instar de son doublet le loup, plus sauvage, ce canidé est un animal féroce qui symbolise le trépas.[14] Mais ce qui est à signaler dans le passage est que l’analogon évoque non seulement la violence des Blancs sur les populations opprimées mais tout autant la fin prochaine de leur prétendue supériorité raciale.

Toujours dans sa représentation de la situation innommable qui prévalait dans cette partie de l’Afrique, Coetzee, par la plume d’Elisabeth, puise à loisir dans le symbolisme des bovidés. Très souvent, dans la longue correspondance à sa fille, Elizabeth s’inspire de l’image du taureau pour accentuer la caractérisation des membres de sa communauté mais aussi des autres couches raciales du pays. Le symbolisme taurin, à l’instar du symbolisme équestre, fait ressortir, selon Durand, une certaine crainte suscitée par quelque bouleversement de l’ordre des choses ou par quelque force (ou contre-pouvoir) qui viendrait ébranler un ordre ou régime préétabli. La force symbolique des bovidés est ainsi appréhendée par Durand :

Le taureau joue le même rôle que le cheval (…) Nous constatons donc l’étroite parenté du symbolisme taurin et du symbolisme équestre. C’est toujours une angoisse qui motive l’un et l’autre, et spécialement une angoisse devant tout changement, devant la fuite du temps, comme devant « le mauvais temps » météorologique. C’est ce qui explique que ces symboles soient facilement interchangeables et qu’ils puissent toujours, dans le Bestiaire, se donner des substituts culturels ou géographiques.[15]

 

Dans Age of Iron, les images autour du taureau ainsi que leur portée symbolique ont certainement un lien avec le sentiment d’angoisse des personnages, angoisse des autorités causée par la percée fulgurante de la résistance des populations opprimées, angoisse de ces mêmes communautés provoquée par « le mauvais temps » installé par la ligne politique discriminatoire du régime de l’Apartheid. A ce titre, examinons de plus près cette partie de l’histoire pour mieux comprendre les contours du symbolisme taurin :

Sitting in a circle, debating ponderously, issuing decrees like hammer blows: death, death, death. Untroubled by the stench. Heavy eyelids, piggish eyes, shrewd with the shrewdness of generations of peasants. Plotting against each other too: slow peasants plots that take decades to mature. The new-Africans, pot-bellied, heavy-jowled men on their stools of office: Cetshwayo, Dingane in white skins. Pressing downward: their power in their weight. Huge bull testicles pressing down on their wives, their children, pressing the spark out of them. In their own hearts no spark of fire left. Sluggish hearts, heavy as blood pudding.(Age, 29)

 

Cet extrait de la lettre d’Elizabeth laisse entrevoir le côté primitif et rustre de ses compatriotes blancs. Il se caractérise par une ribambelle d’adjectifs composés aux relents satiriques. Les mots composés sont des éléments syntaxiques qui autorisent une expression à la fois lapidaire et éloquente de la nature et des habitudes culturelles des Afrikaners. Ces mots composés, constitués d’une juxtaposition de deux lexèmes libres, (“pot-bellied ” ; “heavy-jowled ”) et contenus dans des structures phrastiques nominales, retentissent dans l’esprit du lecteur qui découvre à loisir ce groupe racial conservateur et endogame et qui, pourtant, se prend pour évolué.

Cependant, le passage est ironique parce que Mrs. Curren les assimile à des rois Zoulou (Cetshwayo et Dingane) que ces mêmes Blancs considéraient jusque-là comme barbares. Ainsi, autant les tournures composées disent, dans un espace textuel réduit, l’aspect répulsif des Afrikaners autant l’image du taureau, qui fait allusion à la violence physique et sexuelle, (“bull testicles pressing down on their wives”) de ces derniers, constitue un signe de la nature ubuesque de l’Apartheid. En effet, le symbole thériomorphe qu’est le taureau est le pilier d’une représentation qui démontre que la racine du mal qui afflige la nation sud-africaine est à trouver dans les comportements vils des Afrikaners. Les actions bestiales de ces derniers sont davantage soulignées dans cette autre séquence de l’œuvre :

I, a white. When I think of the whites what do I see? I see a herd of sheep. (not a flock: a herd) milling around on a dusty plain under the baking sun. I hear a drumming of hooves, a confusion of sound that resolves itself, when the ear grows attuned, into the same bleating call in a thousand different infections: “I!” “I!” “I!” And, cruising among them, bumping them aside with their bristling flanks, lumbering, saw-tooted, red-eyed, the savage unreconstructed old-boars grunting “Death!” “Death!” (Age, 80)

 

Par ce qui peut être considérée comme une isotopie construite autour de l’image d’un autre bovidé (le mouton), Mrs. Curren s’évertue à dévoiler l’égoïsme  (“I!” “I!” “I!”) des Blancs, qu’elle prend pour un harpail de moutons.  En effet, la vieille dame, en tant que blanche, se considère comme un mouton du même troupeau, qui, bravant soleil et sécheresse, font «des sabots et des mains » pour envahir l’espace sud-africain et occuper les terres les plus fertiles au détriment des communautés locales. Une telle visée hégémonique est davantage exprimée par la forme progressive des verbes dans la séquence, (“And, cruising among them, bumping them aside with their bristling flanks, lumbering”), mais surtout par le ton satirique qui entoure le dénigrement de cette harde raciale qu’elle identifie à de vieux et sauvages sangliers, parce qu’inspirant frayeur et mort à leurs proies (“Death!” “Death!”)

          La comparaison des Blancs au sanglier (“old-boars ”), dans ce passage, nous permet de nous intéresser aux significations du symbolisme des ongulés dans la déconstruction des idéaux de l’Apartheid entreprise par Coetzee. Tout comme les autres animaux féroces qui façonnent l’imagerie dans Age of Iron, l’image du sanglier parachève la représentation de l’environnement de jungle qui prévalait sous le régime nationaliste.

Le sanglier est un animal très sournois et de plus en plus présent. S’il est essentiellement nocturne, le sanglier signale sa présence par les ravages qu’il occasionne. C’est certainement le caractère conquérant de cet animal féroce qui justifie son utilisation considérable comme technique de caractérisation dans Age of Iron. Considérons à cet effet l’exemple suivant :

We watch as birds watch snakes, fascinated by what is about to devour us. Fascination: the homage we pay to our death. Between the hours of eight and nine we assemble and they show themselves to us. A ritual manifestation, like the procession of hooded bishops during Franco’s war. A thanatophany: showing us our death. Viva la muerte! Their cry, their threat. Death to the young. Death to life. Boars that devour their offspring. The Boar War. (Age, 29-30)

 

Dans cette partie du récit, Mrs. Curren s’accuse et accuse ses compatriotes, Blancs et Noirs, d’être complices de l’irrationnelle cruauté aux effets corrosifs sur la nation tout entière. Par la métaphore animale par laquelle elle souffle, d’un côté, l’hégémonie du système (comparée aux pouvoir dévastateur du serpent) et, d’un autre, la séparation qui existe entre la classe dominante et les groupes marginalisés, le passage accentue la fascination incroyable que la mort suscite chez les oppresseurs.

Cette omniprésence de la mort est le résultat de l’âge de fer qui envahit toute la nation dont l’avenir semble hypothéqué par le trépas des jeunes résistants noirs (“Death to the young. Death to life”). Cette ère politique et sociale impitoyable est comparée aux beaux jours de la dictature franquiste en Espagne. L’isotopie de la mort atteint son paroxysme avec l’assimilation de l’esprit de conquête des Blancs à celui du sanglier. En effet :

 [si dans le] monde indo-européen le sanglier a souvent été symbole d’autorité spirituelle, (…) dans la tradition chrétienne, au contraire, il symbolise le démon : goinfre, lubrique et impétueux. Il incarne surtout la férocité débridée de l’animal sauvage et le règne des forces diaboliques.[16]

 

Ainsi la barbarie et la force destructrice d’un système inique et sadique tel que l’Apartheid et la confrontation entre communautés dans un cadre social marqué d’inégalités sont symboliquement représentés par l’image de cet ongulé.

L’anagolon du sanglier est également utilisé par la narratrice pour suggérer la guerre des Boers qui avait opposé les colons néerlandais et britanniques alors qu’ils étaient à couteaux tirés à propos de l’occupation de cette partie de l’Afrique. Une telle confrontation, qui rappelle celle d’animaux sauvages tels que le sanglier, est insinuée de manière ironique par la figure du métaplasme qui procède par substitution de lettres, ce qui donne “the Boar war” (la guerre des sangliers) au lieu de “the Boer War”, (la guerre des Boers).

Par conséquent, cette page noire de l’histoire de l’Afrique du Sud, dont le prolongement semble être l’opposition violente entre  la police politique et la résistance de jeunes rebelles tels que Bheki et son ami John dans Age of Iron, est reconfigurée par l’image du sanglier pour aboutir à une belle expression de la sauvagerie qui peut aller avec le règne de l’arbitraire et de l’impunité. Dans ce roman, tout comme dans les autres, Coetzee a, pour le dire avec Barthes, abordé radicalement le pourquoi des maux d’une nation en ébullition,  où les jeunes sont obligés de verser dans une violence qui n’est pas de leur âge («  Children of iron »), dans un comment écrire (une poétique) qui se fortifie d’une archétypologie imaginaire satirique qui sous-tend la représentation de la réalité de l’Apartheid.

Ce régime politique, avons-nous dit, est l’âge de fer, c’est-à-dire l’époque où ne règnent ni solidarité ni compassion et qui n’augure point de lendemains meilleurs :

The age of iron. After which comes the age of bronze. How long, how long before the softer ages return in their cycle, the age of clay, the age of earth? (Age, 50)

 

Le symbolisme de ces propos d’Elizabeth réside dans l’image du fer, autre signifiant de l’outrage qu’est l’exploitation d’un groupe par un autre. Une telle image est inspirée du mythe des cinq races ou âges d’Hésiode[17] qui permet de faire un survol ambulatoire de l’évolution des communautés sud-africaines, de la bonté et de la solidarité originelles à l’agressivité et à l’injustice. Tout autant, le mythe retrace l’histoire coloniale et la longue exploitation des populations locales, ce qui a abouti à l’âge de fer.[18] Cette réappropriation du mythe d’Hésiode par le champ fictionnel constitue « un système de communication (…) un mode de signification»[19] qui se fonde sur une écriture métaphorique pour suggérer la décadence physique et morale de l’Afrique du sud du temps de la discrimination raciale.  Cette étape de l’histoire du pays de Coetzee où les communautés sont soumises aux pires atrocités et où elles semblent ne plus trouver de remède aux maux qui les affligent, est ainsi décrite par Mareck Pawlicki : « a time when such humanistic principles as mercy, charity, are no longer of any values.»[20]

Quant à Marais, il propose cette lecture de l’utilisation du mythe dans Age of Iron :

Alluding as it does to the violence which, […] is a feature of ‘the age of the iron race’, this novel’s very title indictates a concern with the damaged nature of life in apartheid society.[21]

 

Par cette image du fer, Mrs Curren a une vision plus claire des réalités ubuesques générées par les politiques d’exclusion raciale, et de la responsabilité et des oppresseurs et des populations délaissées dans une telle tragédie. C’est ce qu’elle semble suggérer, lorsque, très souvent dans sa correspondance, elle utilise le pronom collectif “we” (nous).

L’analyse de Laurence Thornton corrobore ce sentiment de la narratrice: «Understanding the true meaning of this metaphor allows Mrs Curren to open her eyes to the struggle and see it whole for the first time. »[22]Une fois consciente de la nécessité d’accepter l’autre dans sa différence pour l’instauration d’une ère de tolérance et de solidarité, Mrs. Curren s’engage, par sa correspondance, à faire le procès du mal qu’est l’Apartheid par des métaphores animales aussi diversifiées qu’éloquentes, à situer les responsabilités et surtout à avertir ses concitoyens contre un éventuel retour de l’âge de fer, après la « mort » de la discrimination raciale. C’est ce qu’elle insinue dans ces propos-ci qu’elle tient à sa fille : 

Let me tell you, when I walk upon this land, this South Africa, I have a gathering feeling of walking upon black faces. They are dead but their spirit has not left them. They lie there heavy and obdurate, waiting for my feet to pass, waiting for me to go, waiting to be raised up. Millions of figures of pig iron floating under the skin of the earth. The age of iron waiting to return. (Age, 125-126).

 

Malgré cette note de pessimisme qui se dégage de cette affirmation du personnage, il est à noter que le bestiaire de l’imagination chez Coetzee, en exposant la brutalité sous l’Apartheid, vise, en réalité, à combattre et à vaincre progressivement le racisme et le règne de l’arbitraire.

 

Conclusion

Dans Age of Iron, l’imagerie animale est, donc, une astuce narrative qui autorise, une peinture symbolique très expressive de la situation de détresse politique et sociale qui affligeait les communautés sud-africaines sous les beaux jours de l’Apartheid. S’appuyant largement sur les postulats de Durand, cette analyse des métaphores animales chez Coetzee a démontré que le symbolisme des crustacés et des acridiens laisse suinter la force corrosive et les fourberies du système raciste et de ses affidés dans l’exploitation continue des ressources humaines et naturelles de cette partie de l’Afrique. Par le symbolisme des canidés et des bovidés c’est toute leur inhumanité qui est suggérée.

Alliant tournures satirique et allégorique et s’inspirant à fond de la mythologie grecque, Age of Iron constitue une représentation captivante des horreurs qui peuvent naître de tout système d’exploitation aux fondements arbitraires et une critique acerbe, de la part de l’auteur, de tout exclusivisme racial ou culturel. Les métaphores animales sont, en dernière analyse, un signifiant éloquent de l’ère de fer à la citadelle de pierre que fut l’Afrique du sud sous le régime nationaliste.

 

Références bibliographiques

-Attwell, David. J.M. Coetzee: South Africa and the Politics of Writing. Berkeley: University of California Press, 1993.

-Bachelard, Gaston. Poétique du récit. Paris : PUF, 1957.

-Barthes, Roland, « Le mythe aujourd’hui ». Œuvres complètes, Tome 1, Paris : Seuil, 1993.

-Chevalier, Jean & Alain Gheerbrant. Dictionnaire des symboles. Paris: Editions Robert Laffont, 1992.  (http://jfo.chez-alice.fr/symbolisme_du_sanglier.htm). Consulté le 07/12/2011.

-Coetzee, John-Maxwell. Age of Iron. New York: Penguin Books, 1990.

-----------. Doubling the Point. Cambridge: Harvard University Press, 1992.

-Durand, Gilbert. Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Paris : PUF, 1992.

Encyclopédie de l’Agora. (http://agora.qc.ca/Documents/Hésiode--Mythe_et_doctrine_des _races). Consulté le 01/12/2011.

-La Guma, Alex. Time of the Butcherbird. London: Heinemann, 1987.

-Marais, Micheal. “From the Standpoint of Redemption: Aesthetic Autonomy and Social Engagement in John-Maxwell Coetzee’s Fiction of the late Apartheid period”. Journal of Narrative Theory. (http://muse.jhu.edu/journals/jnt/summer/v038/38.2.marais.html). Consulté le 12/11/2011.

-Pawlicki, Marek. Embracing the Unknowable. Suffering and Death in John-Maxwell Coetzee’s Age of Iron. (www.inter-disciplinary.net/wp-content/uploads/2010/02/pawlickipaper.pdf). Consulté le 05/12/2011.

-Thornton, Laurence. Apartheid’s Last Vicious Gaps. Book Review. New York Times. Le 23 septembre 1990.


[1] Expression empruntée de l’analyse de Gilbert Durand des Structures anthropologiques de l’imaginaire. Paris : Dunod, 1992.

*Enseignante/Chercheur, Université Gaston Berger de Saint Louis, Sénégal.

[2] John-Maxwell Coetzee. Age of Iron. New York: Penguin, 1990. [Les références à l’œuvre sont tirées de cette édition. Nous utiliserons désormais l’abréviation (Age : page) pour Age of Iron dans le texte.]

[3] Telle qu’étudiée par Jean-Paul Sartre, Roland Barthes, et autres.

[4] Gilbert Durand. Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op.cit., p.71.

[5] Marek Pawlicki, Embracing the Unknowable. Suffering and death in John-Maxwell Coetzee’s Age of Iron.www.inter-disciplinary.net/wp-content/uploads/2010/02/pawlickipaper.pdf). Consulté le 05/12/2011

[6] John-Maxwell Coetzee, in an interview with David Attwell in J.M. Coetzee: South Africa and the Politics of Writing, Berkeley: University of California Press, 1993, p. 122.

[7] Gilbert Durand, op.cit, p. 362.

[8] Mareck Pawlicki, op.cit, p.3 [“Age of Iron makes more or less explicit allusions to the final and turbulent stages of apartheid.”]

[9] John-Maxwell Coetzee. Jerusalem Prize Acceptance Speech, in Doubling the Point, Cambridge: Harvard University press, 1992, p.96.

[10] Gilbert Durand, op.cit, p.77.

[11] Gilbert Durand, op.cit, p.25.

[12] Gaston Bachelard. Poétique de l’espace. Paris : PUF, 1957, p.6.

[13] Gilbert Durand, op. cit., p.73.

[14] Ibid, p.92.    

[15] Gibert Durand, op.cit., p.88.

[16]Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris: Editions Robert Laffont, 1992.  (http://jfo.chez-alice.fr/symbolisme_du_sanglier.htm). Consulté le 07/12/2011.

[17] « Le mythe des âges successifs de l’humanité, avec le symbole des métaux qui les figurent, vient, dans le poème des Travaux et des Jours d’Hésiode. […] l’origine des hommes y est reprise à nouveau, et ils y sont présentés comme fait par Zeus en plusieurs races qui se succèdent sans se reproduire les unes les autres. », Charles Renouvier, « Mythe et doctrine des races chez Hésiode », Encyclopédie de l’Agora, (http://agora.qc.ca/Documents/Hésiode--Mythe_et_doctrine_des _races)

[18] L’âge de fer où, selon Hésiode en référence à Zeus, les hommes ne cesseront d’être accablés de travaux et de misères pendant le jour, ni d’être corrompus pendant la nuit, durant lequel les dieux leur prodigueront d’amères inquiétudes.

[19] Roland Barthes, « Le mythe aujourd’hui », dans Œuvres complètes, Tome 1, Paris : Seuil, 1993, p. 823.

[20] Mareck Pawlicki, op.cit.

[21] Michael Marais, “From the Standpoint of redemption: Aesthetic Autonomy and Social Engagement in John-Maxwell Coetzee’s Fiction of the late Apartheid period”, Journal of Narrative Theory, (http://muse.jhu.edu/journals/jnt/summer/v038/38.2.marais.html). Consulté le 12/11/2011.

[22] Laurence Thornton. Apartheid’s Last Vicious Gaps. Book Review, New York Times. Le 23 septembre 1990.