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Abstract

          This article is a study of a buldungsroman written by Jamaica Kincaid through the lenses of modern issues like postcolonialism, feminism, globalization and psychoanalysis. It attempts to explore the networks of recurrent metaphors in order show how psychological stimuli like fear, pain, hate, homesickness, and disillusionment determine Kincaid's melancholic imaginary This work explores the symbolism of colors like dark and grey, the allegorical references to winter and spring as tragic representations of cultural alienation and lifelessness. Basing on the tropes of separation, isolation, fall, drowning, and burial, it explains how gender and age, anxiety and trauma, combine together to inform the mournful rhetoric of Kincaid's narrative of Lucy's painful quest for identity in Antigua her homeland and in the USA her host country.

 

 

 

          Lucy[1] de Jamaica Kincaid est une œuvre semi-autobiographique qui raconte l’histoire d’une adolescente originaire d’Antigua récemment immigrée aux USA. Dans ce roman qui exprime une quête de soi, Lucy, le personnage éponyme ressemble à sa créatrice en bien des points biographiques. À travers son récit, elle dresse le bilan de sa vie au passé comme au présent sur une période narrative allant de 1968 à 1969.

          Comme le lecteur le constate, l'histoire de Lucy se termine par une explosion d’émotions longtemps contenues lorsqu'elle se met à verser des larmes abondantes sur la première page du journal intime qu'elle projette d'écrire. À bien des égards, cet épanchement lacrymal par lequel la narratrice clôt la trame romanesque est le véritable acte scriptural à la base de l'œuvre.

          L’objectif de cette investigation est de montrer que dans Lucy, Jamaica Kincaid adopte une écriture pleureuse qui dresse le bilan d’une quête de soi menée à travers le monde émotionnel de l’adolescence. Nous nous servirons des réseaux d’images pour visualiser le drame exilique du personnage à travers la mélancolie d'une écriture lacrymale qui finit par exploser à la fin du récit.

          En général, les psychologues soutiennent que les pleurs expriment une forte sensation qui libère notre corps des toxines engendrés par le stress. Dans ce cas, les larmes ont des effets positifs car elles peuvent favoriser la résolution d’un chagrin. Ainsi, pleurer aide à désamorcer l’agressivité, à atteindre l’apaisement et à exprimer un besoin ou un attachement.

          Pour la médecine médiévale, les larmes associées aux humeurs sont perçues comme une purgation des états d’âme qui surchargent le cerveau. William James pense que les émotions qui font pleurer sont des reflexes préexistantes à notre pensée rationnelle. Les réactions physiologiques telles le stress ou l’irritation sont les préalables d’une prise de conscience de nos émotions comme la peur, la colère, la douleur, la surprise ou la joie.

          Selon Paula Becker nos émotions sont destinées à la liquéfaction telle une rivière coulant librement sur toutes sortes de lits imaginables. Lorsque nos sentiments, nos émotions qui se sont solidifiés dans notre corps se mettent en contact avec le feu de la vie, ils fondent et s’écoulent en torrents de larmes. Alors, pleurer devient une sorte de lâchage ou relâchement de ce que nous avons emmagasiné en excès dans notre corps[2].

          Comme on s'en aperçoit, ces spécialistes des larmes mettent l’accent sur ses différents stimuli que sont les émotions de toutes sortes, bonnes (joie, bonheur, plaisir) ou mauvaises (peur, angoisse, frustration, déception, colère, chagrin, haine, tristesse, honte, culpabilité etc.). Justement, c’est cette deuxième catégorie de stimuli qui nous intéresse puisque dans Lucy personnage relate l'expérience victimaire de son existence depuis son pays d’origine, Antigua, jusqu’aux USA, son pays d’accueil.

          Dans une large mesure, l’émigration est une césure brutale, une transplantation marquée par l’isolement mais aussi par le réajustement angoissant d’une altérité dans une identité souvent hostile. Cette réalité psychologique inscrit l’existence de Lucy dans une trame de sentiments amers qui inspirent la narration douloureuse qu’elle fait de son l’exil à New York.

          Le roman de Jamaica Kincaid commence lorsque Lucy a seize ans et se termine quand elle en a à peu prés vingt. La tranche d’âge inscrit le personnage dans l’étape instable de l’adolescence. En d’autres termes, Lucy traverse une séquence de transition et de mutation vers l’âge adulte. Période d’instabilité et d’agressivité, de phobies et de fantasmes, de doutes et de rêves, l’adolescence est par excellence le temps de la paratectomie, de l'anticonformisme, et de l’appropriation de soi.

          C’est dire que Lucy fait face à une crise de personnalité qui se manifeste par une contestation vigoureuse de l’autorité parentale, par un refus des valeurs patriarcales et de l'ordre coloniale dû à une quête de liberté orientée vers un modèle de vie idéalisé. En conséquence, le récit de Lucy dérive de la grande douleur d'une crise existentielle qui lui renvoie l'image angoissante d’un passé dévalorisant à Antigua. À travers la même pathologie, elle entrevoit un avenir incertain aux USA où elle a émigré dans sa tentative de renier ses origines identitaires. Lucy décrit son passé en ces termes: "Oh, I had imagined that with my one swift act - leaving home and coming to this mew place - I could leave behind me, as if it were an old garment never to be worn again" (p.7)

          Le temps romanesque de Lucy correspond à une période d'angoisse causée par un repliement sur soi qui pousse le personnage au questionnement sur le sens de la vie. La crise d’adolescence qu'elle traverse est marquée par l’instabilité et l’insatisfaction car Lucy est dans une situation conflictuelle avec son milieu. Tel est le profil psychologique qui fait d'elle un condensé d'émotions, une jeune fille soumise aux changements d’humeurs et aux attitudes de son entourage qu'elle appréhende dans l'adversité.

          C’est ce qui fait que dans le roman, les sentiments douloureux du personnage parcourent le récit de bout en bout comme une consubstantialité de l’existence malheureuse de Lucy. L’autoportrait qu’elle dresse à cette occasion montre qu'elle n’accorde aucune importance à son aspect physique. Elle focalise tout son intérêt sur les impressions que les relations heurtées avec son environnement social lui transmettent et sur leur impact psychologique.

         Ainsi dés le début du roman, l’héroïne de Kincaid se campe dans la tristesse d’un paysage enneigé, désorientée par la nouveauté, déçue de la banalité des lieux, regrettant son île natale. Ce sont là autant de manifestations de son dépaysement, surtout que Lucy, étant de race noire, se sent mal à l’aise dans sa nouvelle vie à New York chez ses employeurs blancs. L’ascenseur qu’elle emprunte, la robe de chambre qu’elle met, le réfrigérateur et la table qu’elle utilise pour manger, constituent à ses yeux le symbolisme d’une exclusion culturelle qui la rend nostalgique du passé qu'elle a voulu rejeter. Lisant son sort dans ses réminiscences, Lucy écrit:

In books I had read - from time to time, when the plot called for it - someone would suffer from homesickness. A person would leave a not  very nice situation and go somewhere else, somewhere a lot better, and then long to go back where it was not very nice [...] But now I, too, felt that I wanted to go back where I came from. I understood it, I knew where I stood there. if I had had to draw a picture of my future, then, it would have been a large grey patch surrounded by black, blacker, blackest [3] (p.6).

        

La gradation qui termine les propos désespérants de Lucy renvoie à l'image d'une noirceur gigantesque entrain de s'épaissir pour circonscrire son horizon dans l'obscurité la plus totale. En d'autres termes, par cette métaphorisation amplifiée Lucy allégorise tout le désespoir et la tristesse nés de la nostalgie qui l'accable. Elle n'hésite point à parler de "[her] sad thoughts, [her] sad feelings, "[her] discomfort with life in general as it presented itself to "[her]" (p. 7).

          En réalité, Lucy a une pleine conscience de son triste sort en se décrivant comme une femme malheureuse. L'existence calamiteuse qu’elle accepte volontiers est la conséquence des conditions de son hébergement dans une chambrette "maid's room" (p.7) qu’elle compare à une boite. D’ailleurs, malgré les efforts de Lewis et de sa femme Martha pour la mettre à l’aise, Lucy se place aux marges de la famille, dans la position d’une étrangère car elle se sent coupée du monde nouveau où elle se retrouve.

          À cet égard, il importe aussi de souligner le dépaysement dont Lucy se plaint à cause surtout du climat. Le moins que l'on puisse dire c'est qu'elle est traumatisée par l'hiver. À Lake Victoria où Mariah l'a emmenée pour lui faire découvrir les merveilles du printemps, contre toute attente, elle se remémore "the coldest winter [...] unpleasant [...] unfriendly" (p.10) qu'elle a vécu à son arrivée à New York. Ce retour en arrière est le prétexte dont elle se sert pour établir un parallèle entre son passé douloureux et l'hivers rigoureux. Elle se lamente en ces termes:

I could now look back at the winter.  It was my past - a past that was my own [...] I had just lived through a bleak and cold time, and it is not to the weather outside I refer [...] something settled inside me, something heavy and hard (p.24).

         

Alors ce n'est point étonnant que durant les premiers jours à New York, venant d'une île ensoleillée, Lucy déplore les fenêtres hermétiquement fermées, les maisons, les rues désespérément vides, et la nudité des arbres. L'absence de vie qui se dégage de ces éléments d'un paysage cadavérique est suggestif du tableau funèbre qui rend tragiques la nostalgie et la tristesse de Lucy.

          Lucy semble porter le deuil de sa propre déchéance due à sa situation d'exilée.Elle se reconnait pleinement dans la chanson diffusée par la radio qu’elle écoute durant sa première nuit à New York. Le motif principal de sa projection dans l'état d'âme du chanteur est que l'adolescente découvre à travers les paroles de celui-ci l’encodage psychologique correspondant à l’attendrissement foudroyant causée par la solitude. “Put yourself in my place, if only for a day; see if you can stand the awful emptiness inside” (p.8). La complainte du chanteur que Lucy reprend à son compte renvoie aux évocations mélancoliques qui structurent le récit dramatique qu'elle fait de sa propre vie.

          Dans un cours intitulé « Mélancolie et Dépression » Erick Dietrich définit la mélancolie comme un

[é]tat de dépression intense vécu avec un sentiment de douleur morale, et caractérisé par le ralentissement et l'inhibition des fonctions psychiques et psychomotrices. Cette dépression profonde de l'humeur est marquée par une inhibition psychomotrice (perte de l'initiative, ralentissement psychomoteur, parfois état de stupeur...); une douleur morale intense avec désespoir, anxiété majeure et auto dépréciation; des idées délirantes sur le thème de l'indignité, de la culpabilité, de la ruine [...]et d'un risque suicidaire élevé[4]

         

Soulignant l'influence de la mélancolie sur l'imaginaire, Nicole Gingas soutient que dés l'Antiquité, le lien entre la tristesse et la pratique artistique a fait l'objet de débat. Elle souligne que Platon, Aristote, et Ficin avaient déjà compris que le génie créateur était toujours habité d'une humeur noire, caractéristique du type mélancolique. Pour Gingas,

la mélancolie, tristesse sans cause, état généré par une perte, réaction à un deuil, apparaît aussi comme une manière d'être où la mémoire d'une perte et les souvenirs sont mis au service d'une pratique artistique. La mélancolie est une disposition à la solitude mais aussi à l’activité créatrice[5]

         

Elisabeth Roudinesco et Michel Pion ont retracé ce tempérament mélancolique chez les grand mystiques toujours menacés de s'éloigner de Dieu, chez les révolutionnaires toujours en quête d'un idéal qui se dérobe, et chez certains créateurs toujours à la recherche d'un dépassement de soi[6].

          Julia Kristeva affirme que création esthétique semble être une représentation sémiologique fidèle de la lutte du sujet mélancolique contre l'effondrement symbolique[7]. Elle évoque l'art comme emprise sublimatoire sur la chose perdue et comme une dynamique qui se tisse autour du vide dépressif. Le mélancolique, écrit Kristeva , est nécessairement un habitant de l'imaginaire[8].

À propos du caractère mélancolique de la littérature produite par les écrivaines issues des Caraïbes, Joyce C. Harte constate :

The literary work of Caribbean women writers is permeated by loss, placing their writing within contemporary discussions of mourning. Producing literature that is consciously experimental and elegiac in tone, [they]examine trauma, loss, and mourning in the context of a Caribbean world upon which slavery, colonization, brutal dictatorships, and natural catastrophes have left a devastating imprint. Such a sinister legacy of loss is both personal and collective[9].

         

Ramón E. Soto-Crespo aussi met l'accent sur l'imaginaire de Kincaid qui manifeste la mélancolie de ses personnages féminins endeuillés pour diverses raisons. Dans le passage ci-dessous il affirme:

Throughout her work, Jamaica Kincaid mourns the loss of not only individuals close to her but also larger, more abstract entities such as “home” and “the places in which something good, something you cannot forget, happened to you[10].

         

          En réalité, la plupart des héroines kincaidiennes confirment la remarque de Joyce C. Hart.  Dans un interview, Kincaid elle-même reconnait la forte dose de tristesse qu'elle insuffle à son écriture quand elle déclare: “There is a loneliness and melancholy to it that I treasure and I hope to make a permanent part of my imagination.”[11]

          Dans une large mesure, Lucy est une âme mélancolique. Elle est nostalgique de tout ce qu'elle a voulu quitter. Tenaillée par la perte des origines, par l'impression d'avoir échoué et par le sentiment de culpabilité, elle vit dans un monde dominé par la grisaille et l'obscurité. À l'aune de leurs valeurs symboliques, ces couleurs du temps maussade reflètent les états d'âme de Lucy. Elles traduisent l’insécurité et le pessimisme qui causent la dépression par laquelle l'héroïne visualise son mal de vivre. Pour décrire l'amertume et la souffrance qu'elle éprouve, Lucy n'hésite pas à parler de "real bitterness, real regret, real heart-headedness" (p.23) En cela, son écriture est la trace d’une anxiété qui exprime son spleen, pour reprendre un terme baudelairien.

          En examinant le récit de Lucy, le lecteur remarque aussi l'esseulement dont elle souffre. Cette grande solitude est à la mesure du désespoir qui anime la jeune femme prisonnière de son manque de communication. Même si sa famille d'accueil l’invite à se sentir chez elle, Lewis et Mariah ont remarqué la distance qu'elle observe. Pour eux, Lucy est tout juste une "Poor, poor visitor" (p.15). Le qualificatif lui sied à merveille. Il traduit la pitié que le couple éprouve envers elle du fait de son état misérable.

          La narration de Lucy dresse une peinture où les images du noyage et de l’enfermement traduisent tout le malaise existentiel qu'elle éprouve. À travers les moments cauchemardesques, elle se décrit comme un "drowning soul" (p.3). Le sommeil profond dans lequel elle sombre la première nuit chez ses employeurs allégorise une chute dans l'insécurité totale et le mystère insondable.

          À propos de l'impression de noyade, il convient de noter que les images de la chute et de l'enterrement sont évoquées pêle-mêle dans le récit pour représenter le chaos psychologique de Lucy. Les tropes ainsi formés constituent un réseau de métaphores exprimant les manifestations souterraines d'une hantise de l'anéantissement qui anime la jeune fille face aux dangers qu'elle voit partout.

          Relatant le cauchemar dans lequel elle est pourchassée par Lewis et Mariah, Lucy parle de sa chute dans un trou "at the bottom of which were silver and blue snakes" (p.14). Dans une autre séquence onirique, elle se retrouve ensevelie par ses poursuivants sous un tas de bouquets de fleurs. Ces "bunches of those same daffodils" dont Marian essaie de lui montrer la beauté printanière (p.18) lui rappellent l'expérience douloureuse de la colonisation. À bord du train en partance pour Lake Victoria elle rêve de cavaliers armés de coutelas qui veulent la découper en moreaux (p.32). Ce sont là sont autant de tableaux allégoriques de la phobie des dangers qui tenaille Lucy en toute circonstance.

          De telles représentations de la catastrophe constituent la trame filmique d’un monde qui s'écroule dans l’imaginaire de Lucy. En bien des points, elles participent à l'évocation d’une descente aux enfers caractéristique de l’existence pénible que Lucy a toujours menée.

          En fait, le malheur de Lucy est aussi causé par ses contacts éphémères avec son entourage et les ruptures brutales qui interviennent dans ses relations sociales. Par l’émigration, elle s’est violemment séparée de sa mère qu’elle dit haïr au plus haut point. La période qu’elle passe dans sa famille d’accueil à New York où elle sert d'au-pair aux trois filles du couple est marquée par l’hospitalité et la disponibilité de Mariah qui lui sert de mère dans certains cas.

          Pourtant c’est au moment où Mariah fait face aux malheurs d’une vie conjugale minée par l’adultère que Lucy la quitte pour aller vivre avec Peggy dans un même appartement. Leur cohabitation fondée sur l’usage de la drogue et la pratique lesbienne est brutalement interrompue lorsque Lucy découvert que Peggy couche avec son amant Paul. Alors, le lecteur n’est point surpris de voir Lucy vivre toute seule à la fin du roman. À ce propos elle constate:

I was now living a life I had always wanted to live. I was living apart from my family in a place where no one knew much about me; almost no one knew about me, almost no one knew even my name, and I was free more or less to come and go as pleased me. The feeling of bliss, the feeling of happiness, the feeling of longing fulfilled that I had thought would come with this situation was nowhere to be found in me." (p. 159)

         

Comme on le remarque dans le monologue de Lucy, les conséquences de ces ruptures et départs renouvelés s’inscrivent dans la logique d’une pérégrination qui débouche sur le désenchantement total. En réalité, Lucy est en quête d’un port d’attache solide, d’une communion permanente à travers les différents contacts noués avec les autres. Si pour diverses raisons elle interrompt ses relations c’est parce qu’elle n’y trouve point l’attention, l’attachement, ou l’amour tant recherché.

          Comme Lucy, Xuela le personnage de Kincaid dans The Autobiography of My Mother[12] n'a point de relations fixes avec les autres. Elle a fini par quitter toutes les personnes autour d'elle à cause de la mesquinerie ou de la haine qu'elle a détectée en elles.

          Comme Xuela, l'égocentrisme a rendue Lucy si exigeante qu’il lui est difficile de satisfaire le besoin de chaleur humaine qu'elle manifeste. Pourtant, elle cherche vainement quelqu’un qui lui vouerait une disponibilité totale bien qu'elle soit incapable de réciprocité, de peur d’aliéner sa propre liberté.

          On constate aisément que dans ses tentatives de communion, Lucy a échoué avec tous les autres personnages du roman. Elle a quitté sa mère, et Mariah, son employeuse, parce qu'elle trouve celle-là autoritaire, traditionnelle, et celle-ci gentille mais sophistiquée. Ses liens amoureux avec Tanner, Paul D, ou le garçon rencontré à bibliothèque, ou même Peggy, sont écourtés pour diverses raisons. Cette revue des césures opérées est l’illustration d’une existence menée en transit qui renforce l'insatisfaction de Lucy dans son expérience des relations humaines.

          Alors pour comprendre la solitude du personnage de Kincaid et son manque d'attachement envers les autres, il convient de remonter à son enfance. En fait, le sentiment d’abandon que Lucy ressent depuis le bas âge a forgé son caractère à travers la frustration d’une enfant mal aimée qui cherche à se venger de la négligence parentale. La relation antagoniste de Lucy avec sa propre mère est la cristallisation d’une haine farouche qui engendre le regret et la culpabilité dont elle cherche à se débarrasser par le récit.

          Malgré les interventions de Maude Quick venue lui remettre une lettre de sa mère et lui annoncer le décès de son beau-père, et celles de Mariah qui cherche à la raisonner pour qu'elle pardonne à sa mère, Lucy confirme le dégôut que lui inspire celle-ci: "I came to hate my mother " (p.131) dit-elle. En cela Lucy ressemble au personnage eponyme, dans Annie John[13] de Kincaid. Elle aussi est en rébellion contre une mère cherchant à lui inculquer les valeurs d'une bonne femme au foyer.

          La réaction hostile de la fille est l’expression d'une attitude punitive envers une mère qu’elle accuse d’être responsable des maux dont elle souffre. Analysant la relation entre Lucy et sa maman à la lumière de la théorie d'Adrienne Rich sur le conflit mère-fille ou matrophobie, Irline François soutient :

The mother gure is made even more potent for she represents the values and structures of the metropolis as well as the feminine mores embodied in the Victorian cult of womanhood from which the daughter desperately seeks to wrest herself. The mother is viewed as an instrument of old patriarchal mores. It is thus in this context that Adrienne Rich’s study on mothers and daughters in Of Woman Born becomes particularly relevant to Kincaid’s Lucy. In her study on motherhood and daughterhood, Adrienne Rich attributes the term Matrophobia, or the fear of becoming one’s mother, to daughters who see their mothers as having taught a compromise of self-hatred and as having transmitted the restrictions and degradations of a female existence[14].

         

Dans le même ordre d'idée, Leon E. Stennis affirme que la colère de Lucy est basée sur le genre et dirigée contre sa mère qu'elle déteste. Pour Stennis, Lucy rejette sa mère à cause de ce qu'elle perçoit comme étant des restrictions insensées que cette dernière lui impose. Toujours poursuivant sa réflexion, Stennis pense que la mère symbolise la tradition coloniale britannique des années durant lesquelles Lucy a subi son éducation à Antigua, période improductive à l'épanouissement de cette jeune femme[15].

          Comme on le sait, Lucy a choisi de s’exiler en Amérique pour se séparer de cette mère autoritaire qui l’empêche de s’épanouir et qui prévoit un meilleur avenir pour ses trois jeunes frères.

          En plus d'avoir épousé un pauvre homme qui lui a laissé des dettes en mourant, Lucy reproche à sa mère l'éducation ratée qu'elle lui a dispensée. Sur ce point, son appréciation reste catégorique:

I then gave a brief description of my personal life, offering each detail as evidence that my upbringing had been a failure and that, in fact, life as a slut was quite enjoyable, thank you very much. I would not come home now, I said, I would not come home ever” (pp.127-28).

         

Cependant la matrophobie que Lucy assume n'est que la version tapageuse d’un attachement introverti à la mère. En lisant entre les lignes, on se rend compte que Lucy aime secrètement sa mère qu’elle n’arrive pas à oublier. D’ailleurs sa conscience lui reproche son comportement rebelle et ses terribles révélations sur sa mère qui lui font si mal pourtant. Là il faut comprendre que Lucy fait de la dénonciation un droit à la parole inhérent à la crise d’adolescence qu’elle traverse dans sa quête d’un référentiel identitaire qui la retourne constamment vers sa mère.

          Lucy se bat farouchement car elle ne veut point hériter de sa mère les conventions patriarcales qui l'ont aliénée. Elle cherche à se forger une individualité qu'elle compte assumer pleinement. La colère, la haine, et le rejet de la mère qui en découlent, ne sont que des manifestations rageuses d’un attachement souterrain qui résiste au ressentiment et à la longue distance.

          Voilà une facette de la logique des paradoxes qui structurent le monde ambigu de Lucy quand elle fait la révélation suivante : "My past was my mother [...] I did not want to be like my mother [...] I was mot like my mother [...] I was my mother" (p.90).

          La relation à sa mère que Lucy tente de couper est à peu prés la même qu’elle noue avec son employeuse Mariah. Celle-ci dont elle s’occupe des enfants accepte de lui payer plus que son salaire d’au pair, l’emmène en excursion avec la famille, et même en consultation chez son gynécologue. Lucy est bien consciente des soins que lui apporte Mariah qu’elle trouve plus attentive à son égard que sa propre mère.

          Pourtant ce lien paisible cache mal les conflits qui le brouillent. Pour Lucy Mariah représente la suprématie de la race blanche dans tout ce qu’elle a rejeté de son expérience de colonisée. C’est la raison pour laquelle elle souffre secrètement du maternage de cette femme, de son attitude condescendante qui marque le gap socioculturel entre elles. Lucy explique leurs relations conflictuelles lorsqu'elle fait la confession suivante: “the times I loved Mariah it was because she reminded me of my mother. The times that I did not love Mariah it was because she reminded me of my mother” (p.58).

          La curieuse remarque de Lucy exprime une vie en boucles. C'est comme si elle a émigré aux USA pour se retrouver à son point de départ qu'est Antigua. Elle a l'impression ne n'avoir point connu de changement car tout ce qu'elle a voulu fuir l'a finalement retrouvée aux USA. La fixité qui en découle est expressive d'une absurdité qui rend la vie monotone, fade et fastidieuse. Lucy en est consciente dans ces lignes où elle dit :

When I was at home, in my parents' house, I used to make a list of all the things I was quite sure would not follow me if I only could cross the vast ocean that lay before me; I used to think that just a change in venue would banish forever from my life the things I most despised. But that was not to be so. As each day unfolded before me, I could see the sameness in everything; I could see the present take a shape - the shape of my past (p.90)

         

L’insatisfaction que ressent Lucy à cause de l'existence insensée qu'elle mène débouche sur une déception qui la pousse à quitter toutes ses connaissances. Le départ de Lucy de chez Marian est une autre séparation douloureusement vécue surtout qu’elle abandonne sa bienfaitrice au moment où celle-ci divorce d’avec un mari qui entretient des relations adultères avec Dinah la meilleure amie de sa femme.

          Cependant le fait d’avoir quitté Mariah ne veut point dire que Lucy reste insensible au malheur conjugal qui lui arrive. Bien au contraire, en tant que femme, elle éprouve de la peine pour Mariah auprès de qui elle a connu pour la première fois un amour véritable. Bien qu'elle ait pris l'initiative de la séparation, elle regrette avec tristesse en ces termes: "I had been mourning the end of a love affair, perhaps the only true love in my whole life I would ever know " (p.131)

          Dans une large mesure, Lucy déroule un récit qui participe de l’imaginaire de la souffrance causée par toutes les opportunités ratées, toutes les pertes subies, toutes les illusions perdues à Antigua comme aux USA. À ce point, le regret et le désenchantement prennent leur sens dans le texte plaintif car l’auteure (Kincaid/Lucy) peine à reconnaitre son échec, préférant la réaffirmation d’un moi belliqueux qui assume tout et qui s’oppose à tout.

          Pourtant, même si Lucy se présente comme une victime qui se délecte du mal qu’on lui fait, elle manifeste une claire conscience des tords qu’elle a tant causé aux autres. Elle finit même par accepter d'endosser le péché qui en découle avec beaucoup d’amertume car elle découvre, par sa mère, que son nom est le diminutif de Lucifer. Le patronyme symbolise une perte de l’innocence et du bonheur édéniques qui allégorise sa chute dans un espace infernal.

          À travers le texte de Kincaid, l’imaginaire investie est un chemin obscur vers l’inconscient qui demeure le topo des expériences refoulées dans les caniveaux mémoriels. Son personnage, Lucy, se représente l’existence vécue, à Antigua et à New York, par des monologues, des rêves éveillés, des fantasmes, des songes, et des cauchemars. À juste raison, le lecteur comprend pourquoi Mariah a très tôt diagnostiqué le mal de Lucy quand elle dit "Doctor Freud for the visitor"(p.15).

          Sous le prisme de la cure psychanalytique ainsi suggérée à Lucy, le récit de soi procède d’une liquéfaction de souvenirs douloureux, de sentiments amers et de désirs comprimés qui expriment toutes les angoisses de la narratrice en larmes. Le constat du chaos de son existence à la fin de sa quête d’amour et d'identité cause à Lucy la déception qu'elle rumine dans un attendrissement ressenti comme un deuil. Pour conclure son autobiographie, elle écrit:

I saw the book Mariah gave me. (...) beside it lay my fountain pen full of beautifu blue ink. I picked up both, and opened the book. At the top of the page, I wrote my full name. Lucy Josephine Potter. At the sight of it, many thoughts rushed through me, but I could write down only this: " I wish I could love someone so much that I could die from it.  And then as I looked at the sentence, a great wave of shame came over me and I wept and wept so much that my tears fell on the page and caused all the words to become one great blur (pp. 163-4).

         

À peine commencé, le journal intime de Lucy s'arrête net par le gommage de son marqueur identitaire qu'est son véritable nom oblitéré par ses propres larmes. Dans cet acte de reniement involontaire, la véritable entreprise de Lucy est de se départir de son passé, de son présent, mais aussi de son avenir qui se présente à elle comme "a grey blank" (p.6)

          En somme, la séparation de Lucy de toutes les personnes qu'elle a connues est la cause de la mélancolie et du pathos qui déterminent son imaginaire. Ainsi les stimuli de son récit autobiographique demeurent les sentiments amers qui expriment ses frustrations, les impressions phobiques que lui transmettent ses angoisses, les délires nés des souffrances muettes qu'elle éprouve. Telles sont les rainures psychologiques à la base d’une écriture gémissante et pleureuse que Jamaica Kincaid investit dans son texte pour dire le malaise existentiel de son double qu'est Lucy.

 

 

Bibliographie

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  • KRISTEVA, Julia. Soleil noir. Dépression et mélancolie. Paris : Gallimard, 1987.
  • MAULPOIX, Jean-Michel, "L’image mélancolique",
  • http://www.maulpoix.net/blogjmm/wordpress/melancoli/, 14 février 2012 , consulté  le 20 Août 2013. 
  • ROUDINESCO, Elisabeth et Michel Pion. Dictionnaire de la psychanalyse. Paris : Fayard,1997.
  • STENNIS, Leon E. Jamaica Kincaid: A Multi-Dimensional Resistance to Colonialism. PhD, Dissertation, Indiana University of Pennsylvania, May 2012.

* Enseignant-Chercheur, Section de Langue, Littératures et Civilisations des Pays Anglophones, Université Gaston Berger, Saint-Louis, Sénégal.

[1] Jamaica Kincaid. Lucy. New York: Plume, 1991. (Toutes les citations dans le texte, suivies d'un numéro de page entre parenthèses, renvoient à la présente édition).

[2] Paula Becker. “The Healing Power of Tears.” http://www.cyquest.com/motherhome/healing_power_of_tears.html.  Consulté le 25 Septembre, 2013.

[3] C'est nous qui soulignons.

[4] Erick Dietrich. "Mélancolie et dépression", cours dispensé au Département de Formation Paris XVII,  Ecole de psychosomatoanalyse.www. centre-mosaique.com/publications.5

_mélancolie_et_depression.pdf.Conslulté le 05 juillet 2013.

[5] Nicole Gingas « Figures de la mélancolie » Erudit n° 56-57, 1991, p.66.

[6] Elisabeth Roudinesco et Michel Pion. Dictionnaire de la psychanalyse. Paris : Fayard,1997, pp. 64-65.

[7] Julia Kristeva. Soleil noir. Dépression et mélancolie. Paris: Gallimard, 1987, p.72.

[8] Ibid., pp.109-110.

[9]Joyce C. Harte (ed). "Introduction". Come Weep With Me Loss and Mourning in the Writings of Caribbean Women Writers. Cambridge: Scholars Publishing, 2007, p.1.

[10] Ramón Soto Crespo, "Death and the Diaspora Writer: Hybridity and Mourning in the Work of Jamaica Kincaid." In Harold Bloom (ed with introd), Bloom’s Modern Critical Views: Jamaica Kincaid. New York: Boom's Literary Criticism, 2008, p. 98. 

[11]Jamaica Kincaid, "Never Mind the Parallels, Don’t Read It as My Life". Interview by Felicia R. Lee,  February 4, 2013, http://www.nytimes.com/2013/02/05/books/jamaica-kincaid-isnt-writing-about-her-life-she-says.html?_r=0

[12] Jamaica Kincaid, The Autobiography of My Mother. New York: Plume, 1996.

[13]  Jamaica Kincaid, Annie John. New York: New American Library, 1985.

[14]Irline François. "The Daffofil Gap: Jamaica Kincaid’s Lucy". In Harold Bloom (ed with introd), Bloom’s Modern Critical Views: Jamaica Kincaid. New York: Boom's Literary Criticism, 2008, pp. 80-81.

[15] Leon E. Stennis, Jamaica Kincaid: A Multi-Dimensional Resistance to Colonialism. PhD, Dissertation, Indiana University of Pennsylvania, May 2012, p.77.