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Abstract

The single collection of short stories by Tchicaya U tam' si, La main sèche distinguishes itself from the other African short stories by its singularity. Composed of eleven quite disparate yet thematically bound accounts, the work leaves the beaten tracks of the traditional design of stories and uses narrative divagation, subverted linearity, characters with vague contours. The whole of the text rests on an enigma which it is difficult to decipher. Apart from this characteristic at the aesthetic level, La main sèche also suggests the possibility of a world where the syncretism of the cultures would give life to a human civilization. It is, in fact, a new writing of the history of the African people from now on engaged in a plural adventure. The collection is at the same time a triumph on aesthetic monotony and a demonstration on the possibility of redemption of the African people.

Key words: News, esthetics, disparity, search, identity, syncretism, culture, interbreeding, redemption.

 

Résumé 

L’unique recueil de nouvelles de Tchicaya U tam’si, La Main sèche se distingue des autres nouvelles africaines par sa singularité. Composée de onze récits tous aussi disparates les uns comme les autres, malgré le lien thématique qui les caractérise, l'œuvre sort des sentiers battus de la conception classique de la nouvelle : divagation narrative, linéarité subvertie, personnages aux contours flous. L’ensemble des textes repose sur une énigme qu’il est difficile de décrypter. En dehors de cette particularité au niveau esthétique, La Main sèche suggère également la possibilité d’un monde où le syncrétisme des cultures donnerait vie à une civilisation humaine. Il s’agit, en fait, d’une nouvelle écriture de l’histoire du peuple africain désormais engagé dans une aventure plurielle. Le recueil est à la fois un triomphe sur la monotonie esthétique et une démonstration sur la possibilité de rédemption du peuple africain.

Mots-clés : Nouvelle, esthétique, disparité, quête, identité, syncrétisme, culture, métissage, rédemption.

 

 

Introduction

Tchicaya U tam’si a été de ceux qui ont refusé d'adopter l’architecture et la rigueur du mouvement de la négritude. Son unique recueil, La Main sèche (Tchicaya, 1980), est non seulement une originalité dans l’art de composer la nouvelle, mais également un engagement ferme dans l’exigence d’un pluralisme culturel. Les onze textes qui constituent le recueil, présentent des récits superposés avec des images très contrastées et des personnages insaisissables, en perpétuelle métamorphose.

Les recueils de nouvelles concourent généralement à tisser des réseaux narratifs cohérents, établissant de multiples correspondances entre les différents textes, mis en regard les uns des autres. Ce sont des récits généralement brefs, de construction dramatique (unité d’action), présentant des personnages peu nombreux, dont la psychologie n’est guère étudiée que dans la mesure où ils réagissent à l’évènement qui fait le centre du récit (Oswald, 1996 : 15). Mais avec Tchicaya, on assiste à une autre architecture d’un recueil de nouvelles. Les onze récits de La Main Sèche (Tchicaya, 1980), diffusent une lumière aveuglante au point qu’on doive avancer à tâtons pour les pénétrer et les comprendre.

En dehors de ce travail d’art, la recherche du sens semble conduire vers une problématique de l’acculturation. Processus par lequel un peuple donné s'adapte à une autre culture et adopte de nouveaux comportements. L’enracinement de Tchicaya dans les traditions africaines et son exil en Europe l’ont amené à la conviction que seul le rapprochement des peuples et, par – delà, le métissage culturel, permet d’aplanir les obstacles comme la xénophobie, le racisme et les rapports dominant- dominé.

 

1-Nouvelle africaine, nouvelle forme

La lecture de La Main sèche (Tchicaya, 1980), laisse appréhender une autre façon d’écrire la nouvelle. La composition des textes respecte un certain « désordre » : des phrases répétées, abandonnées par moment, puis reprises par la suite, ce qui bouleverse l'ordre chronologique des récits, des personnages insaisissables, passant d'un état à un autre et qui se découvrent autrement dans un rêve.  « Laetabundus ou l’enfant miraculé », la première nouvelle du recueil par exemple, a la structure d’une énigme dont le lecteur n’en connaît le sens qu’à la fin. Le thème de la nativité a été abordé de façon voilée, puisqu’il s’agit en fait d’un rêve. Un rêve rapporté par un narrateur ou par des narrateurs, dans la mesure où l’auteur par le truchement du rêve, brouille les contours de l’instance narrative première autant que celle de la seconde voix.

L’ordre linéaire privilégie le narrateur intradiégétique que l’enfant désigne comme poète. Dans l’ordre du réel, c’est le narrateur conscient, éveillé, qui prime. […] Le fragment est structuré de telle sorte que tout ce qui précède apparaît comme le contenu manifeste d’un rêve, et que tout ce qui vient après le rêve comme les stimuli psychiques et extérieurs de ce rêve (Kahiudi , 1998 : 231).

         

La structure de « Laetabundus ou l’enfant miraculé » se présente donc de façon particulière avec des narrateurs qui racontent dans une situation un peu inhabituelle. Le narrateur premier a rêvé avant le minuit chrétien (la nuit de Noël). Ce rêve a inspiré un narrateur second qui raconte une histoire ayant une coïncide étrange avec le récit biblique sur la naissance du Christ dans la crèche. Il s’agit, en effet, d’un bébé abandonné par sa mère dans la crèche d’une église. Quant au « Cycle de Lazare », un triptyque composé de « Lazare1 », de « Rebours » et de « Fou rire », l'auteur retrace les grands moments de la vie d'un personnage sous la forme d'un rite initiatique, car le héros Lazare, celui que tout le monde appelait « Cet enfant-là », devenu Sékhélé par la suite, est passé par les différentes étapes de la formation du héros mythique. Lazare, en effet, est un enfant au destin étrange, un enfant qui donne l'impression d'avoir pour seul compagnon dans sa vie, le malheur.

Etant soumis en permanence aux épreuves du danger et de l'angoisse, il comprit non seulement que la nature avait des secrets, mais également, la violation des tabous et des interdits peut entraîner des conséquences graves. L'infection de sa main par la gangrène peut se lire comme une punition. Après cette épreuve, s'ensuit malheureusement une autre, celle de la tentation et de la régression qui conduit Lazare de la vie pieuse du Christianisme au clos de Mpanzu au paganisme originel. C'est en ces lieux justement qu'il récupère ses dons primitifs exceptionnels de voyant qui lui ont permis, une fois arrivé à Brazzaville, de s'engager aux côtés des pauvres et des simples d'esprit. Chaque épisode représente une étape transitoire dans le cheminement existentiel du personnage-héros, étapes durant lesquelles il doit faire face à de nombreuses épreuves, essentielles à sa progression. Il s’agit là du « connais-toi toi-même » socratique, une invitation à la quête et à la découverte de soi.

          Le choix d'un triptyque par Tchicaya pour démontrer ce parcours initiatique n'est peut-être pas anodin. Le chiffre 3 est considéré par la plupart des sociétés comme le signe d’un rite : un début, une progression et un achèvement.

Trois est universellement un nombre fondamental. Il exprime un ordre intellectuel et spirituel…Il synthétise la tri-unité de L’Être vivant et résulte de la conjonction de 1 et de 2. 3 est l’expression de la totalité, de l’achèvement. [...] L’achèvement d’un rite initiatique est d’ailleurs chez les chrétiens, la perfection de l’unité divine. (Chevalier et Gheerbrant, 1969-1982 : 167)

 

L’engagement de Lazare dans cette quête existentielle lui a permis d’accéder à un niveau supérieur de connaissance avant de renaître dans un nouvel état de perfection.

La nouvelle intitulée « Noces » par contre, diffère des deux premières, même si nous avons toujours cette récurrence du chiffre 3 comme dans « Le Cycle de Lazare ». « Noces » est, en effet, une fable à trois temps : d'abord l’invitation des invités, ensuite leur arrivée, et enfin leur descente aquatique. En dehors de la mise en scène allégorique présentée par Tchicaya, puisque nous avons affaire à des personnages bizarres aux noms d’animaux, l’allusion au déluge de la Bible avec Noé et ses bêtes est tout à fait remarquable dans ce récit. C’est en fait un dosage de réel et d’irréel, de la chute et de la destruction d’un monde où dominent des démons qui ont des apparences humaines. « La Main sèche », le nouvel éponyme du recueil, se présente sur un mode de flash back et de mise en abîme. Le récit commence par une scène où le personnage Christophe rencontre un crabe au bord de la mer. Cette scène sera répétée plusieurs fois. Des répétitions et de nombreuses digressions déroutent le lecteur qui a du mal à suivre le fil narratif, mais en même temps, certaines séquences du texte servent de repères à sa compréhension. Ce qui donne l’impression que le récit est inséré dans un contexte interne. Et si le mythe pose en général des problèmes existentiels, la quête de la mort, qui préoccupe Christophe, nous oriente vers un traitement mythique de la nouvelle par Tchicaya. Comme obsédé par le Thanatos, cet homme qui s’est blindé justement contre la mort par des décoctions, des élixirs et des soins magiques, tient à en faire l’expérience (Kahiudi ,1998 : 251).

            La particularité du recueil dans son ensemble tient tout entier dans l’ingéniosité de l'auteur à obscurcir à son lecteur les réseaux de signification. Par contre, « Tourbillon » et « Omoneh » présentent une structure linéaire qui obéit aux règles traditionnelles du récit : suite chronologique, narration à la troisième personne, dialogues, personnages bien décrits et bien définis. « Tourbillon » dévoile les réalités d’une société régie par la pensée mythique et des superstitions, tandis « Omoneh » raconte les revers d’un amour maternel. Deux autres nouvelles, à savoir, « Elenga qui viola le prophète » et « quatre heures du matin » nous plongent également dans la mythologie. Ces deux récits font allusion, en effet, à la mort et à la géhenne qui attendent le Congo où on continue de violer les enfants et les prophètes. La mort, la punition divine et la résurrection sont des réalités très présentes dans les récits de Tchicaya, et précisément dans la nouvelle « Fou rire » qui, sur le plan thématique, est au cœur des préoccupations de l'auteur quant à la nature poreuse de la vie, de la mort, du rêve et « quant à l’infinité des transitions possibles d’un état à l’autre, à savoir la mort, la résurrection, la prémonition ». (Kom, 2001 :319-320)

Toutes les nouvelles de La Main sèche (Tchicaya, 1980) comportent deux parties : une histoire et une projection vers l’avenir. Dans « Lazare1 » par exemple, le personnage Lazare avait un passé de petit délinquant perdu dans une vaste famille. Il grandit par la suite et quitta le cocon familial. « Laetabundus, ou l’enfant miraculé » présente aussi la même structure : L’histoire d’un enfant né dans une crèche qui commença dès ses premiers balbutiements à haranguer la foule avec des invectives pour prophétiser sur l’avenir.  « Omoneh » parle de cet enfant qu’on n’a pas voulu sevrer, mais qu’on fit par la suite afin qu’il fît face à l’avenir. Cette composition binaire est présente dans toutes les onze nouvelles. Mais le passé et l’avenir, c’est encore le commencement et la fin. Et l’unité entre le passé et l’avenir est réalisée par des personnages qui sont présentés par Tchicaya comme des êtres en perpétuelle métamorphose et en quête d’identité. En dehors de cette quête personnelle, il y a aussi ce passage forcé, ce rite initiatique qui les oblige, la plupart du temps, à la contemplation de la nature, à vouloir se fondre dans la forêt ou dans la mer pour se ressourcer comme Lazare et Christophe :

Il [Lazare] avait trop grandi pour courir entre les plants de manioc, de patates douces et se cloîtrer dans les hautes herbes ( Tchicaya ,1980 :45). 356(…)

Il [Christophe] regarda du côté de la mer, il la vit s’éloigner très vite, intercalant entre elle et lui des pays d’oasis, de montagnes, des savanes, de forêts luxuriantes (Tchicaya, 1980 : 30).

 

La Main Sèche (Tchicaya, 1980) s’articule autour de nombreux projets. La tension narrative qui caractérise les textes se manifeste à des degrés différents. Le fil narratif même s’inscrit invariablement dans une situation de crise larvée, il suppose un malaise latent, souvent diffus et imperceptible mais toujours sensible. Il inaugure, du point de vue de l’intrigue, une période troublée qui procède de troubles antérieurs. Bien de personnages du recueil font leur apparition dans des conditions psychologiques très singulières, avec le sentiment confus d’avoir commis quelque faute ou parfois d’avoir à l’expier.  Ainsi, malgré les digressions, malgré le mélange des instances narratives, les mises en abîme et les références à la mythologie qui font de La Main sèche (Tchicaya, 1980) un recueil de nouvelles particulier, le sens de l’œuvre se résume à un parcours individuel. L’auteur présente des personnages étranges qui ont également un destin étrange. Des individus en quête de cohérence, exposés à la rêverie, à la nature, qui se remettent en question de façon permanente.

 

2-La quête identitaire

Après avoir montré comment la poésie a servi d’exutoire à sa solitude, Tchicaya en vient au récit. Et La Main Sèche (Tchicaya, 1980) à travers les parcours tumultueux que subissent les divers personnages des récits qui composent le recueil, est une véritable quête identitaire. L’œuvre peut se résumer à un parcours d’un individu engagé dans une aventure faite de rencontres comme le précise Tchicaya lui-même dans l’Avant-propos du recueil :

Onze nouvelles ? D’aucuns diront que c’est bien abusif. Soit, mais qu’importe le genre, pourvu qu’on ait l’ivresse. L’ivresse ou vertige de celui qui parcourt un champ intérieur en quête de soi qui se voit chaviré, éclaté, contraint à l’exercice d’un étrange remembrement en vue d’une culture intensive, sans quoi, c’est la chute ou le coma. Disons que La Main Sèche est le portrait à facettes d’un être qui se cherche une nouvelle identité de synthèse. Parce qu’en vérité, toute civilisation est une rencontre syncrétique de deux mondes, au moins, barbares l’un l’autre (Tchicaya, 1980 : 7-8).

           

Dans cette recherche de culture intensive, l’individu qui se cache derrière La Main Sèche (Tchicaya, 1980) s’identifie à plusieurs figures. Dans « Laetabundus ou l’enfant miraculé », une étrange apparition intrigue tout le monde par son physique : « Seule la tête vivait par son énormité hydrocéphale ». Cet être bizarre tient des propos qui rappellent un texte biblique mais dans un contexte plutôt particulier :

Moi, j’étais né à Béthléen dans la crèche, c’était le premier miracle de Christ il a bien voulu que je meure pour lui je l’ai conservé au monde je lui ai fait rendre témoignage de fraternité entre les races. (Tchicaya, 1980 : 11).

 

C’est par ces propos que l’enfant miraculé entre dans le monde ; ses paroles sont porteuses d’un message messianique dans un monde perverti. L’enfant miraculé est porteur d’un message d’espoir. Contesté par son auditoire, il se métamorphose :

Quelque chose de surprenant se produisit, chaque partie du visage de l’enfant bougea, s’ordonna, prit un ovale réel, s’anima sous l’effet d’une charge électrique, s’anima d’une vie irradiante et la voix naguère monocorde prit des inflexions d’enjouement, de chaleur revigorante. Une tête d’ange noir sur son cou remplace l’hydrocéphalie (Tchicaya, 1980 : 15-16).

 

Le cas d’un autre enfant miraculé se retrouve dans le triptyque de Lazare. Pour avoir surpris les ébats de ses parents et assisté à une scène violente, Lazare a violé les tabous et provoqué la mort dans sa famille. La gangrène de la main est une punition et sa guérison miraculeuse est une sorte d’épuration. Sa conversion au christianisme est la mort du vieil homme, impure, de nature pécheresse, et l’avènement d’un homme nouveau. Dans sa quête perpétuelle, Lazare retourne, malgré tout dans son paganisme originel au clos de Mpanzu où il récupère ses dons primitifs. Devenu un être mystérieux, il retourne à Brazzaville, dans la civilisation, où il s’engage dans la défense de la justice et de la droiture.

             A travers les diverses métamorphoses de ses personnages, Tchicaya pose le problème de la quête de soi, rejoignant ainsi le tragique quotidien de l’homme dans la complexité de son devenir. Le récit de Christophe dans « La main sèche » retrace le cheminement de l’initié et dévoile la relation d’une crise vécue par un homme qui cherche à s’accomplir. L’expérience de la mort dans le récit est présentée comme une identification de la personnalité. Au-delà de cette tentative d’identification, il y a aussi une volonté de la part de l’auteur de démontrer que l’accomplissement de l’individu est le résultat de plusieurs vies, de plusieurs morts et de plusieurs réincarnations. C’est aussi une dénonciation de l’asservissement dont est victime l’Africain, qui, tout comme les personnages de Tchicaya, est obligé de se chercher, de passer par des étapes diverses afin de s’identifier. Difficile pour l’Africain aujourd’hui, en effet, de se retrouver dans sa propre culture et d’exploiter de façon positive le métissage imposé, du fait du contact avec l’Occident. C’est ce que relève l’écrivain togolais Julien Guenou dans son ouvrage intitulé L’empire se retire…Que naisse Prométhée... : Le problème pour le nouvel Africain est de faire la preuve de son aptitude à revitaliser sa propre culture, à la rendre plus forte, afin de faire du métissage imposé un métissage accepté, maîtrisé, syncrétisé et positif. (Guénou, 2007 : 90)

Tout le long du recueil, Tchicaya force le lecteur à se familiariser à des personnages déboussolés, en quête de repères. Ces derniers sont partagés entre les croyances animistes et l’influence du Christianisme, comme le constate également Jacques Chevrier dans Littératures francophones d’Afrique noire- Ecritures du Sud : « le problème qui se pose aux personnages imaginés par Tchicaya consiste à tenter d’opérer une synthèse qui leur permettrait de s’ouvrir à la modernité, sans pour autant perdre leur âme » (Chevrier, 2006 : 123).

La situation inconfortable de ces personnages peut être assimilée à la confrontation permanente de l’homme noir avec les affres du néo- colonialisme et les imperfections de la tradition. Toutefois, malgré le fanatisme, les superstitions, les abus, l’arbitraire et toute autre forme d’asservissement, Tchicaya, à travers le cheminement « héroïque » de ses personnages, semble indiquer qu’il garde l’espoir de l’avènement d’une société africaine juste, libérée des tares. Et ceci passe par la mobilisation de toutes les énergies à savoir, la parole, l’écriture, la culture africaine et occidentale.

 

3-Le syncrétisme culturel

Dans ce désir de synthèse culturelle, on remarque que le rapport entre le paganisme et la religion chrétienne est tellement évidente dans l’écriture de Tchicaya. Si les récits se déroulent sur le fond d’un décor mystique : rêves, illuminations, mystères, révélations, on retrouve également dans ses textes de nombreuses figures sacrées telles que Lazare, le lépreux ressuscité d’entre les morts, Christophe, Christ sauveur, Simon, Balthazar et autres…Ce qui est frappant chez Tchicaya, c’est en effet, la déformation des récits bibliques. Le récit de la nativité dans « Laetabundus, l’enfant miraculé », la résurrection symbolique de Lazare inspiré de L’Evangile de Saint Jean, ainsi africanisés, en sont des exemples. Ces deux récits comme bien d’autres sont un mélange de paganisme et des textes inspirés de la Bible. Loin de choquer le lecteur, Tchicaya veut tout simplement insuffler une dynamique profane et universelle aux récits bibliques. « Le petit Noir » qui prend la place de « L’enfant Jésus » dans la crèche est une preuve de la volonté de rapprochement des races. Par ailleurs, les différentes questions que le narrateur pose à « L’enfant miraculé » en vue de le surprendre permettent de comprendre la portée des éléments suggérés par l’auteur en vue d'un échange entre deux cultures : « Sais-tu lire ? » demanda le narrateur à « L’enfant miraculé ». La réponse de « L’enfant miraculé » est la suivante :

Mon brave poète, le verbe sur papier est toujours boiteux. Il est symbole à ne pas ramener à l’état de signe. Ce que je dis est vrai…  Ne le cherchez pas, avec des yeux qui disent des mensonges. Ne le nommez pas avec les mots des livres (Tchicaya, 1980 : 17).

 

A l’analyse, on perçoit comment les deux races, noire et blanche brandissent leurs spécificités dans l’expression de leur culture. « L’enfant miraculé », le Noir qui symbolise ici l’Afrique, appartient à l'oralité, alors que son « auditoire », encore sidéré et composé de Blancs renvoie ici au monde des livres, c’est-à-dire celui de l’écriture. « L’enfant miraculé » en fait est né pour accomplir une mission : Celle de témoigner de la fraternité entre les races, tout comme Jésus qui rendait un témoignage oral de sa doctrine aux nombreuses foules qui le suivaient.

Ce rapport entre les deux formes d’expression nous rapproche également d’un autre récit biblique, celui du temple, où Jésus, à l’âge de six ans, instruisait les Juifs, les maîtres de la loi (versés dans l’écriture). La Main Sèche (Tchicaya, 1980) signale le triomphe de l’écrit sur ce qui est tu ou ce qui est dit. A cet égard, la nouvelle centrale du recueil « La main sèche » est significative, puisqu’il s’agit de la résurrection d’une main qui retrouve chaleur et souplesse en se tendant vers l’être aimé. Tchicaya U Tam’si, qui se déclare en rupture avec l’oralité, la tradition et l’ethnie célèbre « l’arrivée de l’écriture aux mains des gens qui, traditionnellement, n’avaient que la parole ». (Tchicaya ,1980 : 35)

 Il apparaît donc comme l’un des rares promoteurs d’une révolution culturelle en Afrique : le syncrétisme des cultures qui peut donner vie à une civilisation juste et humaine. Et cela se lit bien dans ses textes, à l’image de la régression de Lazare qui est retourné au clos de Mpanzu, dans la vie païenne après sa conversion. Loin d’être considéré comme une apostasie cette attitude est plutôt une élévation spirituelle, puisque désormais « fortifié, initié aux secrets occultes, Lazare est plus apte à s’ouvrir aux ondes cosmiques » (Tchicaya, 1980 : 42). La preuve est là : c’est grâce à ces puissances qu’il a su défendre les pauvres innocents contre toutes formes d’injustices.

        Contrairement au désespoir affiché par la plupart de ses congénères écrivains qui semblent avoir perdu la foi dans l’avènement d’une société africaine forte, démocratique et juste, Tchicaya, lui, pense que « dire la justice, c’est le rôle qui incombe au poète–prophète » et La Main Sèche (Tchicaya, 1980) est une vision prophétique de L’Afrique, « une fresque panachée de syncrétisme et de métissage culturel » (Michel, 1983 : 27). Tchicaya est d’un optimisme lucide quant à l’avenir de son peuple. Il souhaiterait que l’homme noir dépasse les théories de la négritude et pose de véritables actions. Ce qui fait dire à Sony Labou Tansi, souvent considéré comme son fils spirituel, que Tchicaya est pour l’Afrique ce que Pablo Neruda est pour l’Amérique latine. Il est le père de notre rêve. Ce rêve, simple et soif de liberté, de justice, d’amour et de courage. (France Culture, 1989).

          Rêve certes, mais réalité aussi, car si le premier récit est une vision, une illusion, les dix autres ont trait à la réalité. C’est un « mélange singulier du rêve et de la réalité…Si ce n’est du rêve éveillé » (Kahiudi, 1998 : 43). Dans la recherche des voies pour une authenticité africaine en matière d’écriture, La Main Sèche (Tchicaya, 1980) se situe au centre de l’interrogation qui porte sur les aspects formels, à savoir, le maintien du modèle occidental ou l’inspiration à travers les traditions orales encore vivaces. Pour Tchicaya, il ne s’agit pas d’imiter l’Occident ni de s’enfermer dans un nationalisme illusoire. Il s’agit plutôt d’assumer l’histoire en s’exprimant dans les langues occidentales sans toutefois se remettre en question, car la littérature négro- africaine de langue française est étrangère à la littérature française par son essence. L’objectif n’est pas d’opposer ses valeurs propres à ceux du monde blanc, mais de révéler ce néo-africain, nouveau partenaire du monde en mutation :

Ecrire en français n’a pas été pour moi le fait d’un choix intérieur, mais le procédé d’une exigence externe. J’assume un environnement et refuse de me mettre en cause sous prétexte que ce qui me rendrait plus authentique serait de ne plus écrire en Français (Michel, 1983 : 17).

 

La langue française ne doit pas constituer un obstacle pour l’écrivain africain, selon Tchicaya. Elle doit plutôt être pour lui un outil pour l’affirmation de sa personnalité. Elle doit être l’instrument d’expression du passé, du drame et des visions de l’Africain : « Le Français n’est pas pour moi un obstacle, je peux le plier et le moduler à ma guise et lui faire exprimer le passé, le drame, le rire, la magie et nos visions de l’Afrique » (Michel : 1983, P.17).

 

Conclusion

          Si La Main Sèche (Tchicaya, 1980) correspond à cette étape où le peuple africain s’élance comme « lancer dans une aventure collective dans le commencement de quelque périple nouveau », comme le précise son auteur dans L'avant–propos du recueil, c’est également une véritable conquête de l’écriture par l’imaginaire négro-africain. Une expérimentation d’une nouvelle forme du récit bref à travers une quête d’identité de l’homme noir. Ce système d’écriture du « nouveau barbare » qui consiste à investir l’écriture qui vient de l’occident de l'oralité qui est le support de la culture africaine est une invitation à une perception esthétique et plurielle de la culture africaine. L’écrivain africain dans ses écrits ne doit pas chercher la valeur anthropologique de cette culture, mais plutôt y puiser des images, des symboles, des signes internes comme externes, afin de déterminer et de parfaire son originalité artistique. C’est l’essentiel du message de Tchicaya dans ce recueil de nouvelles, le seul de l’auteur, mais également un des meilleurs qu'a connu la littérature négro- africaine.

 

Bibliographie

  • CHEVALIER, R.- J. et GHEERBRANT, A., Dictionnaire des symboles. Paris : Robert Laffont/ Jupiter, Collection bouquin, 1969-1982.
  • CHEVRIER, J., Littératures francophones d’Afrique noire. Paris :  Edisud, 2006.
  • GROJNOWSKI, D., (1993 : 211), Lire la nouvelle. Paris : Editions Dunod, 1993.
  • GUENOU, J., L’empire se retire…Que naisse Prométhée. Paris : Editions Oasis, Collection Problèmes de notre temps, 2007.
  • KAHIUDI, C. M., L’univers mythique de Tchicaya U tam’si à travers son œuvre en prose. Thèse de doctorat présentée devant la Faculté des Lettres de L’université de Fribourg en Suisse. Peterlang, publications universitaires européennes, 1998.
  • KOM, A., Dictionnaire des œuvres littéraires de langue française en Afrique au Sud du Sahara- Volume 2 de 1979 à 1989. Paris : Editions l’harmattan, 2001.
  • MAXIMIN, D., France culture, Introduction au débat, Avril 1988.
  • MICHEL, P., « Ecrire envers et contre tout », Magazine littéraire, N° 195, 1983.
  • OZWALD, T., La nouvelle. Paris : Hachette, 1996.
  • SOB, J., Le genre de la nouvelle dans la littérature négro africaine d’expression française : étude historique. Thèse de doctorat. Paris- Sorbonne, 1984.
  • TCHICAYA, U Tam ‘si, La Main Sèche. Paris : Editions Albin Michel, 1980.

*Maître-Assistant, Département de Lettres Modernes, Université de Lomé (Togo)