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Résumé

          Il faut considérer Denis Diderot comme l’un des précurseurs de l’Age des Lumières en France, dont les célèbres ouvrages ont joué un rôle primordial dans le combat contre le fanatisme religieux et l’archaïsme. A travers son roman La Religieuse il fait le portrait des religieuses, souffrant dans l’atmosphère étouffante du couvent et qui se résignent aux décisions arbitraires de la Supérieure dans des conditions physiques et morales accablantes. Des religieuses qui ont choisi, de gré ou de force, de vivre en communauté, selon des règles strictes, et partant de ce principe, se sont vues refuser la satisfaction de la plupart de leurs désirs.

          Tout en faisant de cette Religieuse, fidèle aux règles de son ordre, sa porte-parole, Diderot veut esquisser à grands traits les pratiques superstitieuses et l’attachement immuable des Sœurs aux obligations religieuses et, pour finir, leur incompréhension envers les manifestations spirituelles.

          Cet article se fixera pour objectif d’examiner psychologiquement les protagonistes du roman tout en décortiquant leur comportement interactif, ainsi que le rôle qu’ont joué les orientations religieuses dans l’évolution psychologique des personnages.

Mots clés : église, religieuse, couvent, religion, comportement  

 


Introduction
          Denis Diderot compte parmi les plus éminents penseurs de par le monde, théoricien intrépide  à qui le mouvement intellectuel français doit beaucoup pour son rôle dans la rédaction de l’Encyclopédie.

          Sa prise de conscience de l’atmosphère asphyxiante régnant dans l’Eglise et les couvents, lui a fourni une excellente opportunité de rédiger son audacieux ouvrage La Religieuse. Les événements racontés dans le cadre de ce roman ne sont nullement le fruit de l’esprit imaginatif de l’auteur mais sont basés sur des témoignages véridiques, inspirés de la vie réelle d’une religieuse portant le même nom et livrée au même coup de sort que le protagoniste. En fait, la découverte du destin impitoyable de la jeune Suzanne a donné une belle occasion à Diderot de composer cette œuvre.

          En nous penchant sur l’état pathologique dans lequel se trouvent des sœurs, état produit par l’ambiance glaciale réglant leur vie à travers des comportements hystériques ou des réactions anormales, nous pouvons constater leur transgression de l’ordre logique de la Création et la dégradation de leur santé physique et psychique.

          D’un bout à l’autre, l’ouvrage retrace l’histoire des religieuses, privées de toute liberté ; en proie à la violence, à l’hostilité et à la rancune, alors qu’elles prétendent s’être sacrifiées afin de s’attirer la faveur du Créateur ; ces comportements agressifs ne sont que le fruit de leur aliénation, des frustrations volontaires et des attitudes masochistes, ce qui a pour corollaire davantage de peine et de désillusion. C’est alors que la Supérieure lâche le morceau et de dire :

Les méchantes créatures ! Les horribles créatures ! Il n’y a que dans les couvents où l’humanité s’éteindre à ce point. Lorsque la haine vient s’unir à la mauvaise humeur habituelle, on ne sait plus où les choses seront portées (Diderot, 204)

         

          Nous allons aborder, dans le cadre de cette recherche, les aspects du roman qui ont trait à la psychologie du comportement communicatif.

          Nous nous sommes également fixés pour objectif d’examiner sur le plan du comportement communicatif, les dimensions psychologiques des sœurs religieuses ; en passant en revue l’attitude arbitraire des prêtres et des moines dans la manipulation de l’opinion religieuse ainsi que la création des théories novatrices rien que dans le sens de leur propre intérêt.

 

Étude des dimensions psychologiques des personnages   

          Il n’y a pas l’ombre d’un doute qu’à l’ère des Lumières les couvents hébergeaient un grand nombre de gens livrés, à l’exemple de Suzanne, à un sort impitoyable. Dans ces circonstances, ils s’habituaient, au fur et à mesure, aux souffrances tragiques en se livrant aux caprices du destin ; mais l’héroïne de Diderot, au lieu de réprimer ses instincts ainsi que ses inclinations, manifeste audacieusement ses désirs, en mettant en valeur, sans détour, ses vertus individuelles. Cette prise de position lui permet de changer le cours de son destin tout en la mettant dans une situation psychologique plus favorable. En effet le fait de raconter ses impressions et ses expériences tragiques permettra de réduire le stress, d’atténuer les souffrances et d’atteindre une meilleure hygiène mentale : « lorsqu’on se met à rédiger ou à raconter ses réflexions ou ses impressions, on commence à se délivrer » (Ghorbani, 198).

          Là où les autres se voient incapables d’exprimer visiblement et sans aucun souci leurs préoccupations, Suzanne manifeste, sans détour, ses impressions et ses réflexions ; c’est justement par le biais de cette franchise que se crée en elle une sorte d’équilibre spirituel ; elle s’interdit toute attitude passive ou de soumission face aux forces persuasives ; elle ne manifeste pas sa révolte sous forme d’un caractère opiniâtre, mais dans le cadre d’expression audacieuse de ses points de vue :

Ces femmes se vengent bien de l’ennui que vous leur portez ; car il ne faut pas croire qu’elles s’amusent du rôle hypocrite qu’elles jouent et des sottises qu’elles sont forcées de vous répéter : cela devient à la fin si usé et si maussade pour elles ; mais elles s’y déterminent, et cela pour un millier d’écus qu’il en revient à leur maison. Voila l’objet important pour lequel elles mentent toute leur vie, et préparent à de jeunes innocents un désespoir de quarante, de cinquante années, et peut-être un malheur éternel. (Diderot, 53)

     

          Toutes ces préparations ont pour objectif de rétablir l’équilibre rompu, dans une vie qui lui avait été imposée d’une manière tyrannique et imprévue. Une des raisons qui aurait poussé Suzanne à compiler dans un ouvrage ses souvenirs, est de diminuer son stress ; selon les psychologues : pour se remonter le moral ou se ressaisir, écrire les souvenirs est plus efficace que de les raconter , le fait de rédiger les souvenirs permet à l’homme de prendre progressivement conscience de soi, d’évaluer ses propres vertus et qualités pour ensuite tenter de les réformer, autrement dit « on peut se délester de sentiments et d’impressions désagréables en les couchant sur le papier » (Farhangui, 153-155).

          Rappeler les souvenirs en les ressassant, aussi désagréables soient-ils, leur ôtera tout caractère négatif ou dimension agressive. De ce fait, en affrontant les souffrances ou les projetant, on pourrait parvenir à un équilibre psychique :

Affronter des entreprises périlleuses aidera l’homme à mieux gérer les vicissitudes de l’existence, ainsi elles finiront par devenir une partie de ses expériences. Il se peut que, à travers ce processus, l’homme parvienne à une nouvelle compréhension des événements et de ses expériences, et d’en déceler les dimensions positives.  (Ghorbani, 138).

         

Afin d’atténuer son stress s’enracinant dans son passé, Suzanne a besoin de soutien affectif et d’éléments protecteurs pour retrouver sa dignité perdue ainsi que sa confiance en soi; C’est exactement dans ces circonstances que la présence et la sympathie de la sœur Moni  apporteront à Suzanne de la consolation et du réconfort; au lieu de reprocher à elle ou lui prodiguer des conseils, sœur Moni agira de concert avec elle :

Lorsqu’on est stressé et qu’on désire raconter ses expériences, on a plutôt besoin d’être compris que d’être conseillé, alors afin de s’épancher on aura besoin d’un interlocuteur compréhensif qui ne prodigue pas de conseil ni ne porte pas de jugement (Ibidem, 151)

         

          Ainsi, madame Moni provoque un sentiment de respect et de confiance chez Suzanne ; cette dernière aura besoin d’une auditrice pour être comprise et non pas d’une présence qui la jugera : « C’était une femme de sens, qui connaissait le cœur humain ; elle avait de l’indulgence quoique personne n’en eût moins besoin, nous étions tous ses enfants » (Diderot, 78).

          Il n’y a pas l’ombre d’un doute que l’homme, par son instinct, a tendance à coexister et fréquenter ses prochains ; et grâce, à ces fréquentations, il saura démontrer ses facultés intellectuelles, ses réactions affectives ainsi que ses vertus morales ; alors que les sœurs religieuses sont privées de mener une vie normale et de coexister avec les autres, et sur le plan de leurs besoins intellectuels ou des sentiments beaucoup de questions restent sans réponse : « Dieu qui a créé l’homme sociable, approuve-t-il qu’il se renferme »  (idem, 151).

          En concevant le personnage de Madame Moni, pourvue de traits dominants, Diderot désire que les vrais croyants ou les Fidèles exaltent les vertus de la religion. Les qualités aussi bien que les vertus de Madame Moni deviennent plus flagrantes après la mort de celle-ci et sa succession par sœur Sainte-Christine, et tous les critères anciens changent de nature ; une atmosphère étouffante règne désormais sur le Couvent ; des croyances superstitieuses et des pratiques inutiles redeviennent obligatoires :

En un moment la maison fut pleine de troubles, de haines, de médisances, d’accusations, de calomnies et de persécutions. Il fallut s’expliquer sur des questions de théologie où nous n’entendions rien, souscrire à des formules, se plier à des pratiques singulières. (idem, 89)               


          D’après les modèles du comportement communicatif, l’attitude de sœur Sainte-Christine est tentée par des tendances dominatrices. Ici, l’individu ne se sent pas en sécurité dans ses rapports avec autrui. Placé, de ce fait, dans une position d’infériorité, afin de maintenir son autorité et sa domination, il adopte une attitude menaçante et destructive à son encontre ; tout le monde se doit de lui obéir au doigt et à l’œil ; jamais le sentiment de l’autosatisfaction de l’interlocuteur ou l’émergence d’une impression positive ne l’intéresse dans le processus de communication ; l’existence d’autrui importe à condition que ses ordres et ses désirs soient exécutés ; des recherches menées par les psychologues démontrent qu’il y a un lien étroit entre les idées fondamentalistes et l’hygiène mentale.

          Ces recherches expérimentales sur le fondamentalisme et les autres mouvances religieuses conservatrices ont le vent en poupe, certaines d’entre elles ont pour objectif d’étudier les rapports existant entre l’opinion religieuse des conservateurs et l’hygiène morale.

A titre d’exemple une recherche s’est fixé pour but d’aborder les affirmations de Chitzing selon laquelle

le dogmatisme de l’Eglise entrainerait une psychonévrotique. Hartmut Spring et ses collègues (1993) ont chiffré le niveau de stress et d’angoisse religieux – des critères qu’avance Tomas pour la psychonévrotique de l’Eglise – chez deux groupes de catholiques ; le premier groupe vivait  depuis longtemps dans une ambiance extrêmement catholique et l’autre s’étant installé depuis peu dans une région à minorité catholique .Sur le plan religieux et la soumission envers l’autorité, la moyenne des membres appartenant au premier groupe était supérieure, ce qui prouve que ceux-ci , à savoir les traditionnalistes, étaient beaucoup plus fermés sur le plan du dogmatisme religieux que les membres pluralistes du second club . Alors, comme prévu, sur le plan d’angoisse religieuse (à titre d’exemple pour ce qui touche à la géhenne, Satan, le sentiment du péché, la souffrance divine et ainsi de suite), les traditionnalistes se classaient sur un niveau supérieur à celui des membres du club pluraliste (M. Wolf. 354).


          D’un bout à l’autre de La Religieuse, sœur Sainte-Christine, en tant que Supérieure, ne fait aucun effort pour faire cesser les malentendus ; sa cruauté, accompagnée de complexité et de paradoxe comportemental, ne fait qu’attiser la haine de Susanne ; ce n’est pas par respect mais par peur que la plupart des filles cloîtrées se plient à ses ordres inhumains :

J’étais couchée à terre, la tête et le dos appuyés contre un des murs, les bras croisés sur la poitrine, et le reste de mon corps étendu fermait le passage. Lorsque l’office finit, et que les religieuses se présentèrent pour sortir, la première s’arrêta tout court ; les autres arrivèrent à sa suite : la supérieure de douta de ce que c’était et dit : Marchez sur elle, ce n’est qu’un cadavre. Quelques-unes obéirent, et me foulèrent aux pieds ; d’autres furent moins inhumaines ; mais aucune n’osa me tendre la main pour me relever (Diderot, 128)

         

          La méthode dominatrice et mercantiliste inspire un sentiment de frayeur ou d’agressivité chez les autres ; il en est de même pour Suzanne lorsqu’elle s’insurge contre l’ambiance étouffante dominant le Couvent. Le trait saillant des tyrans consiste dans le fait qu’ils inspirent de l’angoisse et de l’anxiété chez leur interlocuteur. Ils sèment la zizanie en instaurant un milieu effervescent et transmettant leur sentiment d’insécurité à l’autrui ; ils adoptent quelques stéréotypes et des lieux communs dans ses rapports avec autrui ; ils manquent souvent d’initiative afin de tirer profit de nouvelles stratégies qui leur permettraient de franchir les crises de communication; de ce fait leurs chances de réussite pour maintenir cette domination est minime et leur entreprise vouée à l’échec total ; on ne peut pas exploiter ou dominer les autres pendant un long espace de temps; cette impuissance dans l’exercice d’une juste domination aussi bien que le manque d’astuce, seront suivis du désengagement d’autrui en lui ôtant tout sens des responsabilités puisqu’au lieu de se baser sur l’empathie et un juste consentement, ce rapport s’est constitué sur la force et la vigueur. L’incapacité de directeur d’établir une relation intime, imprégnée du respect avec autrui jouera un rôle négatif dans la direction ; de peur de perdre l’autorité, la plupart des administrateurs tentent d’entretenir des relations moins cordiales et respectueuses avec les autres, ce qui les mettra dans de beaux draps. (Ghorbani, 62). 

          La constance ainsi que la persistance de cette situation conflictuelle et des conflits qui s’en suivront, auront pour corollaire des attitudes agressives et des troubles de communications, ce qui va entraîner de la rancune et des indiscrétions chez ceux qui ont été méprisés et offensés : « suivant les mécanismes de l’existence et de l’instinct, l’agressivité constitue la réaction la plus élémentaire et la plus accessible » (idem, 24).

          Au sein des régimes militaires et des structures hiérarchiques, dont la vie claustrale du dix-huitième siècle est la meilleure illustration, il n’y avait nullement lieu de mettre en cause les ordres ou de désapprouver des carences ou des manquements, et tout le monde était censé obéir aux injonctions au doigt et à l’œil. Cependant au milieu de cette ambiance froide et sans vie, des figures de proue surgissaient de l’ombre, de temps à autre, qui du fait de leur trait saillant et des vertus humaines, pouvaient jouer un rôle primordial pour adoucir et édulcorer l’atmosphère étouffante dominant ces milieux. Il n’y a pas de doute que cette présence constitue en soi un bienfait pour tous les compagnons et les pairs, et aussi un pas décisif vers la transformation de fond en comble des lois injustes en vigueur et l’espoir de changements dans le futur. Il en est de même pour le personnage de Madame Moni dans le roman ; celle qui, douée de sentiments humains, d’affection ainsi que d’une dignité à toute épreuve, rend supportable la vie claustrale à Suzanne (Diderot, 78).

          Il est de notoriété publique qu’on a parfois besoin de se battre pour se maintenir ou assurer son autorité ; ce qui constitue le dernier x ressort pour les chefs de file et les hommes doués de la sagesse, alors que toutes les solutions logiques menant à une entente se seraient soldées par un échec. Tout exercice de pouvoir de la part de la Supérieure – sans aucun signe de grandeur – se traduira par un harcèlement physique de Susanne, le plus inhumain des supplices sans doute. Car en cas de litige, le recours à la force, une réaction absolument instinctive, démontre l’impuissance de l’individu à adopter une attitude généreuse et digne  : «la corde dont on les avait garrottés m’était entrée presque entièrement dans les chairs ; et ils étaient tout violets du sang qui ne circulait plus et qui s’était extravasé »
          Il se peut que le recours aux régimes contrastés et violents soit efficace à court terme, mais il retardera les chances de la réussite ; la propagation de cette méthode impliquera qu’on se mette, à tout instant, en disponibilité et en position d’avoir une vie teintée d’angoisse et de stress ; et à la longue cela privera l’homme de l’équilibre psychique et il s’en suivra de graves conséquences psychique et physique.

          L’importance accordée aux dimensions physiques chez les intellectuels contemporains de Diderot n’impliquait aucunement un déni des valeurs éternelles ou du monde spirituel ; cela constituait par contre une sorte de réhabilitation des besoins naturels en tant que des preuves indéniables de l’existence humaine. Alors Diderot désapprouve toute marque de mépris à l’encontre des besoins corporels de l’homme, le harcèlement physique ainsi que la violence : « j’avais tout le corps meurtri, depuis plusieurs jours je n’avais pris que quelques gouttes d’eau avec un peu de pain » (idem, 105).

          Les troubles psychiques des cloîtrées, inspirés souvent par la solitude, de longues frustrations x et des aliénations dues à l’insatisfaction des plaisirs moraux et physiques, se manifestent de temps à autre, par des poussées d’agressivité, des actions ou des réactions anormales et insolites ; le comportement des sœurs religieuses à l’égard de Suzanne, alors que celle-ci priait Dieu, en est la meilleure illustration :  « vous appelez Dieu en vain, il n’y plus de Dieu pour vous ; mourez désespérée, et soyez damnée … » (idem,131)

          Il va sans dire que la cristallisation de la méfiance à l’égard d’autrui ainsi que le sentiment d’insécurité sont des conséquences fâcheuses de l’autoritarisme ; c’est justement dans ces circonstances que l’autorité procédera à un triage : Les siens et les tiers ; pour lui ceux qui ne font pas partie des siens, sont ses ennemis, partant voués à l’extinction : « Elle (sœur Sainte-Christine) prit en aversion toutes les favorites de celle qui l’avait précédée. » (Idem, 89).

          David M. Wolf, auteur de La psychologie de la Religion, qui est le fruit des recherches effectuées dans ce domaine, avait cité de bons exemples concernant le rapport entre la religion et l’hygiène mentale, la croyance et les sentiments tels que la joie, la dépression, l’autoritarisme ainsi que le dogmatisme religieux. Un coup d’œil sur les tableaux (M Wolf, 326-328-329) nous permet de constater le niveau inférieur de dépression, de dogmatisme religieux et d’autoritarisme chez les vrais Croyants ; alors que ce même niveau était très haut chez le commun des Croyants et les Suiveurs – ceux qui s’adonnent aux devoirs religieux et ne s’intéressent qu’aux principes de la croyance, et sont étrangers aux mondes spirituels. A travers leur recherche classique concernant la personnalité autoritariste, Théodore Adorno et ses collègues ont élaboré des rapports selon lesquels les Suiveurs – ceux pour qui la religion est un moyen et non pas une fin – ont des tendances ethnocentriques, contrairement à ceux qui prennent au sérieux la religion, pour qui cette dernière se résume en un système de valeurs, d’expériences et de valeurs intrinsèques et essentielles, et qui s’opposent à l’ethnocentrique (idem,335).

          En s’appuyant sur ces découvertes, il voit dans la vertu deux dimensions : interne et externe ; la première étant spontanée, non-instrumentale et épanouie ; alors que la deuxième est mensongère, instrumentale et teintée de dogmatisme.

          Au dix-huitième siècle L’Eglise, en tant qu’entité autoritariste et se basant uniquement sur les devoirs religieux, considérait souvent la probité externe comme son principe fondamental, éduquant les Fidèles en vertu de ces principes.

          En tout état de cause, le Couvent ne s’était basé que sur les devoirs religieux, étouffant dans l’œuf toute velléité susceptible de mettre en cause ces instructions ; les religieuses avaient fondé l’ordre de la religion sur la soumission absolue ; tout dialogue était impossible ; en fait les cloîtrées ne faisant que prier et méditer n’avaient pas le droit de cité dans ces lieux de culte.


Manipulation mentale, moyens efficaces aux mains des autoritaristes

          Engendrer un sentiment constant de culpabilité chez les Fidèles constitue, aux yeux de Diderot, le fer de lance des autoritaristes pour maintenir leur domination chez ces derniers ; ainsi on pourra manipuler les principes religieux en les convergeant vers les intérêts des opportunistes. « Je suis surpris du fait que les Religieuses, agissant à leur guise, attribuent une chose à Dieu en imputant la même chose, selon le cas, au Démon » (idem, 58).

          Sur le plan de la psychologie de comportement communicatif, la manipulation mentale constitue un moyen efficace pour s’emparer de la volonté, du comportement et l’esprit d’un homme et d’un groupe (Nazare-Aga, 38). Un manipulateur peut se servir de différents moyens pour dompter la volonté des gens, le moyen le plus fiable et les plus communs est de créer un sentiment de culpabilité et de frayeur chez l’individu (idem, 73).

          Généralement tant que ce facteur s’active et perdure chez l’individu, ce dernier sera sous l’influence des éléments internes ; et les forces qui conduiront l’esprit de la personne ne seront point maîtrisées par sa volonté ; mais ceux qui pourront maîtriser les angoisses internes et sauver leur vie dans l’insécurité, peuvent se sauver de la tyrannie des forces épouvantables .Se doter des connaissances requises ainsi que d’une confiance en soi inébranlable sont des qualités indéniables pour franchir cette étape .

          C’est pour cela que dans le roman, les Religieuses jettent leur dévolu sur les jeunes filles qui sont plus vulnérables psychologiquement afin de leur faire subir les conditions de vie des cloîtrées, alors que celles – ci ne sont pas encore aptes à choisir leur propre voie.

          Sans aucun doute, le fait de mettre les individus dans des situations d’angoisse et de frayeur, leur ôtera toute faculté intellectuelle, les privera du pouvoir de décision ou rendra ce processus impossible ; leur faculté individuelle et sociale sera réduite considérablement :

entretenir un long rapport avec le manipulateur mental conduira à engendrer un sentiment de culpabilité, d’agressivité, d’angoisse, de frayeur ou de tristesse ; plus ce sentiment s’accumule au cours des mois ou des années, plus cela s’ancre dans le cœur de l’individu  (idem, 62) 

  

          Le manipulateur mental parviendra facilement à ses objectifs en créant, dans la mesure du possible, un sentiment de culpabilité chez autrui ; en abusant des croyances et des erreurs éventuelles de l’individu en question, il va préparer un terrain favorable pour s’emparer de son intelligence et de sa volonté ; il va lui dicter la conduite qu’il doit tenir.

          La personne qui est l’objet d’une manipulation est parfois si attachée à une personne ou à un organisme, qu’elle se laissera berner en toute connaissance de cause ; l’idée de devoir secouer le joug lui donnera un sentiment de culpabilité et d’hésitation.

          Lorsqu’ils ont à traiter les autres, les manipulateurs mentaux se comportent comme s’ils avaient affaire à un être non-animé, et tentent, par tous les moyens, de le mener par le bout du nez, en modifiant son esprit, sa volonté ainsi que ses pouvoirs, à leur fantaisie. Il va de soi que dans cette ambiance, l’homme perdra de sa dignité et de sa valeur :

Instaurer un climat de doute, de soupçon et en semant la discorde au sein des siens fournira une occasion favorable au manipulateur mental de tirer les ficelles de ses marionnettes à sa guise sans que celles-ci se rendent compte de quoi que ce soit (idem, 119)

    

          De ce fait l’atmosphère régnant sur le Couvent est une atmosphère stricte, rigide et basée sur la soumission, l’alerte et le refus, privant les moniales de toute possibilité de réflexion. Les gestes ainsi que les tons des Supérieures étaient persuasifs, dénués de tout sens d’argumentation, acceptables seulement aux communs des mortels. Sa harangue, bien que passionnante, et riche en grandiloquence et splendeur apparentes, était complètement dénudée de sagesse.    

          A travers le roman, Diderot fait implicitement allusion à l’univers contradictoire régnant dans le couvent ; l’exemple concret illustrant cette situation contradictoire est l’ultime présence de Suzanne au sein des cloîtrées en tant que Sœur Religieuse, qui est surprise devant les tendances homosexuelles de la Supérieure et finit par s’éloigner d’elle.

          Ses forts élans de tendresse et sa vive admiration à l’égard de Suzanne qui se manifestent plutôt par des charmes apparents n’ont rien à voir avec l’atmosphère dégradante et brutale du Couvent : « Elle me baisa le cou, les épaules, les bras ; elle loua mon embonpoint et ma taille, et me mit au lit ; elle releva mes couvertures d’un et de l’autre côté, me baisa les yeux, tira les rideaux et s’en alla. » (Diderot, 183).

          Cet effort d’attention ainsi que des gestes tendres, de prime abord, de la part d’une Suzanne habituée à l’amertume, la solitude et l’atrocité du milieu, sont bien accueillis; mais les airs maladifs de ces gestes tendres et le déséquilibre psycho-mental de la Supérieure se fait de plus en plus sentir : « Elle est tantôt familière jusqu’à tutoyer, tantôt impérieuse et fière jusqu’au dédain ; ses moments de dignité sont courts ; elle est alternativement compatissante et dure » (idem, 177).                     

          Des troubles psychotiques de la Supérieure se poursuivent jusqu’au point où elle finira par y succomber après des mois des douleurs intolérables ; ce ne sera pas le sort tragique de la seule Supérieure. Il en sera de même pour celles qui ont opté de vivre cloîtrées, de gré ou de force ; elles finiront par perdre l’équilibre mental ou des facultés humaines pour se livrer au même destin tragique. 

 

Conclusion
          A travers son roman Diderot veut démontrer que les Religieuses passent leur temps à cancaner au lieu de prier ou d’élever leur esprit ; et qu’au lieu de leur apprendre l’esprit de sacrifice et d’empathie, la Supérieure leur a inculqué la haine ainsi que la violence .Au sein d’un tel système défectueux, au lieu de s’en remettre à la volonté de la Providence, les religieuses se laissent emporter par les ambitions démesurées de la Supérieure. Pour elle, ce n’est pas en inspirant le sentiment de la peur ou de culpabilité qu’on pourra parvenir aux valeurs spirituelles, cela passera par l’apprentissage des valeurs humains et spirituelles et la diffusion de l’empathie et de l’amour du prochain.

          L’auteur désire démontrer que certaines religieuses, sous l’impulsion de leur perception erronée et étroite des attributs divins et leur peur illogique de Dieu, présentent du Seigneur l’image d’une force oppressive qui ne pense qu’à punir Ses Esclaves.         

          A travers le roman de Diderot, les religieuses, tenues pour des âmes errantes, privées de dons et des plaisirs de vivre, cherchent en vain dans la solitude le plaisir éternel. Les aliénations des esprits et des frustrations sexuelles, tellement ancrées dans le cœur des cloîtrées, mettent celles-ci dans une situation déplorable.

          L’attitude sociale qu’adopte  Diderot à travers ce roman mérite tout notre attention, car la claustration n’aura pour conséquence immédiate que de rompre tout lien social, exhortant  l’individu à adopter une attitude d’insouciance à l’égard des enjeux sociaux ; l’émergence de telle situation favorisera le terrain pour la mise en place d’un régime autoritariste ; l’instauration ainsi que la prolongation de cette situation entraînera la perdition de l’homme, notamment l’homme civilisé, engagé et cultivé.

          Dans le cadre de cet ouvrage, Diderot veut démontrer qu’une habitude dominatrice est beaucoup plus dangereuse qu’un trait dominant et toute dérive du cours normal des choses conduira à l’émergence des troubles psychotiques et hors normes, plaçant l’individu en dehors des liens sociaux, au point de ruiner son existence ; cette élimination physique et morale, accompagnée des dérives sociales, aura pour corollaire une forme truquée et un choix injuste de style de vie.           

 

Bibliographie

  • Bancaud-Maenen, Florence, Le roman de formation au XVIII siècle en Europe, Nathan, Paris, 1998.
  • Carpentier, Line, Denis Diderot, Nathan, Paris, 1989.
  • Diderot, Denis, La Religieuse, Gallimard, Paris, 2002.
  • Durkheim, Emile, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Presse universitaire, Paris, 1988.
  • Farhangui, Ali Akbar. Les relations humaines (Ertebatat- e Ensani). Tehran Times. Téhéran ,1994
  • Ghorbani, Nima. Etude sur le comportement relationnel (Mohandesi raftar- e  Ejtemayi) Sin-e Sorkh . Téhéran, 2002.
  • Lagache, Daniel, La Psychanalyse, Presse universitaire de France, Paris,1990.
  • M. Wolf, David. Psychologie de la religion (Ravanshenasi-e Din) traduit par : Mohammad Dehghani. Roshd. Téhéran ,2007
  • Nazare- Aga, Isabelle, Les manipulateurs sont parmi nous, Québec, Homme, 1997.
  • Pouech, Henri charles, Histoire des religions, Gallimard, Paris, 1990.
  • Wotling, Olivier, Diderot, Nathan, Paris, 1996.

*  Maître Assistant, Université Azad islamique d’Arak, Iran

** Maître Assistant, Université Azad islamique d’Arak, Iran