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Résumé

 Au regard du Coran l’origine commune de tous les êtres humains constitue le premier principe d’égalité entre les deux sexes. En conséquence, le statut inférieur de la femme dans certains pays musulmans ne découle que d’une mauvaise interprétation des textes fondamentaux de l’Islam, de coutumes locales et de préjugés socioculturels. Sous ce rapport, il n’existe aucun texte authentique qui justifie l’infériorité de la femme. La loi successorale qui attribue à la femme une part égale à celle de la moitié de l’homme ne s’applique que sur les biens laissés par le défunt (l’héritage). Cela donne à tout parent en cas de nécessité de son vivant le droit et la liberté de partager équitablement ses biens à ses héritiers sans aucune distinction de sexes.

 

Abstract

          In the Koran, the common origin of human beings constitutes the first evidence of the principle of gender equality. Therefore, the inferior status bestowed on women in some Muslim countries results from an erroneous interpretation of basic formal texts in Islam, from local customs and socio-cultural prejudice. There is no authentic text that illustrates the inferiority of women. The death duties which attribute women a share equal to half the men’s share only applies to the belongings of the departed person (legacy). Every parent, in their lifetime, has the right to share their belongings equally between their heirs without discrimination on gender, if necessary.

 

 

Introduction

Malgré la reconnaissance des principes d’égalité par le Coran et par les différentes législations musulmanes, les femmes ne sont toujours pas satisfaites de leurs conditions dans les diverses sociétés musulmanes. Il en résulte que de nos jours, plusieurs  femmes intellectuelles et mouvements féministes se lèvent pour réclamer, à juste tire, l’amélioration  du statut qui leur a été imposé par les hommes sur la base  des préjugés socio-culturels ou au nom de la religion. Mariama Ba, dans roman Une Si Longue Lettre, écrit : 

Les irréversibles courants de libération de la femme qui fouettent le monde,  ne me laissent pas indifférente. Cet ébranlement qui viole tous les domaines, révèle et illustre nos capacités. Mon cœur est en fête chaque fois qu’une femme émerge de l’ombre. Je sais mouvant le terrain des acquis, difficile la survie des conquêtes : Les contraintes sociales bousculent toujours et l’égoïsme mâle résiste. L’instrument des uns, appâts pour d’autres, respectées ou méprisées, souvent muselées, toutes les femmes ont presque le même destin que des religions ou des législations abusives ont cimenté[1]       

 

Dans cette étude, nous allons analyser essentiellement : 

1- La mauvaise interprétation  des textes ;

2-  la  question  de la parité. Dans la loi successorale.

 

1. La mauvaise interpretation de l’Islam

L’idée d’imputer les conditions de la femme aux religions, plus particulièrement à l’Islam qui nous intéresse dans cette étude, ne découle que de la méconnaissance et de la désinformation. Donc, pour faire aboutir leur lutte de libération, les femmes doivent s’intéresser d’avantage aux textes du Coran, principale source de la religion musulmane. A notre avis, la dégradation des conditions de la femme s’explique essentiellement par deux facteurs :

1- Les croyances primitives qui considèrent la femme comme un être inférieur et qui continuent d’exister dans les sociétés modernes ;

2- La mauvaise interprétation de principales sources du droit musulman (le Coran et la Sunna).

 

La légende confirme que  l’homme est la base, la source, et que la femme est une créature secondaire créée pour le plaisir de l’homme et sa quiétude. Bien que cette légende  fût inventée suite à la condition de l’homme  et pour confirmer son autorité –comme la légende de Zeus enfantant Athéna de sa tête-, elle fut utilisée pour expliquer et renforcer  la notion d’infériorité de la femme, après que l’homme lui eut donner un caractère sacré, en l’enserrant dans l’ensemble des lois divines. La création d’Eve à partir d’Adam constitua donc un argument essentiel pour justifier l’infériorité physique, intellectuelle et morale de la femme Ainsi les idéologies traditionnelles, dont l’Islam, ont-elles contribué à confirmer cette infériorité[2]. L’on rapporte que le prophète Mouhamed a dit : Ayez de bons sentiments à l’égard de la femme, car la femme a été créée d’une côte ; or la partie courbe de la côte, c’est  la haute ; si tu  essayes de la redresser, tu la brise ; si tu n’y touches pas, elle ne cessera d’être courbée[3].       .           

 

Pour éviter cet amalgame entre l’Islam et les idéologies traditionnelles, il faut que les intellectuels musulmans acceptent d’analyser certains propos attribués au prophète Mouhamed avec objectivité et plus de sérieux. Ce hadîth serait tiré de la légende qui raconte que :

Lorsqu’Adam fut dans le paradis, tous les habitants du paradis furent étonnés de la beauté de sa figure, et ils vinrent en foule pour voir Adam. Adam mangea un peu des fruits du paradis ; le sommeil s’empara de lui, et il s’endormit. Or on ne dort point dans le paradis, et son âme demeura éveillée. Dieu créa ensuite Eve à l’image d’Adam, en prenant à celui-ci pour la femme une de ses côtes du côté gauche[4]

 

Cette légende qui a donné naissance à ce hadîth est loin de refléter la réalité historique de la création d’Eve en Islam. Voici telle qu’elle est rapportée dans le Coran : 

Votre Seigneur vous a créés à partir d’une âme (nafs) unique, dont ensuite, il créé son épouse.[5]  

Il vous a créés à partir d’une âme (nafs) unique, dont ensuite, il a tiré son épouse.[6]

C’est lui qui vous a créés à partir d’une âme (nafs) unique dont il a tiré son épouse afin que cette âme (nafs) se trouva en sécurité au près d’elle.[7]

 

Contrairement à la légende, le Coran dans ces versets évoque l’origine commune de tous les êtres humains dont Adam et son épouse Eve.        

 

Dans son ouvrage « Makânat al marat fî-al quân wa as-sunnat  As-sahîhat » (La place de la femme dans le Coran et la Sunna authentique), Mouhamed Baltâgu résume le sens de ces versets qui signifient que « L’homme et la femme sont créés de la même matière»[8] ; ce qui constitue pour lui la première preuve d’égalité entre l’homme et la femme. Ils sont tous créés d’argile comme écrit dans le Coran :

Nous vous avons créé, puis nous vous avons donné une forme, ensuite nous avons dit aux anges : prosternez-vous devant Adam. Ils se prosternèrent, à l’exception d’Iblis qui ne fut point de ceux qui se prosternèrent (Allah) dit : « Que–est ce qui t’empêche de te prosterner quand je te l’ai demandé ? Il répondit : je suis meilleur que lui : tu m’as créé de feu alors que tu l’as créé d’argile.»[9]    

 

Par ailleurs, pour revenir à la légende citée plus haut, c’est une falsification du récit  Coranique que voici :

O Adam ! Habite ce Jardin, toi et ton épouse ! Mangez de ses fruits, en lisse, où vous voudrez, mais n’approchez pas de cet arbre-ci, sans quoi vous serez parmi les injustes ! Or le Démon les fit pêcher,  à cause de cet arbre ; il les fit sortir de l’état où ils étaient et Nous dîmes : Descendez du Jardin ! Les uns pour les autres, vous êtes un ennemi. Vous aurez, sur la terre, séjour et brève jouissance jusqu’à un moment fixe[10] 

O Adam ! Habite ce Jardin, toi et ton épouse ! Mangez de ses fruits, partout où vous voudrez, mais n’approchez point de cet arbre-ci, sans quoi vous serait parmi les injustes ! Mais le Démon les induisit  en tentation pour leur rendre visible leur nudité qui leur était dérobée et il dit : Votre Seigneur ne vous interdit de toucher  aux fruits de cet arbre que par crainte que vous ne soyez des Anges et ne soyez parmi les immortels ! En vérité, leur jura-t-il encore, je suis pour vous un conseiller sûr. Iblis les conduisit à leur chute, par sa perfide, et Adam et sa femme ayant goûté du produit de l’arbre, leur nudité leur apparut et ils disposèrent sur eux des feuilles d’arbres du Jardin. Alors le Seigneur leur cria : ne vous avais-je point interdit d’approcher de cet arbre ? Ne vous avais-je pas dit  que le Démon est pour vous un ennemi déclaré[11]

 

Il n’y a rien dans ce verset coranique qui montre qu’Eve a été  créée à partir d’Adam, encore moins de ses côtes ou d’une quelconque partie de son corps. Contrairement aux affirmations de Simone de Beauvoir, en Islam l’origine d’Eve ne peut nullement justifier l’infériorité physique, intellectuelle ou morale de la femme. Car tout être humain est né d’une femme et d’un homme. Même si réellement Eve est créée à partir d’Adam, cela ne doit en aucun cas justifier l’inégalité entre les deux sexes, car la naissance de Jésus d’une mère sans père ne signifie pas l’infériorité pour lui. Le Coran écrit : « Pour Allah, Jésus est comme Adam qu’il a créé à partir de la poussière, puis il lui dit : «Sois» et il fut»[12].

 

En outre, dans la pensée musulmane, l’origine de la création est une preuve d’égalité entre tous les êtres humains. Le Prophète Mouhamed dit : « Votre Dieux est unique et votre père est unique. Vous appartenez tous à Adam et Adam est créé de la terre». Par ailleurs, Il est  important pour les féministes d’avoir une bonne connaissance de la religion pour rejeter certaines lois imposées aux femmes par les hommes au nom de la religion ; lois auxquelles viennent s’ajouter certains préjugés socioculturels à l’égard de la femme. Le célèbre réformateur Seyyid Mouhamed Rachid Rida, grand bâtisseur de l’exégèse coranique moderne écrit : 

 Dieu a préféré l’homme à la femme en le créant plus fort en corps en en esprit. Ne conteste cette préférence de Dieu dans l’ordre  naturel que celui qui est ignorant ou prétentieux ; l’homme est plus grand de crâne, doté d’une  raison plus vaste, d’un muscle plus solide ; il est plus apte que la femme à comprendre les sciences et à faire toutes sortes de travail ; il jouit aussi d’une plus grande aptitude pour accomplir sa fonction relative à l’accouplement conjugal et injecte sa semence à la femme par acte  volontaire et choix[13]

 

La lecture de ce texte montre qu’on n’a pas besoin d’être spécialiste de l’Islam pour savoir que ce passage n’a  aucun rapport avec l’Islam. Ce n’est que le reflet d’un préjugé socioculturel à l’égard de la femme qui n’engage que son auteur. Contrairement à cette attitude, le Coran écrit : 

O homme ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d’entre vous, auprès d’Allah est le plus pieux, Allah est Omniscient et grand- connaisseur[14]

 

L’analyse de ce verset montre que le genre n’a jamais été un critère de préférence en Islam. Mais ce qui est étonnant, voir inquiétant, c’est que l’auteur de ce texte est l’un des plus grands penseurs musulmans du XXe siècle :  

 Son commentaire coranique du Manâr  demeure la référence de base pour l’exégèse du Coran. La plupart des auteurs qui comptent aujourd’hui dans ce domaine à travers les pays musulmans d’expression arabe se réclament du model manarien, soit qu’ils le reproduisent fidèlement, soit qu’ils en illustrent les inspirations fondamentales, à la fois dans un souci de continuité de la communauté avec ses sources, et d’adaptation du message coranique aux temps nouveaux[15]

 

Il est donc regrettable que ces propos émanent d’un penseur d’une telle dimension intellectuelle. En 1975, à l’occasion de l’année internationale de la femme, Wahbi Sulaimane ghawji, un grand chercheur dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, fit une remarque du même ordre : 

 En moyenne le cerveau de l’homme dépasse, en volume, celui  de la femme de cent grammes ; ceci n’est pas le résultat de la différence de deux morphologies, car il a été constaté que le rapport du cerveau de l’homme par rapport à son corps est de 1/40, alors que celui de la femme est de 1/44. Comparez les deux rapports ! En outre, le cerveau de la femme compte moins de circonvolutions et est moins organisé que celui de l’homme[16]

 

L’on sait que ce texte n’est qu’un résultat de la recherche. Qu’il soit vrai ou faux, il  n’a rien à voir avec l’Islam. Mais pour justifier leur attitude, ces auteurs citent ces propos attribués au prophète : 

Les femmes ont moins de raison  et de foi. Lorsqu’on a demandé au prophète pourquoi ? Il répondit : Le manque de raison se traduit en ce que le témoignage de deux femmes vaut le témoignage d’un seul homme et le manque de foi se traduit en ce que  pendant ses règles la femme ne prie pas et ne jeûne pas.

 

En effet, la question du témoignage de la femme nous intéresse au plus haut point parce qu’elle est confirmée dans le Coran. On lit dans la Sourate II :

 O les croyants ! Quand vous contractez une dette à échéance déterminée, mettez-la en écrit ; et qu’un scribe l’écrive, entre vous en toute justice, un scribe n’a pas à refuser d’écrire que selon ce qu’Allah lui a enseigné ;  qu’il écrive donc, et que dicte le débiteur ; qu’il craigne Allah son Seigneur, et d’en rien diminuer. Si le débiteur est gaspilleur ou faible, ou incapable de dicter lui-même, que son représentant dicte alors en toute justice. Faites-en témoigner par deux témoins d’entre vos hommes, et à défaut de deux hommes un homme et deux femmes d’entre ceux que vous avez agréés comme témoins, en sorte que si l’une d’elle s’égare l’autre puisse.[17]

 

En milieux intellectuels, cette question est différemment interprétée pour justifier l’infériorité de la femme par  des arguments faibles et peu convaincants, allant de la sagesse divine à la sensibilité de la femme, en passant par la faiblesse de sa mémoire et de son caractère. A notre avis cette attitude s’explique essentiellement par la difficulté pour ces penseurs d’analyser correctement le discours coranique. Selon Wahbi Sulaimane : 

La sagesse  de cette position est manifeste, car la fonction naturelle de la femme est de rester chez elle pour élever ses enfants et gérer son foyer pour le bien de son mari. Pour s’acquitter de sa tâche dans les meilleures conditions, elle ne peut prendre part aux activités extérieures à la maison. Elle ne peut donc assister aux accords financiers discutés par les hommes et, même si elle y assiste, elle n’est pas capable de comprendre tout à fait le sujet c’est pour cette raison qu’il faut faire appel à une deuxième femme pour l’assister et l’aider à rectifier ce qu’elle croit juste au moment où cela ne l’est pas. Le texte coranique qui est l’émanation de Dieu est très clair à ce niveau et ne peut être sujet à aucune spéculation.[18]

 

Cette appréciation est une injure à la femme. On oublie que Kadidja, la femme du prophète, était l’une des plus riches personnalités  de la Mecque. Par conséquent, elle ne pouvait pas ignorer les accords financiers. En outre, pour ne pas être piégés par leurs propres contradictions, les partisans d’inégalité entre l’homme et la femme  choisissent de passer sous silence d’autres questions où il n’y a aucune différence entre le témoignage de la femme et celui de l’homme, comme le serment d’anathème.  Le Coran précise:

Et quant à ceux qui lancent des accusations contre leurs propres épouses sans avoir d’autres témoins qu’eux même, le témoignage de l’un d’eux doit être une quadruple attestation par Allah qu’il est du nombre des véridiques. Et la cinquième attestation (attestation) est que la malédiction d’Allah tombe sur lui s’il est du nombre des menteurs, et ne lui infligera pas le châtiment si elle atteste quatre fois par Allah qu’il (son mari) est certainement du nombre des menteurs, et la cinquième (attestation) est que la colère d’Allah soit sur elle s’il  était du nombre des menteurs.[19]

 

Les auteurs considèrent ce verset comme une affaire intime à la femme;  ce qui explique le peu d’intérêt qu’ils accordent à cette  question d’une importance capitale. Par ailleurs, Mouhamed Jamal de l’Université du roi Adel Aziz d’Arabie Saoudite justifie l’infériorité de la femme par la faiblesse de sa mémoire :

Le Coran fait du témoignage de la femme la moitié de celui de l’homme, car la mémoire de la femme est faible sauf en ce qui concerne sa famille ou son intimité propre. La psychologie  moderne et les expériences dans les cours de justice confirment la sagesse coranique  dans ce domaine. En effet, l’infériorité  mentale de la femme, signalée par le hdith, ne pas un défaut ou un manque chez elle, mais une nécessité. Cette infériorité est comblée  par l’affection et l’amour qu’elle peut porter à ses enfants, à leur éducation, chose que l’homme est incapable d’accomplir[20]

 

Contrairement  à Jamal, Madiha Khamis juge que la femme a une bonne mémoire; cependant :

[elle] prend ses décisions sous l’impulsion de ses sentiments, au détriment de la raison, ce qui représente un manque de raison qui est aussi à l’origine du manque de foi chez elle. Le Coran demande pour le témoignage la présence de deux femmes au lieu d’une, pour que l’une rappelle l’autre. Ii ne s’agit pas ici  de se rappeler les faits, car la femme à une bonne mémoire. En effet, l’une doit rappeler l’autre l’existence de Dieu, afin de réveiller chez elle la conscience de la crainte  de Dieu et q’elle revienne à la raison et à la foi[21]

 

Pour Mouhamed Ghazali, défenseur et auteur d’un ouvrage sur le droit de l’homme, c’est le caractère de la femme qui justifie cette inégalité :

 Etant donné que la femme peut être influencée psychologiquement et physiquement par ses règles, et que ces influences peuvent toucher son caractère et sa manière de voir les choses  et de les juger l’Islam a voulu éviter tout  incidence imprévisible en exigent  que le témoignage d’une femme doit être confirmé  par une autre. L’islam ne fait cici que traduire les les appréhensions de la médecine qui affirme que la menstruation  affecte la santé et l’équilibre de la femme.[22]

 

De même, pour Zahye Kadoura :

Le caractère instable de la femme, causé par des facteurs naturels, demande qu’on prenne davantage de précautions dans l’acceptation de son témoignage. Cela ne touche point la dignité et le droit de la femme, mais favorise l’accusé auquel il faut maximum de garantie s pour permettre à la justice de trancher dans la clarté[23]

 

Zaïdane  Abdul Baki de l’Université d’al Azhar écrit :

La femme est sensible par nature .Elle manque aussi d’expérience dans le domaine social. Il se peut qu’elle soit fatiguée sous l’influence des règles, de l’allaitent, ou d’une grossesse, ce qui peut éventuellement affecter sa psychologie et l’empêche de voir juste. S’il s’agit d’un meurtre elle préfère plutôt ne pas regarder[24]

 

Selon Ghada al Kharsa, « Il est notoire que la femme est un être sensible. Cette sensibilité peut l’amener à témoigner en faveur de sa famille, son fils  son père et son mari. C’est pourquoi la sagesse divine  a voulu se prémunir contre de telles situations, afin de préserver les droits de chacun »[25]. A en croire ces différents auteurs, hommes et femmes, si dans ce verset le Coran a fait du témoignage de la femme la moitié de celui de l’homme c’est parce que :

1-la femme est un être sensible qui manque d’expérience dans le domaine social et ses fonctions naturelles peuvent l’empêcher de voir juste ;

2-elle a une mémoire faible ;

3- ses règles peuvent influer sur sa manière de voir les choses et de juger ;

4-la sagesse divine veut s’entourer de toutes les garanties pour le bon fonctionnement ;

5-c’est un moyen de préserver le droit pour tous.

 

En effet,  ces éminents intellectuels et universitaires ont oublié que des femmes ont assuré la fonction de juge depuis les premiers siècles de l’Islam. Donc ce verset nécessite une analyse objective et une réflexion approfondie. Ses caractères social et économique le classent dans la catégorie des versets normatifs qui, comme l’héritage et la polygamie peuvent évoluer  pour s’adapter aux réalités et aux exigences de la communauté musulmane   dans l’espace et dans le temps.

Le prophète Mouhamed était le premier à réévaluer la question du témoignage en acceptant un seul témoignage de Khuzeymat In al Thâbit al ansârî,  en lieu et place de deux témoins exigés par le Coran. En conséquence, les compagnons du prophète ont réglé cette question à leur manière. Oumar Ibn al Khattâb, le deuxième calife du prophète connu pour sa rigueur, son honnêteté et son attachement à la justice

s’est fait aider lors de son khilafat d’un compagnon femme parmi les mouhjirat « ou émigrées » Qureïchites, qu’il a nommée contrôleur dans le marché de Médine. Il s’agit de Chifae Bent Abdellah qui contrôlait les prix et prononçait des jugements en cas de litiges concernant les transactions[26]

 

Au  début du 4ème siècle à Bahdad,

 l’une de ces célèbres savantes était la servante de la mère du calife Al Moqtadir, appelée Thomal. Elle s’est assise en 302 de l’hégire pour juger une affaire opposant 2 individus, en se faisant entourée des juges et de savants. Il y avait des divergences de points de vue entre les savants de l’Islam au sujet de l’exercice  des fonctions de juge par une femme. L’Imam Attabari l’un des plus éminents exégètes de Coran à son époque a admis qu’une femme puisse être juge [27] 

 

L’exercice des fonctions de juge par des femmes dans différentes époques de l’histoire de l’Islam montre clairement que :

1-Le témoignage de la femme est une question dépassée en Islam ;

2- Il n’y a aucune différence entre l’homme et la femme sur le pan intellectuel et moral ;

3- Il n’y a aucune fonction sociale, politique, économique ou religieuse réservée aux hommes. En d’autres termes, l’Islam n’interdit pas aux femmes l’accès aux sphères de décision. Quant au motif de la dispense de la prière en période de menstruation, il ne s’agit nullement d’un manque de foi ou d’infériorité de la femme. Si elle est dispensée de la prière, c’est parce que la pureté légale est une condition sine qua none  pour l’accomplissement de la prière aussi bien pour la femme que pour l’homme. Par contre, pour le jeûne, rien ne justifie son incompatibilité avec la période de menstruation si la femme veut ou décide d’observer le jeûne.[28]                   

 

2. La question  de la parité dans la loi successorale.

La parité en Islam est une question qui doit être traitée avec le plus grand sérieux. L’Islam quiest ressorti de la révélation divine, s’affirme comme religion de justice et d’égalité. En conséquence, la loi successorale  qui attribue à la femme une part égale à la moitié de celle de l’homme nécessite aujourd’hui une autre analyse plus approfondie et plus objective. Dans la sourate IV, le Coran dit :

Voici ce dont Allah vous fait commandement  au sujet de vos enfants : au mâle une portion semblable à celle de deux filles; si les héritières sont au dessus de deux à eux les deux tiers de ce qu’a laissé le défunt ; si l’héritière est unique à elle la moitié [29]

 

Le verset 13 de la même sourate conclut :

Tels sont les ordres d’Allah. Et quiconque obéit à Allah et son messager Il, le fera entrer dans  les jardins sous lesquels coulent les ruisseaux, pour y demeurer éternellement 

Quiconque désobéit à Allah et à son messager, et transgresse ses ordres, Il le fera entrer au feu pour y demeurer éternellement. Et celui-là aura un châtiment[30] 

         

Ce verset qui ne laisse aucune possibilité d’interprétation clos définitivement le débat sur cette  question de l’héritage.   Il est important de signaler que cette loi coranique  ne s’applique que sur : « ce qu’ont laissé les pères, les mères ainsi que les parents  proches»[31] (l’héritage).

L’analyse de ce verset révèle que le Coran n’interdit nullement au fidèle musulman, de son vivant et en fonction de sa situation familiale ou en cas de nécessité,  de partager équitablement ses biens entres ses héritiers et affecter à chacun la part qui lui revient sans distinction de sexe ou d’âge, à la seule condition que le partage soit  équitable. Dans les « Sahîh al-Buikhârî et Muslim », Nu’ mân Ibn Bachîr rapporte : 

Mon père m’a fait un don important, mais ma mère lui a répondu : Je n’agrée ce don que si tu prends l’Envoyé de Dieu à témoin. Mon père est allé solliciter son témoignage. l’Envoyé  de Dieu lui dit : est ce que tu as  offert la même  chose à tous tes enfants ? Mon père  lui a répondu « Non ». l’Envoyé de Dieu Lui a répondu: Craignez Dieu et soyez équitables entre vos enfants » Puis Il  ajouta : je ne peux accorder mon témoignage pour une injustice[32]

 

Contrairement à l’héritage, ces propos du Prophète Mohamed confirment l’égalité de droit de tous les enfants quant aux biens de leurs parents. Ceci, en cas de nécessité, donne à ces derniers le pouvoir et la pleine liberté de partager équitablement ses biens auxquels tous ses enfants  ont droits sans aucune distinction de sexe. Il en est de même de l’accès au travail, des sphères de décisions et même de l’imamat (La direction de la prière).     

 

Conclusion

Au cours de cette étude, nous avons remarqué que ce sont les femmes qui sont souvent victimes de la mauvaise interprétation des lois coraniques. En effet, à l’exception de quelques unes dans le monde arabo-musulman, la formation intellectuelle des femmes ne va pas souvent au-delà de l’apprentissage de la lecture du Coran.

Au Sénégal, contrairement aux hommes, l’initiation des femmes à l’école coranique a pour objectif principal l’apprentissage de quelques versets coraniques pour s’acquitter des cinq prières quotidiennes obligatoires pour tout musulman ou préparer les enfants musulmans à l’entrée à l’école laïque en lieu et place des jardins d’enfants. En conséquence, certaines inégalités dont les femmes sont victimes au Sénégal et dans les pays musulmans en général, sont inhérentes à l’ignorance et à une fausse interprétation des enseignements islamiques. Il va sans dire que les mouvements féministes musulmans, dont l’objectif  principal est bien sûr la promotion et la défense de la cause féminine, doivent s’armer d’une solide connaissance de l’Islam pour réussir dans leur entreprise.

 

Bibliographie

Le Coran

Dayf, Shawqî. L’universalité de l’Islam, l’Organisation Islamique pour la Science et la Culture (ISESCO). Rabat, 1998.

Djâbir, Aboubakar. Mihâdj Al-Muslim. Paris : Editions Islima, 1986.

Ascha, Ghassan. Du statut inférieur de la femme en Islam. Paris : L’Harmattan, 1987.

Magali, Morsy. Les femmes du Prophète. Paris : Mercure de France, 1989.

Ba, Mariama. Un si Longue Lettre. Dakar :N.E.A., 1981.

Mernissi, Fatima. Le Harem Politique. Paris : Albin Michel, 1987.

Dr Mouhamd, Baltâgi. Makânat Al Mar-at Fî Al Islam  ( La Place de la Femme en Islam). Caire : Al Mazîd, Li Dâr A-Salam, 2005.

Silimân, Ibn Abdel Rahmân Al Hukaïli. Les Droits de l’homme en Islam. Riyad, 1999.


* Enseignant/Chercheur, Unversité Gaston Berger de Saint-Louis, Sénégal

[1] Mariama Ba. Une Si Longue Lettre. Dakar : N.E.A., 1981, p.129.

[2] Simone de Beauvoir. Le deuxième sexe. Citée par  Ghassan Ascha. Du  Statut inférieur de la Femme en Islam Paris : L’Harmattan, 1987, p.23.

[3] Al Boukhri, Sahiht6, 145

[4] Tabari. De la Création à David. Paris: Sindbad, 1980, p.78.

[5] Coran Sourate IV verset 1

[6] Coran Sourate XXXIV verset 6

[7] Coran Sourate  VII verset 189

[8] Mouhamed Baltâgu. Makânat al marat fî al Qurâ wa As-sunna As-sahîhat (La place de la femme dans le Coran et la sunna authentique). p.

[9] Coran Sourate  VII versets 11-12

[10] Coran Sourate II versets 35-36

[11] Coran VII 19-20

[12] Coran  Sourate III, verset 59

[13] Voir Ghassan Ascha, op. cit.,  p.48

[14] Coran Sourate XXXXIX verset 13

[15] Ali Merad. L’exégèse Coranique. Paris : PUF, 1998, p.82.

[16] Voir Ghassan Ascha. op. cit., p.58.

[17] Coran Sourate II verset 282.

[18]  Voir Ghassan Ascha. op. cit., p.63.

[19] Coran Sourate XXIV versets 6-9

[20] Voir Ghassan Ascha. op. cit., p.67

[21] Idem

[22] Idem

[23] Idem

[24] Idem

[25] Idem

[26] Shawqi Dayf. L’universalité de L’islam. Organisation islamique pour l’Education, les Science et la Culture « ISESCO », 1989, p.72.

[27] Shawqi Dayf, op. cit., p.72.

[28] Pour plus d’information sur ce sujet voir Cheikhou Diouf, « Le concept de l’jmâ dans la pensée musulmane » in Revue du Groupe d’Etudes  Linguistique et Littéraires No 2 mars 1998, p.155.

[29] Coran, sourate IV, verset 11

[30] Coran, sourate IV, verset 13

[31] Coran, sourate IV, verset 7

[32] Voir, Shawqî Dayf, L’universalité de l’Islam, Organisation islamique pour l’Education les Sciences et la Culture ISESCO, 1996, p.80.

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cabaLe G.E.L.L. pleure la mort de son regretté Mohammed Mwamba Cabakulu. Nous avions à peine commencé à déplorer son départ à la retraite que Dieu nous l’arrachait à notre affection ce mardi 17 mai 2011. Il est parti sur la pointe des pieds et dans l’honneur. Il a gardé son calme et son doux sourire jusqu’au dernier jour qu’il a passé avec nous, avant de rejoindre la France pour y subir une opération qui n’aura jamais lieu. Et pourtant, il se savait très atteint ! Juste avant de mourir, il a demandé et obtenu qu’on l’enterre dans le modeste cimetière de Sanar contigu à l’Université Gaston Berger. Parmi une végétation rare et aux confins de ce lieu de savoir qu’est l’université, il a encore une fois affirmé sa modestie, son courage et son attachement aux vérités simples.

Cependant Mwamba n’est pas mort. Il vit à travers cette revue, à travers tous les étudiants qu’il a formés et appuyés et à travers tous les jeunes enseignants qu’il a si généreusement encadrés. La Direction de l’U.F.R. des Lettres et Sciences Humaines va baptiser un amphithéâtre en son nom et offrir des mélanges en sa mémoire ; gestes purement symboliques car, cher Maître ! on ne saurait trop honorer ton grand cœur et ton savoir profond en ce qu’humain.

Que Dieu t’accueille en son plus beau paradis et protège ta famille que tu chéris tellement ! Amen !

Le Groupe G.E.L.L.

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Résumé

Cette étude porte sur les erreurs de prononciation que nous désignons généralement par le terme de « lapsus linguae ». Sommes-nous ici en présence de phénomènes délibérés ou inconscients ? Nous avons collecté des données provenant du discours français et du discours anglais. Une analyse phonologique de la syllabe ainsi qu’une analyse psycholinguistique nous ont permis de proposer une typologie sur la base des stratégies de production et de compréhension. Ainsi l’anticipation, la persévération, la substitution, la suppression apparaissent comme autant de procédés mis en jeu.

Mots-clés : Parole, erreur, typologie, production, communication, humour, geste articulatoire

 

Abstract

Speech errors, commonly referred to as slips of the tongue (Latin: lapsus linguae), are conscious or unconscious deviations from the actual form of an utterance. This study is based on English as well as French data. We operate a typology of these errors and we subdivide them into spontaneously and inadvertently produced speech errors and intentionally produced word-plays. Another distinction can be drawn between production and comprehension errors. Errors in speech production and perception are also called performance errors. We suggest a phonological and a psycholinguistic analysis and conclude that speech errors fall under the category of language production. We use the notion of the syllable and identify various types of speech errors which include: exchange errors, perseveration, anticipation, shift, substitution, assimilation, blends, additions, and deletions. The study of speech errors contributes to the establishment/refinement of models of speech production.

Keywords : speech, error, production, communication, humor, typology, articulatory gesture

 

Introduction

L’étude du système phonétique d’une langue comme le français ou l’anglais n’est pas en réalité plus difficile que l’étude de leur système orthographique. Ce qui pourrait apparaître comme un handicap c’est que les locuteurs ne maîtrisent pas  toujours les mots qu’il faut pour rendre compte de phénomènes vocaux.

La présente étude s’intéresse à certains de ces phénomènes dont les manifestations résultent par exemple d’une articulation immature comme chez un enfant, ou d’une déficience langagière due à une pathologie. Elle vise par ailleurs à aiguiser le sens phonétique des locuteurs afin que ces derniers deviennent plus sensibles à certains traits de la prononciation. Il est aussi question d’attirer l’attention sur le fait que l’humour dans la langue parlée repose essentiellement sur notre capacité à entendre ou à percevoir  et / ou produire ce que l’on peut appeler les effets spéciaux verbaux dans la parole.

Dans une démarche de recherche de modèle de production de la parole, (Recasens 1991), l’on évoquerait les deux niveaux segmental et suprasegmental et l’on parlerait de gestes articulatoires et par conséquent de cibles atteintes et non atteintes. En définitive, les déviances dont il est question ici se rapportent à l’insertion ou non d’un segment (voyelle ou consonne). Evoquant les travaux de F. de Saussure, nous nous poserons la question de savoir si les phénomènes dont il est question relèvent de la compétence ou de la performance.

 

 

1. Concepts et définitions

1.1. Sémiologie et reformulation

Quand nous évoquons le terme de sémiologie, nous pensons avant tout à une science qui étudie la vie des signes dans la société et de ce fait a des liens avec la psychologie sociale. Elle s’efforce de montrer les éléments constitutifs des signes et de dégager les lois qui les gouvernent. A cet effet, Hawkes (1977), à la suite de Saussure, suggère que la linguistique n’est qu’une partie d’une science plus grande qui serait la sémiologie.

Notons cependant que nous avons affaire ici à un débat d’école étant donné que dans la littérature l’on rapporte (Hawkes 1977) que le terme «Semiology» et le terme «Semiotics» both refer to the science of signs, the only difference being that the former is preferred by Europeans (because of F. de Saussure) and the latter tends to be preferred by English speakers (because of American Peirce).

S’agissant de la « reformulation », c’est le terme qui désigne tout le processus de la reprise du discours notamment à partir de l’endroit où le locuteur estime avoir trébuché. Elle apparaît comme la manifestation du degré de lucidité ou de fatigue, ou même du niveau d’apprentissage.

 

1.2. Les anomalies de la parole

1.2.1. Parole, langage et pathologies

Certaines pathologies peuvent être à la base de quelques dysfonctionnements au niveau de la parole. Par exemple, l’asthme, diverses maladies respiratoires, les angines, les polypes, les cancers, la dyslexie, l’aphasie, le bégaiement, la maladie de Parkinson…

 

1.2.2. Articulation et articulateurs défectueux

Nous savons que l’appareil vocal subglottique (les poumons et les muscles de la cage thoracique, de l’abdomen, du dos, et de la poitrine) confère sa puissance à la voix, en dirigeant un courant d’air contrôlé entre les cordes vocales.

Par ailleurs, le système nerveux contribue à la production de la voix parce que, selon les neurologues ( Laver 1968), « l’idée » des sons naît dans le cortex cérébral, puis est transmise aux noyaux moteurs du tronc cérébral et de la moelle épinière ; ces centres émettent des messages complexes qui coordonnent les activités du larynx, de la musculature thoracique et abdominale, et des organes articulateurs que sont la langue, la mandibule, le voile du palais, les lèvres ainsi que le pharynx et la larynx.

 

1.2.3. Norme et organisation du discours anglais et français

L’on ne peut traiter un tel sujet sans évoquer la question du rythme dans les deux langues en présence. En effet, le rythme de la parole se rapporte à l’organisation de la parole dans son déroulement temporel. On peut là voir comme un découpage en unités rythmiques, en une succession de syllabes accentuées et non accentuées, de distribution syllabique dans les unités rythmiques, de durée relative des syllabes, ainsi que de régularité des temps forts. Ainsi l’anglais est donc décrit comme « a stress-timed language » contrairement au français où l’on parle plutôt de syllable-timed language.

 

2. Le lapsus linguae

2.1. Essai de définition

Le lapsus est désigné de différentes manières et est généralement présenté comme une déviance par rapport à une norme. Il opère dans le discours aussi bien formel qu’informel quel que soit le statut de la langue, L1 ou L2. Il peut être défini comme l’ajout, la suppression, la substitution ou même la transposition d’un segment vocalique ou consonantique.

Le lapsus est aussi présenté comme un écart de la forme habituelle d’une prononciation. Certains auteurs les classent en deux catégories, à savoir ceux qui sont non voulus et donc produits de façon spontanée et par inadvertance, et ceux produits de façon intentionnelle et délibérée dans le but avoué de faire un jeu de mots et de faire rire comme dans les dessins animés, les caricatures, les satires. Ces deux formes, du point de vue de la production et de la perception, sont considérées comme des erreurs de performance.

On observe ce genre de déviance chez les enfants et cela est perçu comme faisant partie du processus d’apprentissage de la parole. Il peut se poursuivre même dans la vie adulte comme dans le cas du jeune garçon Ronald Derds.

Abercrombie le distingue des traits idiosyncratiques qui pourraient être propres à un locuteur d’une langue donnée. Cet auteur (1982 : 8) affirme : «idiosyncratic indices enable us to recognize someone by voice alone –over the telephone, for instance or in the dark». Cependant cela peut révéler des signes indicateurs des origines régionales et ethniques du locuteur. Quant à Cruttenden (1994 : 159) , il indique que «any of the elements of a consonantal cluster may be involved in a speech error».

 

2.2. Causes et manifestations

Lorsque nous analysons les lapsus linguae, nous notons qu’ils nous permettent d’avoir une meilleure perception de la structure de la syllabe et des différentes catégories de sons. Cette analyse nous amène à voir que les sons qui sont impliqués dans ce phénomène appartiennent à la même partie de la syllabe. En d’autres termes, un onset se substituera toujours à un autre onset, (par exemple dans l’exemple «mell wade» pour «well made» ; de la même manière, une consonne en position de coda comme dans l’exemple anglais «wish a brush» pour «with a brush». Enfin les noyaux peuvent être aussi affectés comme le montre le cas suivant : «fool the pill» pour «fill the pool».

 

2.3. Préoccupations terminologiques

Comme indiqué plus haut, plusieurs termes sont utilisés dans la littérature pour désigner le type d’erreur auquel nous nous intéressons dans cette recherche. Nous allons d’abord passer en revue les termes français. Nos investigations nous ont conduit dans les salles de rédaction de la presse radiodiffusée et télévisuelle. Pour ces spécialistes, ces phénomènes qui interviennent dans le discours parlé peuvent se désigner comme suit : coquille, bourde, lapsus, bêtisier, faute, écart, erreur, perle, sottisier, phrase ridicule, erreur comique.

S’agissant de l’anglais, nous avons fait la collecte suivante : speech disfluency, verbal slip, semantic bias, vulgarism, speech error, language pathology, speech defect, deviation, speech impairment, speech disorder, speech play, verbal play, slip of the tongue, tongue twister, howler, blunder, slang, lapsus, stuttering, pun.

 

3. Etude du phénomène

3.1. Approche méthodologique (type de parole, durée, L1 / L2…)

3.1.1. Recueil de données

Compte tenu du caractère récurrent du phénomène, nous avons dû en faire un sujet de recherche. Qui dit recherche dit démarche méthodologique. Nous avons mis en place un protocole d’observation et de collecte de données sur une période de six mois. Au départ, c’était de façon indiscriminée : spontané et non spontané, formel et non formel, L1 et L2…Nous avons recueilli une centaine de données sur la base de fiches de notation comprenant les dates, l’heure, l’auteur, les circonstances du discours en interaction ou non. Nous avons aussi procédé à des interviews au niveau de certaines rédactions (Radio / TV)

 

3.1.2. Traitement des données

Le traitement des données a été fait sur la base de trois critères à savoir : la consonne, la voyelle, la syllabe. En d’autres mots, nous nous sommes posé la question de savoir quel est l’élément de la syllabe qui subit le mouvement ou la modification. L’analyse des données nous a conduit aux résultats que voici.

 

3.2. Lapsus linguae et production de la parole

Lorsque nous tenons compte de la nature des lapsus linguae, nous voyons qu’ils participent de l’apprentissage de la langue, plus précisément de l’utilisation de la langue ou tout simplement de la production de la parole, du discours. L’étude des lapsus apporte une contribution de qualité à l’amélioration ou à la mise en place des modèles de production de la parole.

La complexité du mécanisme de la production de la parole est révélée par l’étude des lapsus. Ce qui nous intéresse ici c’est avant tout le rendu oral du locuteur dans une situation donnée  et qui nous permet de comprendre son cheminement mental. La réalisation du lapsus peut être vue comme une panne du système. En conséquence, ces erreurs jettent la lumière sur la nature de la langue et sur la production du discours. C’est là donc un champ d’investigation pour le linguiste qui peut collecter des données utiles pour élaborer ces théories et tester ses hypothèses.

 

3.3. Interprétation psycholinguistique

Les lapsus interviennent de temps en temps chez tous les locuteurs, que ce soit en situation de L1 ou de L2. Certains chercheurs ont révélé qu’ils interviennent encore plus souvent lorsque le locuteur est nerveux, fatigué, sous pression, trop concentré. On note par exemple à la radio, à la télévision, que même des journalistes ayant une certaine maîtrise du micro sont frappés ou affectés par le phénomène. Les invités dans les émissions interactives ou de débat n’échappent pas au phénomène. C’est un phénomène social qui n’est rien d’autre que la manifestation du dispositif mental du locuteur lors de la prise de parole. Il peut être amené à faire des anticipations, des transpositions, des «persévérations». Hockett (1973) explique que «whenever a speaker feels some anxiety about possible lapsus, he will be led to focus attention more than normally on what he has just said and on what he is just about to say. These are ideal breeding grounds for suttering».

Nous devons aussi souligner le cas du révérend William Archibald Spooner dont les célèbres ‘lapsus’ ont été interprétés comme la manifestation d’un dysfonctionnement cérébral. Mais ce jugement est vite tempéré que la preuve a été faite que cet auteur a fait preuve d’une imagination exceptionnelle étant donné qu’il a lui-même fabriqué ou inventé la plupart de ses lapsus. C’est d’ailleurs la qualité de ses lapsus qui a fait donner son nom à ce genre que l’on appelle le «spoonerisme» dont nous allons décrire les contours (I saw you light a fire / I saw you fight a liar ). Here we have the switching of initial sounds of two separate words, ce qui n’est rien d’autre que la substitution de sons à l’initiale.

Il y a aussi la position de l’Ecole freudienne qui explique ces erreurs comme étant le résultat d’un conflit intrapsychique d’intentions concurrents. Freud écrit : «virtually all speech errors are caused by the intrusion of repressed ideas from the unconscious into one’s conscious speech output.» Mais l’unanimité n’est pas faite sur cette interprétation car certains chercheurs rejettent la notion  du «Freudian slip».

 

3.4. Classification phonétique

3.4.1. Discours anglais

Du point de vue phonétique, nous avons retenu trois paramètres qui nous permettent d’opérer un classement des types d’erreurs observées dans le discours anglais. Il y a la survenue du trait de voisement, de l’anticipation d’une voyelle ou la persévération d’une consonne ou tout simplement la transposition de deux sons. Voici quelques exemples.

Exemple 1 : «Clear blue sky»     -Traits phonétiques ou distinctifs

                    «Glear plue sky»

Exemple 2    «ad hoc»                -Phonèmes

                    «odd hack»

Exemple 3    «Spoon feeding»     -Suite de sons

                    «foon speeding»

3.4.2. Discours français

Exemple 1    «le départ définitif»

                    «le débart définitif»

Exemple 2    «la présente proclamation»

                    «la présentre proclamation»

Exemple 3    «Trois étudiants ont été tués à l’hôpital militaire de kaboul»

                    «Trois étudiants ont été tués à l’hôpitaire militaire de Kaboul»

 

3.5. Classification psycholinguistique

Signalons que lorsque nous entreprenons une classification psycholinguistique de ces erreurs, nous nous rendons vite compte que certains lapsus peuvent être classés dans plusieurs catégories compte tenu du point de vue auquel l’on se place. Néanmoins notons que nos investigations ont permis de dégager six grandes catégories que sont : l’addition, la suppression ou l’omission, la substitution, la transposition, l’anticipation, la persévération. Voici quelques illustrations.

 

3.5.1. Discours anglais

Exemple 1    «We»                     -Addition

                    «We and I»

Exemple 2    «unanimity of opinion»      -Suppression / omission

                    «unamity of opinion»

Exemple 3    «Where is my tennis racquet ?»  -Substitution

                    «Where is my tennis bat»

Exemple 4    «Night life»                                  -Transposition

                    «Knife light»

Exemle 5      «Reading list»                             -Anticipation

                    «Leading list»

Exemple 6    «Black boxes»                            -Persévération

                    «Black bloxes»

 

3.5.2. Discours français

Nous avons noté ici deux phénomènes prédominants à savoir l’anticipation et la persévération. Voici quelques illustrations.

Exemple 1    «Encore faut-il faire la part des choses»          -Anticipation

                    «Encore faut-il fare la part des choses»

                    «Vivez la fête en princesses et en princes»

                    «Vivez la fesse en princesses et en princes»

Exemple 2    «A cause de la répression des manifestants à la suite de la réélection de Louchenko»             -Persévération

«A cause de la répression des manifestations à la suite de la réélection de Louchenko»

                    «Le Chef de l’Etat est le premier Magistrat qui est habilité à»

                    «Le Chef de l’Etat est le premier Magistré qui est habilité à»

 

Conclusion

Cette étude a essayé de présenter quelques pistes d’analyse et de classification de ces phénomènes vocaux que nous désignons sous le vocable «lapsus linguae» ou «slips of the tongue». Cette analyse a montré le rôle prépondérant joué par l’unité phonétique qu’est la syllabe avec ses différentes composantes. Nous n’avons pas la prétention d’avoir développé tous les aspects liés à cette problématique. Un complément de recherche nous permettrait incontestablement de parfaire notre analyse et interprétation. Néanmoins, nous aimerions partager avec vous quelques préoccupations qui nous ont été inspirées par ce thème à savoir :

-  Pourquoi ces phénomènes nous font-ils rire ou sourire lorsqu’ils interviennent ? Est-ce à cause de l’effet de l’inattendu ou la qualité inhabituelle du son en jeu?

-  Avons-nous affaire ici à un phénomène universel ? Si oui, qu’en est-il de nos langues africaines locales ? (le cas de «noudegbassi/noudegbessi ébassi» en langue nationale gungbé)

-  Enfin, on serait tenté de dire que, comme la langue est souvent vue comme l’organe le plus turbulent de la cavité buccale, elle est effectivement à l’origine de pas mal de dysfonctionnements, dont les «lapsus linguae» qui ont donc fait l’objet de l’analyse que nous avons présentée. Nous avons donc peut-être là le vrai coupable. Attention domptons nos langues !

 

Références

-  ABERCROMBIE, David (1982) Elements of general phonetics. Edinburgh : Edinburgh University Press.

-  CRUTTENDEN, Alan (1994) (5th edition) Gimson’s pronunciation of English. London : Arnold.

-  CRYSTAL, D. (1997) (4th edition updated and enlarged) A Dictionary of linguistics and phonetics. London : Blackwell.

-  CRYSTAL, David (1995) The Cambridge Encyclopedia of the English language. Cambridge : CUP.

-  FROMKIN, Victoria (1973) (ed.) Speech errors as linguistic evidence. The Hague : Mouton.

-  FROMKIN, Victoria (1971) The non-anomalous nature of anomalous utterances.  Language N° 47 : 27 – 53.

-  GALISSON, R. et Coste, D. (1976) Dictionnaire de didactique des langues. Paris : Hachette.

-  HAWKES, Terence (1977) Structuralism and semiotics. London : Routledge.

-  HOCKETT, Charles F. (1973) «Where the tongue slips, there slip I». In Fromkin, Victoria (1973) (ed.) Speech errors as linguistic evidence. The Hague : Mouton.

-  LANDERCY, A. et Renard, R. (1982) Eléments de phonétique. Bruxelles : Didier.

-  LARREYA, P. et Watbled, J. (1994) Linguistique générale et langue anglaise. Paris : Nathan.

-  Laver, J. (1968) Voice quality and indexical information. British Journal of Disorders of Communication 3 : 43 - 54

-  SATALOFF, Robert (2001) «La voix humaine». Le Monde des sons N° 32 : 10 – 15.

-  YEHOUENOU, C. B. (2002) «Analyse de  la voix et de la parole : enjeux et perspectives». Cahiers d’Etudes Linguistiques. (CEL) N° 6 : 165 – 173.

-  YEHOUENOU, C. B. (2009) Phonetics and Phonology of English. Cotonou : Gevoix.

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Résumé

Dans ce travail, nous nous sommes intéressé aux questions que sous-tend la notion de la « pureté » de la langue wolof défendu par le professeur Ibrahima FALL lors de la campagne présidentielle de 2012. Nous abordons également le rapport entre la langue et l’identité, mais aussi et surtout la question de l’altérité.

Le but visé est de refléter comment les jugements de valeurs que nous portons sur les comportements langagiers des autres jouent sur l’altérité qui veut qu’Autrui soit vu comme soi-même (Ricœur, 1990).

Mots clés : Langue, plurilinguisme, « contact », « pureté », identité, altérité.

 

Abstract

In this paper, we analyse the questions that underlies the notion of purity of the wolof language defended by Professor Ibrahima FALL during the Presidential campaign of 2012. We also address the relationship between language and Identity, but also and especially the question of otherness.

Our purpose is to highlight how valued judgments we make about the linguistic behavior of others influences the notion of otherness intended as the fact considering one fellow as oneself (Ricœur, 1990).

Keywords: Language, multilinguism, « contact », « purity », identity, otherness.

 

 

Introduction

La campagne présidentielle sénégalaise de 2012 a été marquée par un fait assez singulier. C’est l’introduction de la question linguistique dans les débats. En effet, dans son programme de redressement des valeurs socioculturelles du Sénégal, le candidat de la coalition Taxaw Temm, le Professeur Ibrahima FALL a préconisé, entre autres choses, la formation des populations, surtout les jeunes générations, dans les langues locales. Prenant l’exemple du wolof, le Professeur FALL a regretté au cours de l’émission Agora[1] à l’Université Gaston Berger que les locuteurs de cette langue, en particulier les jeunes gens, ne soient presque plus capables de parler cet idiome sans recourir aux éléments d’autres langues avec lesquelles il est en « contact », comme le français.

Dans ce travail, nous allons nous intéresser aux questions que sous-tend la réflexion du candidat FALL ; à savoir : le « contact » de langues, la « pureté » de la langue, le rapport entre langue et identité, mais aussi et surtout la question de l’altérité, qui est l’un des thèmes retenus pour ce colloque.

Le but que nous poursuivons est de montrer comment les jugements de valeurs que nous portons sur les comportements langagiers des autres jouent sur l’altérité qui veut que l’Autre soit vu comme soi-même (Ricœur, 1990).

 

I. Brèves remarques sur la situation sociolinguistique du Sénégal

Le Sénégal, à l’instar de la Gambie et des pays situés au sud du Sahara, est caractérisé par sa diversité culturelle, fruit de la présence de plusieurs groupes ethniques sur son sol. Et, comme on le sait, à chaque groupe ethnique correspond une langue (Cissé, 2005), d’où le plurilinguisme qui singularise notre pays. Nos différentes langues ont des statuts différents et sont employées à des degrés différents (Juillard et Ndiaye, 2009). Le français, qui est la langue officielle de l’Etat, est utilisé dans l'Administration, à l’école, etc. Parmi les langues locales, le wolof est de loin la plus utilisée. On estime à près de 80 pour cent le nombre de Sénégalais qui parlent ou comprennent le wolof (Cissé, 2005), ce qui fait qu’il est l’idiome véhiculaire du pays. Les autres langues, hormis quelques-unes comme le poular, le diola, le sérère, le mandingue, sont parlées par des groupes ethniques minoritaires dans leurs terroirs respectifs.

Naturellement, quand des langues se côtoient dans un territoire, elles s’influencent mutuellement, ce qui produit des interférences à plusieurs niveaux. Mais ici, c’est l’influence que subit le wolof face aux autres langues, plus particulièrement le français, qui nous intéresse.

A notre avis, le wolof subit une influence qui pourrait se résumer en ces trois points :

  1. influence des langues locales. Elle pourrait s’expliquer par la coexistence du wolof avec les autres langues autochtones dans bien des localités du pays, comme Dakar, Ziguinchor… Celle-ci est due, selon Dreyfus et Juillard (2005), à l’« expansion tentaculaire du wolof ».
  2. influence de l’arabe. Les noms des jours de la semaine (altine, talaata, alarba…) par exemple, viennent presque tous de l’arabe (Dème, 1994).
  3. influence des langues étrangères occidentales comme le français, et l’anglais dans une moindre mesure.

 

II. Contact de langues et phénomènes connexes : emprunts, mélange de codes…

Du fait de son statut de langue officielle, le français a acquis une grande importance dans l’usage. Il est « approprié » aussi bien par des personnes scolarisées que par celles non scolarisées. Ainsi, on assiste à une « complémentarité de l’usage » (Dreyfus et Juillard 2005) entre la langue véhiculaire du pays, le wolof, et celle officielle, le français. Comme conséquence d’une telle coexistence, il se produit une sorte de rapport de « partenariat » entre ces deux idiomes.  On assiste ainsi à un va-et-vient des mots dans les parlers des locuteurs, qu’il  s'agisse des jeunes gens, des personnes âgées, instruites ou non instruites, des citadins tout comme des villageois. A notre avis, ce phénomène s’explique par deux facteurs que sont l’emprunt et le mélange de codes.

 

II.1 L’emprunt[2]

Certains de ces éléments lexicaux du français employés souvent par les locuteurs du wolof dans leurs discours sont des emprunts. Ils font désormais partie du fond lexical du wolof. On peut citer, par exemple, bale (du fr. balai), woto (du fr. auto), potu saambuur (du fr. pot de chambre), bëër (du fr. beurre), welo (du fr. vélo), etaas (du fr. étage), poos (du fr. poche), espoor (du fr. sport), estad (du fr. stade), etc.

Le phénomène de l’emprunt lexical n’est pas l’apanage du wolof. Le français, par exemple, compte plusieurs mots empruntés à l’italien (balcon, banque, canon, concert, spaghetti, etc.), à l’espagnol (boléro, camarade, guérilla, sieste…), à l’arabe (alcool, algèbre, etc.), à l’hébreu (chérubin, géhenne, etc.), etc. Une autre langue « prêteuse de mots » au français, c’est l’anglais. Au cours des dernières années les mots anglais ont envahi le français. Le phénomène est tel que, selon García Yebra (1982, p. 335), le terme franglais  a été créé pour  désigner le parler français très « teinté » de mots anglais. Citons quelques exemples : blazer, camping, comité, conteneur, rail, tourisme, tunnel, parking, footing, etc.

Naturellement, la langue et surtout le vocabulaire, est « en perpétuel devenir : des mots meurent, d’autres naissent. » (Grévisse 1969, p. 19).  La langue est à peu près comme une communauté humaine qui, en même temps qu’elle perd des membres, en enregistre de nouveaux grâce aux naissances. 

 

II.2 Le mélange de codes[3]

Dans les zones de fort brassage ethnolinguistique, on assiste souvent à un usage alterné des langues encore appelé mélange de codes ou codes switching (C. Myers-Scotton, 1993a ; J. J. Gumperz, 1982 ; P. Auer, 1998…). Au Sénégal, rares sont les personnes qui parlent ou comprennent une seule langue, et le français fait partie de la somme des parlers acquis et « emmagasinés » par les locuteurs. Comme nous l’avons dit plus haut, les deux codes dominant dans la plupart des localités du pays et surtout dans les grandes villes sont le wolof et le français. Ces deux idiomes se mélangent souvent dans les discours parlés comme en atteste l’exemple suivant tiré d’une conversation entre étudiants le lendemain de la nomination de Pr. Mary Teuw NIANE[4] au poste de Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche :

Jounaliste bi moom + xanaa dañu fay pour mu bañ wax diploomu Mr NIANE ? Il nous parle de licence, maîtrise, DEA ? Cet homme est un génie machallah + Yalla xamna ko ++ limu am ci diplômes après ceux cités par le journaliste + ken xamul nuñu toll + machallah ++ te nak + xamul lu dul travailler + encore travailler + toujours travailler ++ demay wax rek sama digënte ak Yalla + cet homme est l’homme qu’il faut à la place qu’il faut ++[5]

 

Tel que nous le constatons dans cet extrait, quoique contextuel, le parler de cet interlocuteur montre bien le mélange des codes wolof et français. Mais avant de revenir en détail sur cette question de mélange de langue, voyons d’abord ce que pensent les locuteurs eux-mêmes de l’affirmation faite par le professeur FALL. En d’autres termes, nous allons examiner les représentations qu’ont les jeunes locuteurs du wolof sur leur propre pratique de cette langue.

 

III. Représentations sur le parler wolof des jeunes

Dans cette partie, l’objectif visé est refléter quelques représentations sur le parler wolof des jeunes d’aujourd’hui. Pour ce faire, nous commenceront par montrer la méthode utilisée pour collecter les données avant de procéder à l’analyse des discours épilinguistiques tenus par les locuteurs eux-mêmes sur leurs comportements langagiers.

 

III.1 Méthodologie

La collecte des données sur les représentations du parler wolof nous a conduits à adopter l’approche d’une interview semi-dirigée. Ce faisant, nous sommes parti, comme l’affirme Canut (2008 :11) de l’idée que la première exigence du chercheur est de s’affranchir des notions de langue et de variété, c’est-à-dire d’aborder la parole des locuteurs hors des catégories prétendues objectives et scientifiques imposées par les linguistes. L’interview a été menée au sein de l’université Gaston Berger de Saint-Louis. Nous  avons alors interrogé un groupe de 7 personnes composé comme suit : 4 personnes de sexe féminin (dont 2 enseignantes et 2 étudiantes) et 4 personnes de sexe masculin, tous des étudiants. L’analyse des ces deux formes de langages nous permettra de confirmer ou infirmer les propos du professeur FALL.

 

III.2 Points de vue du locuteur

Définies comme étant « une connaissance spontanée, socialement élaborée et partagée relativement à un objet » (Petitjean, 2009 :42), les représentations que les locuteurs ont de la langue wolof semblent refléter la manière dont celle-ci est utilisée. Examinons ensembles les extraits ci-dessous.

 

III.2.1 Du wolof « pur »…

A la question de savoir ce qu’elle pense de l’affirmation selon laquelle le wolof n’est plus « correctement » parlé, Gabrielle nous répond sans hésiter par l’affirmative  « Je suis d’accord avec lui. Je pense qu’il a raison ». Pour elle, il y aurait un wolof de référence qu’on pourrait aujourd’hui qualifier de wolof « pur » :

Gabrielle :oui ++ Je pense que le wolof « pur » existe ++ en fait + j’habite à Ouakam et là-bas la plupart des habitants sont des Lébous ++ donc les Lébous + ils parlent le wolof « pur » ++ des fois ils parlent même tu comprends pas ++ par exemple + pour dire bassaŋ + par exemple + natte  en français ++ ils disent ndës ++ tu peux pas comprendre si tu n’est pas Lébous ++ des fois tu demandes « c’est quoi ndës ? » + ils te disent « c’est bassaŋ »

 

A partir de cet extrait, on voit clairement que pour cette interviewée, il y a une catégorie des locuteurs du wolof qui utilisent encore la variété de référence dite « wolof pur ». Il s’agit là d’un groupe ethnique bien situé dans une aire géographique limité ; à savoir les Lébous de Ouakam. Les autres localités où on parle le wolof dit « pur » sont, selon certains interrogés, les régions du Walo et du Saloum. C’est l’exemple de Cissé dans l’extrait suivant :

Cissé : oui + mais surtout dans le Saloum ++ dans le Walo il y a des choses qui n’existent pas dans la langue wolof + mais si vous allez dans le Saloum là ils vont vous donner des noms en wolof + les noms de ces choses + là ils vont vous les donner en wolof ++

Enq: des choses que nous nommons avec des noms français + là-bas ils utilisent des mots du wolof ?

Cissé : oui + comme par exemple le mot saak + dans le Saloum on dit gaffaka ++

 

Ce renvoie à l’appartenance territoriale d’un « parler type » (ce que Bulot, 2004, appelle la territorialité), revient à dire que les locuteurs wolofs de ces localités parlent un wolof sans « mélange ». Ce positionnement subjectif (Canut, 2001) pourrait être défini comme étant  

la façon dont les locuteurs d’une langue habitant dans une aire géographique donnée s’approprient et hiérarchisent les lieux en fonction des façons de parler (réelles ou stéréotypées) attribuées à eux-mêmes ou à autrui pour faire sens à leur propre identité ». (Ndecky, 2011, pp. 203-204)

 

III.2.2 au wolof « impur »

Dans leurs réponses à la question susmentionnée, les personnes interrogées ont été presque unanimes sur le caractère hétérogène de leurs parlers wolofs. Elles considèrent toutes qu’elles ne parlent pas ce qu’elles considèrent comme le wolof « pur », parce que, disent-elles, dans leurs discours, elles emploient des mots du français et d’autres langues. C’est le cas de Khady, par exemple, qui affirme:

bon + je crois que c’est ça la réalité aussi + parce que si je prends mon exemple + il m’est pratiquement IMPOSSIBLE de dire dix à quinze mots en wolof ++ à chaque fois que moi je parle j’y insère des mots en français ou même des mots en anglais + inconsciemment ++ et ça + je pense qu’il y a plusieurs causes à ça aussi + parce que même dans le cadre où tu es né + où tu as grandi on ne parle pas le wolof « pur » ++

 

Contrairement aux précédentes personnes interrogées qui tiennent encore à une variété wolof appelée « pure », exempte de tout corps étranger capable de la menacer, pour cette locutrice, cela est « impossible » lorsqu’on a emmagasiné plusieurs compétences linguistiques. Autrement dit, pour Khady, à plusieurs compétences intériorisées par un locuteur correspond naturellement une performance hétérogène. Ainsi, en actualisant sa parole, le plurilingue n’échappe pas au mélange parce qu’il puise dans sa « base de données lexicales » des richesses de toutes les langues qui constituent sont répertoire linguistique. Comme elle le reconnait d’ailleurs: « j’y insère des mots en français ou même des mots en anglais + inconsciemment ».

Les opinions qui se sont dégagées des différentes interviews réalisées corroborent les propos tenus par le professeur Ibrahima Fall. Puisqu’il s’agit de la « pureté » de la langue nous allons nous y attarder un peu.

 

III.3 La « pureté » comme illusion ou « fantasme »

Si l’on admet qu’en Afrique les langues identifient les groupes sociaux (les ethnies), les arguments avancés par les personnes interviewées nous conduisent à voir les choses autrement. En effet, les « actualisations concrètes de la parole du locuteur nous conduisent à aller au-delà des frontières du un » (Ndecky, 2011), et donc à remettre en cause l’idée d’une « pureté illusoire de la langue ».

Ainsi, considérer le wolof des jeunes gens comme un parler « corrompu », c’est, peut-être, perdre de vue que les temps ont changé et que les réalités ont évolué. De nos jours l’ordinateur existe, la télévision est présente dans presque tous les foyers, les cheveux artificielles dont se parent nos dames, ou encore le rap, la PlayStation, le pantalon Jeans… existent. La réalité est ainsi configurée que la langue a besoin de disposer de nouveaux mots pour assurer sa fonction essentielle qui est la communication.

Autrement dit, la langue évolue avec le temps pour être en accord avec les réalités du moment. Notre monde est différent de celui dans lequel a vécu Kocc Barma. De même, le parler wolof de notre siècle diffère sans doute de celui des siècles précédents. Comme le dit d’ailleurs Martínez Celdrán, la langue évolue avec la société et s’adapte à elle. Et il ajoute que  « la merveilleuse langue de Cervantes du XVIIème  siècle ne servirait pas à communiquer aujourd’hui parce que la société actuelle est complètement différente de la société dans laquelle Cervantes a vécu » (2007, p. 9).

Ceux qui, comme le professeur Fall, considèrent que le wolof actuel est corrompu sont nombreux, et cela résulterait d’une peur de voir cette langue disparaître à force d’être « mal parlée ». S’il est permis de rêver cela pourrait peut-être arriver un jour. Mais quoi qu’il en soit, ce parler qui résulterait de l’évolution du wolof des vielles générations ne serait pas moins digne que l’actuel. Rappelons-le, la fonction essentielle de la langue est la communication. Dès lors que ce parler nouveau assurerait cette fonction de base, elle serait aussi valeureuse, et ne mériterait pas le nom de langue moins que le wolof dit « pur ».

Comme le dit Coseriu (1986, p. 28), c’est le propre des langues d’évoluer : elles «changent historiquement, comme toutes les fonctions sociales ».  Des langues si importantes dans le passé ont connu le même sort. C’est le cas, notamment, du latin et du grec. Le premier est passé de l’état classique à l’état vulgaire et, de ce dernier état, il a donné naissances à des langues comme le français, l’espagnol, le portugais, le roumain, l’italien, le catalan, etc., qui ont une grande importance et un grand mérite. De même, le grec est passé de l’état antique à l’état moderne. Même les langues dites romanes, notamment le français, ont évolué au cours du temps : ancien français, moyen français (XIVe-XVe s.), français moderne. Bref, l’état qu’une langue présente à une époque donnée est toujours le résultat de l’évolution d’une époque antérieure (Saussure). Mais, il faut le dire, la majorité des locuteurs, en particulier les non linguistes, croient que la langue de leur époque est la même depuis ses débuts.

Pour terminer, citons ces propos de Martínez Celdrán (2007) sur l’évolution des langues : « Si l’évolution était synonyme de corruption, quelle corruption merveilleuse représente les langues romanes, par exemples, corruption du latin ! le français, l’italien, le castillan, etc. », car, ajoute-t-il, « du point de vue de la littérature et de la culture générale ces langues valent autant que leur langue mère : le latin ».

Les considérations précédentes nous amènent à dire que la pureté de la langue n’est qu’un idéal inatteignable, un fantasme, une expression de l’instinct de conservation, la peur de perdre son identité. Il n’existe pas de « langue connue qui puisse être considérée pure .Toutes contiennent un nombre grand ou petit de mots étrangers, adaptés ou non. » (García Yebra, 1982 p. 335).

 

III.4 Langue, identités, altérité.

La langue étant un phénomène social, elle fait l’objet de réflexions de la part des linguistes comme des non-linguistes. Les réflexions de ces derniers « s’apparentent fréquemment à une attitude de type normatif et auto prescriptif » (Garric, 2007, p. 4). Il semble que chaque locuteur défend un idéal de langue, de comportement langagier. En le faisant, il exclut toute attitude langagière qui semble différente de la sienne, ce qui pose le problème de l’identité qui, comme l’écrit Charaudeau (2000), surgit quand ont commence à se particulariser. Aussitôt, on érige des frontières pour mieux se dissocier de l’autre, le « différent ».

En Afrique, en général, et au Sénégal, en particulier, la langue est le véhicule de la culture et d’un savoir faire. Et, selon Billiez (1985), « elle est la trace des racines », que l'on « conserve en  soi comme  le  sang » et que l'on lègue aux générations futures. Ainsi, les idiomes du Sénégal ont été un moyen de résister à l’influence française. Il semble que de nos jours encore une certaine classe sociale, celle des personnes âgées, s’inscrit dans la même dynamique en prônant la pureté des langues locales et donc de nos cultures. Elles résistent à l’influence de la culture française qui, comme on le sait, se réalise surtout à travers la langue et l’école. Cette préoccupation, on la retrouve d’ailleurs dans l’Aventure ambigüe de Cheikh Amadou Kane (1961). Dans cette œuvre, on peut lire :

L’école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu’aujourd’hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. Peut être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux. Quand ils nous reviendrons de l’école, il en est qui ne nous reconnaîtront pas. 

 

Il faut le dire, quand on s’affirme comme locuteur idéal, ce n’est pas en se regardant à travers soi-même (réflexivité), mais plutôt à travers l’autre. L’affirmation de sa singularité et donc de son identité se fait à partir des différences que l’on pense avoir vis-à-vis de l’autre, et cette expression du « moi » traduit la reconnaissance de l’autre et donc d’un fait inhérent à la langue, à savoir, la variation, l’hétérogénéité des manières de dire, des normes.

Dans le cas précis qui nous occupe, celui du wolof des jeunes d’aujourd’hui, la variation traduit l’adaptation de la langue à la réalité actuelle qui se caractérise par les changements sociaux, politiques et économiques et par un plurilinguisme qui s’articule autour de deux langues, le français et le wolof. Comme l’écrit Canut « La langue n’est pas une marque de possession, le but n’est pas la parfaite connaissance de cette langue ou d’une forme supposée totale, mais bien le lien qui permet alors la relation avec l’autre dans sa différence. » (2007, p.25). Partant de là, on pourrait dire qu’identité et altérité ne s’excluent pas mutuellement.

 

Conclusion

Au terme de notre analyse, force est de constater que le Sénégal est un pays plurilingue où deux langues dominent : le français (la langue officielle de l'État) et le wolof (la langue locale la plus parlée dans les échanges quotidiens). Ces deux langues se côtoient dans le cerveau des locuteurs. Le wolof parlé subit une forte influence lexicale du français, ce qui a pour conséquence l'alternance ou le mélange de codes et le phénomène de l'emprunt. L’emprunt lexical existe dans toutes les langues, surtout dans un milieu plurilingue; il est de ce fait nécessaire à la vie de la langue. Il participe dans la régénération/rénovation/enrichissement du lexique. La notion de pureté pourrait donc être considérée comme un idéal, un fantasme. L'alternance ou le mélange de codes s'explique par l'hétérogénéité ou la richesse du répertoire langagier des jeunes Sénégalais vu le plurilinguisme qui caractérise le pays.

Les langues évoluent avec le temps. Le wolof des jeunes gens a évolué par rapport à celui des vielles générations, et cette évolution s'explique sans doute par les changements sociaux, politiques et économiques que le Sénégal a connus. Sous cet angle, nous osons affirmer que l'évolution n'est pas synonyme de corruption. La réflexion épilinguistique faite par M. FALL  est quelque chose de fréquent. Elle est souvent des jugements de valeurs négatifs sur l’objet langue tout comme sur le comportement langagier de soi-même ou d’autrui.

Chaque locuteur à son idéal de norme. Ainsi, défendre une norme donnée et donc se singulariser par rapport à tel ou tel locuteur, c'est reconnaître un fait inhérent à toutes les langues, à savoir la variation, qui se manifeste dans les usages. Se singulariser en tant que locuteur idéal, c'est reconnaître l'autre et les différences qu'il présente dans sa manière d'utiliser la langue. Donc, si paradoxal que cela puisse paraître, l'identité n’exclut pas l'altérité.

 

 

Références bibliographiques

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-CANUT, C. Le spectre identitaire. Entre langue et pouvoir au Mali. Limoges: Lambert Lucas, 2008.

-CANUT, C. Une langue sans qualité. Limoges: Lambert Lucas, 2007.

-CANUt, C. « Pour une nouvelle approche des pratiques langagières », in Cahiers d’études africaines, 2001/3-4, 163, pp. 391-398.

-CHARAUDEAU, P. « Langue, discours et identité culturelle » in Ela. Etudes de linguistique appliquée., 2001/3, n°123-124, pp.341-348.

-CISSÉ, M., « Langues et société au Sénégal » in Revue électronique internationale de Sciences du Langage, n°5, 2005, pp.99-133.

-COSERIU, E. Introducción a la lingüística, Madrid, Gredos, 1989.

-DÈME, A. Les emprunts linguistiques du wolof à l’arabe: contribution à la lexicologie du wolof. Paris: Sorbonne, thèse doctorale du troisième cycle.

-DREYFUS et Juillard, Le plurilinguisme au Sénégal. Langue et identité en devenir, Paris: Karthala, 2004.

-GARCÍA, Yebra V. Teoría y práctica de la traducción, 1982.

-JUILLARD, C. et M. Ndiaye. « Nommer les langues au Sénégal: perspectives historiques et socilinguistiques », in Féral C. de (dir.) Le nom des langues III. Le nom des langues en Afrique  sub-saharienne: pratiques, dénominations, catégorisations. Louvain-La-Neuve: Peters, 2009.

-KANE, C. H. L’Aventure ambigüe, Paris: Julliard, 1961.

-KAUFMANN, J.-C. Quand Je est un autre: Pourquoi et comment ça change en nous. Paris : Armand Colin, 2008.

-MARTÍNEZ, Celdrán E. Bases para el estudio del lenguaje, Málaga, Octaedro, 2007.

-MCLAUGHLIN, F. 2001MCLAUGHLIN Fiona, « Dakar Wolof and the Configuration of an Urbanldentity », Journal ofAfrican Cultural Studios, tome 14, n° 2, p. 153-172.

-MYERS-SCOTTON, C. Duelling Languages: Grammatical structure in Codeswitching. Oxford: Clarendon Press, 1993a.

-NDECKY, A. Pratiques et représentations des parlers mancagnes de Goudomp (Sénégal). Amien : thèse de doctorat, 2011.

-NDIAYE-CORRÉARD, G. (Dir.). Les mots du patrimoine: le Sénégal. Paris: Editions des archives contemporaines, 2006.

-PETITJEAN, C. Représentations linguistiques et plurilinguisme. Thèse de doctorat du troisième cycle de l’université d’Aix-en-Provence, 2009. 

-RICEOEUR, P. Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

-SAUSSURE, F. Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1916.


[1]Le concept d’AGORA-UGB est une émission conçue par la Direction de la Communication et du Marketing de l’université Gaston Berger de Saint-Louis et qui a pour but d’inviter les candidats à la présidentielle sénégalaise de 2012 à exposer leurs projets de société. Les débats sont enregistrés à l’université de Saint-Louis et retransmis en différé à la TFM.

[2] L’objectif de ce texte n’étant pas de problématiser la notion même de « l’emprunt » linguistique, nous n’allons pas revenir sur ce débat qui date de longtemps.

[3] Comme pour l’emprunt, nous n’allons pas revenir sur les théories portant sur cette notion.

[4] Le Professeur Mary Teuw NIANE a été Recteur de l’Université Gaston Berger de St-Louis de janvier 2007 à octobre 2012.

[5] Une traduction littéral de cet extrait en français donnerait : ce journaliste + lui a-t-on payé pour qu’il ne dise pas les diplômes de Mr Niane ? Il nous parle de licence, maîtrise, DEA ? Cet homme est un génie vraiment + Dieu le sait ++ les diplômes qu’il a après ceux cités par le journaliste + personne ne sait combien ils sont + vraiment ++ et puis + il ne fait pas autre chose que travailler + encore travailler + toujours travailler ++ je ne dis que la vérité et je prends Dieu à témoins. + cet homme est l’homme qu’il faut à la place qu’il faut ++ 

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Résumé

Dans la première partie de notre article intitulé l’amour-passion, nous nous évertuons à étudier la courbe évolutive de l’amour entre Julien Sorel et madame de Rênal, dans Le Rouge et le Noir. En effet, c’était juste pour éprouver son caractère et son courage que le jeune précepteur a tenté de conquérir cette dame. Mais, il finit par ressentir (succomber dans) de la passion pour elle. Quant à cette femme, elle n’était animée (au départ) que d’un sentiment de pitié en le voyant ; par la suite, son cœur est passé très vite de la compassion à la tendresse. La deuxième partie, qui a pour titre l’amour-combat, met en exergue la bataille que se livrent Julien Sorel et Mathilde de la Mole. Ainsi, l’amour est conçu ici comme un champ de combat, une expression de l’énergie, de la volonté de puissance, du tempérament guerrier.

Mots-clés : amour, caractère, courage, passion, sentiment, cœur, bataille, combat, énergie, tempérament.  

 

Abstract

In the first part of my article intitled l’amour-passion (passionate love), I am trying to examine the maturing process in the love affair between Julien Sorel and Madame de Rênal in Le Rouge et le Noir. In fact, it was just for testing his nature and courage that the young tutor Sorel had tempted to gain the affection of the lady Rênal, but he ended feeling true passion for her. As for the lady she only felt sorry seeing him first yet her heart moved from compassion to tenderness. The second part l’amour-combat (love conquest) points out the battle Julien Sorel and Mathilde de la Mole were doing. Here, love is understood as a battle field, an expression of energy, will to power and warlike temperament.

Keywords : love, nature, courage, passion, feeling, heart, war, fight, energy, temperament.

 

Introduction

Le Rouge et Le Noir de Stendhal, roman paru en 1830, est fortement ancré dans la réalité de la Restauration. Il pose le problème de l’amour comme moyen d’ascension sociale. Julien Sorel, fils de paysan, parti de rien, se hisse au sommet en conquérant le cœur de madame de Rênal puis de Mathilde de la Mole. Il se taille par ce biais une place au soleil de la réussite.

L’intérêt de notre article, c’est d’analyser la genèse de l’amour chez les personnages, son évolution, de même que les ressources mises en œuvre par le héros pour réaliser ses ambitions.

   Le plan binaire (amour-passion/amour-combat), obéit à la structure même de l’œuvre car, mis à part l’épisode du séminaire, le roman s’articule autour de deux axes fondamentaux : Verrières et Paris, avec comme paramètres variables deux personnalités antagonistes : madame de Rênal, femme un peu romantique, qui finit par trouver le bonheur dans un amour coupable et Mathilde de la Mole, une jeune fille altière, en rupture de ban avec son époque, qui conçoit l’amour comme le champ d’expérimentation de l’amour-propre et de la hardiesse.

   L’amour-passion, qui est le premier volet de notre étude, est le degré suprême du sentiment amoureux. Stendhal l’appelle la cristallisation qu’il résume ainsi : « il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu’on aime »[1]

   L’amour-combat, qui est la seconde partie de notre travail, fait ressortir le rapport de force qui entache la relation entre Julien Sorel et Mathilde de la Mole. L’amour est ici synonyme d’affrontement, de conflit, de lutte entre des tempéraments guerriers.

 

I. L’amour-passion

         Au début du roman, rien ne laisse présager un amour entre madame de Rênal et Julien Sorel, tant la distance entre les deux personnages paraît incommensurable. Madame de Rênal n’éprouve que de la commisération pour ce jeune homme, quand elle le rencontre pour la première fois. En raison de son éducation religieuse et de sa délicatesse native, elle est prompte à s’épancher devant le malheur d’autrui. Ainsi, dès qu’elle le voit, elle ne peut manquer au devoir humain de lui offrir assistance et sollicitude. A ce niveau, les ressorts du cœur, même s’ils s’activent, ne sont mus que par l’élan de compassion, de solidarité, d’attendrissement. L’on est loin encore du grand amour ; ou s’il est permis d’user de ce vocable, c’est plutôt dans une toute autre terminologie. Madame de Rênal est simplement guidée par l’amour du prochain ou de l’humain, qui consiste à s’apitoyer devant la souffrance de l’être qui ploie devant les vicissitudes de l’existence, à lui prodiguer de l’aide, en cas de besoin. Son souci, c’est aussi de lever les soupçons et les équivoques qui hantent l’esprit de Julien Sorel et qui constituent un obstacle à son accès chez le maire de Verrières. Le narrateur nous dit :

Madame de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement  pâle et qui venait de pleurer…Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette[2]

 

De ce fait, son premier geste a été de chercher à dissiper ses appréhensions et sa timidité. Donc, avant d’être prise dans les mailles de la passion, personne ne soupçonnait, une seule seconde, qu’elle pouvait ressentir de l’amour pour Julien Sorel. Cependant, elle passe progressivement de la pitié à l’admiration. Cette métamorphose sentimentale est due à plusieurs facteurs.

   D’abord, la beauté de Julien Sorel est un facteur de modification comportementale chez madame de Rênal. En effet, celle-ci ne la laisse pas indifférente. Et en approchant de plus près ce jeune précepteur, elle ne manque pas de remarquer que sous l’apparente indigence, se dissimule un doux visage de jeune fille, capable d’ébranler les cœurs les plus insensibles. Dès lors, les qualités physiques de ce garçon constituent déjà un préjugé favorable qui change considérablement le regard qu’elle jette désormais sur lui.

   Ensuite, Julien Sorel est un précepteur pétri d’aptitudes intellectuelles qui crèvent les yeux. Il a une mémoire prodigieuse qui lui  permet d’apprendre et de réciter, avec une facilité étonnante, la Bible en latin. Cette performance lui ouvre toutes les portes et fait de lui le point de mire de toutes les conversations. Etant donné que la ville de Verrières brille par ses carences mentales et son incurie culturelle, il est en passe de devenir un génie qui cristallise toutes les attentions et aiguise la curiosité de l’aristocratie de ce bourg, enfermée dans une condescendance dogmatique. Ainsi, madame de Rênal, habituée jusqu’alors à se mouvoir dans un univers qui regarde la réussite matérielle comme la seule raison de vivre, ne peut qu’être éblouie par les performances de ce garçon qui est considéré comme un véritable prodige par tous les habitants de ce bourg. C’est pourquoi, la femme du maire, confinée dans un ilotisme asphyxiant par un mari dont l’étroitesse d’esprit ne favorise pas le commerce des idées, est toute admirative devant les exploits du précepteur. De ce fait, l’ascendance mentale de ce « génie » supplée à son infériorité sociale, à sa pauvreté, à ses origines roturières et devient le parchemin qui favorise son acceptation et sa reconnaissance.

   Dès lors, conscient de ses atouts, Julien Sorel peaufine une stratégie de conquête qui parvient à bout de cette dame. Il exploite la fibre maternelle pour semer dans le cœur de cette mère les graines de l’estime, puis de la tendresse, enfin de la passion. Vu que madame de Rênal a un faible pour ses enfants et qu’elle tient à eux plus qu’à tout, il se montre précautionneux et affectif à leur égard. Aussi, en se rapprochant davantage de ses élèves, il crée, du coup, les conditions d’une familiarité voire d’une affection réciproque avec la mère. Cette stratégie lui réussit à merveille, car très vite, il se produit un dédoublement de la fonction spatiale : tantôt, c’est un espace d’apprentissage pour les enfants, tantôt, il est le cadre d’expérimentation de l’amour et d’épanchement de la passion.

   Cette dimension multifonctionnelle de l’espace permet en même temps aux enfants de jouer un rôle d’adjuvants, étant donné qu’ils concourent inconsciemment à la réalisation des ambitions de Julien Sorel. De même, le château de monsieur de Rênal et le jardin représentent, pour ce jeune précepteur, des lieux privilégiés de séduction ou de tentatives hardies d’intimité. Maintes fois, au risque de compromettre madame de Rênal, et pour éprouver sa virilité et son courage, Julien Sorel s’est permis de saisir ou de baiser la main de cette femme, dans sa maison ou à l’occasion des promenades. Ainsi, le troisième degré dans la courbe évolutive des sentiments de cette femme, après la pitié et l’admiration, est l’amour-passion dont la puissance est ravageuse. Il s’empare de tout l’être et lui fait perdre le bon sens, de même que la dimension éthique de la vie sociale.

   En fait, madame de Rênal vient de découvrir que l’amour véritable est un don de soi, sans réserve, sans calcul, un amour aveugle, parfois absurde, qui défie toutes les règles morales, toutes les convenances. C’est pourquoi, au risque de compromettre son mariage, de perdre l’estime de son mari, de ses enfants et de la société toute entière, elle pousse l’audace jusqu’à s’enfermer avec Julien Sorel dans sa chambre, bravant les lois les plus élémentaires de la décence. Elle fait siens ces propos de Valentin s’adressant à Cécile, dans une pièce d’Alfred de Musset parue en 1836 : « Il n’y a de vrai au monde que de déraisonner d’amour »[3]

   Ainsi, elle vient d’expérimenter, pour la première fois, les douceurs et les manifestations de l’amour pur, mais aussi les tourments de l’amour-passion. Désormais, tout son cœur vibre au rythme des moindres désirs de Julien Sorel. Dès lors, le remords qui l’envahissait au début, en raison de son éducation religieuse et des sa délicatesse native, se dissipe progressivement. En goûtant à la dimension exquise de l’amour, madame de Rênal plonge en même temps dans les eaux délicieuses de la volupté. De ce fait, plus rien ne l’arrête : ni son serment de fidélité envers son mari ni les calomnies de la société ni les conseils de son confesseur, encore moins la maladie de son fils qu’elle croit liée à son inconduite. Et il suffit d’un laps de temps de séparation avec Julien Sorel pour qu’elle ressente un vide profond et une nostalgie incommensurable. Ces lignes illustrent parfaitement la puissance de la passion amoureuse chez le personnage :

Madame de Rênal ne put fermer l’œil. Il lui semblait n’avoir pas vécu jusqu’à ce moment. Elle ne pouvait distraire sa pensée du bonheur de sentir Julien couvrir sa main de baisers enflammés.[4]

  

En ce sens, elle se sent vivre, en expérimentant la force de l’amour-passion. Elle redécouvre les charmes de la vie, et son être profond, noyé par le matérialisme ambiant, est pour une fois enclin à la félicité et crie son désir d’épanouissement, sa soif  de volupté, sa volonté de se rassasier dans les eaux exquises de la jouissance. Elle est apte à répandre et à recevoir ce cadeau, parce qu’elle a découvert, hormis la tendresse maternelle, le goût d’aimer. Avec Julien, elle redonne du sens et de la valeur à ces mots : communion des cœurs, émotions amoureuses, don de soi. Ce sentiment lui a redonné de l’entrain, de nouvelles ressources, de la joie de vivre. Elle donne raison à Pierre Teilhard de Chardin qui écrit : « l’amour est la plus universelle, la plus formidable et la plus mystérieuse des énergies cosmiques. »[5]    

Froissée par un mari trop matérialiste et complètement ignorant des ressorts du cœur humain, elle se sent vivre maintenant qu’elle a percé les secrets et les charmes de l’amour sublime. Elle comprend à présent qu’aimer, c’est communier dans un même élan de joie, converger vers un même idéal, créer une symbiose parfaite. De ce point de vue, l’amour sincère annihile toute altérité car il tente de fondre  les deux êtres à travers un commun vouloir et un destin unique. 

   Cependant, on ne peut nier que l’amour entre Julien Sorel et madame de Rênal est non seulement surprenant, mais il est également coupable. Entre les deux personnages, il existe un fossé sinon un abîme, une distance incommensurable de divers ordres : la naissance, la différence d’âge, la position sociale, la situation matrimoniale.

   D’abord, Julien Sorel est fils de paysan, donc de condition roturière ; et au XIXe siècle les préjugés de classes sont encore tenaces dans la société française. La sagesse populaire et les convenances sociales recommandent à tout un chacun de respecter son rang. Quiconque s’avise délibérément d’entrer par effraction, sans une ordonnance royale, dans le cercle fermé de la noblesse, est souvent victime d’une humiliation et d’un ridicule cinglants.

   Quant à madame de Rênal, elle est une femme noble qui jouit des privilèges de sa classe  et des honneurs y afférents. Il existe, de ce point de vue, un mur opaque qui les sépare, dont la percée relève d’une véritable gageure. On mesure alors l’énergie à déployer pour annihiler cette barrière. C’est ce que suggère Jean Mourot quand il soutient :

Le héros traverse les milieux comme un être exclu ou toléré, rendu différent à la fois par sa basse condition et par sa supériorité morale et intellectuelle : ces divers milieux apparaissent, dans ce rapport d’affrontement et de lutte, comme un révélateur du caractère de Julien.[6]

  

Ensuite, la différence d’âge entre les deux personnages ne favorise pas un amour sans heurts. Madame de Rênal, bien qu’étant belle, est tout de même bien plus âgée que Julien Sorel. En plus, les maternités successives et la tyrannie de son mari ont, tant soit peu, altéré sa grâce native. Quel intérêt pousse-t-il alors Julien Sorel (jeune homme promu à un brillant avenir grâce à sa beauté) à courir des risques avec elle ? Rien d’autre que le goût du défi, l’amour-propre, le besoin de mesurer sa force, la volonté de puissance.

   En outre, sur le plan de la position ou de la hiérarchie, l’un et l’autre se situent aux antipodes de la société. Julien Sorel, avant d’être précepteur, était un zéro social, un obscur individu, haï par ses frères, persécuté par son père qui le taxait de paresseux, enclin à lire pendant que les autres se saignent dans la scierie paternelle. Pour cette raison, il est constamment victime d’exactions de la part des siens. Par conséquent, il est réduit en souffre-douleur par sa famille. Madame de Rênal est la première dame de Verrières, parce qu’elle est l’épouse du premier citoyen de la ville, en l’occurrence monsieur le maire. Cette situation lui confère des privilèges, des passe-droits, même si par nature, elle abhorre le pouvoir et la gloire.

Enfin, l’amour entre madame de Rênal et Julien Sorel est proscrit tant du point de vue moral que religieux. Cette dame est assujettie aux liens sacrés du mariage qui fait de la fidélité un pilier fondamental de la vie conjugale. Toute inconduite de sa part est une grave transgression aux bonnes mœurs et aux lois de l’hymen. Elle devrait entraîner le rejet populaire, car elle couvre la famille de déshonneur. Donc, une telle relation est bannie à tous égards, parce qu’elle transgresse l’interdit séculaire de l’adultère.     .

   Cependant, au XIXe siècle, le thème de l’adultère est un lieu commun du roman réaliste. Le capitalisme bourgeois qui consacre le règne de l’argent, de l’individualisme et du profit, foule au pied les règles morales et banalise l’institution du mariage. Celui-ci étant fondé sur l’intérêt et non sur l’amour, est souvent en proie à un désordre sans précédent. Les sentiments sont rangés aux oubliettes et les hommes font la chasse aux riches sorcières bourgeoises en vue de se faire une position sociale confortable. Ni l’homme, encore moins la femme ne considèrent le foyer comme un havre de paix, un lieu idéal d’épanouissement.

   De ce fait, c’est la porte ouverte à toutes les dérives : les femmes vont trouver le bonheur avec des amants beaucoup plus jeunes ; tandis que les hommes sont à la quête de courtisanes volages. En décrivant un tel scandale, Stendhal, Balzac, Flaubert et Maupassant font figures d’historiens des mœurs, mais aussi jettent un regard sans complaisance sur une société dévoyée.

   On peut aussi expliquer cette récurrence de l’adultère, dans le roman du XIXe siècle, par la tentation du fruit défendu. L’être humain éprouve souvent une sorte d’attrait pour l’interdit. Et dans sa volonté de percer le mystère ou le secret de cet interdit, brave par curiosité ou défit le tabou. Dès lors, l’on est prêt à tout pour séduire la femme qui, à première vue, semble inaccessible et hors de portée. Pour éprouver les ressources de son pouvoir de séduction, Julien Sorel va alors déployer des efforts surhumains pour conquérir le cœur de madame de Rênal.

   Dans les chefs-d’œuvre réalistes du XIXe siècle, la plupart des femmes mariées sont infidèles : madame de Rênal dans Le Rouge et le Noir, mesdames de Restaud, de Nucingen et de Beauséant dans Le Père Goriot, Emma Bovary dans Madame Bovary, de même que la plupart des personnages féminins dans Bel-Ami de Maupassant.

    Dans le roman, l’amour-passion est inséparable de la jalousie. Cette dernière est un baromètre qui permet de mesurer sa densité, sa profondeur. Elle participe à une conception de l’amour, vécu comme un désir exclusif de possession de l’être aimé et un refus catégorique de le partager avec quelqu’un d’autre. Dès lors, plus la passion atteint son paroxysme, plus ce sentiment s’exacerbe pour se muter en colère, haine, amour-propre, orgueil blessé. Ainsi, madame de Rênal se met-elle dans tous ses états, quand elle apprend que Julien Sorel cache dans une boîte de carton un portrait. Sans chercher à comprendre, elle pense automatiquement à une rivale, alors qu’il s’agit de l’effigie de Napoléon, son idole.

   Xavier Darcos a bien saisi la dimension à la fois instinctive, égoïste et extrême de ce ressentiment lorsqu’il soutient : 

c’est la jalousie qui unit les deux faces de la passion (amour/haine) et qui explique qu’on passe de l’une à l’autre. La jalousie est donc un ressort dramatique important : elle fait agir et pousse à des extrémités, en nourrissant le fantasme du jaloux.[7]

  

En somme, l’amour entre Julien Sorel et madame de Rênal a connu diverses péripéties avant d’aboutir à l’amour fou. Au départ, ce n’était qu’un  défi envers soi-même et (envers) la société ; à l’arrivée le précepteur a été pris dans son propre jeu et est tombé dans les mailles de la passion. Quant à cette dame, ses sentiments suivent une trajectoire évolutive, allant de la compassion à l’amour sublime.

 

   II. L’amour-combat

   L’amour entre Julien Sorel et Mathilde de la Mole est émaillé de heurts, d’accrocs, en raison de la nature circonspecte et ombrageuse de ces personnages. Il est révélateur du choc entre deux énergies, deux orgueils, deux natures agressives qui cherchent chacune à s’affirmer. Julien Sorel est un jeune homme d’une fierté excessive qui tient en aversion la société de la Restauration et les gens qui la représentent. Il est révolté contre le désordre social érigé en force de loi. En raison de son caractère versatile, il s’offusque très vite et interprète certains faits  et gestes comme des signes de mépris et de condescendance. Ses lectures sur Napoléon l’ont conforté dans l’idée selon laquelle il est parfaitement possible pour un roturier de gravir les échelons, à force de détermination, d’abnégation et d’esprit de dépassement. Dès lors, il se fixe des objectifs de conquête, élabore une stratégie de bataille et se donne les moyens de réaliser ses ambitions. Avec Mathilde, il fait une transposition de la guerre sur le terrain de l’amour et se résout à la confrontation, au combat pour gagner son cœur.

   D’ailleurs, dans le roman, le discours amoureux s’inspire de la terminologie militaire. Nombreuses sont les figures historiques  qui se sont illustrées par leur bravoure, leur héroïsme, leur ardeur combattante : Napoléon, Henri III, Charles IX. La lecture favorite de Julien Sorel est Le Mémorial de Sainte-Hélène, tandis que Mathilde de la Mole affectionne les romans de Walter Scott, l’histoire de d’Aubigné et Brantôme, en somme des œuvres  qui font l’exaltation de l’éthique martiale. Tout au long du roman, les références métaphoriques inhérentes à l’armée abondent ; pour preuve cette affirmation du narrateur : « Julien se compara à un général qui vient de gagner à demi une grande bataille»[8].

     Dès lors, il lui faut la subjuguer, afficher même de l’indifférence à son endroit pour  titiller ses fibres sensibles. Son tempérament belliqueux justifie ces propos de Jean Goldzink : « Le Romantisme très particulier de Stendhal (un art de la modernité énergique, de la prose et de l’héroïsme dans les sentiments…allie culte de Napoléon et le culte de l’amour, l’ironie et la rêverie»[9].

   Ainsi, tout au début, c’est moins par amour que par défi, revanche et haine de la noblesse parisienne que Julien Sorel se lance à l’assaut de Mathilde de la Mole. Par défi envers lui-même, car il a besoin, encore une fois, de mesurer son pouvoir de séduction et la force de son tempérament. Par revanche aussi, étant donné que les jeunes aristocrates qui hantent l’hôtel de la Mole le détestent, ne voyant en lui qu’un vulgaire parvenu qui veut se hisser au sommet. Donc, sa victoire contre cette fille est, en même temps, un triomphe sur ces gens qui plastronnent partout, mais qui, en réalité, sont d’une couardise étonnante. Vaincre celle-ci est la preuve de sa supériorité vis-à-vis d’eux. On comprend alors sa rancune contre cette classe, perchée sur l’arbre de la condescendance comme un corbeau méfiant, qui se glorifie du hasard de la naissance, mais qui n’a pourtant pas de mérite personnel.

   Mathilde de la Mole, quant à elle, est une héroïne anachronique, en déphasage avec son siècle qu’elle juge mou. Elle prend comme modèle ses aïeux du XVIe siècle, en l’occurrence Boniface de la Mole. Ce dernier a été l’amant de la reine Marguerite de Navarre et a essayé de délivrer ses amis emprisonnés dans la cour par Catherine de Médicis. Pour ce forfait, il a été condamné à mort en place de Grève. Pour elle, rien ne compte que les coups d’éclats, les actions héroïques et les passions mal assorties. C’est pourquoi, elle abhorre la jeunesse de la Restauration pusillanime, sans esprit d’initiative, qui se complaît dans la routine, les préjugés de classes et les poncifs. Elle est convaincue que l’amour ne doit pas s’embarrasser des clichés, qu’il est un champ d’expérimentation de la volonté de puissance. Il est fait d’inconstance, de volte-face, d’affirmation de soi et de sa forte personnalité ; il met aux prises des natures souvent antagonistes au départ, qui ont besoin de se mesurer, de se combattre pour mieux se connaître et dont l’une finit par dompter l’autre. André le Breton a saisi ce côté fougueux de cette jeune aristocrate quand il soutient que le principal trait de caractère de Mathilde c’est ce « besoin de domination, besoin de se jouer avec un cœur d’homme, de l’asservir, de ne lui rendre l’espérance que pour la lui ôter aussitôt, en un mot de la torturer de cent façons»[10].

   Le portrait de ces guerriers en amour nous donne la mesure de l’âpreté du combat et des ressources à mettre en œuvre pour sortir vainqueur de la confrontation. A l’hôtel de la Mole, Julien Sorel n’est plus ce novice timide qui éprouvait de la frayeur devant la porte d’entrée de monsieur de Rênal. Son séjour chez le maire lui a permis d’acquérir de l’expérience sur les préjugés nobiliaires et sur le mystère féminin. C’est fort de ces pré-requis qu’il va engager la lutte contre mademoiselle de la Mole.   

   Leur première rencontre présage déjà du climat délétère qui va rythmer leur cohabitation. Dès lors, pour savoir comment s’y prendre avec elle, il fait une lecture corrélative entre son caractère et son être profond. Donc, en utilisant l’onomastique de la guerre, on peut dire que Julien Sorel ne se rue pas de prime abord à l’attaque. En bon stratège, il commence par la phase d’observation pour appréhender son adversaire et être à même de faire un diagnostic des forces et faiblesses de l’objet de sa quête. En subordonnant le physique et le moral, il remarque chez elle une certaine intransigeance qui se traduit à l’extérieur par la dureté et à l’intérieur par une froideur d’âme. Le narrateur résume ainsi son jugement : « Julien lui trouva, en papillotes, l’air dur, hautain et presque masculin»[11].

   De ce fait, le héros a affaire à une jeune fille très différente de madame de Rênal, à tous points de vue. Mathilde de la Mole est à la fleur de l’âge, elle voit tout en rose. Elle n’a jamais été confrontée aux difficultés de la vie. Elle est pleine de rêve et ne voit la vie qu’à travers le prisme étroit de la cellule familiale. Toute la gent aristocratique se bouscule chez elle pour l’admirer, solliciter une conversation ou même bénéficier de sa bienveillance. Et il n’est pas rare qu’elle congédie insolemment ceux qui ont la hardiesse pour la contrarier ou lui résister. Par conséquent, elle est le point de mire d’arrivistes de tout acabit qui veulent profiter de sa richesse pour se hisser au sommet et qui se plient à ses moindres caprices comme des agneaux. C’est pourquoi, elle est habituée à commander, à s’imposer et se faire obéir.

   En plus, contrairement à madame de Rênal, elle ne ploie pas sous le poids de l’hymen, elle est libre de tout engagement conjugal. Elle n’a ni charge maternelle ni contrainte domestique. C’est la raison pour laquelle elle en fait à sa tête et elle ne se sent pas tenue d’observer une certaine ligne de conduite. Tout garçon dont la tête ne lui revient pas, elle le malmène sans état d’âme.

   En outre, elle est adulée par ses parents qui s’empressent de satisfaire ses moindres désirs. Ainsi, elle n’est pas en état de manque affectif. Madame de Rênal quant à elle, ne peut compter que sur la tendresse filiale, car son mari occupé à faire fructifier son usine de clous, est incapable de lui faire don de sa présence. Si Julien Sorel est parvenu à la séduire, c’est parce qu’il y avait un vide sentimental à combler, un besoin affectif à satisfaire. Il faut noter aussi que madame de Rênal est plus douce, plus sensible que Mathilde de la Mole qui a plutôt un comportement viril et qui n’entend pas se laisser faire. Elle s’inscrit radicalement dans la logique d’un commerce armé.

   Par ailleurs, l’univers parisien est très différent de celui de la province. A Verrières, il est plus facile de trôner. C’est pourquoi, très rapidement Julien Sorel s’est imposé aux habitants de ce bourg. Et madame de Rênal n’ayant pas trouvé un homme plus entreprenant et plus hardi, a été prise dans les mailles du filet. Le précepteur était en quelque sorte le borgne parmi les aveugles. Paris, par contre, grouille de dents longues, d’où la nécessité pour Julien d’être plus précautionneux pour espérer dresser Mathilde de la Mole qui est d’un tempérament plus subversif. Il est vrai qu’il est maintenant mieux averti en ce qui concerne la complexité du cœur féminin, les ficelles à même de l’émouvoir ou de le faire chanter.

   Dès lors, dans Le Rouge et le Noir, le regard, les paroles, les gestes sont des germes de conflits et participent à la stratégie de bataille mise en œuvre. Ce sont ici des armes redoutables de rejet, d’asservissement, de dédain. Ils apparaissent comme le miroir des états d’âme, des désirs, de la sensibilité. Ils trahissent les élans du cœur. D’ailleurs, pour mettre en relief la puissance du regard, Jean Paul Sartre écrivait : « Nous ne sommes-nous qu’aux yeux des autres et c’est à partir du regard des autres que nous nous assumons nous-mêmes »[12]

   Ainsi, Stendhal utilise dans son roman tout un registre d’expressions inhérentes à la volonté de domination, d’annihilation entre Mathilde et Julien Sorel. Ce registre de la négation, de la chosification et de la confrontation visuelle, gestuelle ou verbale, est abondamment employé dans le chapitre relatif au bal chez le duc de Retz. Il est révélateur du rapport plus que tendu entre les deux personnages.

   De ce fait, l’espace lui-même est dévoyé par mademoiselle de la Mole et le jeune plébéien. Tandis que pour les autres convives, il est conçu comme un cadre de fête, de discussion cordiale, pour eux au contraire, il est plutôt une arène de combat. C’est la raison pour laquelle, Julien répond coup sur coup aux provocations de Mathilde.  Le regard agressif de cette dernière rencontre l’œil sévère voire enflammé  du jeune provincial. Sa mine altière et condescendante est en bute à « l’air fort peu poli »[13] de ce garçon. Lorsqu’elle l’appelle de façon autoritaire, Julien Sorel oppose un silence de marbre, s’il ne rétorque pas par des mots méchants. Par conséquent, les tentatives de provocation et les offensives successives de Mathilde de la Mole se heurtent à une volonté plus forte. Frustrée de rencontrer une résistance héroïque, blessée dans son orgueil par une telle froideur, elle se voit obligée de se rabaisser, de ranger aux placards sa vanité. En fait, Julien considère Mathilde comme une tigresse plus que dangereuse, qu’il faut mettre hors d’état de nuire, en ayant toujours un pistolet à portée de main.

   En somme, l’amour entre Julien Sorel et Mathilde de la Mole s’inscrit dans une logique de guerre, car les deux personnages sont incapables au départ de taire leur amour-propre, leur orgueil. Chacun met en avant sa personnalité et son tempérament et refuse de faire des concessions, sauf s’il y est contraint. Et à la fin du roman, si Mathilde se rend et abdique, c’est parce qu’elle s’est heurtée à l’évidence à une force supérieure, qui l’a impitoyablement assujettie, subjuguée et domptée.

 

Conclusion

  En définitive, le préjugé défavorable, qui justifie la haine de Julien Sorel à l’encontre de madame de Rênal, se mue en erreur lorsqu’il se confronte à la réalité. En effet, en l’approchant davantage, le jeune précepteur se rend compte qu’elle est exempte des travers de sa classe. Dès lors, il se produit une modification positive du sentiment qui transforme la haine de Julien en amour-passion.

   Par contre, ce même préjugé est vérité chez Mathilde de la Mole, car dès leur première rencontre, Julien Sorel est frappé par la condescendance, l’air altier et méprisant de cette aristocrate. C’est pourquoi, il adopte une stratégie de confrontation pour annihiler les velléités de domination de cette jeune fille, la dompter et finalement, l’amener à se soumettre mains et pieds liés. 

   A la lumière de tout cela, nous découvrons que l’amour est un sentiment comme la joie ou la colère, qui est logé quelque part dans la nature complexe de l’homme et d’où l’on peut le débusquer par de nombreux moyens comme l’audace, la fierté déployées par Julien Sorel respectivement  envers Madame de Rênal et Mademoiselle Mathilde de la Mole. De ce fait, de par sa puissance, l’amour permet de démolir les barrières sociales.

 

 

Bibliographie

I. Œuvres de Stendhal

-  Le Rouge et le Noir. Paris : Librairie Générale Française, 1983.

-  De l’Amour. Paris : Pierre Mongie, 1822.

 

II. Ouvrages et articles

-  BERTHIER, Philippe. Stendhal. Editions de Fallois, 2010.

-  BLIN, Georges. Stendhal et les problèmes du roman. Paris : José Corti, 1954.

-  CROUZET, Michel. Stendhal ou Monsieur Moi-même. Paris : Flammarion, 1990.

-  DANTZIG, Charles. « Rose Stendhal » in Revue du Stendhal Club. Février 2012.

-  DARCOS, Xavier. « Parcours thématique » dans Phèdre. Paris : Hachette, 1991.

-  DE GAND, Marie. Le Rouge et le Noir, Stendhal. Editions Bréal, 1998.

-  DEL LITTO, Victor. La vie intellectuelle de Stendhal-Genèse et évolution de ses idées (1802-1821). Slatkine, 1997.

-  DEL LITTO, Victor. La création romanesque chez Stendhal. Droz, 1985.

-  FILLIPETTI, Sandrine. Stendhal. Paris : Gallimard, 2009.

-  GIRARD, René. Mensonge romantique et vérité romanesque. Paris : Hachette, 2003.

-  GOLDZINK, Jean. Stendhal, l’Italie au cœur. Paris : Gallimard, 1992.

-  LE BRETON, André. Le Rouge et le Noir de Stendhal, étude et analyse. Paris : Mellottée, 1950.

-  MOUROT, Jean. Stendhal et le roman. Presses Universitaires de Nancy, 1987.

-  MUSSET, Alfred de. Il ne faut jurer de rien, In Libro Veritas, 2007.

-  TEILHARD DE CHARDIN, Pierre. Sur le bonheur Sur l’amour. Paris : Seuil, 1997.

-  SARTRE, Jean-Paul. L’Etre et le Néant. Paris : Gallimard, 1976. 

-  SERVOISE, René. Julien Sorel à l’hôtel de Castries in « Les cahiers de la Rotonde », n°16, Paris : 1955, pp.141-156.

 

Webographie

www.alalettre.com/Stendhal-oeuvres-le-rouge-et-le-noir-php

www.babelio.com/livres/Stendhal-Le-Rouge-et-le-Noir/2908

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fr.wikipedia.org/wiki/Stendhal

fr.wikipedia.org/wiki/Le_Rouge_et_le_Noir

fr.wikipedia.org/wiki/cristallisation_(Stendhal)


[1] STENDHAL. De l’Amour. Paris : Pierre Mongie, 1822, p.31.

[2] STENDHAL. Le Rouge et le Noir. Paris : Librairie Générale Française, 1983, p.39.

[3] Alfred de MUSSET. Il ne faut jurer de rien. In Libro Veritas, 2007,  p.69.

Site: www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre13868.html

[4]STENDHAL. Le Rouge et le Noir. op. cit., p.81.

[5] Pierre TEILHARD DE CHARDIN. Sur le bonheur Sur l’amour. Paris : Seuil, 1997. 

Site: livre.fnac.com/a250611/Pierre-Teilhard-de-Chardin-Sur-le-bonheur-Sur-l’amour 

[6] Jean MOUROT. Stendhal et le roman. Nancy : Presses Universitaires de Nancy, 1987, pp.124-125.

[7]Xavier DARCOS. Phèdre. « Parcours thématique ». Paris : Hachette, 1991, p.179.

[8] STENDHAL. Le Rouge et le Noir. op. cit,. p. 452.

[9] Jean GOLDZINK. Stendhal, l’Italie au cœur. Paris: Gallimard, 1992, p.95.     

  site : fr.wikipedia.org/wiki/Stendhal 

[10] André LE BRETON. Le Rouge et le Noir de Stendhal, étude et analyse. Paris : Mellottée, 1950, p.173.

[11] STENDHAL. Le Rouge et le Noir. op. cit., p.268.

[12] Jean Paul SARTRE. L’Etre et le Néant

Site : www.evene.fr/citations/thème/regard.php?page=2

[13] STENDHAL. Le rouge et le Noir. op. cit., p. 313.

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