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Résumé

Notre présente analyse se fixe comme ambition de concilier la dimension ontologique du comprendre herméneutique avec sa concrétisation par le biais de la réception-interprétation des tracés de sens auxquels nous avons accès. Comme mode privilégié de transgression de la singularité de l’énoncé, la compréhension  tente alors d’instaurer une dynamique interactive qui combine à la fois  polysémie, imprécision et quête de la signification. Il s’est agi  in fine de mettre au point une approche qui fasse se rejoindre étrangeté et intimité, déterminé et indéterminé pour prendre effectivement  en charge la complexité déroutante des formes de vie et d’expression. 

 

Abstract

Our present analysis aims at reconciling the ontological dimension of understanding hermeneutics with its concretization through the reception-interpretation of the sense that we get. As the main way of transgression of the singularity of an utterance, the comprehension tries to create an interactive dynamic that combines both polysemy, imprecision and the quest for significance. It ultimately develops an approach that will make join strangeness and intimacy, determined and undetermined to effectively take care of the complexity of routante life forms of life and of expression.

 

 

INTRODUCTION

          Le comprendre herméneutique se pose essentiellement comme un acte qui consiste à être prêt à se laisser dire quelque chose… Une conscience formée à l’herméneutique doit être ouverte à l’altérité du texte. Mais une telle réceptivité ne présuppose ni une neutralité » quant au fond, ni surtout l’effacement de soi-même, mais inclut l’appropriation qui fait ressortir les préjugés personnels du lecteur…[1]C’est en effet sous cet angle,  qu’il nous faut appréhender la dimension intrinsèquement interprétative de la réception de la tradition et du texte transmis qui met en œuvre à la fois la subjectivité du lecteur et son horizon d’attente singulier. Dans un ouvrage intitulé Plaidoyer pour une germanistique interculturelle, Ulrich Müller met effectivement en exergue cet aspect de la problématique globale de la compréhension qui aspire fondamentalement à franchir la pluralité des distances qui nous sépare de l’œuvre à laquelle nous avons accès ou alors de la tradition qui nous est transmise  en ces termes :

Dans l’activité scientifique, les concepts de réception et d’interprétation dans des significations peu distinctes qui portent parfois à confusion. Des formes de réceptions sont évoquées à la place d’actes qui relèvent fondamentalement d’interprétations. En effet, l’histoire de la réception qui apparait dans un premier temps de manière très distincte perd à y regarder de plus près dans la netteté de son profil : des histoires de réception sont dénommées des histoires d’interprétations. La seule certitude réside dans le fait que les deux concepts visent d’une part la réception d’œuvres littéraires par des lecteurs qu’ils soient des professionnels ou non et leur explicitation au sens large du terme d’autre part.[2]

 

Si nous partons  donc de l’hypothèse selon laquelle la compréhension reste un acte qui ne relève pas de l’évidence du fait de la multiplicité des modalités qui entrent en jeu dans le long processus de son effectuation, il va falloir alors admettre que l’interférence qui survient  entre réception et interprétation ne fait qu’en rajouter à la consistance du dialogue herméneutique qui se noue autour de l’œuvre, son auteur et l’histoire de sa transmission. Cela vaut aussi bien pour les œuvres qui relèvent de notre tradition culturelle et linguistique immédiate que pour celles issues d’époques plus ou moins lointaines rédigées dans des langues étrangères. C’est d’ailleurs pour cette dernière raison que la traduction doit être hissée au même niveau de complexité que la réception ou l’interprétation, parce qu’elle transforme aussi le processus de la compréhension en un acte essentiellement dialogique à instances multiples, dans lequel la démarche combinatoire l’emporte sur toute autre forme d’immobilisme unilatéral forcément réducteur.

Dans la mesure où les différents champs opératoires de ces instances s’enchevêtrent de manière presque inextricable, force est de reconnaître que nous ne sommes pas au bout de notre peine  du fait principalement que l’infinitude de sens sur laquelle débouche la fusion des horizons relève de l’ordre de l’insaisissable. La délimitation des domaines de compétence s’impose donc comme un impératif catégorique, au nom de la lisibilité qu’il faille conférer à toute stratégie qui aspire à une certaine cohérence dans son exposition. Il serait toutefois illusoire de vouloir tracer une ligne de partage claire et nette entre réception et interprétation du fait de la nature étrangement voisine qui prévaut entre ces deux champs de visibilité. Il y a  de manière indéniable des espaces de convergence sur lesquels il ne peut être question de faire l’impasse et qui constituent pour cette raison un terreau d’enrichissement réciproque des différents espaces de sens des protagonistes.

Pour en revenir à la réception, l’on doit affirmer de prime abord, qu’il s’agit d’une activité  d’analyse et d’appropriation de textes  en général et de textes littéraires en particulier, qui relève à la fois de l’intelligence et de l’imagination du lecteur. Elle a besoin pour cela de l’interprétation comme mode d’accès à l’infinitude de sens de l’énoncé.  Et Ulrich Müller de préciser :

L’activité que doit produire le lecteur s’oriente vers ce que l’on a appelé le traitement du texte.Cela signifie que le lecteur doit analyser les mots et les phrases afin de déduire le sens qui endécoule. Il veut comprendre le texte, l’œuvre. Et pour y parvenir, il doit mettre en œuvre son expérience de lecteur, mais surtout son expérience dans le maniement des signes langagiers écrits. En règle générale, il prend conscience à ce niveau du fait que les conventions dulangage de tous les jours qui lui sont familières ne peuvent être transposées sur les œuvreslittéraires. Il est ainsi préparé à se heurter avec les textes littéraires à des phénomènes qu’il ne rencontre pas dans les situations langagières du quotidien.[3] 

             

Ainsi donc, le comprendre herméneutique comme modalité de franchissement de la distance linguistique ne trouve sa pertinence véritable qu’à partir du moment où il parvient à capturer le sens non écrit des subtilités de la dextérité combinatoire littéraire d’autant plus que

L’herméneutique en effet est née – ou plutôt ressuscitée- à l’époque de Schleiermacher de la fusion entre exégèse biblique, philologie classique et jurisprudence. Cette fusion entre plusieurs disciplines a pu être opérée à la faveur d’un renversement copernicien qui a fait passer la question qu’est ce que comprendre ? Avant la question du sens de tel ou tel texte ou telle ou  telle catégorie de textes.[4]

 

De ce point de vue, l’objectif de notre présente analyse consiste à concilier la dimension ontologique du comprendre herméneutique à celle de l’interprétation pratique des tracés de sens auxquels nous avons accès.. C’est là toute la signification qu’il va falloir conférer au préjugé comme porte d’accès à l’infinitude des tracés de sens  qui surgissent dans le long processus du jeu question/réponse. Car ce dont il s’agit ici, c’est en réalité,  de traverser de part en part le spectre incommensurable du signe.

 

1. De la compréhension comme mode de transgression de la singularité 

Si donc comprendre un texte, une œuvre, voire même une culture donnée, consiste à franchir la distance qui nous sépare d’eux, il reste entendu qu’il y a de toute évidence un effort sur soi à opérer, en termes de recul par rapport à sa propre grille langagière conventionnelle, mais aussi et surtout d’ouverture à un code langagier d’une toute autre nature. Mais comme le stipule très clairement l’herméneutique gadamérienne, il n’est nullement question de renoncer à son propre horizon de sens ou de se dissoudre dans celui de l’autre, il s’agit d’instaurer  une interaction dynamique qui vise une certaine entente langagière., dans la mesure où l’univers de l’autre n’est jamais totalement une terra incognita, c’est-à-dire pour utiliser la terminologie de la philosophie herméneutique,  il n’y a jamais d’étrangeté absolue, car il y a toujours une précompréhension de ce qui nous est transmis. Par conséquent, la mise en œuvre  de la dynamique compréhensive se traduit par la confrontation d’espaces d’expériences  et d’horizons d’attente dans un vaste mouvement de brassage qui aspire à un dépassement de ce qui est immédiatement en jeu. Car comme le suggère Ricoeur :

Grâce à l’écriture, le discours acquiert une triple autonomie sémantique par rapport à l’intention du locuteur, à la réception par l’auditoire primitif, aux circonstances économiques,  sociales, de sa production. C’est en ce sens que l’écrit s’arrache aux limites du dialogue face à face et devient la condition du devenir-texte du discours. Il revient à l’herméneutique d’explorer les implications de ce devenir-texte pour le travail de l’interprétation.[5]

 

Toutefois la concrétisation effective de la compréhension passe par le fait que l’on soit prêt à aller au-delà de tout ce qui relève de notre expérience langagière ou sociale  stricto sensu pour explorer les tracés de sens innovants qui remettent en cause les lieux communs de la mise en intrigue. C’est la raison pour laquelle le destinataire de l’œuvre doit forcément être en mesure de transgresser les limites étriquées  de sa province géographique, littéraire et culturelle tout court afin de conférer au dialogue qui se noue consistance et pertinence. Il s’avère donc bien que cette quête de la quintessence du message transmis relève de l’aventure et correspond de ce point de vue, au cheminement de l’entente langagière qui ne se laisse jamais déterminer a priori et réserve de ce fait bien des surprises aux protagonistes de l’échange.

Cependant si l’expérience accumulée au fil de nos lectures reste une condition nécessaire pour prendre pied dans l’univers du discours qui nous est proposé, elle n’est hélas pas suffisante pour cerner l’infinitude de sens qui découle de la polysémie, des expérimentations stylistiques, sémantiques, grammaticales ou autres,  des questions sans réponses, des malentendus persistants qui finissent par menacer le flux dialogique d’interruption brutale, au grand dam de l’interlocuteur ou du destinataire. Cependant la poursuite de l’échange dépend dans une large mesure du fait d’accepter que l’autre puisse avoir raison et finisse par nous convaincre grâce à sa dextérité combinatoire et sa hardiesse inventive de remettre en cause notre propre posture. Et le but de l’exercice réside à ce niveau dans la capacité du lecteur à franchir la distance qui nous sépare des aspects plus ou moins déroutants du discours qui nous parvient. Il s’établit ainsi une relation dialectique entre l’expérience de la quotidienneté et les sollicitations et autres invites au dépassement qui surgissent du texte en question dans laquelle il s’agit de venir à bout de l’étrangeté qui obstrue l’horizon de notre champ de visibilité. Car le dialogue présuppose une réciprocité qui s’articule autour du jeu question/réponse et vise justement à dégager un espace de convergence entre intimité et étrangeté. Mais dans la mesure il ne peut prévaloir d’étrangeté absolue en matière de production de sens, l’espoir est toujours permis tout au long du processus de compréhension du discours de l’autre. Cet espoir bl consiste effectivement à passer de la confrontation des horizons de sens à leur fusion dans un au-delà de ce qui est en jeu, c’est-à-dire dans l’espace incommensurable de l’infinitude de sens du message qui nous est transmis. Et comme le suggère U. Müller :

En général, l’œuvre littéraire avec sa signification qui lui est reconnue par le lecteur reste cependant différente de sa réalité quotidienne. Elle constitue une sorte d’enclave dans la réalité de tous les jours et même un produit littéraire et de ce fait étranger… Toutefois, il est question ici d’une étrangeté relative, car ce qui est décisif dans les concrétisations du lecteur, ce sont ses aptitudes issues du quotidien et non de la littérature pour la constitution d’une signification au-delà des signes langagiers, le plus souvent en combinaison avec d’autresexpériences littéraires antérieures. Elles  constituent les lignes directrices de sa stratégie dans le champ littéraire.[6]

 

2. Le préjugé : un mode opératoire de la réception ?

Ainsi donc l’impact déterminant du substrat extra-littéraire dans la conquête du sens du texte transmis ne peut souffrir de l’ombre d’un doute dans la bonne et simple raison que nous avons toujours une précompréhension de l’œuvre étrangère, quelle que soit par ailleurs son caractère essentiellement approximatif et donc provisoire. C’est là tout le sens qu’il faut conférer à la redéfinition du concept de préjugé dans la philosophie herméneutique gadamérienne. En effet le préjugé n’est plus ce jugement arbitraire qui relève de l’ignorance de celui qui juge, il est considéré plutôt comme une sentence provisoire d’ordre général qui pour cette raison est susceptible d’être révisée au fil du long processus de la compréhension. Il n’a donc rien de péremptoire et se nourrit du vieux précepte socratique du savoir du non-savoir comme le suggère d’ailleurs Gadamer :

Il n’existe pas de méthode qui apprenne à questionner, à discerner ce qui fait problème. L’exemple de Socrate nous enseigne au contraire que ce qui importe c’est de savoir que l’on ne sait pas... Tout questionnement et toute volonté de savoir présupposent un savoir du non-savoir, tel que ce soit un non- savoir déterminé qui conduise à une question déterminée. [7]

 

Toutefois cette conscience du savoir du non-savoir ne signifie nullement qu’il faille ériger l’ignorance en mode opératoire, elle postule simplement que la vérité ne se conquiert qu’au prix d’une humilité  à toute épreuve et qu’elle reste toujours à conquérir dans une infinitude d’horizons de sens qui se superposent dans l’espace et dans le temps. Cette écoute de l’autre dans toute son altérité constitue de toute évidence un effort sur soi, dans la mesure où :

Qui veut comprendre un texte, refuse de s’en remettre au hasard de sa pré-opinion propre, qui le rendrait sourd, avec la cohérence et l’obstination la plus extrême, à l‘opinion du texte… Une conscience formée à l’herméneutique doit donc être ouverte d’emblée à l’altérité du texte. Mais une telle réceptivité ne présuppose ni une « neutralité » quant au fond, ni surtout l’effacement de soi-même, mais inclut « l’appropriation » qui fait ressortir les préconceptions du lecteur et les préjugés personnels. Il s’agit de rendre compte que l’on est prévenu, afin que le texte lui-même se présente en son altérité et acquière ainsi la possibilité d’opposer sa vérité, qui est de fond, à la pré-opinion du lecteur.[8]

 

En effet, la compréhension du texte s’apparente à tout point de vue à un exercice dialogique qui exclut évidemment toute posture unilatérale. L’ouverture à l’autre se traduit dans ce contexte par la prise en compte effective du fait que l’autre ait quelque chose à nous dire que nous n’ayons jamais entendu. De ce point de vue, il ne peut cependant pas être question de faire l’impasse sur sa propre opinion. Le but de l’exercice consiste à trouver un point d’équilibre entre intimité et étrangeté, dans une confrontation saine mais sans concessions entre les « préconceptions « du lecteur et « l’opinion » du texte. Un tel dialogue ne peut par conséquent prospérer que dans un contexte où la parole est distribuée de manière équitable à tous les protagonistes, à tour de rôle. C’est seulement au prix de tous ces efforts que peut survenir le dévoilement de la vérité qu’ambitionne de transmettre le texte. De ce point de vue, le préjugé ne peut se réduire à la définition de jugement non fondé héritée de l’Aufklärung  et Gadamer de préciser :

C’est là une conclusion légitime dans l’esprit du rationalisme. Sur elle se fonde le discrédit jeté sur les préjugés dans leur ensemble et l’ambition qu’a la connaissance scientifique de les exclure totalement.[9]

 

Mais dans la mesure où le lecteur n’est pas un protagoniste qui surgit ex nihilo des brumes, mais un être  de sang et de chair qui porte les stigmates de son histoire, sa culture et son caractère génétique spécifique, le regard qu’il vient à porter sur un texte ne peut échapper à une multitude de déterminants. Pour conférer à la réception d’une œuvre  une dimension essentiellement productive, l’on ne peut faire l’impasse sur la subjectivité du lecteur, en termes d’espaces d’expérience et d’horizons d’attente. Cette révolution copernicienne qui replace le lecteur au cœur de la vaste entreprise d’appropriation du discours transmis passe donc nécessairement par la prise en compte de son horizon singulier et donc de la tradition qui s’incarne dans sa précompréhension. Et comme le suggère l’auteur de

Vérité et méthode, ce n’est qu’en reconnaissant ainsi que toute compréhension relève essentiellement du préjugé, que l’on prend toute la mesure du problème herméneutique… Le préjugé fondamental des Lumières est le préjugé contre les préjugés en général, qui enlève ainsi tout pouvoir à la tradition.[10]

 

Cette disqualification de la tradition qui consacre par ricochet la puissance démiurgique  exclusive de la raison est parvenue à résister à l’usure du temps, au point de s’ériger, encore de nos jours,  en maxime dans la quête de la vérité en matière de production de sens. La philosophie herméneutique gadamérienne entend toutefois s’opposer avec la dernière énergie à cette mise au pas de la réception productive qui par nature reste le domaine privilégié de l’imagination créatrice. Et ce n’est donc pas un hasard si l’on a parfois eu tendance à considérer ce courant de pensée comme une posture figée dans l’avoir été de la tradition transmise. S’il y a cependant un fait constant, qu’il s’agisse de réception ou d’interprétariat, c’est bien, comme le suggère Gadamer, celui-ci :

De manière consciente ou inconsciente, le lecteur établit toujours un lien avec une réalité située en dehors des textes qui sont du moins indirectement transformés par cette réalité non-littéraire… Toutes les réceptions et toutes les interprétations reposent ainsi sur un fondement contextuel. Le récepteur tout comme l’interprète a recours à certains cadres de référence et de compréhension   en dehors du texte dans leur analyse qui doit déboucher sur la compréhension de ce dernier. Sans de telles allusions à une réalité extra-littéraire, aucune compréhension du texte n’est possible, car la signification ne peut découler que de ce qui est déjà connu.[11]

 

3. Compréhension textuelle et réalité extra-textuelle dans le processus de la réception

Ainsi donc le lien incompressible qui prévaut entre l’analyse textuelle et la réalité extérieure au texte amène paradoxalement le lecteur à s’interroger sur sa propre existence et à découvrir des aspects de sa vie qu’il ignorait jusqu’à présent. C’est là manifestement le miracle qui survient chaque fois que l’on se met en route pour dévoiler la vérité qui sommeille dans le texte. Cette vérité ne s’offre cependant pas d’elle-même, elle résulte de la confrontation entre les deux horizons de sens dans un corps à corps dont l’issue reste des plus incertaines, dans la mesure où le jeu question/réponse ne se laisse jamais programmer. C’est donc bien par le biais de l’échange dialogique que se révèlent des aspects de ce qui semblait jusque là relever de l’évidence du lieu commun. Il peut aussi arriver que le dialogue que l’on souhaite de tous nos vœux ne puisse aboutir du fait simplement que notre espace d’expériences ne soit pas en mesure de proposer une précompréhension digne de ce nom qui parvient à assurer la jonction avec le bassin sémantique du texte comme le fait remarquer Müller :

Il se peut que certaines dimensions du connu jusque là ignorées soient perçues. Il se peut même que ce qui est connu n’offre aucune possibilité de compréhension de l’œuvre. Elle ne sera donc pas comprise et sa lecture est par conséquent interrompue. En tout état de cause, le cadre de référence extra-littéraire reste le critère déterminant dans l’analyse textuelle.[12]

 

Il est vrai que le dialogue herméneutique  avec le texte étranger ne va jamais de soi du fait en autre que la distance qui nous sépare de lui peut se révéler infranchissable. L’on se heurte alors dans un tel contexte à l’impossibilité de nous appuyer sur notre propre réalité pour explorer le discours qui nous est proposé qui s’avère alors hermétique à toute tentative qui consisterait à briser le carcan d’incompréhensions qui nous sépare de lui. C’est alors dans ces conditions là que Gadamer parle d’impossibilité du dialogue. On voit donc bien que l’entente langagière ne relève pas de l’évidence comme a pu l’affirmer la critique contre la philosophie herméneutique gadamérienne incarnée entre autres par Jürgen Habermas ou Hans Appel.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la confrontation entre horizons de sens peut franchir des étapes significatives, sans que cela n’aboutisse à une entente sur l’essentiel. Il faudra alors prendre acte de la rupture en toute fraternité et entériner du même coup l’entente sur notre mésentente.  La réception effective d’une œuvre suppose donc bien un certain nombre de préalables incontournables dont une certaine communauté langagière pour ne pas dire linguistique et une certaine culture littéraire entre autres. Ces présupposés impliquent nécessairement la prise en compte de la différence dans les niveaux de langage et par voie de conséquence dans le profil du destinataire, car ajoute U. Müller :

L’interdépendance entre l’œuvre littéraire et la réalité non-littéraire est valable pour l’interprétation tout comme pour la réception. Dans la réception cependant, ici il est question de l’analyse textuelle du lecteur profane, la perspective de la compréhension qui vient de l’extérieur résulte des expériences personnelles, du savoir personnel, des conceptions individuelles de la vie, mais aussi des attentes générales qui prévalent dans la société à l’endroit de l’art et de tout ce que l’on entend par réalité. En règle générale, le lecteur fait usage de manière spontanée du cadre de compréhension qui est le sien.[13]

 

Le caractère spontané d’une certaine forme de réception d’une œuvre semble donner raison à Gadamer, pour qui il existe toujours une précompréhension du texte qui nous est transmis, quelle que soit par ailleurs la distance qui nous sépare de lui. Donc on le voit bien, la réhabilitation du préjugé, comme mode de compréhension du discours de l’autre, vise essentiellement à élargir son  champ de réception, l’extirpant des griffes des spécialistes et autres universitaires de tout acabit.

Il reste entendu que la qualité de la réception  ne peut être homogène du fait de la différence de perspective notoire qui prévaut entre les destinataires  mais cela participe indéniablement d’un enrichissement à l’incommensurable de l’histoire de l’œuvre, où il y a à boire et à manger pour tout le monde, quelle que soit par ailleurs l’expérience plurielle dont on peut se prévaloir. Et dans cet exercice complexe d’appropriation du discours de l’autre, il ne peut être question de faire l’impasse sur la subjectivité du lecteur, comme dimension essentielle du mode d’irruption dans l’horizon de sens du texte. A ce niveau apparait d’ailleurs, la posture qui s’insurge contre la primauté de l’application de la méthode sur la quête de la vérité qui s’incarne dans le discours. Le facteur constant reste cependant que la maxime gadamérienne ne peut être valable en tout temps et en tout lieu et pour toutes les œuvres.

Il reste entendu de ce point de vue, qu’il y a une différence notoire entre le mode de réception du Discours de la méthode et celui d’un roman policier d’un Pulitzer par exemple. Il ya des situations de réception où notre expérience personnelle  s’avère inopérante du fait du fossé qui prévaut entre elle et le contenu intrinsèque de l’œuvre. Ainsi donc l’analyse textuelle spontanée aspire à mettre en harmonie le message du texte avec notre expérience de vie personnelle. En réalité,

la réception tend à normaliser le texte. Cela signifie en règle générale que ce qui est typiquement littéraire va être dépouillé de ses forces inquiétantes et contingentes et être ainsi réduit, voire même éliminé. La réception est de ce point de vue marquée  de l’intérieur par la tendance qui consiste à « délittérariser » et à « dépoétiser » les textes littéraires. La réception débouche sur l’appropriation.[14]

 

L’on se rend à ce niveau que l’appropriation ne peut prospérer qu’à partir du moment où elle se fonde sur une compréhension la plus large possible de la vérité transmise par le texte, au-delà des artifices combinatoires relevant de la littéralité qui en réalité n’est qu’un mode d’exposition d’une réalité plus profonde. On serait tenté par conséquent de considérer que les différentes formes de mise en intrigue obstruent quelque part le champ de visibilité du lecteur et rendent la compréhension du message fort délicate. C’est pour cette raison qu’il semble légitime de se demander si le dialogue qui se noue entre l’interprète et son texte ne requiert pas une certaine compétence en matière de technique littéraire, à moins que l’on ne se résigne simplement à aborder l’aspect strictement superficiel de l’œuvre transmise. Et même dans ce cas précis, la lecture compréhensive du texte requiert une certaine compétence langagière.  De ce point de vue, « normaliser le texte » équivaut à le traduire dans un langage accessible à tous et donc compatible avec la réalité quotidienne du  lecteur lamda.

Il est vrai que la simple volonté de se mettre à l’écoute de l’autre ne suffit pas, il faut rendre son  message audible à des oreilles peu habituées à entendre des sonorités venues d’ailleurs. Il se pose de toute évidence un travail de décodage, préalable à toute dynamique dialogique, car pour échanger avec quelqu’un, il faut être en mesure de se hisser à son niveau.

Cependant il peut arriver que la jonction avec l’horizon de sens de l’autre ne puisse pas advenir, quelle que soit par ailleurs la détermination dont l’on peut faire montre. Müller évoque à ce propos le fait que « la littérature exotique par exemple peut pousser le lecteur à renoncer au critère qui fait de sa réalité un cadre de référence »[15]. Mais il faudra certainement s’entendre sur le sens à donner au concept d’exotisme, car c’est bien un lieu commun en Occident que de considérer l’ailleurs lointain comme  une espace privilégié de l’étrangeté absolue.

Toutefois si tout ce qui est étranger reste inaccessible dans l’absolu, alors quid de toute esquisse de dialogue herméneutique. Fort heureusement, ce schéma figé d’un monde bipolaire ne peut résister indéfiniment à la dynamique de rapprochement des extrêmes. Nous faisons référence ici  non pas spécialement à la globalisation des modes de production et de commercialisation des services et des biens, mais au dialogue des cultures qui essaie de se déconnecter de la logique mercantile et euro-centrique qui gouverne le monde. Car il s’agit de casser le face à face  entre un discours unique qui s’évertue à imposer sa loi à l’univers entier et une résistance des peuples contre les démons de l’uniformisation des modes d’être dans le monde. Il est vrai  toutefois que pour dialoguer, il faut être deux, même si l’interprète se retrouve souvent face à un texte que l’on peut considérer  dans certaines circonstances comme un interlocuteur qui est en mesure à de se prêter au jeu question/réponse. Cependant dans les situations les plus critiques, la question pertinente parvient toujours à dégeler le glacis qui s’est installé entre les interlocuteurs, rendant possible une fusion qui semblait au départ relever de l’utopie.

 

4. De l’interprétation comme instance fusionnelle de la réception-compréhension

Mais l’on doit préciser tout de suite que  dialoguer, c’est aussi accepter que l’autre puisse avoir raison c’est-à-dire faire sien le précepte socratique du savoir du non-savoir. Ce n’est qu’à ce prix qu’il apparait possible de rapprocher l’horizon particulier du texte avec celui du destinataire ou de l’interprète. Il s’agit alors de s’aménager un espace de réception compatible  avec la texture historique et langagière du message qui nous est transmis. Ainsi donc se dessinent les contours de la convergence entre réception et interprétation. Et Müller  de résumer les points de jonction entre les deux exercices en ces termes :

Presque comme toutes les opérations qui caractérisent la réception, valent aussi pour l’interprétation : concrétisation, confrontation avec la polysémie et l’imprécision, la quête de la signification. Aussi l’interprétation a affaire  avec toutes ces opérations.[16]

 

Mais il faut toutefois ajouter que l’interprétation se distingue en plusieurs points de la réception, notamment en ceci que :

L’interprétation n’est pas le résultat d’une lecture privée, mais l’expression d’une aspiration à un discours sur une œuvre, conçue pour d’autres qui possède le caractère d’un appel et qui en dernière instance ne réclame pas une forme de reconnaissance quelconque. Elle ne peut pour cette raison ne pas se limiter à un recours à un usage spontané et instinctif de contextes et de cadres de compréhension, comme a pu se le  permettre la réception. Elle doit faire la preuve d’une opération contrôlable qui dévoile les différentes étapes de sa démarche d’une manière distincte et ouverte. Le lecteur privé, le récepteur de la littérature devient au cours de l’interprétation un interprète qui n’aborde pas l’œuvre uniquement de manière subjective mais entreprend son analyse textuelle dans des conditions professionnelles.[17] 

 

La ligne de partage qui se dessine donc entre la dimension largement  subjective de la réception et l’aspiration à l’objectivité de l’interprétation ne peut maquer d’avoir des implications théoriques et pratiques dans la configuration du dialogue comme mode opératoire du comprendre herméneutique. Si dans un cas comme dans l’autre, le recours au contexte se pose comme un impératif catégorique, il ne fait l’ombre d’un doute que leur texture tout comme leur ampleur varie d’une opération à l’autre. En effet, l’exigence d’une distanciation par rapport à l’œuvre  s’accommode mal d’une spontanéité qui de toute évidence privilégie une fusion des horizons, au nom du toujours -là du préjugé. En optant résolument pour la quête de la vérité qui s’incarne dans l’œuvre au détriment de l’application d’une méthode infaillible d’interprétation textuelle, Gadamer donne corps au tournant ontologique du Dasein opéré par Heidegger qui s’inscrit dans une optique fondamentalement existentiale. Mais en matière d’interprétation, la spontanéité tout court s’avère parfois inopérante, voire même contreproductive dans la mesure où la traçabilité  d’une compréhension découle de choix de tracés de sens fondés sur la raison. Et c’est justement à ce niveau qu’il semble impossible d’affirmer de manière péremptoire que la réception relève de la subjectivité et l’interprétation de l’objectivité. Cette vision manichéenne forcément réductrice  ne résiste pas à l’analyse pour la bonne et simple raison que l’œuvre, quelle que soit sa densité littéraire, ne peut s’affranchir de l’empreinte de l’homme, car :

Dans la mesure où le choix du contexte repose sur la décision de l’interprète, l’interprétation comporte aussi un élément subjectif. Ce dernier est tout à fait différent de celui de la réception. Le fait que l’interprète soit responsable du contexte ne signifie pas automatiquement que le choix soit personnel ou arbitraire. Le contexte choisi par lui devra se construire en rapport avec l’argumentaire de son questionnement interprétatif. En Littérature et en histoire des interprétations, les contextes les plus courants sont : le genre, la période, l’œuvre d’un auteur, les traditions thématiques ou le style.[18]

 

On le voit donc bien, le contexte dont il est question ici déborde de toutes parts les limites stricto sensu de l’expérience de vie de l’interprète, il englobe un espace incommensurable qui résulte d’une sédimentation au fil du temps. Ainsi l’arbitraire du destinataire se heurte alors à une exigence de lisibilité qui fait appel à une certaine forme de rationalité qui toutefois trouve ses limites dans le caractère aléatoire des choix qu’il faut nécessairement opérer dans le fouillis inextricable des itinéraires possibles.

Comme nous avons eu à le souligner plus haut à propos de la théorie jaussienne de la réception, l’interprétation elle-même ne peut pas se dissocier de l’histoire de l’interprétation de l’œuvre dont le sens du moment apparait comme l’accumulation dans l’espace et dans le temps de tracés de significations qui se prolongent, se complètent et peuvent  même en arriver  de manière paradoxale à se contredire. Car ce dont il s’agit dans ce domaine c’est de la rencontre entre des espaces d’expériences et des horizons d’attentes. Et il arrive très souvent que l’œuvre en question soit incompatible avec notre espace d’expériences, en terme d’impossibilité d’une précompréhension d’une part ou qu’elle ne parvienne pas à répondre à nos attentes, en termes de réponses à nos questionnements existentiels ou autres.

Il s’avère par conséquent que  l’issue du dialogue entre le texte et le récepteur ou l’interprète ne va jamais de soi, à partir du moment où une multitude de facteurs entrent en jeu qui peuvent l’orienter de manière tout à fait imprévisible dans un sens ou dans un autre. En établissant un lien indissoluble entre le contexte de notre choix et le texte, nous faisons irruption du même coup dans le champ du signifié qui lui-même s’inscrit dans l’horizon de  l’infinitude de sens du signe. Il est vrai, pour paraphraser Saint-Augustin, que le dire n’arrivant jamais à épuiser le vouloir-dire, la signification se laisse difficilement apprivoiser par les multiples efforts de « contextualisation ». Selon Müller :

Cela ne signifie rien d’autre qu’un sens global ou le sens véritable d’une œuvre ne peut être appréhendé, un sens indépendant des contextes. Même si l’on considère un tel sens de l’œuvre comme but heuristique de l’œuvre, il reste in accessible, car le sens ne surgit toujours que dans la forme que lui confèrent les différents contextes. A l’aune de la signification théorique globale, le sens  accessible dans la pratique au cours de l’interprétation n’est par conséquent qu’un sens partiel. Seules des significations partielles sont actualisées par le biais des contextes, qui préfigurent une multitude de sens partiels.[19]

 

On  voit donc bien que la concrétisation de la compréhension du texte par le biais de la confrontation des différents horizons de sens des protagonistes ne va pas de soi et résulte par voie de conséquence d’un processus erratique indéfinissable a priori. Et l’interprétation, conçue  non pas comme une technique d’appréhension du sens, mais plutôt comme une tentative de dévoilement de la vérité que véhicule le texte, s’inscrit de toute évidence dans un espace nécessairement dialogique dont les contours se laissent esquisser autant par l’interprète que  par le texte dans une distribution des rôles qui ne survient que dans la dynamique de l’échange. Et dans la mesure où les interlocuteurs sont issus d’horizons culturels souvent distants les uns des autres dans l’espace et dans le temps, les manœuvres de rapprochement indispensables au comprendre herméneutique se doivent d’inventer un langage accessible à tous, condition sine qua non de la poursuite de la conversation.

Toutefois cette convergence langagière  ne remplit que la fonction de signifiant, il faut aller plus loin en prenant en compte le signifié, c’est-à-dire les contextes respectifs qui sont les réceptacles des espaces d’expériences, sièges eux-mêmes de  visions singulières du monde. De ce point de vue l’infinitude de sens sur laquelle débouche le processus dialogique sur fond de questionnements qui exigent des réponses qui elles-mêmes ouvrent sur de nouvelles questions dans un enchaînement ininterrompu fait que l’on ne peut préfigurer de l’issue, voire même de la durée. Cette fusion des horizons qui ne connait de limites ni dans l’espace, ni dans le temps, ne s’appuie pas uniquement sur la polysémie, elle s’inscrit résolument dans le dépassement perpétuel des horizons identifiables des protagonistes de l’échange. Cette relativité de prime abord tout à fait débridée ne risque toutefois pas de se perdre dans les brumes de la spéculation stérile, elle est toujours rappelée à l’ordre par la question pertinente qui recentre le débat sur l’essentiel. L’infinitude dont il est question ici, est alors bien celle de l’horizon d’interrogations inhérent à l’existence humaine elle-même dans sa réalité transculturelle.

 

5. L’ouverture sur l’infinitude du sens par le biais de la réinterprétation de la tradition

L’infinitude de sens qui s’incarne dans tout énoncé résulte d’une certaine sédimentation dans la durée des tracés de réception ou d’interprétation. Si donc l’espace d’expériences relève de l’ordre d’un bien commun à tout un groupe, dans le sens d’une tradition à conserver, l’horizon d’attentes quant à lui participe d’une ouverture sur un univers d’incertitudes dans un processus jamais achevé. Et à partir du moment où le dialogue herméneutique  se traduit par la confrontation entre espaces d’expériences et horizons d’attentes, dans une dynamique de dépassement des postures du moment, l’on peut affirmer que l’autorité de la tradition ne peut se renforcer qu’à travers une confrontation permanente avec les interrogations de toutes natures du présent. Par conséquent nul ne peut échapper à cette mise en perspective de la tradition, sous peine de se déconnecter d’un monde résolument tourné vers l’avenir qui s’emploie systématiquement à effacer les traces du passé.

Loin de nous la tentation de rompre les amarres qui nous lient à notre passé. Il s’agit plutôt d’établir un équilibre entre nos traditions respectives et les exigences de la modernité ou comme dirait Gadamer, entre intimité et étrangeté, ou de manière plus générale entre tradition et progrès. Et cet exercice fort périlleux ne peut être couronné de succès qu’à partir du moment où s’établit un point d’équilibre qui se maintient dans la tension du devenir-autre, c’est-à-dire dans la transgression permanente  des limites étriquées de notre identité singulière.

Comme nous avons tenté de le démontrer tout au long de notre analyse, le modèle dialogique herméneutique s’applique aussi bien dans sa forme classique comme conversation entre interlocuteurs présents physiquement que dans sa configuration interprétative ou réceptive qui met en présence le texte et son lecteur, comme cela a pu être le cas entre Senghor et les textes de la Grèce Antique ou  ceux de la philosophie classique allemande. Il y a donc bien comme un glissement paradigmatique qui confère au mode dialogique une dimension qui soit en mesure de prendre en charge l’infinitude de sens sur laquelle débouche la confrontation des horizons et ceci dans la mesure où cette ouverture se traduit par la pluralité de significations. Cependant la réception comme forme d’appropriation d’un discours étranger implique nécessairement une sorte d’adaptation du texte à un contexte, ou comme l’affirme Müller :

Elle  tend de par sa nature au dépassement de ce qui est étranger, au dépassement de ce qui est indéfini, à la détermination d’un sens unique de ce qui est polysémique, à la configuration de ce qui est inconnu ou peu courant à ce qui est connu ou familier. Elle vise in fine à une « délittérarisation » du texte littéraire en le normalisant, c’est-à-dire elle tend à reconfigurer le code littéraire en un code non-littéraire. Les histoires de la réception d’œuvres littéraires restent des tentatives plus ou moins réussies entreprises  par les récepteurs ou les groupes de récepteurs au fil du temps et dans des conditions de réception historiques différentes pour adapter les œuvres aux univers de vie respectifs.[20]

         

De par son caractère essentiellement subjectif, la réception ne peut à aucun moment échapper à la morsure du moment historique et de son contexte de production, même s’il ne s’agit pas d’un exercice qui relève exclusivement de la spontanéité, c’est-à-dire  du bon vouloir du lecteur. Il y a indiscutablement une dimension rationnelle sur laquelle le destinataire le plus intrépide ne peut faire l’impasse,  sous peine de s’adonner à un jeu de passe-passe digne de celui du magicien du dimanche.

Si nous partons de l’hypothèse selon laquelle tout texte reste une réponse possible à une question posée et que comprendre un texte revient à formuler le questionnement le plus pertinent auquel il tente de répondre, nous pouvons affirmer qu’il y a de la place pour une multitude de tracés de sens qui correspondent à autant de modes de « contextualisation ». Mais contrairement  à la réception,  l’interprétation qui aspire à une certaine forme de rationalité, ne peut s’autoriser d’emprunter les chemins escarpés de l’unilatéralisme subjectif :

Elle aspire non seulement à être une réception rationalisée, qui pour cette raison ne veut pas prendre en charge la tendance à « délittérariser »la réception et ne peut pas normaliser pour cette raison ce qui est étranger, indéterminé, peu courant, elle ne doit pas mettre de côté la polysémie. Elle doit au contraire conserver toutes les propriétés propres au texte littéraire et les mettre à la disposition de l’élucidation.[21]

 

Nous sommes de toute évidence en présence de deux démarches à la fois antinomiques et très voisines. Et c’est justement ce paradoxe qui prête souvent à confusion dans la mesure où il arrive très souvent que la ligne de partage entre les deux exercices ne soit pas clairement décelable. Et ce qui se passe fréquemment, c’est que :

Les interprètes cèdent à la tentation de la réception en tentant d’annihiler ce qui est indéterminé et de tenter fixer un sens concret. L’interprétation a  pour tâche de décrire et d’exploiter ce qui est indéterminé, de reconnaître sa fonction spécifique dans le texte et de la rendre visible. L’interprétation doit éviter  le piège qui consiste à transformer à la hâte ce qui est indéterminé en signification fixée une fois pour toute… Il doit s’appuyer sur le fait, que  l’indétermination  littéraire n’est jamais tout à fait une ouverture sémantique illimitée, c’est  une ouverture qui doit être comblée par la signification correspondante.[22]

 

L’attitude la plus viable, à nos yeux, serait celle qui consiste à enraciner l’entente dans un espace, à mi-chemin entre réception et interprétation ou comme le formulerait Gadamer, entre intimité et étrangeté.

 

6. La réception interprétative entre intimité et étrangeté

En matière d’interprétation, il ne s’agit donc pas de transfigurer la littéralité du texte, mais bien de l’intégrer comme facteur déterminant dans le processus d’élucidation du texte, car ce qui fait en réalité la pertinence d’une œuvre, c’est son désir de sortir des sentiers battus en s’extirpant du ronronnement de la réitération de la tradition, en termes d’enrichissement du faisceau référentiel, de créativité combinatoire et de construction de nouveaux horizons d’attentes. Le texte possède donc bien une identité irréductible qui le distingue des autres et qui de ce point de vue constitue sa contribution irremplaçable à l’enrichissement de la production de sens du genre humain. Sous ce rapport, « la finalité de l’interprétation ne consiste pas seulement à analyser l’indétermination comme telle, mais aussi d’identifier les déterminations et de circonscrire à partir d’elles la signification de ce qui est indéterminé ».[23] L’interprétation ne peut donc se limiter à adapter le discours émis par le texte aux exigences propres au lecteur, au nom du primat de son propre contexte, car il ne s’agirait alors de rien d’autre que d’un monologue qui ne dirait pas son nom.

Pour revenir au dialogue herméneutique, l’on sait qu’il ne survient qu’à partir du moment où l’on accepte que l’autre puisse avoir raison. En d’autres termes, chaque protagoniste doit en toutes circonstances conserver le noyau incompressible de son identité et n’envisager à aucun instant  ni de renoncer purement et simplement à sa singularité en se dissolvant dans le bassin sémantique de l’autre, ni d’imposer à l’autre sa propre grille de lecture, au nom d’un subjectivisme aux allures d’une mise au pas de la créativité littéraire. Ce dont il est question ici, c’est d’élaborer un mode opératoire qui sauvegarde les intérêts des uns et des autres dans une dynamique de concessions réciproques qui ne perd jamais de vue l’essentiel, c’est-à-dire la transgression des limites étriquées de nos individualités culturelles, esthétiques et historiques respectives ; tout ceci  dans un  élan tendu vers un au-delà de nos horizons propres , car il s’agit essentiellement de circonscrire le sens du texte dans un espace compris entre « l’indéterminé » et le « déterminé ». 

Mais étant donné que toute signification que l’on pense pouvoir cerner relève toujours du partiel et du provisoire, l’on mesure alors le chemin qu’il va falloir parcourir pour apercevoir les premières lueurs ineffables de la vérité qui s’incarne dans le texte. Tels sont les termes de l’inépuisable richesse de l’infinitude du sens dont devrait se familiariser tous ceux qui engagent le corps à corps exaltant  avec la masse de la production de sens qui nous est transmise. Dans un tel contexte de conquête du sens, le discours discursif reste toujours tempéré d’une certaine dose de subjectivité, car comme le concède Müller :

La construction du sens de l’interprétation n’est pas objective dans le sens d’une autonomie par rapport à toute subjectivité historique. La partialité de toute interprétation englobe toujours du même coup le provisoire et le réversible. Le choix du cadre de référence par l’interprète reste son choix même s’il trouve son fondement dans sa vision singulière du monde. Aussi l’interprète est fils de son époque qui marque de son empreinte ses décisions et trouve dans celle-ci son expression la plus achevée. De ce fait toute interprétation reste celle d’un interprète unique et identifiable.[24]

 

Comme dans le cadre global du dialogue herméneutique lors duquel étrangeté et intimité doivent  élaborer un modus vivendi, il ne s’agit pas d’opter pour un pôle au détriment de l’autre, c’est-à-dire se laisser guider par la subjectivité plutôt que par l’objectivité. La démarche la plus raisonnable consiste à tempérer les ardeurs de la hardiesse subjective  par l’approche sereine de la raison discursive. Il faut par conséquent ne céder à aucun moment aux sirènes d’un relativisme qui pourrait autoriser toutes sortes de dérives.

Et dans la mesure où il s’agit d’inscrire son projet dans la durée et donc dans le prolongement d’une succession de tracés de sens, l’interprétation de l’œuvre que nous proposons ne peut surgir ex nihilo sans connexion aucune avec une tradition même s’il arrive souvent qu’elle la remette en cause. S’il est évident que toute interprétation porte les marques incompressibles de son auteur, il relève d’un horizon de sens qui transcende à la fois son discours sur l’œuvre et son individualité elle-même.      

Quelle que soit alors l’envergure  de la subjectivité dans l’approche interprétative, elle ne parvient jamais à s’affranchir totalement d’une certaine rationalité qui lui confère lisibilité et résistance à l’érosion du temps. La distanciation indispensable à toute forme d’objectivation s’avère presque impossible en matière d’interprétation, dans la mesure où les choix opérés par l’interprète révèlent un parti pris qui  lui-même découle de sa subjectivité propre et dévoile du même coup des pans entiers de son individualité. Par conséquent, le dialogue nous permet certes de franchir la distance qui nous sépare de l’autre, mais il met à nu par ricochet notre intimité singulière. L’on pourrait même à ce propos affirmer que connaître l’autre revient à se connaître soi-même ou comme l’indique Müller :

Le besoin d’interprétation découle en dernière instance du besoin d’auto- reconnaissance. Une auto-reconnaissance qui résulte de la confrontation avec l’autre, l’étranger. Cela ne fait pas de l’interprète un récepteur, dans la mesure où l’autoportrait de l’interprète ne restitue pas uniquement  l’image subjective d’une personne… mais porte  plutôt des traits de son époque et de sa communauté sociale que l’interprète, comme son représentant, accomplit l’explication d’une œuvre littéraire. Mais cette opportunité d’un rattrapage de l’interprétation  déterminée par l’aspiration à une auto-reconnaissance démontre que les frontières entre elle et la réception ne sont pas aussi hermétiques qu’on pourrait le penser.[25] 

 

L’on pourrait alors penser que la distinction établie entre réception et interprétation relève uniquement de l’ordre du formel tant les points de convergence sont appréciables tant du point de vue des choix à opérer que du poids considérable du contexte qui détermine dans une large mesure ces derniers aussi bien dans leur orientation que dans leur contenu. Si donc comprendre un texte consiste en définitive à vaincre la distance qui nous sépare de lui, il est vrai que la difficulté de l’exercice s’accroit d’autant plus qu’il est étranger à notre horizon culturel propre, car comme le fait remarquer Muller 

Dans une certaine mesure, la constellation  entre Etrangeté et indétermination d’une part, et détermination et contexte d’autre part devient d’ailleurs plus complexe, lorsque le récepteur, voire l’interprète n’appartiennent pas à la même culture. L’étrangeté littéraire, qui caractérise toute œuvre, quelle que soit par ailleurs la culture à laquelle elle appartient, se retrouve élargie par l’étrangeté culturelle. Celle-ci confronte récepteurs comme interprètes à des problèmes herméneutiques autrement plus importants.[26] 

 

L’interprétation ne peut pas relever simplement de la mise en œuvre d’une technique qui a pourtant fait la preuve de son efficacité dans un autre contexte, dans le sens du dévoilement du sens, elle doit  aussi faire face à des difficultés d’une toute autre nature, relatives notamment à la distance culturelle qui ne se laisse jamais franchir de manière exclusive par la raison discursive. C’est pourquoi l’universalisation dont il est question ici se fonde nécessairement sur une démarche interculturelle, respectueuse de l’être autre de l’interlocuteur en présence.

 

7. De la réception comme processus d’universalisation des tracés de sens

Il est vrai que  c’est toujours une distance d’une autre nature, selon que cela relève du genre littéraire ou de l’horizon culturel spécifique. Dans la mesure où le premier fait appel à une compétence technique par rapport au genre, au style et à l’histoire littéraire, le second exige du destinataire qu’il soit en mesure de changer de perspective culturelle pour aller à la rencontre de l’autre. Il ya de toute évidence dans toute œuvre une sédimentation de couches à épaisseur variable  qui sont autant de cloisons à percer pour accéder à l’infinitude de sens que cherche à transmettre le texte. Dans ce contexte, l’appartenance à une même aire culturelle ne réduit pas de façon substantielle le fossé qui nous sépare de l’œuvre. Il subsistera toujours la distance littéraire qu’il va falloir  vaincre d’une manière ou d’une autre. Les Africains que nous sommes, sommes accoutumés à cet exercice fort périlleux qui consiste à franchir à la fois la distance littéraire et culturelle, chaque fois que nous entrons en contact avec des œuvres venues d’ailleurs.

Nos souvenirs pullulent de textes dont la réception et l’interprétation se sont faites au prix de contorsions à la limite de l’intenable et d’une imagination  créatrice d’univers. Comment faire autrement lorsque l’on sait que l’écriture romanesque ou poétique puise sa sève nourricière dans le substrat de l’identité singulière de son auteur et  par conséquent comprendre l’autre commence d’abord par faire irruption dans son intimité  et mesurer ainsi tout ce qui nous distingue de lui. Et c’est donc bien à travers la prise  en compte de nos différences qu’il s’avère possible percevoir nos ressemblances. Et dans la mesure où recueillir un texte revient comme le suggère Müller :

à procéder en principe comme s’il s’agissait d’un texte relevant de sa propre culture, le point de départ reste le contexte personnel du destinataire. A partir du moment où le récepteur ne dispose pas de connaissances spéciales sur la culture et la littérature étrangères, il va tendre à dépasser les éléments étrangers du texte de la même manière, comme s’il était question d’un e œuvre issue de sa propre culture.[27]

 

De par sa nature intrinsèquement subjective, la réception aspire, on le voit bien, à une sorte d’assimilation de l’œuvre étrangère ou à la limite à son adaptation à son propre horizon de sens. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle tente de déconstruire le message initial, pour le conformer à son cadre de référence. Et ce n’est donc pas un hasard, si l’appropriation reste l’aboutissement naturel d’un tel exercice, dans la mesure où elle aspire essentiellement à une entente sur le fond malgré les multiples écueils qui peuvent surgir dans le processus qui s’engage. L’on pourrait à ce niveau s’interroger sur la validité d’une telle audace lorsque l’on sait que la réduction culturelle  à laquelle  s’adonne le destinataire ressemble à s’y méprendre à une manœuvre de contournement qui déplace le problème mais ne lui trouve pas une solution pertinente. Car ainsi amputée de sa dimension culturelle, l’œuvre perd quelque part de sa pertinence.

Il est vrai toutefois que l’on ne peut en réalité faire sien que ce que l’on parvient à comprendre dans une certaine mesure et qu’il faille peut-être se débarrasser de tout ce qui   peut empêcher ce processus de se dérouler sans accrocs. En réalité il y a une manière propre à chaque destinataire de comprendre une œuvre, selon sa compétence, ses attentes et ses centres d’intérêts. Mais est-il alors envisageable dans un tel contexte de dissocier avec une certaine désinvolture la dimension littéraire de la dimension culturelle d’une œuvre sans courir le risque de la mutiler ? Que devient un texte dépouillé de son ancrage culturel, sinon une coquille vide. N’est-ce pas là cependant le moyen le plus sûr pour accéder au cœur du message que l’auteur cherche à transmettre. Nous pourrions assister par conséquent à une approche unilatérale du texte étranger dont ne peut se satisfaire l’interprétation. L’idéal pour le dialogue herméneutique authentique serait cependant l’interprétation fondée sur l’interculturalité. Müller résume ce processus en ces termes :

L’abolition des frontières figées entre ce qui nous est propre et ce qui est étranger, la modification des positions isolées, le dépassement des explications usurpées, qui découlent de l’unilatéralité d’une seule culture, l’enrichissement réciproque de ce qui nous est propre et de ce qui est étranger, ce qui finalement débouche sur une meilleure compréhension critique de soi-même des deux côtés.[28]

 

On voit donc bien que sous ses aspects majeurs, l’interprétation interculturelle renvoie au dialogue herméneutique authentique, dans la mesure où pour ce dernier le processus de la compréhension repose nécessairement sur la réciprocité et l’équité. Il faut comme dirait  Gadamer, admettre que l’autre puisse avoir raison, ce qui ne signifie nullement qu’il faille renoncer à sa propre opinion ou se dissoudre dans l’horizon de sens de l’autre. Ce dont il s’agit ici, c’est de dégager un espace de convergence à mi-chemin entre les deux pôles et se laisser guider par le jeu question/réponse, sans que personne  ne puisse présager de l’issue de l’échange qui s’engage entre l’interprète et son texte. 

En tout état de cause, il apparait nécessaire d’établir une jonction entre le cadre de référence de l’œuvre étrangère et le contexte culturel de l’interprète, pour ne pas tomber dans les travers d’une appropriation forcément réductrice. En affirmant sans détours que :

La connaissance de l’étranger n’est alors envisageable qu’à partir du moment où l’automaticité de son propre système de codage est objectivée, relativisée et distanciée pour pouvoir réceptionner et comprendre d’autres systèmes de codages.[29]

 

Müller semble donner raison à Gadamer qui considère dans son herméneutique philosophique que comprendre l’autre, commence par l’acceptation du fait qu’il puisse avoir raison. Il s’agit, en d’autres termes, de l’impératif qui consiste à instaurer une équité qui place les interlocuteurs à un même niveau de responsabilité, à refuser d’établir une quelconque hiérarchie entre les horizons culturels en présence. Ainsi donc l’objectivation, la relativisation et la distanciation apparaissent comme les pierres angulaires de tout dialogue interculturel qui se veut fécond, c’est-à-dire porteur d’un enrichissement mutuel des horizons de sens en présence. Il ne s’agit par conséquent ni de renoncer à son propre horizon de sens ni d’imposer son opinion à l’autre. Il apparait par voie de conséquence qu’en sur-dimensionnant son propre ego, l’on rend du même coup les propos de l’autre inaudibles.

De ce point de vue, l’équilibre des proportions reste un préalable incontournable à l’entame de toute conversation. Cependant cet effort sur soi ne suffit pas pour venir à bout de la distance qui nous sépare de l’autre et il arrive très souvent que le dialogue que nous tentons de nouer ne fonctionne pas comme nous l’aurions souhaité, du fait simplement que le spectre de l’étrangeté soit infranchissable. Dans son ouvrage Analyses philosophiques, Ludwig Wittgenstein décrit ce dilemme en ces termes :

Nous disons d’un homme qu’il est transparent. Mais il est important à ce propos d’affirmer, qu’un  homme peut être une énigme pour un autre. On en fait l’expérience, lorsqu’on se rend dans un pays étranger avec des traditions tout à fait différentes, même si l’on maîtrise la langue du pays. On ne comprend pas les hommes.[30]

 

L’on se rend dès lors compte que la possibilité d’un dialogue ne repose pas uniquement sur une communauté langagière, elle implique un certain nombre d’autres conditions, dont la moindre n’est pas un certain niveau de compréhension de la réalité culturelle de l’autre.

Il est vrai pour cette raison que le fossé qui nous sépare de certaines aires de civilisation empêche toute esquisse de rapprochement. La remarque vaut aussi bien pour le dialogue interculturel que l’interprétation ou la réception de textes étrangers. Par conséquent, l’entente langagière découle  d’un long processus dont la trajectoire n’est à aucun moment définissable a priori par ce que résultant de la conjonction de questions et de réponses à amplitudes variables. Ainsi donc la critique habermassienne de l’herméneutique philosophique qu’elle considère comme une tentative de refondation de la métaphysique, trouve une réponse tout à fait pertinente dans le caractère aléatoire de la conversation. Cependant, l’on peut faire remarquer à Gadamer que s’il ne peut y avoir d’étrangeté absolue entre les hommes, on est en droit d’affirmer qu’il n’ya pas d’intimité mécanique entre eux. S’il est indéniable que la différence doit être perçue comme un facteur de rapprochement entre les peuples et non comme un écueil qui se dresse entre eux, l’on ne peut faire abstraction de sa nature quelque fois problématique dans la volonté de comprendre l’autre.

Il est vrai que de guerre lasse, l’on peut être tenté de jeter l’éponge et de prendre la décision lourde de conséquences qui consiste à franchir la distance qui nous sépare de l’autre en projetant notre propre expérience dans le bassin ethnoculturel de l’autre, ce qui pour l’auteur de Vérité et méthode équivaut à renoncer à sa propre opinion, transformant ainsi sa propre identité en une variante de celle de l’autre. Mais avons-nous le droit de sacrifier le droit naturel à la différence sur l’autel de la fraternité humaine ? A ce sujet fait remarquer Goehte dans une correspondance  adressée à Herder le 14.10.1786 : « l’étranger mène une vie différente et nous ne pouvons nous l’approprier, même si nous aimerions bien l’accueillir comme notre hôte ». Ce luxe de précautions que nous prenons ne nous empêche pas de croire qu’il est  toujours possible de s’approprier les expériences étrangères, la pensée étrangère, les cultures étrangères, car in fine la réception de l’œuvre se traduit toujours par un enrichissement de son propre cadre de référence. Ainsi donc, il ne s’agit pas d’un face à face figé  dans une mimique binaire, mais bien d’une interaction dialectique entre deux sujets ou entre un sujet et son objet. Cette dynamique marquée par la métamorphose permanente des pôles en jeu embrasse un horizon de sens qui déborde de toutes parts les limités étriquées de nos individualités respectives et ne se réduit pas par conséquent à un positionnement asymétrique. Et comme le suggère W. Hinderer :

Notre environnement immédiat ou lointain est peuplé de relations antinomiques qui se résument dans le concept d’altérité. Tous les domaines de la vie, qu’ils soient de nature sociale, psychologique, philosophique, politique, culturelle, sont confrontés de manière positive ou négative avec l’étranger. La communication langagière ou gestuelle élargit le champ de la relation entre le moi et le non-moi, entre le moi et son alter ego, entre le monde qui nous est propre et les autres mondes. Alors survient le cheminement vers l’étranger ou l’apprentissage de l’étranger comme l’a formulé Hölderlin.[31]

 

8. De l’interculturalité comme nouvelle forme d’identité

Dans le processus dialogique, rien ne semble aller de soi. Que d’obstacles à surmonter, que d’écueils à contourner, avant  d’être en mesure de nouer les fils qui nous relient à l’horizon de sens de l’autre. Pour paraphraser Heidegger, l’on pourrait affirmer que l’autre est véritablement un être des lointains tout comme d’ailleurs l’interprète ou le destinataire. Mais si nous partons de l’hypothèse selon laquelle la distance ne doit en aucun cas être perçue comme un fossé qui nous sépare irrémédiablement les uns des autres mais plutôt comme autant de possibilités d’explorer de nouveaux espaces matériels et immatériels, même si cela peut sembler de prime abord relever d’une simple incantation. Ne serait-on pas alors tenté face à une adversité multiforme de capituler en se réfugiant dans le confort douillet du cocon maternel ressassant une tradition de pensée millénaire imbue de son « infaillibilisme » ? En tout état de cause, l’on pourrait penser que cette posture régressive relève  à la fois d’une certaine forme de paresse de l’esprit de devoir affronter d’autres esprits qui ne lui feront aucune concession et d’une certaine arrogance qui finit par vous convaincre que vous êtes seuls au monde.

Dans un cas comme dans l’autre s’exprime un certain mépris culturel  à l’endroit de son interlocuteur à qui on  n’hésite pas à confier le rôle ingrat de figurant dans un scénario écrit d’avance pour conforter le metteur en scène à la fois juge et partie dans le sentiment  enivrant d’écrire l’histoire. Même s’il faut commencer par marquer son territoire en affirmant son identité singulière, le but de l’exercice consiste en fait à dépasser cette phase de confrontation en optant résolument pour les ouvertures indispensables à tout mouvement.  Cette posture exige de tous les protagonistes une flexibilité à toute épreuve qui consisterait à consentir des concessions  appropriées et raisonnables pour  placer l’échange sous les auspices d’un enrichissement mutuel. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, le repli identitaire vers les terres ancestrales se pose comme ultime recours, dans un contexte de globalisation marqué par une uniformisation à marche forcée des modes d’être dans le monde. Mais même dans un tel cadre supposé sécurisant, l’on ne peut échapper aux appels insistants de l’autre, à ses sollicitations multiples, bref à son omniprésence. Hinderer fait le même constat, en ces termes :

Même si le comportement territorial de l’homme reste motivé par le besoin de sécurité, d’action et d’identification comme Ina-Maria Greverus l’a montré dans son essai intitulé L’homme territorial, persistent même derrière la barricade que constitue le terroir intime des collisions avec l’autre.[32] 

 

On voit donc bien qu’il semble illusoire de croire qu’il est possible de mettre en place un dispositif hermétique qui soit en mesure de nous couper totalement de l’extérieur, dans la mesure où simplement l’un ne peut exister que par rapport à l’autre, dans une dynamique interactive. Et comme nous le soulignions plus haut, la poursuite de la conversation n’est pas liée à la présence de notre interlocuteur du fait de la dimension démiurgique du jeu question/réponse. En outre, la présence de l’autre emprunte diverses modalités qui  se confondent parfois avce notre propre individualité. Si nous prenons par exemple le cas des nombreux auteurs africains qui se servent de la langue française, anglaise ou portugaise pour transmettre au  reste du monde le message singulier de leurs peuples respectifs, nous nous rendrons alors compte du désarroi de tous ceux qui tentent de dissocier dans leurs œuvres ce qui relève de leur identité propre et ce qui par contre est à mettre sur le compte des influences diverses. Il semblerait même que  plus nous croyons échapper au regard  de l’autre, plus nous nous retrouvons nus en face de lui, car il a un don d’ubiquité qui lui permet de percer les cloisons  les plus étanches.

S’il y a donc une vision du monde partagée par la plupart des Africains c’est bien celle qui fait du regard de l’autre une arme redoutable à laquelle personne ne peut résister. Cette peur de l’autre qui le plus souvent frise l’obsession prouve encore, s’il en était besoin, qu’il est illusoire de vouloir se couper du monde extérieur, au nom de la résistance à la présence envahissante de l’autre. Pour ne citer qu’un exemple, prenons le pouvoir de diffusion des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans nos sociétés modernes auxquelles aucun subterfuge ne semble pouvoir résister et qui d’une certaine manière abolissent les frontières visibles et invisibles qui subsistent entre les peuples et les hommes. Il est vrai que la posture régressive de l’Africain qui consiste à se réfugier dans le confort sécurisant de sa tradition s’explique dans une large mesure par les frustrations et autres humiliations nées de son passé récent ou lointain et qui ont pour noms : esclavage, colonisation etc…

Chat échaudé craint eau froide, dit bien l’adage. Ce qui se vérifie largement dans le cas d’espèces. Mais la question cruciale qui se pose à ce niveau est bien celle-ci : cette frilosité presque maladive se justifie-t-elle dans un contexte marqué par la porosité toujours plus accrue des frontières qui séparent les états et les aires de civilisations ? En tout état de cause, il faudra bien se convaincre que la prouesse de Robinson Crusoé relève purement et simplement du mythe et que la présence de l’autre reste une donnée consubstantielle à l’existence des hommes et des peuples. Il faudra donc bien s’y faire et ériger le Mitsein heideggerien en impératif de vie.  Cette posture existentielle qui apparait en même temps comme un choix fondamentalement idéologique est d’ailleurs analysée par Hinderer en ces termes :

La réflexion sur le terroir ne survient que là où l’étranger a déjà pénétré dans notre propre espace d’expériences. Cela aboutit, en ce qui concerne les réponses du groupe territorial au défi étranger, ou bien à une réaction foncièrement négative, critique, défensive ou alors à une attitude positive, affirmative, productive. Dans le premier cas de figure, l’étranger est diabolisé, « mythologisé » ou  « exotisé », et dans le second cas il est perçu comme une possibilité de rénovation existentielle ou une opportunité épistémologique.[33]

 

Il s’avère donc que l’autre ne laisse jamais indifférent, surtout dans le champ de la création littéraire, où il sert à la fois de miroir à notre propre société, d’instrument pour la mise en intrigue des satires les plus acerbes, mais aussi comme une promesse de bonheur dans un contexte de morosité ambiante suffocante. L’autre qui coïncide parfois avec l’ailleurs ou plus souvent avec le lointain apparait donc bien comme l’espace de tous les possibles et par conséquent de floraison de tous les interdits, en termes de réponses aux multiples défis existentiels du moment, mais aussi de champ d’expérimentations de projets littéraires novateurs. L’étranger offre toujours la possibilité de faire irruption par effraction dans l’intimité de l’horizon de sens de l’autre et d’ouvrir des perspectives d’accès à l’infinitude de sens de la fusion des espaces d’expériences et des horizons d’attentes. Et lorsque Hinderer fait usage de l’expression possibilité  épistémologique,  c’est pour évoquer une certaine utopie prospective qui aspire à prendre en charge une posture éminemment critique à l’endroit de sa propre territorialité.

La littérature africaine est un modèle du genre, en matière de camouflage du temps et du lieu pour échapper tant soit peu aux cisailles impitoyables des officines de la pensée unique. Et comme l’affirme Georg Simmel dans un ouvrage intitulé Sociologie. Recherches sur les formes de la socialisation :

L’étranger est plus libre aux plans théorique et pratique, il appréhende les interactions sans préjugés et les mesure en général à l’aune d’idéaux objectifs et n’est pas entravé dans son action par l’habitude, la piété ou les antécédents.[34]

 

C’est peut-être grâce à sa virginité supposée et par voie de conséquence à son adaptabilité à une multitude de circonstances que l’étranger attire toutes les formes de curiosités et tous les appétits de mise en perspective surtout dans la création littéraire. La délocalisation dans l’espace et dans le temps de l’intrigue reste alors un artifice littéraire très commode pour échapper d’une part à la censure et pour briser d’autre part le carcan de la territorialité. Ainsi l’étranger apparait comme un élément productif et novateur et une catégorie positive qui se laisse caractériser par la capacité de distanciation et par l’éclosion de toutes les formes de programmation. Ce qui d’une certaine manière est à la base de la posture de l’intellectuel critique. Car comme le fait remarquer Ralf Dahrendorf dans son ouvrage intitulé Société et démocratie en Allemagne :

L’intellectuel critique a rompu les liens naturels qui le rattachent au territoire et s’est libéré des stéréotypes et des rôles dévolus parla famille, la couche sociale, l’église et peut-être aussi le métier, pour adopter une attitude autonome et consciente avec le mot.[35]

 

Il y a de toute évidence un lien entre la territorialité et l’autre, rappelant à bien des égards la polarité entre intimité et étrangeté mise en exergue par la philosophie herméneutique gadamérienne à propos du processus complexe de la compréhension de l’étranger, qu’il s’agisse d’un peuple ou d’un texte. En effet dans les deux cas de figures, il s’agit de s’extirper de sa territorialité pour explorer les espaces inconnus de l’étrangeté de l’autre. Toutefois, il n’est question à aucun moment ni de renoncer à sa propre identité ou ni de se dissoudre dans l’horizon de sens de l’autre. Le but de l’exercice consiste à instaurer une dynamique interactive qui soit en mesure de nouer un dialogue fécond entre deux horizons de sens que tout peut sembler opposer au départ.                                            

 

CONCLUSION

       La circulation toujours plus intense des hommes et des idées à l’échelle planétaire au plan physique tout comme par le biais des nouvelles technologies de l’information et de la communication a fini par décloisonner irréversiblement les espaces de production de sens. Tout reste alors lié à la question du langage, car pour communiquer, il faut avant tout user d’un code déchiffrable par les interlocuteurs respectifs. Et c’est justement à ce niveau que réside la fonction essentielle de la littérature : rendre accessible un message qui de prime abord totalement étranger, par la mise en œuvre de procédés techniques et stylistiques tout à fait en mesure d’universaliser le discours à transmettre.  Ce processus de « lisibilisation »  a le mérite de prouver au bout du compte qu’il n’y a pas de distance infranchissable et qu’il suffit simplement de s’en donner les moyens.

A côté de la traduction ou de l’interprétation comme modes opératoires du dialogue herméneutique, il y a donc bien les multiples genres littéraires, que nous évoquions plus haut, qui jettent des ponts entre les aires culturelles au point de faire de notre planète un espace d’échanges toujours plus ouvert. Si donc comprendre l’autre revient à accepter qu’il puisse avoir raison, c’est-à-dire envisager qu’il ait quelque chose à nous dire que nous n’ayons jamais entendu, le jeu me semble-t-il en vaut bien la chandelle. 

Point donc d’étrangeté absolue face à une œuvre venue d’ailleurs, une compréhension plus ou moins vague au terme d’une première lecture que des lectures futures vont approfondir  jusqu’au point où survient une lisibilité qui rend possible la fusion des horizons.  Tel est le cheminement qui mène à ce que Gadamer appelle l’entente langagière. De l’Oural au lac Tchad, du lac Léman aux confins du Tibet, du Congo au désert d’Arabie, du Saint-Laurent aux de la Terre de feu  retentissent des sonorités dissonantes qui incarnent le langage humain dans toute sa diversité. Cette pluralité riche de sa profusion créatrice doit nous inciter à rechercher en toutes circonstances cet espace à mi-chemin entre étrangeté et intimité dont parle  l’auteur de Vérité et méthode et qui est le lieu authentique de la compréhension de l’autre. Ce qui ne signifie nullement qu’il faille dissoudre les différences dans le moule uniformisant d’une entente sur l’essentiel ou pour utiliser un terme plutôt trivial capituler devant l’autre avec armes et bagages.

Ce dont il est fondamentalement question ici, c’est de tenir compte des contradictions objectives pour jeter des ponts vers l’avenir. Et c’est bien en cela que réside la pertinence de la démarche herméneutique qui ambitionne de prendre effectivement en charge la déroutante complexité du réel qui exige à la fois lucidité froide, c’est-à-dire distanciation réflexive et engagement sincère, en d’autres termes implication dans la chose. Ou comme le pense Hinderer :

Justement aujourd’hui, sous le signe des nouveaux modes de compréhension économiques et politiques, à une époque où des continents lointains se rapprochent grâce aux masses média et à la technique, la science littéraire allemande devrait se consacrer dorénavant de manière plus systématique à l’étranger… Car un retour en arrière mène, comme l’a noté Friedrich Nietzsche à la vision selon laquelle, nous sommes une multiplication de plusieurs passés. On pourrait ajouter par rapport à la perspective européenne ou américaine que nous représentons une multiplication de plusieurs cultures.[36]

 

Nous ne pouvons cependant pas passer sous silence à ce niveau la posture éminemment européocentrique de notre auteur qui tout en évoquant la pluralité des passés et celle des cultures omet volontairement ou espérons-le involontairement de mentionner les perspectives africaine, asiatique qui ont contribué de manière significative à ce que Hegel appelait en d’autres circonstances le « Weltgeist » (l’esprit du monde). Bref, le mépris culturel a la dent dure et il va falloir s’y faire, même s’il est évident que le dialogue même herméneutique ne se décrète pas. Hélas, cela fait parie des impondérables d’une aventure humaine, dont il faut tenir compte si l’on veut briser  les murs d’incompréhensions et de suspicions qui subsisteront entre les hommes et les peuples. Cette situation  prouve si besoin en est, que la multiplication des passés ou celle des cultures  qu’évoquait Nietzsche  plus haut ne débouche pas de manière mécanique sur un passé homogénéisé ou sur une culture unique à l’échelle de la planète. Fort heureusement les peuples inventent sans relâche des formes de résistance aux stratégies les plus subtiles de nivellement des valeurs esthétiques et éthiques concoctées par les officines idéologiques du « premier monde ».

Multiplication pour multiplication, que dire alors de tous ces peuples qui ont subi l’esclavage, la colonisation, les conversions dans les religions révélées et les mises sous tutelles de toutes sortes. Qui dit mieux, en termes de sédimentation de passés multiples et de cultures plurielles ! S’il est vrai que le rapprochement entre les peuples relève d’un processus  nécessaire et irréversible, son déroulement est loin de relever de l’évidence, dans la mesure où aucune culture dite dominante ne va  descendre  de son piédestal de son plein gré. Il faudra dans le cas de figure les contraindre à lâcher du lest, à consentir les concessions indispensables à un échange interactif et équitable. Faute de quoi se perpétuera le monologue subtil  aux allures de dialogue feutré auquel nous convient avec insistance les « maîtres du monde » d’hier et d’aujourd’hui.

 

Bibliographie

-DAHRENDORF, Ralf, Société et démocratie en Allemagne, Metzler-Verlag, Münich 1965.

-GADAMER, Hans-Georg, Vérité et méthode, Editions du Seuil, Paris 1996.

-HINDERER, Walter, Réflexions méthodologiques pour une littérature interculturelle, Klagenfurt 2006.

-MÜLLER, Ulrich, Réception interculturelle et interprétation, Metzler, Stuttgart 2003.

-RICOEUR, Paul, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, Editions du Seuil, Paris 1986.

-SIMMEL, Georg, Sociologie. Recherche sur les formes de la socialisation, Berlin 1958.

-WITTGENSTEIN, Ludwig, Analyses philosophiques,  Francfort sur le Maine 1977.


[1] Hans Georg Gadamer, Vérité et méthode, Editions du Seuil, Paris 1996, p. 290

[2] Ulrich Müller, Réception interculturelle et interprétation,  Metzler, Stuttgart  2003, p. 461

[3]Ibidem.

[4] Paul Ricoeur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique. Editions du Seuil, Paris 1986, p. 31

[5]Ibid.,  p. 35

[6]Ibidem.

[7] Gadamer, Vérité et méthode, op.cit., p. 389

[8] Ibid. p. 290

[9] Ibid., p. 292

[10] Ibid., p. 291

[11] Ulrich Müller, Réception interculturelle et interprétation, op.cit., p. 462

[12]Ibidem.

[13]Ibidem.

[14]Ibidem.

[15]Ibidem

[16]Ibidem.

[17] Ibid., pp. 462-463

[18] Ibidem.

[19] Ibidem.

[20] Ibid., 464

[21]Ibidem.

[22]Ibidem.

[23]Ibidem.

[24]Ibid., p. 465

[25]Ibidem.

[26]Ibidem.

[27] Ibid.

[28] Ibid., p. 466

[29] Walter Hinderer, le fantôme de Monsieur Kannitverstan, réflexions méthodologiques pour une littérature interculturelle comme science de l’étranger in Concepts directeurs et champs de la recherche culturelle sur l’étranger, publié par Alois Wierlacher, Klagenfurt 2006, p. 200

[30] Ludwig Wittgenstein, Analyses philosophiques, Francfort- sur le Maine 1977,  p. 356

[31] Walter Hinderer, le fantôme de Kannitverstan…, op.cit., p. 204.

[32]Ibidem.

[33]Ibid., p. 205

[34] Georg Simmel, Sociologie, Recherches sur les formes de la socialisation, Berlin 1958, p. 510

[35] Ralf Dahrendorf, Société et démocratie en Allemagne, Munich 1965, p. 318

[36][36]Ibid., p. 217

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Résumé

Depuis sa création, beaucoup d’africains ignorent la vraie nature de la Francophonie. Ils l’identifient surtout à une entreprise philanthropique, dont l’objectif est d’enseigner le français aux étrangers sans d’autres arrière-pensées. Cependant, à travers cet article, nous démontrons que la Francophonie est loin d’être innocente. Non seulement elle a été initiée par Onésime Reclus vers 1880 pendant la grande période coloniale, mais elle a été réanimée dans les années soixante-dix suite à l’échec de la mise en place de la Communauté française. Cette étude démontre qu’alors que la devise de la Francophonie est Égalité, Complémentarité, Solidarité, la France   continue de maintenir, surtout au niveau des pays africains francophones subsahariens, les instruments essentiels de domination coloniale tels que la monnaie, la décision d’exploiter les ressources minières de façon souveraine, etc. L’article suggère que pour qu’il y ait une Francophonie du XXIème siècle, il faut que celle actuelle soit dépouillée de toutes les scories néocoloniales.

 

Abstact

Since it was born, many Africans do not know the true nature of Francophonie. They usually regard it as a philanthropic enterprise, whose goal is to teach French to foreigners with no other ulterior motives. However, through this article, we demonstrate that Francophonie is far from being innocent. Not only has it been initiated by Onésime Reclus in 1880 during the great colonial period, but was also revived in the seventies after the failure in the implementation of the French Community. This paper shows that while the motto of Francophonie is Equality, Complementarity, Solidarity, France continues to maintain, especially in Sub-Saharan French speaking countries, the main instruments of colonial domination, such as currency, the decision to exploit mineral resources with sovereign power, etc.. This study suggests that a genuine Francophonie in this starting twenty-first century requires that the ongoing ideology should get rid of all neocolonial dross.

 

 

Bon nombre d’intellectuels africains francophones pensent que la francophonie n’est rien d’autre que le projet de la Communauté française, cher au général de Gaulle, repris et réchauffé sous l’angle de la langue. D’autres, par contre, estiment que la Francophonie représente bien un outil de promotion et d’intégration des peuples francophones.

D’un côté comme de l’autre, nous estimons que chaque camp a raison. En fait, la réalité est sans doute à rechercher entre les deux extrêmes car, volontairement et involontairement, la Francophonie tente de concilier deux visions diamétralement opposées : la vision néo-colonialiste et celle indépendantiste. Pour aborder ce thème, nous allons d’abord nous intéresser à la Communauté française, puis à la Francophonie, à travers leurs textes fondateurs, pour en dégager les différences et les similitudes. Ensuite, nous examinerons les comportements des acteurs de la Francophonie, notamment ceux des principaux comme la France, le Canada, la Belgique, les pays africains francophones, et puis ceux d’autres continents pour observer les rapports que ces acteurs entretiennent entre eux et les caractériser. Enfin, dans la troisième partie, nous allons souligner la nécessité de passer de la Francophonie à la « Francofratrie », en suggérant quelques pistes, si nous ne voulons pas que la Francophonie soit une pâle copie de la Communauté française.

 

 

La Communauté Française

Bien qu’elle soit avortée en raison de la dynamique de l’histoire, la Communauté française fut un projet mûrement pensé par le général de Gaulle pour qu’elle puisse se substituer à l’Empire français, autrement appelé l’Union Française. Déjà, en 1946, il en jetait les bases dans son Discours de Bayeux en ces termes :

L'avenir des 110 millions d'hommes et de femmes qui vivent sous notre drapeau est dans une organisation de forme fédérative, que le temps précisera peu à peu, mais dont notre Constitution nouvelle doit marquer le début et ménager le développement[1].

 

Douze ans plus tard, en 1958, dans un autre discours, cette idée sera reprise par Michel Debré qui en précisera les contours :

La Communauté est donc une construction d'un type nouveau, qui se définit pour une part considérable par le passé commun de la France et de l'Afrique et pour une autre part par un effort pour constituer un ensemble destiné à forger une solidarité politique de tous les participants.

Cette Communauté se définit d'abord par des attributions communes. Défense, affaires étrangères, économie et finances, gestion des matières premières stratégiques, - telle est la base du pacte[2].

 

Il est important de noter deux choses : d’une part, la présence du mot « pacte » ; d’autre part, l’absence d’un élément, pourtant fondamental qui, au départ, ne faisait pas partie des attributions de cette Communauté : « la monnaie ». Cependant, dans la mouture finale, qui figurera dans la Constitution de 1958, la monnaie occupera une bonne place. Pour bien suivre l’évolution des idées dans la gestation de cette Communauté, voici ce qu’en dit la Constitution de 1958 :

Le domaine de la compétence de la Communauté comprend la politique étrangère, la défense, la monnaie, la politique économique et financière commune ainsi que la politique des matières premières stratégiques. Il comprend en outre, sauf accord particulier, le contrôle de la justice, l'enseignement supérieur, l'organisation générale des transports extérieurs et communs et des télécommunications. Des accords particuliers peuvent créer d'autres compétences communes ou régler tout transfert de compétence de la Communauté à l'un de ses membres[3].

 

Nous avons ainsi les textes fondateurs de la Communauté à travers leur évolution. Inutile de rappeler qu’hormis la Guinée de Sékou Touré qui a voté « Non », cette Communauté a été largement plébiscitée par les ex-colonies françaises. Cependant, un fait va faire échouer l’entrée en vigueur de cette Communauté : la création de la Fédération du Mali, composée du Soudan français (Mali actuel) et du Sénégal. En effet :

Les 11 et 12 décembre 1959 se tient à Saint- Louis du Sénégal la sixième session du Conseil exécutif de la Communauté rassemblant sous la présidence du Chef de l'Etat français les chefs de gouvernement des Etats membres et les ministres chargés des affaires communes […]. Toutefois, la réunion de cette instance apparaît comme le chant du cygne de la Communauté créée une année auparavant et qui était supposée réunir autour de la France onze Républiques de l'Afrique francophone et la République malgache. En effet, à peine la Communauté constituée, les chefs des gouvernements du Sénégal (Léopold Sédar Senghor) et du Soudan (Modibo Keita) annoncent leur intention d'unir leurs Etats dans une Fédération du Mali qui voit le jour à Dakar le 17 janvier 1959. En septembre 1959, les dirigeants du Mali réclament l'indépendance de leur Etat sans rupture avec la Communauté. Poussé par le président ivoirien Houphouët-Boigny, de Gaulle penche pour un refus. Mais ses conseillers et le Premier ministre Michel Debré lui font valoir que mieux vaut adapter la Communauté, source d'influence pour la France que de la voir éclater. C'est cette décision que de Gaulle annonce dans son allocution de Dakar[4].

 

De la même façon que nous avons souligné l’introduction de la « monnaie » dans la Constitution du 04 Octobre 1958, de cette même façon nous tenons à souligner l’usage du verbe « adapter », utilisé par les conseillers de de Gaulle et le premier ministre Michel Debré dans cette citation. Tout se passe comme si l’impérialisme français déployait tout son trésor d’intelligence pour conserver vaille que vaille les ex-colonies sous sa férule. En effet, si le refus de Sékou Touré de voter « Oui » au référendum de 1958 était une bonne lecture de la volonté des peuples africains à aller vers l’indépendance et un formidable coup d’éclat, la constitution de la Fédération du Mali n’était pas moins un camouflet pour la France, même si Senghor ne pouvait être taxé de mauvaise foi. Il faut y voir plutôt la dynamique de l’histoire qui a entraîné Senghor à son corps défendant, bien qu’il ait tenté de faire accepter à de Gaulle l’inconciliable : l’indépendance dans la Communauté ! Et les conséquences seront énormes parce que, tirant les leçons de cette incartade, le Discours du général de Gaulle à Dakar tiendra compte de cette donnée : l’aspiration des peuples africains à l’indépendance, comme l’atteste cette déclaration :

Enfin, si le discours est une réponse aux demandes du Mali, il est clair qu'il s'adresse aussi aux autres pays de la Communauté, dont tous demanderont et obtiendront l'indépendance dans les jours et les semaines qui suivent. La Communauté institutionnelle définie par le titre XII de la constitution de 1958 est devenue une communauté contractuelle à l'intérieur de laquelle des Etats indépendants passent avec la France des accords bilatéraux[5].

 

Bien que la Communauté ait échoué, l’impérialisme français ne s’avoue pas vaincu. Par des tours de passe-passe dont lui seul connaît le secret, la France convertit la « Communauté institutionnelle » en « Communauté contractuelle », l’objectif étant de ne pas lâcher prise afin de garder le contrôle sur les nouveaux Etats africains indépendants. En outre, peu avant l’octroi des « indépendances », beaucoup d’accords ont été imposés par la France aux pays africains, dont le « pacte colonial », que nous avons souligné plus haut, et bien d’autres. Voici ce qu’en dit Mamadou Coulibaly, ancien président du parlement ivoirien :

Juste avant que la France n’accède aux demandes d’indépendance des pays africains dans les années 1960, elle a obligé ces Etats à placer 65% de leurs réserves de change sur un compte du Trésor français, après avoir défini un taux de change fixe du franc CFA [6].

 

Récapitulons : nous sommes partis d’une situation de colonies des pays d’Afrique francophone où tous les biens des territoires conquis appartenaient à cent pour cent au colonisateur. Après la deuxième guerre mondiale, conscient de la poussée indépendantiste qui secoue le monde, le général de Gaulle, qui trouve inéluctable l’entrée des pays africains dans la danse, pour ne pas tout perdre, leur propose la Communauté, en gardant la haute main non seulement sur les matières premières, mais également sur la monnaie, ainsi que les biens et services rentables. Bien qu’ayant voté à une majorité écrasante pour la Communauté, celle-ci périclite. L’équipe de de Gaulle met en place un plan B, visant à garder la mainmise sur les économies des nouveaux pays indépendants : le « pacte colonial », les accords de défense, le contrôle de la monnaie, etc., seront imposés à ces pays, les faisant passer du statut de colonisé à celui de néo-colonisé. Puis, quelques années plus tard, naîtra la Francophonie. Quelles différences y a-t-il entre la Communauté et la Francophonie ? Ont-elles des points communs ? La Francophonie n’entre-t-elle pas dans le projet néocolonial de la France ?   

 

La Francophonie

Bien qu’elle ait vu le jour une dizaine d’années après les « indépendances » des pays africains francophones, la Francophonie est en réalité un projet colonial repris et rafraîchi. En effet, le mot « francophonie » fut inventé par le géographe français Onésime Reclus (1837-1916) vers 1880, « dans le cadre de sa réflexion sur le destin colonial français »[7]. Voici ce qu’en rapporte la Documentation française :

Dès qu’une langue a « coagulé » un peuple, tous les éléments « raciaux » de ce peuple se subordonnent à cette langue. C’est dans ce sens qu’on a dit « la langue fait le peuple » (lingua gentem fact) » (Onésime Reclus dans « La renaissance du livre, 1917, pp 114-116). A la fin du XIXème siècle, il prône l’expansion coloniale essentiellement tournée vers l’Afrique par réalisme stratégique, invitant ses compatriotes à ériger une « Afrique française » unifiée par la « diffusion de la langue nationale[8].

 

Dans la Francophonie d’aujourd’hui, la plupart des terminologies et d’expressions utilisées l’ont déjà été par Onésime Reclus. Par exemple, des expressions comme « ayant en commun l’usage du français » dès les débuts de la Francophonie et « ayant le français en partage » plus tard, ou encore « dialogue des cultures » et « diversité linguistique » ont été d’un usage courant sous la plume du géographe français, comme en témoigne cette affirmation :

Il prône aussi le dialogue des cultures et la diversité linguistique ‘‘Comme nous espérons que l’idiome dont nous avons hérité vivra longtemps, un peu grâce à nous, beaucoup grâce à l’Afrique et grâce au Canada, devant les langues que se partageront le monde, nos arrière-petits-fils auront comme devise « aimer les autres, adorer la sienne »[9]

 

Mieux, l’organe de diffusion de la langue française par excellence, à savoir  « l’Alliance Française », a vu le jour en 1883, soit trois ans seulement après l’invention du mot « francophonie » :

21 juillet 1883 : L' "Association nationale pour la propagation de la langue française dans les colonies et à l'étranger" ("l’Alliance Française ») est créée sous l'égide de l'ambassadeur Paul Cambon.[10]

 

Il ressort de ce qui vient d’être souligné l’importance de la langue, déjà au XIXème siècle, dans la politique d’expansion coloniale de la France. 

          Alors, la question qu’il convient de se poser aujourd’hui est celle-ci : quelles différences y a-t-il entre la Francophonie coloniale d’Onésime Reclus et celle postcoloniale d’aujourd’hui ? Pour répondre à cette question, nous allons parcourir quelques textes fondateurs de celle-ci. Mais avant cela, un rappel des faits :

17-20 février 1969 : La première conférence intergouvernementale des Etats francophones se réunit à Niamey (Niger). Dans le prolongement de l'action des présidents Senghor du Sénégal, Diori du Niger et Bourguiba de Tunisie, il s'agit de trouver les moyens de maintenir et renouveler les liens unissant la France à ses anciennes colonies nouvellement indépendantes et au-delà à l'ensemble des pays parlant français. La Conférence est placée sous le patronage du ministre français des Affaires culturelles André Malraux.[11]

 

Telle est la genèse de la Francophonie actuelle (pour la différencier de la Francophonie coloniale d’Onésime Reclus). Son acte de naissance sera établi l’année suivante, encore à Niamey, le 20 mars 1970, par le biais de la création de l’Agence de Coopération Culturelle et Technique (ACCT)[12], et sa devise sera : Égalité, Complémentarité, Solidarité.

La Charte de l’ACCT, l’ancêtre de l’OIF (Organisation Internationale de la Francophonie), déclare ceci en son article premier :

Objectifs : L’Agence a pour fin essentielle l’affirmation et le développement entre ses membres d’une coopération multilatérale dans les domaines ressortissant à l’éducation, à la culture, aux sciences et aux techniques, et par là au rapprochement des peuples[13].

 

Ce qui est éludé dans la définition de ces objectifs est l’usage explicite de l’expression « langue française », ce qui est du reste inutile dans la mesure où, en parlant de la Francophonie, nous baignons déjà pleinement dans cette langue. Cependant, avant de revenir aux objectifs de la Francophonie, il est essentiel de souligner l’attachement de quelqu’un comme le président François Mitterrand à la langue :

Entre la langue française et François Mitterrand, on le sait, l’histoire d’amour ne s’est jamais attiédie. A l’instar de Fernand Braudel, il identifiait le pays et la langue : ‘‘la France, c’est d’abord la langue française’’. Il faisait du droit à la langue le premier de ceux que les politiques ont la mission de respecter et de transmettre[14].

 

Dès lors, le fait de mettre l’accent sur la langue française en particulier, la culture en général, entre en droite ligne dans les visées néocoloniales de la Francophonie. Du reste, elle les renforce parce que comme l’affirme Hassan Benaddi dans « Francophonie et néocolonialisme » : 

Il apparaît de ce qui vient d'être dit que la langue est le véritable support d'une personnalité collective. L'organisation du réel, n'étant jamais une entreprise solitaire, s'opère dans et par la langue. Et comme bien sûr, cette entreprise réagit dialectiquement sur le sujet, il en va de toute sa pensée et de toute sa sensibilité. Le drame des enfants forcés à apprendre une langue étrangère dès la plus tendre enfance témoigne de toutes les perturbations qui peuvent affecter le processus de structuration du Moi.[15]

 

Ce point de vue nous permet d’examiner les réalisations de la Francophonie et d’observer l’impact que celles-ci ont sur le comportement des Africains francophones. En effet, s’il est vrai que dans le domaine de la culture la Francophonie a réalisé certaines choses comme l’Agence Universitaire de la Francophonie, l’université Léopold Sédar Senghor, octroyé des bourses d’études, etc., force est de constater que dans les domaines des sciences et techniques, on est loin du compte, comme le reconnaît Jean-Pierre Péroncel-Hugoz :

S'il est vrai enfin que la démographie afro-arabe et la progression scolaire en Méditerranée et en Afrique propagent le français dans plus de trente nations du Sud à une vitesse que l'on n'aurait pu imaginer il y a un quart de siècle, il n'en demeure pas moins que, sauf exceptions (mathématiques, recherche historique, travaux sur le Sida, fusée Ariane, etc.), la francophonie est de moins en moins présente dans la compétition technique et scientifique mondiale de pointe. Un autre domaine où la francophonie n'est pas encore parvenue à s'organiser efficacement est la création audiovisuelle.[16]

 

Nous voulons nuancer la dernière partie de cette déclaration. En effet, si dans le domaine de la Télévision, le développement du secteur est un peu mitigé, dans celui de la Radio, on note des impacts dévastateurs sur la jeunesse. Aujourd’hui, Radio France Internationale (RFI), s’est substituée à toutes les Radios nationales en Afrique francophone. L’addiction des jeunes, et même des moins jeunes, à cette radio, est inquiétante. On assiste à ce qu’on peut appeler un véritable lavage de cerveau. Ce qui est plus inquiétant c’est que, connaissant l’inclination de l’Africain pour la fête, donc pour le superflu, certaines émissions aliénantes ont été conçues à dessein pour les détourner des véritables problèmes qu’ils vivent dans leur société. Par exemple, une émission comme « Couleur Tropicale » n’est pas loin de constituer un véritable opium pour une bonne frange des populations franco-africaine et franco-caribéenne. A entendre certains messages que les auditeurs laissent sur le répondeur de l’animateur, on n’est pas loin de passer de l’admiration à la vénération.

          La même chose peut être dite des Clubs RFI qui poussent comme des champignons dans les Campus universitaires et dans les centres culturels africains. Ce qui est à la fois bizarre et grotesque c’est que ces Clubs RFI, partout dans le monde, ne sont créés que par des Africains. Que ce soit en Russie, en Chine ou même en Grande-Bretagne qui est voisine de la France, les Africains mettent du zèle à créer ces Clubs RFI, comme s’ils voulaient supplanter les Français dans leur langue en se montrant plus Français qu’eux. Et, comme du temps du commerce triangulaire où la pacotille s’échangeait contre les pierres précieuses, une casquette ou un tee-shirt estampillé RFI suffit à leur bonheur. C’est là où l’on note l’amour disproportionné, voir démesuré, que les Africains francophones ont à l’égard du français, se substituant ainsi aux Français. Au regard de tout cela on peut affirmer qu’Onésime Reclus peut désormais dormir tranquille.

          Dernier exemple de cette addiction au français est l’émission « Appels des auditeurs sur l’actualité ». Cette fois-ci, la France a trouvé un moyen de prendre la température de l’Afrique francophone en particulier, celle de l’Afrique en général, sans investir un sou. C’est un véritable sondage d’opinion qui permet à la France d’orienter sa politique africaine sur certaines questions sans être soumise à l’espionnage, au sondage d’opinion ou aux enquêtes sur le terrain, généralement onéreux. Ce qui est frustrant dans les exemples que nous venons de souligner c’est qu’en suivant nous-mêmes ces émissions, il est rare d’entendre les Français y participer, et moins encore les autres pays francophones comme le Canada, la Belgique, les pays asiatiques comme le Vietnam, le Laos ou le Cambodge, ou encore les pays francophones de l’Europe de l’Est comme la Roumanie, la Bulgarie, la Moldavie, etc. Comme qui dirait « L’émotion est nègre, la raison hellène »[17], les Africains francophones ont épousé la langue française à telle enseigne qu’ils s’y identifient comme si c’était la langue de leurs vrais ancêtres[18]. Et pourtant, de tous les pays francophones, l’Afrique francophone est la plus spoliée par la France. Non seulement pendant la période coloniale, mais encore de nos jours. Comment expliquer ce genre d’attachement que l’on peut qualifier d’organique à la langue française?

 

Pour la « francofratrie » ou la francophonie du XXième siècle

Face à cet attachement au français, plus largement motivé par l’émotion que par la raison, nous pensons qu’il serait vain de prôner un retour en arrière. Ce qu’il faut aujourd’hui c’est de pratiquer ce que nous appelons « La Francophonie du XXIème siècle ou, encore « la Francofratrie ». Mais pour que cette Francofratrie voie le jour, il est nécessaire de débarrasser la Francophonie actuelle de ses scories néocoloniales. Car, il faut avoir le courage de le reconnaître, la Francophonie actuelle est néocoloniale. Et les raisons qui justifient cette affirmation sont légion.

          D’abord la Francophonie, telle que conçue par Onésime Reclus, était un projet colonial. Et la plupart des instruments mis en place à l’époque pour diffuser la langue française n’ont pas disparu. Au contraire, ils ont été ramifiés et renforcés. Comme exemple, nous avons l’Alliance Française.

          Ensuite, la Francophonie actuelle est née des cendres de la Communauté française. L’une des raisons de la création de la Francophonie est la mort prématurée de la Communauté Française. Or nous avons signalé plus haut que devant la mort certaine de la Communauté française, la France avait pris les soins de faire renaître celle-ci sous la forme du « Pacte colonial ». Et, jusqu’à aujourd’hui, le Pacte colonial est toujours en vigueur. Pour mémoire, dans le Pacte colonial qui était imposé aux pays africains francophones, il y avait, entre autres, un accord de défense, un accord sur les ressources minières stratégiques, un accord sur la monnaie, etc. Et tous ces accords étaient défavorables à l’Afrique. Par exemple, au titre de l’accord de défense, un dictateur pouvait être maintenu au pouvoir jusqu’à trente ans au détriment du peuple, tant qu’il garantissait les intérêts de la France, tandis qu’un chef d’Etat patriote était assassiné parce qu’il défendait les intérêts de son peuple. Au titre de l’accord sur les ressources minières stratégiques, l’exploitation de telle ou telle ressource minière était assujettie à l’accord préalable de la France. Toute exploitation qui n’était pas faite par une entreprise française, ou n’a pas reçu l’aval de la France, était considérée comme un acte inamical et sujet à châtiment, comme l’atteste cette autre déclaration de Mamadou Coulibaly:

Quand le Sénégal a annoncé récemment qu`il avait découvert du pétrole à Saint- Louis, le pays a demandé au Venezuela de l`aider dans son exploitation, et non à la France. Paris a perçu ce geste comme une trahison et une violation des accords de coopération liant la France aux pays de la zone franc et à leurs ressources[19].

 

Enfin la monnaie : comment imaginer que plus de cinquante ans après les indépendances, hier 65%, aujourd’hui 50% des réserves de change de tous les pays africains francophones se trouvent encore dans le Trésor français ? Si l’on considère strictement le passé colonial, pourquoi le Québec ou la Belgique n’ont pas leurs réserves dans le Trésor français ? Ou encore, pour comparer les choses comparables, pourquoi les réserves de change du Vietnam, du Laos, du Cambodge, ne se trouvent-elles pas à Paris ? Ou enfin, sur notre propre continent, pourquoi les réserves de change de l’Algérie ne se trouvent-elles pas dans le Trésor français ? Les raisons invoquées pour justifier cette situation c’est la garantie, la lutte contre l’inflation, le manque de compétences nationales au niveau des pays francophones subsahariens pour gérer leur propre monnaie. Mais, en quoi la Mauritanie dépasse-t-elle le Sénégal en ressources humaines ? En quoi la Gambie dépasse-t-elle  le Cameroun en ressources humaines ou, enfin, le Cap-Vert la Côte-d’Ivoire en ressources humaines ?  Et pourtant ces pays gèrent eux-mêmes leur propre monnaie ! Il est temps de cesser d’infantiliser les pays francophones d’Afrique subsaharienne. Il est temps qu’ils retrouvent leur pleine souveraineté, ou tout simplement, leur dignité. Quelqu’un a dit :

« L'Afrique a son porte-monnaie qui est gardé en France. On ne peut pas se dire indépendants en ayant son porte-monnaie dans le sac d'une autre personne. C'est la France qui décide de ce qu'elle nous donne et nous ne pouvons pas décider de placer notre argent dans un autre pays comme le Japon ou les Etats-Unis, même si les conditions de rentabilité sont favorables », ajoute-t-il.[20]

         

Au regard de tout ce que nous venons de soulever comme questionnements, il est évident que la Francophonie telle que celle que nous pratiquons aujourd’hui est une Francophonie néocoloniale. Car :

D'après la définition de G. de Bosschère, le néo-colonialisme est «un travestissement de l'attitude traditionnelle du colonisateur, l'évolution superficielle de son comportement à l'égard du colonisé ou de l'ex-colonisé, dictée par le souci de l'assujettir par d'autres moyens, non moins efficaces mais plus souples, de le retenir captif dans d'autres liens généralement plus subtils. Parmi ces liens, le lien culturel et linguistique est l'un des plus forts[21].

 

Par conséquent, au risque de nous répéter, pour qu’il y ait la Francophonie du XXIème siècle, il faut effacer de la Francophonie actuelle toutes les traces de la Francophonie d’Onésime Reclus, toutes les traces de la Communauté Française et toutes les traces du « Pacte colonial ». Seule une Francophonie, débarrassée de ces scories et oripeaux, est à même de non seulement redonner à l’Afrique francophone sa pleine souveraineté et sa dignité, mais surtout d’appliquer la devise qu’elle s’est librement donnée : Égalité, Complémentarité, Solidarité. C’est cette Francophonie que nous appelons de la « Francofratrie ».

 

CONCLUSION

Dans cet exposé, partant de la Francophonie coloniale d’Onésime Reclus, en passant par la Communauté française, le « Pacte colonial » et la Francophonie actuelle, nous avons démontré, à travers des exemples précis, que cette Francophonie est néocoloniale. Or, le propre du néocolonialisme c’est d’apparaître plutôt que d’être. De sorte qu’il en ressort que rien de ce qui a été pratiqué pendant la période coloniale par la puissance colonisatrice n’a changé. Au contraire, des restrictions s’y sont ajoutées telle la liberté de circulation : aujourd’hui, il est plus facile à un Américain, à un Japonais ou à un Chinois de se rendre en France. Où est l’égalité, où est la complémentarité, où est la solidarité lorsque même à un professeur titulaire des universités, agrégé de surcroît de grammaire française, on refuse le visa pour aller en France?

 

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-WOLTON Dominique. Demain la Francophonie, Paris : Editions Flammarion, 2006, 196 p.


[1] Discours de Charles De Gaulle, prononcé à Bayeux, le 16 juin 1946.

2. Discours de Michel Debré devant le Conseil d’Etat, le 27 août 1958.

[3] Constitution du 04 Octobre 1958, article 78, texte originel.

[6] Interview accordée par Mamadou Coulibaly au journal Le Temps, publiée le mercredi 17 septembre 2008.

[7]http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/francophonie/onesime-reclus.shtml

[8]http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/francophonie/onesime-reclus.shtml

[9]http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/francophonie/onesime-reclus.shtml

[10]http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/francophonie/onesime-reclus.shtml

[12] C’est le 20 mars 1970 à Niamey (Niger) que 21 pays créaient l'Agence de Coopération Culturelle et Technique (ACCT). Devenue en 2005 l'Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), celle-ci rassemble aujourd'hui 70 Etats et gouvernements (56 membres et 14 observateurs) qui totalisent 870 millions d'habitants, soit 13% de la population mondiale. Souvent considérée en déclin, la langue française est en relative expansion, mais elle le doit principalement à l'essor démographique de l’Afrique. Le nombre de personnes parlant le français dans le monde est estimé à 200 millions, ce qui fait du français la 9ème langue de la planète, et la 3ème sur internet : 5% des pages web sont rédigées en français, contre 45% en anglais et 7% en allemand. Le principal échec de la francophonie réside dans le recul du français dans les institutions internationales. A la Commission européenne notamment, selon l'OIF, la part des documents d'origine rédigés en français est passée de 40,4% en 1997 à 28% en 2003 et sans doute à un quart aujourd'hui.

[13] Archives ACCT, 2061-4. Agence de Coopération Culturelle et Technique, Bibliothèque du siège, textes fondamentaux, 1970.

[14] Point de vue | par Michèle Gendreau-Massaloux le 2 septembre 2004.

[15]www.limag.refer.org/Cours/.../Souffles18FrancoBenaddi.ht

[16] Jean-Pierre Péroncel-Hugoz . Journaliste au Monde, où il est notamment chargé des affaires francophones, J.-P. Péroncel-Hugoz est aussi l'auteur de plusieurs ouvrages sur les pays arabo-islamiques : le Radeau de Mahomet (Lieu commun, 1983) ; Une croix sur le Liban (Lieu commun, 1984).

[17] Phrase célèbre de Léopold Sédar Senghor, un des pères fondateurs de la Francophonie.

[18] Pendant la période coloniale, on enseignait à l’école que nos ancêtres étaient les Gaulois.

[19] Interview accordée par Mamadou Coulibaly au journal Le Temps, publiée le mercredi 17 septembre 2008.

[20]Zone franc : 40 ans de configuration monétaire liée à la France pour 15 pays d'Afrique (ENCADRE) (Xinhuanet 02/10/2012)

[21] G. de Bosschère cité par Hassan Benaddi, in

www.limag.refer.org/Cours/.../Souffles18FrancoBenaddi.ht.

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Abstract

This article explores the teaching of applied language in Department of Applied Foreign Languages ​​(AFL) in terms of functional approach. More than just the description of a teaching method, so dynamic and often varying from one teacher to another, we are interested, in particular, in a successful implementation of the above mentioned approach in the process of knowledge acquisition in specialized language, needed for training and employability of foreign language ​​technicians.

 Key words: Applied Language Teaching, learner, functional and communicative approaches, translation, effectiveness, method, LSP.

 

 

Résumé

Cet article explore la didactique de la langue appliquée en Section de Langues Etrangères Appliquées (LEA) sous l’angle de l’approche fonctionnelle. Plus que la simple description d’une méthode d’enseignement aussi dynamique et souvent variable d’un enseignant à l’autre, nous nous intéressons ici en particulier à une mise en œuvre efficace de l’approche susmentionnée dans le processus d’acquisition de savoirs linguistiques spécialisés nécessaires pour la formation et l’insertion professionnelle du technicien des langues étrangères.

 

Mots clés: Didactique de la Langue Appliquée, apprenant, approches fonctionnelle et communicative, traduction, efficacité, méthode, Langue spécialisée.

 

 

Introduction

The outstanding development in many economic and scientific sectors over the last decades has oriented (and is still orienting) the content design process in LSP (Languages for Specific Purposes) or applied Modern/Foreign Languages. Usually regarded as a restricted means for professional communication between scientists, technicians or those belonging to a same field of knowledge, specialized languages are actually just components of the general-purpose language whose extension has no limit but global knowledge.

The spreading and popularization of Applied Language use goes certainly hand in hand with their teaching to all learner categories, be they native speakers or not. In training for specific contexts, when learners belong to the same trade, the teacher should adopt individualized approaches. And, as argued by L. E. Ho (1984: 37), the instructor’s job is helping “the students communicate about their lives and experiences”, i.e. “successfully integrate both socially and vocationally”. In this respect, there are various and different approaches that aim mainly at building (or helping build) in the learner any required specific skills for a given field of knowledge or application. Most of those pedagogical theories are sketched out of weaknesses that have been either noticed or just supposed in former ones. This fact, perhaps, does not question the scientific soundness and validity of such approaches but somehow demonstrates the permanent interconnection between former and new ones. In fact, most of theoretical positioning in Foreign Language Teaching is inspired on a systematic appraisal always drawn from ongoing and former experiences. 

This paper intends to explore the communicative and functional-notional approaches in the light of the various experiences specific to Applied Foreign Language teaching in our universities[1]. In Senegal, the national Education Act sets the following goal to Foreign language teaching at university level:

Préparer l'apprenant à s'ouvrir à d'autres cultures, tout en l’aidant à acquérir une certaine maîtrise des langues étrangères qui lui permettra de faciliter son insertion dans la vie active, face à un monde qui a tendance à faire du multilinguisme une exigence du moment.[2]

 

 

Considering these official guidelines, the working out process of teaching contents has been oriented towards specific subjects more conducive to make the graduates in Applied Foreign Languages develop the required skills for immediate employability.Among the basic linguistic subjects that determine the building process of those learner’s specific skills are Translation, Comprehension/Expression (oral and written) and Applied Language (in Tourism or Business). Although the latter, by its denomination, represents the core object of the present study, the analysis is even so extended to all the above mentioned subjects. The very objective does not consist in elaborating a global approach in Applied Foreign Language Teaching – this has already been well carried out by Mbaya (1998) in earlier papers – but rather making some assessment about the effectiveness of two key approaches in the transfer process of technical linguistic knowledge.

Thus, just before giving a more or less limited overview of those approaches, referring to various and general theoretical issues, I’ll come back to some key aspects in Foreign Language Teaching; afterwards, I’ll draw specific points in Applied Language Teaching and end up with some appraisals on functional and communicative approaches.

 

 

1. Some key aspects in Foreign Language Teaching

The success of the teaching process does not depend only on the teacher’s pedagogical ability and learner’s mental predispositions; actually, there are three other parameters to be taken into account when designing a given programme in Foreign Language Teaching (FLT):

- The entry profile: what is the typical fresher learner in Foreign Languages? who are the different categories of learners entering in such training programmes? To answer these questions, one may consider the evolution the field in recent years, namely in terms of learner’s categorization.

 

 

In fact, since the last century, the craze for acquisition of a new language seems to involve traditional learners, pupils and students as well as people from different socio-professional classes anxious to gain promotion and social recognition, open-mindedness and have direct communicational access to modernity. This situation has definitely brought up changes in the definition of learner’s primary competences; as a matter of fact, the training process dwells more and more on the acquisition of a communication rather than a linguistic competence.

This new orientation in language teaching advocates primarily utilitarian aspects and productive knowledge acquired by the learner on the target language. Besides, more and more people, either in schools, colleges or universities and private institutes of languages, are interested in the social practice of language as know-how and an excellent means of communication and personal fulfilment.

However, in the university, the choice of language, among students in Foreign Language ​​ departments, is generally subject to the quality and orientation of individual careers, which makes it rather less motivated and deliberate. No matter what were their personal motivations before succeeding in the A Level exam, if one’s final results do not abide by the selection criteria specific to the targeted course, one is compelled to reconsider his/her career path. That’s even why there are more students who do opt for a language under a certain institutional constraint, which could, in the short term, influence in a negative way not only the level of interest they may have but also their performance in the field.

Thus, the most common description one could make of the entry profile in FL departments is highly dependent on the learners’ former individual performance and careers. Many students do not enter FL departments out of their personal professional projects but rather owing to their results in the A Level Exam that have, somewhat, tallied with the selection criteria.

- The skills to develop: what are the specific objectives of the training programme? What kind of final profile (graduate) do we intend to offer to the labour market? The effectiveness of any teaching programme requires a previous definition of the abilities to build in the learner.

Designing specific objectives to Foreign Language Teaching ​​should no longer come under the only institutional competence. The contemporary professional needs, as various as the types of learners, imply that are taken into account, in the development of pedagogic orientations, the different aspirations underlying this unprecedented trend towards the acquisition of a new foreign language.

Indeed, if formerly educational contents used to focus primarily on language as a system aiming, therefore, at the acquisition of linguistic skills, nowadays they tend to lay the emphasis on “what the learner is expected to be able to master at the end of a given period of instruction” (Richards 2006: 36). This innovative approach, also known as Comptency-Based Language Teaching (CBLT) brings to refocus the teaching process on the learner as the final output of the training programme. Semantic, pragmatic and communicative aspects of language are what channels more pedagogical efforts than purely linguistic aspects. The process does no longer consist in teaching language as a discipline that provides the learner with academic knowledge but rather as a tool of effective communication. That’s even why more and more linguistic-driven approaches of language teaching fuse with that functional approach, and thus advocate learning grammar and other linguistic aspects only in the service of a communicative competence.

This approach recalls the Americanobject-based teaching” that comes in sharp contrast with the so-calledcontent-based teaching. It is characterized by the designing of different goals based on what Bertalanffy (1973) called “equifinality”. This theory postulates that teaching objectives could be achieved from different methods, in different ways and through different channels, but preceded by a needs’ analysis conducive to the identification and definition of those objectives. Eventually, the latter are prioritized into intermediate objectives (“helping the learner learn to learn”) and final ones, i.e. acquiring specific linguistic skills and know-how. Thus, as highlighted by Auerbach’s ideas (1986), taken up by Richards (2006: 42), teaching should focus on the outcome of the process, getting the learners to “become autonomous individuals capable of coping with demands of the world”.

The combination of all these factors has direct implications on the implementation of any teaching programme in Foreign Languages, whose success is also definitely oriented by the aspirations and internal resources of learners.

- Internal resources or teaching contents: what must be the particular materials, subjects to teach? What prerequisite inputs should the learner have? Once a clear definition of the final skills is set, the success of the instructing tasks requires the teacher choose and outline relevant subjects to satisfy learners’ individual needs. In the present context of this research[3], the learner’s previous cognitive resources are essentially general, ranging from basic linguistic knowledge in foreign languages (Arabic, English, German and Spanish) to miscellaneous or unspecified background. Given the primary orientation or philosophy of the pedagogic project in Applied Foreign Languages, – instilling into students technical knowledge likely to facilitate their integration into professional sector – the specific subjects to develop should consist of two aspects: “the specialist subject and the language component” (Mbaya, 1998).

The specialist subject, concerning Tourism and Business, could encompass various fields such as: economics, computer science, accounting, travel, catering, accommodation, etc. while the language learning package will refer globally to two great components: comprehension and expression. These are mostly carried out through grammar, translation and civilization according to communicative and functional approaches (as discussed later in this paper, Paragraph 3). So, as we mentioned earlier, teaching contents in an Applied Foreign Language course are both learner and object-centred; they include students’ basic knowledge and needs and also technical knowledge from the specific fields aimed by the training programme. The success of such a combination of learning package certainly requires the implementation of a relevant teaching approach, ranging from communicative to functional views.

 

 

2. Communicative vs. functional approaches

According to Richards (2006: 2), communicative approach is mainly based up on four learning components: knowing what the learning goals are, how do learners learn language, what activities better facilitate the learning process and what the roles of both learner and teacher in class are. One relevant advantage of those components lies in the fact that they enable sharp emancipation from behaviouristic theories assuming language learning as a set of lexical and grammar-oriented activities. A communicative view of foreign language teaching considers the learner not only as a receiver but also a producer of the teaching contents. Various studies[4] have discussed and provided ample evidence about the great contribution such an approach may have on the efficiency of the learning process.

In fact, by introducing the concept of speech act and proposing a certain internal organisation for the meaning of utterances, communicative approach focuses on the essential needs of learners as social individuals naturally inclined to communicate, interact with others. This conception is facilitated by a previous individual needs analysis in society, which leads to contemplate language acquisition both as means for social integration and also as a tool for comprehending and expressing every single thing that surrounds and determines daily life. Through this point of view, language acquisition does not aim only at formal aspects (language itself) but any sociologic, cultural and psychological rules or conventions that govern those aspects and feature day-to-day communication. In a classroom context, the teaching tools and materials such as texts and student conversational supports must be taken from genuine social situations of language use.

Authenticity is of paramount importance in so far as it brings learning process within a pragmatic scope of language, even though most activities should be carried out inside the restricted space of a classroom, which may make the context sound a bit artificial. Nonetheless, this grants language teaching with basic conditions conducive to the acquisition of a specific “communicative competence”, as argued by Richards (2006: 2). The learner becomes the main point of reference likely to orient the whole process in compliance with his/her personal mental dispositions and needs. In such a situation, the teacher is no longer the only master in the classroom but a facilitator, a guide and stimulator. But, this point of view has already been reconsidered earlier by Hutchinson & Waters, assuming that the learning process includes necessarily not only the learner’s individual needs but also the social and psychological immediate environment; learning is not a mere mental process, it also means a sort of negotiation process including both individuals (learners) and the society that sets the rules to be assimilated. That’s even why they:

…would reject the term a learner-centred approach in favour of a learning-centred approach to indicate that the concern is to maximise learning (1987: 72).

No matter what the main focus of the process may be, it places some stress on the learner, either as a point of reference or as a part of it.

All of these aspects above mentioned, owing to their learner-centeredness, tend to merge communicative with functional approaches (Rogers, 1991: 11& Rézeau, 2001:95).

 

 

The functional view of language teaching, derived from communicative approach, contemplates the process as a set of specific contents and objectives designed for the acquisition of a given set of pragmatic skills. It’s more about social norm than linguistic norm (Rézeau, 2001:135), which means the emphasis is not specifically laid on language itself but rather on what the latter is learned or intended for. The syllabus designing will be inspired not absolutely on the learner but on what he/she wants to acquire as a functional competence in the target language. That’s what D. A.Wilkins (1979:83) states as follows:

Language always occurs in a social context, which suggests that it is possible for people to concentrate learning upon the forms of language that are most appropriate to their needs. This creates the possibility of a learner-based syllabus to replace the subject-based grammatical syllabus.

 

 

In order to meet those teaching requirements, the contents and objectives were formerly elaborated, in the mid-seventies by experts from the Council of Europe, under the denominated as Threshold Level. This was an operational model intended to provide communicative abilities to particular types of learners from different social layers and trades in a foreign language. The innovating point in such an approach is in that it presented a new division of teaching contents into notions and functions abiding by the learner’s specific needs in foreign context. Language is therefore regarded as a tool, a means for communication in particular social contexts. And, at the very beginning of the design of teaching contents, the teacher should ask three key questions whose answers would orient the pedagogical main goals: why learning a given language? What are the specific intended skills? What is the minimum competency[5] level to be reached? Those questions could constitute important references for the definition of evaluation criteria. Learner’s final skills should be certified on the basis of that minimum competency. Is the learner able to both use and understand language in the intended specific contexts of communication? The success level of the teaching process depends on the answer that underlies this question.

However, this pedagogic positioning may be balanced and even criticized[6] somewhat in so far as it tends to give too much priority to pragmatic or communicative aspects to the detriment of formal and structural ones (language itself). For this reason, in an Applied Language course, the teaching goals should stand for both linguistic and communicative functions. This could be an intermediate position Foreign Language teachers could implement very advisedly in the so various and changing teaching contexts.

Communicative and functional approaches to language teaching have, therefore, to be considered as a whole; actually, many theoretical aspects in the functional view are fed on communicative approach to language teaching whose general principles have spawn different pedagogic methods specific to a variety of social and professional needs. 

 

 

3. Specific aspects in AFLT

Though Applied Foreign Language Teaching is not autonomous as a research field, since it borrows most of its theoretical principles from the global approach to Language Teaching, there are some particular aspects that should determine its pedagogical orientations. Teachers need specific background information to design the required teaching contents. The latter, should embody the learner’s specific needs and even orient, to a certain extent, teaching strategies, as Hutchinson & Waterspoint it out: “ESP is an approach to language teaching in which all decisions as to content and method are based on the learner’s reason for learning” (1987: 19).

All the process is learning-centered and includes some special pedagogical attitude in class. The following lines are dedicated to analysing both communicative and functional approaches through two main subjects: Translation and Applied Language.

 

 

4. Translation

Applied language teaching in translation is carried out through three courses:

- Into French (version): the course material is made up by technical texts taken from professional readings of the specific trade or sector. Being French the target language, the translation process will not consist in finding out the intended correspondences (which are well provided by a bilingual dictionary) but rather training the learner to better express into “mother tongue” technical information that have been written down in foreign language. This must be the best opportunity to test and help improve learner’s expressive skills in his/her target language. Most of the time, translation is regarded in Foreign Language teaching just as a means for the acquisition of linguistic knowledge. It would stand as an efficient way, often ill-implemented, to second language acquisition (Widdowson, 1978:18; Harmer 1991:62; Ellis 1992:46; Ur 1996:40). Although this has been proven to be an outmoded method, it should be integrated into a whole approach that enables develop accuracy and flexibility in expression. To better explore those ways and means for “appropriate application of translation within a communicative paradigm” (Popovic, 2001:3), the course should follow four major steps:

Step 1, choosing the support text: once the professional field to study is set, the teacher is free to extract his/her text in any of the various topics currently dealt with in the given trade; this needs to be done according to certain pedagogic criteria of choice contemplating the acquisition of specific knowledge on a progressive scale. For instance, in tourism, one could start by texts on most common services like transportation or accommodation, and end up with the sub-sector that requires more technical information treatment (marketing, catering, sustainability, etc.). The text content should not be focussed only on lexical items, but also, in a communicative perspective, on cognitive aspects that require linguistic “challenging activities” (Popovic, ibid).

Step 2, pre-translation activities: they mainly concern reading-comprehension and text analysis activities. The teacher’s role is to stimulate and orient student’s mental appropriation of the text, by: (i) imposing first a few minute-reading, (ii) asking the right question to stimulate understanding and curiosity (what topic is developed in the text? What message does the author want to transmit? How?, etc.), and (iii) then by helping infer the contextual meaning of possible technical terms scattered in the text.

Step 3, translating: remember that specific communicative situations around the professional field or trade under consideration are supposed to be reflected in the course. Students are not trained to perform translations as professionals. They are rather supposed to show at the end particular abilities to understand and produce relevant information in the target sector. Thus, the translation course will be envisaged not as an end but just as a means to access to those technical linguistic abilities. However, the more the translating approach lays special stress on semantic transfer and analysis, the better students are prepared to perform translational tasks within the framework of corporate activities and beyond[7]. Assessment of student translations should come under strict consideration of performance indicators in both linguistic and transferring competences into target language.

Step 4, controlling activities: the efficiency of such a method could be gauged through a series of controlling activities, considering two main parameters: lexical performance and semantic transfer performance into “mother tongue” (or A) of information, specific to the trade of specialisation. In both cases, students are required to prove minimum mastery of the key stylistic forms, terms and expressions they’ve come across in the support text, by using them in written target-language with contextualised communicative situations. This could be achieved through hands-on or homework activities, to enhance their creative writing in the specific language of the specialisation trade: presenting a company or a tourist destination, describing a corporate marketing policy, etc.

- Into Foreign Language (Prose):

Translating into a foreign language is more like a language-centred activity than proper translation focussing on semantic transfer.  That’s even why, the teaching method could be taken in the same way as in translation but only with this specific complex aim: acquiring linguistic competence in foreign language (or B), which will consist of two major subjects:

          Grammar: grammar for ALT is not independent from traditional grammar, but should be situation-based, i.e. tailored to the learners’ needs. As Weaver (1996) points out, “teaching grammar in context” could consist in examining five broad topics[8] among which we remind just two, that seem more relevant to Applied Language teaching: (i) teaching style through sentence combining and generating and (ii) teaching sentence sense and style through manipulation of syntactic elements. In both topics, the notions of style and sense are of paramount importance in so far as the main linguistic requirements in the various trades likely to interest learners place special emphasis on the his/her abilities to produce technical documents, make formal presentations and specific communications that demand clarity, accuracy and a certain in-house formalism. Therefore, pedagogic action, supported by technical discourse specific to the studied trade, needs to focus on stylistic and semantic transfer competences. Such an option does not imply that basic grammar concepts are overlooked; they could be taken up within the framework of an overview course.

          Comprehension/Expression (oral &written): it is certainly the final and common aim of the whole language teaching process to build sound communicative skills in the learner. In AFL teaching, comprehension is intended to help students be aware and in control of their reading and listening, by understanding the messages conveyed through technical or specialised discourse and being able to re-express them in an accurate and intelligible way. One of the main goals in teaching comprehension for AFL may be getting the learners to improve their fluency in reading, writing and speaking tasks, especially when these deal with authentic texts taken from a specified professional sector. The success of such an approach is possible through “task-based instructions” (Nunan, 1991; Willis, 1996 and Sanchez, 2004). According to this approach, the teaching actions should bring learners to concentrate more on meaning analysis than on form-oriented efforts. This could come under two different frames and contexts, as showed in the following table:

Context/Frame
Class Homework
Activities/ Tasks

-       Reading

-       Brainstorming

-       Reordering jumbled sentences

-       Multiple choice items

-       Oral presentations

-       Dialogues

-    Group works in text analysis

-    Creative writing on specialised topics

-   Fostering oral competition through debates and connected oral activities

-     Etc.

 Table 1: Tasks definition/organisation in AFL Comprehension course

 

 

The effectiveness of such a method depends a lot on the teacher’s specific abilities both as a monitor and instructor. Any guideline he provides for the execution of any given task should include clear orientations conducive to achieving the intended pedagogic goals. The latter are only tailored to develop learner’s comprehension and expression specific skills.

 

 

5. Applied Language

            Although it may be regarded as a too technical subject that requires as well some non-linguistic materials, Applied Language (to either Business and International Trade or Tourism) is basically a linguistic course. Applied Language Teaching (ALT) is just another local denomination for Language for Specific Purposes (LSP). In both cases, to do the job adequately, teachers are required to have “enough specific technical background” (L. E. Ho, 1984:36), in so far as teaching contents should be straddling two aspects: a technical component, consisting of the practical experiences in the specialisation field, and the linguistic component, as the basis and conveyor of those technical informational data.

- Technical component: The pedagogical previous actions Applied Language teachers need to carry out regard mainly “examining language tasks expected” on the trade or vocational sector (L. E. Ho, 1984: 37). This supposes teachers have established community contacts with professionals, so as to gain certain familiarity with their daily and specific linguistic uses. In Business and Tourism sectors, a

general outlining of the basic language tasks could be presented as follows:

Specialisation Tourism Business/International Trade
Course 1 Travel/Tourism Correspondence Business Correspondence
Language Tasks

-            Request for information

-  Answering a RI

-            Making/Managing complaints

-            Making/answering to a booking

-            Using the telephone

-                Request for product information

-                Answering a RPI

-                Placing/answering an order

-                Taking phone orders and dealing with phone claims

Course 2 Marketing Marketing
Language Tasks

-            Presenting a new tourist service

-  Holding an open and direct commercial conversation with potential tourists

-  Conducting and informing a tourist marketing research.

-  Writing an internship or investigative report on marketing issues

-            Etc.

-                Presenting/describing a new product

-  Holding an open/direct commercial conversation with potential clients

-      Conducting and informing a business marketing research.

-  Writing an internship or investigative report on corporate marketing issues

-  Etc.

Course 3 Tourist company organisation Corporate internal organisation
Language Tasks

-  Being able to provide a general description of any tourist company/service

-  Being able to make an accurate definition of any of the services/departments included in a tourist company

-  Etc.

-  Being able to provide a general description of regular business company/service

-  Being able to provide accurate definitions of any of the services/departments included in a regular business company

-  Etc.

Course 4 Tourist industry inquiry Business inquiry
Language Tasks

-  Providing relevant information/data about tourist industry.

-  Producing a general investigative or internship report on tourism

-  Etc.

-  Providing relevant information about key issues on business and International Trade

-  Producing a general research paper or internship report on Business and I.T.

-  Etc.

Course 5 Technical background Technical Background
Language Tasks

-            Travel agents/Tour Operators

-            Transportation in tourism

-            Entrepreneurship in tourism

-            Hotel industry and Catering

-            Tourist policies

-            Etc.

-            Basic types of business companies

-            Regulations and legal business texts

-            Entrepreneurship

-            Etc.

Table 2: Outline of language tasks in Tourism and Business/International trade

         

 

The different contents above presented stand for a global curriculum in Applied Language Teaching, but should not be taken as a global model; it’s more adapted to Applied Foreign Language departments (LEA) well known in French speaking universities as a synthetic teaching programme of language skills combined with technical knowledge so as to offer more job opportunities to students from literary options. The role of language in assimilating technical knowledge is that of an envelope serving as a message conveyor; the conveyor should always fit the message, either in terms of appearance (style and formal rules) or symbol (lexical items). Actually, as Willis (1996:28) argues, what’s more important in the process (technical task assimilation) is not the language used to convey information but the achievement of an outcome.

- Linguistic component:

            As pointed out by Ellis (2006), task in LSP “necessarily involves language”, and the linguistic component in Applied Language Teaching embodies the fundamental actions that should orient any pedagogical goal. This point of view is all the more relevant since the ultimate aim of the whole teaching process in Applied Language is not to turn students into specialists but rather language technicians able to move and communicate efficiently in tourism and business or other connected trades. To attain the intended expert level in technical language proficiency, in addition to linguistic inputs from translation course, teachers need to include and follow up two basic subjects, both in class and outside, in authentic situations: assimilating specialised lexical items/terms and practising authentic or simulated specialised tasks.

            In the first subject, teaching aids can be made up of authentic texts taken from practical experiences in the various tourist or business trades. More than grammar, lexicon acquisition is of critical importance in language teaching, for “without grammar little can be conveyed, without vocabulary nothing can be conveyed.”[9] Meaningful utterances mostly depend on meaningful lexical items. When the latter come under a specific professional field, both teaching and acquisition process will require a particular approach. The role of the teacher as an instructor will consist in channelling and following up the learner’s assimilating efforts, taking into account the key principles of “learnability” and “teachability” (Harmer, 1991: 154). In other words, the vocabulary teaching process should go through two main stages: teaching first concrete words and then gradually abstract words.

Examples in Stage 1: tourist words like yacht, ferry, jet, high speed train or courtesy car, etc. can be described and explained with less pedagogical efforts, because they are easily imagined and represented as concrete, real elements. They all refer to the same collective concept, transport, whose definition only reminds of a complex idea that needs much more explanation (stage 2).

Examples in Stage 2: analysing business and economic words like stock exchange, gross domestic product, merger, etc. requires much more efforts and a certain pedagogical approach. As specialised lexical fields, they could also be designed as course topics or chapters, according to a gradual approach, starting from less abstract and complex chapters to more intricate ones.

            Teachers should not limit pedagogical goals to assimilating a certain number of vocabulary items in a given specialised lexical field; but, as controllers of the effectiveness of the learning strategies, they have to make sure the numerous combinatory possibilities of key specialised words (studied so far) are assimilated by learners. To this end, Lewis’ (1993) approach to language teaching could be certainly helpful. Considering the functional view of language aiming at the acquisition of various skills in using linguistic tools to perform tasks, high lexical knowledge needs to be laid down as a pedagogical prerequisite for both functional and communicative competences. According to Lewis, lexical items constitute the main part of language and are divided into four great categories: (i) Words and polywords: they are the basic essentials learners need to memorise; (ii) Collocations are frequent and almost natural combinations of words intended to convey particular meaning; (iii) Fixed expressions (set phrases) and (iv) Semi-fixed expressions: like collocations, set phrases are often regarded as the most important part of lexical complex items, in so far as they help learners build their “ability to chunk language successfully” (Lewis, 1997) and gain certain fluency and accuracy either in oral or writing tasks. Thus, in Applied Language Teaching (ALT), linguistic component grants great importance to the acquisition of lexical competence for specific purposes, namely through an effective control of those four lexical categories.  

 

 

Conclusion

The purpose of the present paper was to outline and analyse key aspects in the functional approach to Applied Language Teaching, so as to assess their effectiveness in the achievement of pedagogical goals. Some proposals we’ve made are mostly intended to help teachers better control and orient the learning-based process. In view of all that’s been said so far, three conclusions are worth highlighting:

-       Functional approach, almost like communicative approach, enables to better integrate learners’ vocational needs in the teaching contents and process. Thanks to a previous needs analysis, that aims at defining learners’ expectations and requirements, functional view to Applied Language Teaching offers fruitful ways and means to settle and develop efficient teaching materials and activities.

-       Although acquiring specific skills in technical professional fields may be of critical importance, the pedagogic interest for technical knowledge should not overweight the linguistic component in the definition process of teaching materials, goals and tasks. Teachers must remember always that the final objective in ALT (just like in LSP) is not developing technical skills in learners but rather linguistic abilities to move and communicate in specific trades. That’s even why mingling both technical and linguistic knowledge is a prerequisite ability for LSP teachers.

-       A better and more flexible use of key linguistic subjects (Translation, Comprehension/Expression and Applied Language), from a functional view, helps teachers improve their pedagogical performance and learners enhance technical communicative skills.

 

 

 

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-WILLIS, D. (1996). A Framework for Task-based Learning, London, Longman.


* Laboratoire RSD, Université Gaston Berger de St Louis (Sénégal).          Laboratoire CRISCO, Université de Caen Basse-Normandie (France)

[1] My source field is the Section de LEA of Gaston Berger University (Saint Louis), often considered as the leading department in AFL teaching in Senegal; the others, much younger, namely in Thiès and Ziguinchor, started just some five years ago …

[2] My translation: “Preparing the learner to be open to other cultures, while helping him/her gain some mastery of foreign languages likely to facilitate his/her employability in a world that tends to consider multilingualism as a requirement of the moment”.

[3] This study is mostly grounded in my teaching experience at the Department of Applied Foreign Languages, Gaston Berger University, commonly known as Langues Etrangères Appliquées.

[4] Bailly Nadine & Cohen Michael (2006) : L’approche communicative : définition générale. Constructivisme Vs. Structuralisme, Niveau Seuil provide us with an important overview of tens of former works on this subject.

[5] More reading about this concept in Pekins, J., 2010.

[6] Many ESL teachers and researchers (Cf. Ellis, R., 1994: 654&656), show some reluctance to communicative approach and, as Michael Swan (1985:3) says, argue that “grammar has not become any easier to learn since the communicative revolution”. 

[7] More and more students from AFL Departments, namely from UGB, even though they were not specially trained to, are working successfully either in Translation enterprises or, in most cases, as freelancers.

[8] The other three topics are: “(i) teaching concepts of subject, verb, clause, sentence, and related editing concepts, (ii) teaching the power of dialects and dialects of power and (iii) teaching punctuation and mechanics for convention, clarity, and style.” (Weaver, 1996).

[9] Thornbury, Scott. How to Teach Vocabulary. London and New York: Longman, 2002.

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Abstract

Seetu, the Wolof word for mirror, spans Doomi Golo through and through. Boubacar Boris Diop uses the material aspect of the object and its symbolism so as to cast a specular discourse on identity in the novel. As a secular and legendary tool, an object of phantasms and imaginations, the seetu is the backbone that carries the structure of the novel largely dealing with magic realism. Thanks to its ambivalence, it provides, through the technique of metamorphosis, a caricatural depiction of the psyche and the body of the African renegade, and embodies the literary instrument of liberation. In this respect, the use of Wolof as the language of the novel strengthens the levels of specularisation.

This paper reads Doomi Golo through the prism of Diop’s essays to establish the novelist and political thinker’s identity ideology wrapped around the imagery of the seetu.          

 

L’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop use de différents médiums pour véhiculer sa pensée dans le but de toucher un plus grand public. Ayant écrit cinq romans, de nombreux essais et chroniques en français, il décide, par défi à la langue de l’ancien colon, résultant de la participation française au génocide rwandais, d’écrire le roman qui suit ces événements en wolof. C’est certainement qu’il est à la recherche du temps perdu qu’il en arrive à mettre tout ou presque dans Doomi Golo qui reprend ses déclarations littéraires, politiques, philosophiques, sa vision du monde, son rapport à l’histoire etc. C’est pourquoi il apparaît intéressant d’étudier ce roman avec l’essai L’Afrique au-delà du miroir pour voir la fictionnalisation des convictions de l’auteur, c’est-à-dire comment l’essai informe le roman.

En simplifiant grossièrement, on dira que le roman s’exprime par l’image et l’essai par le langage direct ; ce qui procède respectivement de l’encodage et du décodage du message de l’écrivain. Il ne s’agit pas alors d’une comparaison des deux rhétoriques, mais plutôt de lire Doomi Golo sur la grille de L’Afrique au-delà du miroir et à travers l’essai mieux disséquer l’idéologie identitaire construite autour de l’imagerie du miroir.

 

 

1. La figure du seetu comme œil social

Le mot seetu[1] (miroir) apparaît plusieurs fois dans Doomi Golo, et son champ lexical traverse le récit de part en part. Tel un leitmotiv, il se manifeste sous diverses facettes et joue plusieurs rôles dans le roman, grâce à ce que Charles Mauron appelle les « réseaux fixes d’association »[2] métaphoriques. A travers le seetu, l’auteur dresse une peinture réaliste de la société sénégalaise et introduit l’historique comme le merveilleux dans le roman qui dénonce le mimétisme servile ; le tout pour une désaliénation de l’âme africaine.[3] En effet, on peut dire que « se sont bien des individus en crise, dont l’identité à la fois sociale et personnelle est mise en question, qui sont à la fois objets d’enquête et centres de l’intérêt romanesque »[4] de Doomi Golo.

Les deux narrateurs font tour à tour l’apologie du seetu en se désolant du manque de considération dont il fait l’objet dans le pays. Leur rhétorique fait sentir nettement le glissement sémantique qui s’opère autour de l’objet ou de l’idée, devrait-on dire, du seetu. Le ton est donné dès l’entame du récit quand Ngiraan écrit à son petit-fils Badu pour lui rappeler la nécessité de rester soi-même, de conserver ses valeurs dans ce monde dit globalisé où la tentation du suivisme aveugle est si forte qu’une personne se dénature complètement, avec une telle rapidité qu’elle ne s’en rend même pas compte. Pour plus de force convaincante, l’idée est formulée autour de l’image du seetu : « Su ma la tàllalee seetu, bul dem ba jub ko sa fit mel ni lu rëcc, nga dellu ginnaaw, di waxtu, naan : Aa déedéet, kii kay du man ! (DG, 24). » (Fais tout pour que si je te tends un miroir tu ne recules pas de panique en murmurant : Non, ce n’est pas possible. Cet être ne peut pas être moi !)

Ici, le seetu représente les valeurs socioculturelles auxquelles l’on doit s’identifier. Les narrateurs invitent donc à une évaluation, à mi-chemin de l’Histoire, du comportement de l’Africain. Face à la déperdition des valeurs, il est question de recouvrer ses racines. Dans ce registre,  l’invocation des motifs du seetu renvoie alors à la conservation et, parfois même, à la recréation – à travers la littérature et la mythologie[5] – de modèles à léguer à la génération présente et future. Par des formules sentencieuses, ils évaluent ainsi la grande part de la perte :  

Monte, askan wee soxla seetu tey ! Ñaata xarnoo ngii nuy roy ak a royaat ? (DG, 24)

Mane : réew mi amatul seetu. Seetu bu waay jub, mu rus, fell, xar, daldi faf kalaate, tasaaroo, ku ci dëgg say tank dagg di nàcc  Réew mu amul seetu, dara desatu fa. Sàmmleen seetu yi! Waay, bàyyil-len seeni sët ak seeni sëtaat fu ñuy mën a gis seen bopp, mu doy leen, ñu bañ a sëgg ndax gàcce. (DG, 307)[6]

 

 

Ainsi, le seetu de Boris remplit à la fois une fonction descriptive et/ou pros/prescriptive. Semblable au grand miroir balzacien qu’on promène le long des artères et dans les recoins, le roman offre, de la société sénégalaise, une peinture réaliste orientée par la perspective d’Aali Këbóoy. Ce fou se déambule partout, et prétend ausculter la société à travers un miroir. De manière métonymique, il se confond avec son instrument et devient lui-même le miroir qui observe et expose les tares et avatars de ses contemporains. Il vilipende la débauche généralisée subséquente à la perte de valeurs morales et de modèles politiques et religieux. Le fou peut être perçu comme l’œil social qui veille comme une sentinelle afin de parer l’assouvissement des vices de ses compatriotes. Le narrateur Ngiraan révèle le mode opératoire d’Aali Këbóoy qui confond les pervers avec des allusions à peine voilées :

Aali Këbóoy kat, tuuti kon mu tas Ñarelaa. Lu waay def ci gox bi te di ko làq, dina ko feeñal, weer la. Daawul tudd turu kenn nag, waaye yëf yi da daan leer nàññ. Tey mu ne :

–Aa, sama sang yu baax yi, lu ngeen xam ci kuy yakkataan doomu jiitleem ? Moom laa fi gis de, ngóor saa ngi nii, ne fàŋŋ ci biir seetu bi ! Ku weddi na ñëw xool kook mbaxaneem mu ñuul ak i bejjaawam ! Cim ! Ñàkk jom ba dee ! (DG, 231-232)[7]

 

 

La métaphore du seetu ici utilisée par Aali Këbóoy renvoie à un double registre. Elle évoque la voyance autour de la glace magique supposée posséder le don de transpercer le caché. Sur un autre plan, le miroir – confident intime de la personne – est cajolé pour livrer les plus grands secrets de son compagnon. Par ce procédé, le fou s’attaque à l’hypocrisie sociale et expose l’écart entre les nobles discours et comportements promus en public, d’une part, et les actes ignobles commis en privé, d’autre part. Alors, des cas d’injustices, des pratiques d’adultère, de détournement d’argent sur fond de trafic de confiance définissent son cheval de bataille.

Le choix de la figure d’Aali Këbóoy comme dénonciateur est un artifice littéraire qui vise la vraisemblance, car il est le personnage du fou qui peut s’exprimer librement sans avoir peur d’être inquiété. Le narrateur lui concède cet attribut qui le place dans une catégorie de personnes à part (« Waaw, keen mënul a xam lépp, wax lépp. Sañ-sañ boobu dof yi rekk, maanaam ñi teqalikook seen sago, ñoo ko am » DG, 74). (Personne ne peut dire tout ce qu’il sait. Cette prérogative est le seul apanage des fous, c’est-à-dire ceux qui ont perdu la raison). Tel le fou de la cours royale, il est ménagé car n’étant pas vraiment pris au sérieux.

Pourtant, la suite du récit conditionne un changement de regard sur ce fou atypique dont les déclarations fracassantes s’avèrent toujours vérifiées au point qu’il trouve de plus en plus une oreille attentive auprès des habitants de Ñarelaa qui le considèrent désormais comme la seule source d’information crédible dans le pays rongé par la dictature. Ce n’est donc pas pour rien que ses « délires de la lucidité »[8] sur les questions politiques et sociales lui valent d’être à plusieurs reprises agressé physiquement – parfois jusqu’à ce que mort s’en suive. Mais tel un phœnix, il renaît toujours de ses cendres et revient dans le quartier avec la même détermination subversive, soutenue par la philosophie qu’un miroir qui ne réfléchit pas cesse d’en être un.

C’est parce qu’ils sont conscients de l’impossibilité de le contraindre au silence, que les politiciens tentent, en vain, de le soudoyer avec l’intention de détruire leurs adversaires par ses déclarations sensationnelles. Du coup, la métaphore du miroir déformant renvoie à la figure du journaliste ou de l’écrivain stipendié. L’auteur y recourt pour déplorer la diffamation fomentée dans une société de média de masse où les personnalités se font et se défont à travers la presse. Sur une échelle plus vaste, il appelle à faire attention à un certain traitement de l’information par les puissants média occidentaux qui orientent la vision sur le continent noir.[9]

 

 

2. Du seetu psychanalytique…

Le miroir est placé dans le récit pour sonder et réfléchir la profonde crise psychologique et identitaire de l’Africain. Sous ce rapport, Boris perçoit deux attitudes excentriques qu’il combat avec la même énergie. Il s’agit, d’une part, du mépris de soi ayant pour conséquence la copie démesurée et éhontée des Blancs et, d’autre part, d’un narcissisme indu doublé d’un amour propre mal placé, aboutissant à l’autosatisfaction qui masque les insuffisances individuelles et devient une source de conflit.

Afin de mieux filer la métaphore du miroir comme reflet du manque de personnalité du post-colonisé, le romancier remonte jusqu’au début de la rencontre avec l’Occident pour la mise en scène du rôle fondamental joué par le miroir dans la pratique de l’esclavage. A travers le motif du marchand qui troque sa propre âme contre de la pacotille, il dénonce les attitudes insensées de certains Africains – jusqu’au plus haut niveau – qui acceptent, encore aujourd’hui, de futiles privilèges ou une reconnaissance intellectuelle pour servir les desseins de l’Occident. Dans L’Afrique au-delà du miroir, l’auteur revient sur ce phénomène pour mieux l’expliciter avec le regard du journaliste :

Jadis, nos rois se laissaient subjuguer par de la verroterie avant de brader leur nation au conquérant. Le même procédé, différent dans la forme, continue à tenir nos élites intellectuelles et politiques en laisse (AAM, 179).

 

 

Le miroir trompeur de l’Européen sert donc à susciter l’aspiration du post/colonisé à ressembler à son maître. C’est pourquoi le féticheur Sinkun Kamara demande à Yaasin Njaay, entre autres offrandes, du caméléon, des yeux de singe, de la langue de perroquet et des fracas de miroir – tous objets associés aux réseaux de l’imagerie du mimétisme servile – pour exaucer son souhait de la transformer en Toubab. De plus, c’est devant un grand miroir qu’elle doit se tenir debout pour observer la réalisation de la sorcellerie, pendant que le féticheur récite des incantations.

Sur le plan psychologique, du fait de la reconstruction appropriative de l’image de l’autre par l’inconscient, on croit vraiment être celui que l’on imite. Yaasin Njaay est ainsi l’incarnation de l’être qui se méprise. Et ce n’est certainement pas par hasard qu’elle est l’épitomé de l’auto-dépersonnalisation dans le récit. La dame a  séjourné en France et vécu la stigmatisation raciale qui fait douter de son humanité et, selon Boris, « vous incite forcément à vous regarder plus attentivement dans le miroir » (AAM, 169). En effet, le flot du monologue intérieur de Yaasin Njaay devant le miroir renseigne sur le degré de la haine de soi de cette femme qui se blanchit la peau à coup de produits toxiques, parle et se comporte comme les françaises qu’elle a vues à Marseille :

Janoo naak seetu bi lu yàgg, gisu ci ku dul boppam. Mu gis ni xeesal bi yàqe kanam gi, daldi gën a tiit. Céy, su ko Sinkun Kamara mënoon a defal li mu ko ñaan ! Ndaw bànneex bu rey ! Ñuulaay bi dafa rekk doy. Ku ragalul wax dëgg, xam ne moos lu ñuul menul a baax. Der boo xam ne bala moo jag nga top ciy fóot ni yëre bu tilim, yendoo fete, fanaanee fete ! Ku ci doyalul it, moom Yaasin Njaay doyal na ci sëkk! (DG, 315-316)[10]

 

 

La réaction de Yaasin Njaay est bien sûr mal dirigée et contre-productive. Selon Bonnet, normalement « ce qu’autrui voit et attend enclenche une résolution à se définir soi-même, à se démarquer de l’identité supposée du dehors. »[11] Par conséquent, le rejet de son propre être, la sublimation de la race blanche et la fixation qu’elle fait sur le personnage de Mari-Gabriyelaa Won Bolkowski sont des éléments dégradants qui s’assimilent à une forme d’esclavage mentale. C’est ce mimétisme qui aliène l’Être Africain sans personnalité – en ce qu’il consomme de manière irréfléchie tout modèle qui vient de l’Occident – que le narrateur donne en image avec son habituel humour sarcastique:

« Ne yàcc-yàccaaral ci naaj wi, fu doxandéem jóge ne la doo nitu dara, maa la gën, nga ne ko wax nga dëgg ! » (DG, 200) (Passer ton temps à fainéanter sous le soleil, à chaque fois qu’un étranger venu de nulle part déclare : « tu n’es rien, je suis supérieur à toi », tu lui réponds « c’est vrai ! ») 

 

 

L’autre versant de la crise de personnalité que l’auteur déplore est l’autosatisfaction narcissique. Par ses délires froidement pénétrants, Aali Këbόoy – le « fou qui vend la sagesse »[12] – dénonce la pratique qu’il appelle « l’auto-imitation », consistant à se leurrer en s’accrochant sur l’idée d’une identité désuète. Il s’agit de l’œuvre de personnes qui se comblent d’elles-mêmes, victimes d’auto-duperies inconscientes. Le narrateur les présente sous les traits caricaturaux d’un être aussi imbu de sa personne qu’il se contemple à longueur de journée devant la glace. Selon lui, est atteinte de démence toute personne qui agit de la sorte. C’est d’ailleurs l’argumentaire qu’il adopte pour prouver que Daawur Jaañ est un fou à lier qui préside aux destinées de toute une nation : « Seetal ma lii, rekk ! Ku ñu war a tëj kabano ca dof ya, ñepp wékk seen yaakaar ci yow ! Su Dibi-Dibi wéroon, du taf ay seetu ci neeg yi ci këram yépp, fu mu walbatiku daj boppam » (DG, 158-159). (Regarde-moi ça ! Celui sur qui l’espoir de tout un peuple repose, alors qu’il aurait dû normalement être interné à l’asile de fous de Kabano! Si Dibi-Dibi était sain d’esprit, il n’accrocherait pas des miroirs dans toutes les chambres de sa demeure pour rencontrer son image à chaque mouvement). 

Du coup, l’idée que le Blanc a bien su tirer profit de ce narcissisme extravagant afin de mieux instaurer sa politique du diviser-pour-régner traverse le roman. La parabole, sur fond de prosopopée, des deux gorilles se guerroyant devant le miroir pour la protection de leur territoire en est une parfaite illustration. L’histoire se déroule au Kajoor où, après la pose du chemin de fer par l’administration coloniale française, des segments de rails sont fréquemment enlevés par des inconnus. Après de multiples tentatives infructueuses de capturer les responsables de ces actes de vandalisme, et le renvoi subséquent d’autorités blanches pour incapacité de régler le problème, le jeune Robeer Langlaad, surnommé Capp-Cappal, eu l’ingénieuse idée de capturer les malfaiteurs avec un piège assez singulier… un grand miroir posé au milieu de la forêt de Kaañ. L’astuce permet à la fois de découvrir et d’éliminer les deux troublants gorilles :

Nekk nañu fa lu yàgg sax, di jam seetu bi. Mujje gi, ku nekk ci ñoom ñaar di gaañ boppam, sa deret muur la, ngay yuuxu, toqi, waaye sa jom mayu la nga bàyyib doxandéem mu fekksi la fi ci sa biir kër, bëgg laa jam naani. Loolu moom, xel maneesu koo nangu!

Dàngin yi dem ba seen takkandeer ak seen jëmm maasaloo. Ñaari ponkal yi fàtte seetu bi, nag, daldi songante. (DG, 303)[13]

 

 

Cette fable caricaturale est un miroir qui réfléchit le miroir déformant de l’Européen pour qui l’Africain est un singe enclin au mimétisme et à la violence sauvage. Elle a un accent tragi-comique du fait que chaque gorille combat son moi propre reflété par le miroir. Se voulant maître absolu du territoire, il ne peut pas supporter la vue d’un rival qui de surcroît est sa copie identique. En outre, par cette allégorie, Boris reproduit l’imaginaire populaire qui postule que les Blancs sont plus forts que les djinns, car pouvant les capturer à l’aide de miroir. Sur le plan symbolique, les deux singes peuvent être considérés comme des résistants qui, unis, posent de sérieuses difficultés aux colons qui flattent leurs égos pour les dresser l’un contre l’autre. En Afrique on est toujours hanté par des rebellions, guerres de sécession et autres formes de comportementalisme souvent présentées comme des conflits ethniques.

Dans Doomi Golo, l’auteur appelle donc à la vigilance par rapport aux causes des conflits  invoquées explicitement, et le plus souvent par une presse étrangère. Généralement, le fait colonial et l’intérêt des multinationales sont encore la source de ces guerres qui minent le continent, alors que l’opinion nationale et internationale sont sciemment mal informées. Par exemple, ce n’est qu’à la fin du récit qu’il dévoile la participation européenne, jusque-là insoupçonnée, dans la guerre civile qui ravage Jafune. Le romancier-journaliste-essayiste demande un minimum d’effort de la part de ses concitoyens pour avoir ne serait-ce qu’une petite idée sur « les ressorts secrets » des conflits en Afrique, en se posant des questions, somme toute, simples. Prenant pour exemple la guerre civile du Liberia, il invite à se demander :

Que se passe-t-il réellement au Liberia ? Pour quelles raisons la guerre civile y fait-elle rage ? Qu’est-ce qui jette au juste tant de villes par terre et des centaines de milliers de personnes sur les routes de l’exode ? Qui vend les armes aux différents seigneurs de la guerre ? Qu’en est-il des acteurs que l’on ne voit pas, qui ne sont même pas au Liberia ? (AAM, 78-79) [souligné par l’auteur]

 

 

3. … au seetu thérapeutique

Le récit de Doomi Golo est un appel à l’acceptation mesurée de soi-même, qui passe nécessairement par la connaissance et l’acceptation de l’Autre. En effet, selon Todorov, « la connaissance des autres n’est pas simplement une voie possible vers la connaissance de soi : elle est la seule. »[14] De ce fait, la métaphore du seetu est aussi utilisée dans le domaine de la quête spirituelle et identitaire que l’auteur juge périlleuse mais impérative. L’image qu’on a de soi est souvent enjolivée par notre glace trop lisse. C’est pourquoi, à l’aide des motifs du seetu, le vieux de Mbériŋ-Saaj – village natal du narrateur – reformule à l’intention de Ngiraan l’idée selon laquelle la quête de soi n’aboutit que lorsqu’on intègre entièrement l’Autre[15] :

Nit ku nekk, Ngiraan, am na nooy gise sa bopp.

Waaye sa melokaanu kanam dëgg, no def ñeneen ñee la koy gën a xam.  Ñaata yoon ngay seetu ci ayu-bés gu nekk?  Néew na lool. Saa yoo janook seetu, nit ki ngay gis ci biir, maanaam yow ci sa bopp, kersa mën naa tee nga xool ko lu yàgg. Ku xelam neexul rekk moo àttan a taxaw ay waxtu di seetook a seetuwaat. Waaye su fa dof boobu fanaanee it, du ko amal njariñ. Ma ni: sunuy dëkkandoo ñuy gën a xam naka la nu bindoo. (DG, 107)[16]

 

 

Bien évidemment, les paroles de sagesse du vieux transcendent l’aspect physique et embrassent le tout de l’Être en quête de son être. Donc, à plusieurs endroits du récit, le narrateur évoque la nécessité d’affronter bravement l’image du miroir effrayant qui fait fuir les moins téméraires (« Badu nit ku bëgg a xam mooy kan ci dëgg-dëgg, fàww mu am fit » DG, 89) (Badu quiconque veut savoir qui il est réellement doit s’armer de courage). Ce retour vers soi exige la confrontation de son histoire douloureuse et humiliante. Il s’agit, comme le présente l’essayiste, d’effectuer « […] la traversée du miroir – le miroir où se reflètent tant d’échecs et de lâchetés – [qui] loin de rendre les hommes maîtres de leur destin, les mène souvent à la folie et au désespoir » (AAM, 24).

Sans vouloir exonérer ou atténuer l’action coloniale et son cortège de malheurs[17], Boris pointe du doigt la responsabilité des Africains sur les calamités qui les assaillent. Par l’évocation des roitelets négriers qui échangeaient leurs sujets contres des objets dérisoires, l’allégorie des gorilles qui se font la guerre devant le miroir pour sauvegarder chacun son territoire, et l’image de Aali Këbóoy, le révolté, qui est égorgé et jeté dans les profondeurs de la mer sous le silence coupable des habitants de Ñarelaa, l’auteur expose la part de responsabilité des Noirs.

Le seetu borissien semble dire avec Mauron que « les problèmes enterrés trop tôt nous hantent »[18] toujours avec le retour du refoulé. Il propose donc une catharsis, en invitant les Africains à affronter leurs vieux démons afin de guérir d’une pathologie quadri-centenaire et de conjurer définitivement le mauvais sort. A l’instar des deux exemples de vérités et réconciliation qui se sont passés en Afrique du Sud post Apartheid et au Rwanda après le génocide, le romancier invite le quêteur à  la découverte de la vérité dans le but de se réconcilier avec son propre moi.

 

 

4. Seetu et introduction du merveilleux dans le roman

Par le truchement de cet instrument légendaire et séculaire, objet de fantasmes et déclencheur d’imaginaires et de mythes les plus surréalistes, Boris réussit à introduire subtilement le merveilleux dans le récit romanesque de Doomi Golo. Le roman embrasse donc la fable, le conte de fée, la légende et la superstition. Par exemple, la croyance populaire veut qu’on ne se mire pas dans la glace une fois la nuit tombée ; que le fait de se regarder dans une glace brisée convoque le malheur ; que des tessons de glace servent à jeter le mauvais sort ; que les djinns peuvent être capturés à l’aide d’une glace qui les rend impuissants et immobiles etc.

Imbu de toutes ces idées reçues, l’auteur joue sur le registre du réalisme magique pour amener le merveilleux au travers du miroir. Du coup, celui-ci cesse d’être un instrument usuel pour devenir un personnage animé et capricieux. Se sachant l’objet de convoitises les plus folles, il devient un redoutable ravisseur pour ses prétendants. L’auteur en donne pour exemple le Seetu qui ne se limite jamais à réfléchir fidèlement l’image de l’individu qui se présente devant lui, mais projette toujours, en arrière-plan, d’autres personnes mortes ou vivantes. Et ce miroir ne supporte pas de remarque sur son extravagance, devenant du coup très menaçant :   

–Soo ma merloo, dinaa la won maay kan, de ! Rajaxe sama bopp ak naan ndox laa yemale. Te man Seetu, su may toj àddina siy tukki ba fàww !

Nga koy saraxu nag:

Ёpp naa def, waa ju baax ! Yow it, Seetu may kaf rekk nga bёgg fi mer xaat! Jébbal naa la sama bopp, lu la neex defal: delloo ma démb, diri ma ba ëllëg, mbaa sax yóbbu ma béréb bi amul tur, fa sunu jamono jii tage, dem të ko, dikk të ko. 

–Waaw Kañ, yaa ngi sog a génne waxu nit ci sa gémmiñ gi! (DG, 76)[19]

 

 

Le ballet de revenants et de mort-vivants qu’il donne en toile de fond prouvent que le Seetu représente l’instrument qui scrute l’autre monde et permet le dialogue entre vivants et morts. Grâce à lui, Boris transgresse la matrice des dimensions parallèles, en invoquant la cosmogonie africaine qui veut que l’au-delà ne soit pas aussi loin que cela, et que les morts côtoient les vivants au quotidien. Les deux mondes ne se séparent que par une mince frontière que le seetu viole avec aisance et allégresse. Il rappelle le fameux pont de douceur senghorien qui relie les étapes de vie et de mort et l’omniprésence des forces spirituelles qu’évoque Birago Diop.

Le seetu borissien est d’autant plus mystique qu’il peut supprimer la frontière, aplanir le pont, et combler le gouffre entre les deux dimensions. L’histoire de Yaasin Njaay, devenue Mari-Gabriyelaa won Bolkowski, est révélatrice de ce pouvoir. Elle est transportée d’un monde à l’autre par la puissance magique du seetu. C’est pourquoi, à Ngiraan qui s’inquiète de l’absence prolongée de la dame, Biige Sàmb, donne la réponse la plus ambigüe :

–Déggoo li ma la wax, Ngiraan ? Benn doomu Aadama dootul teg Yaasin Njaay bët.

–Kañ la fi faatu ?

–Faatuwul.

–Su dee faatuwul kañ, mu ngi dund.

–Dundul itam. Yaasin Njaay mi nga xam, deewagul waaye dundatul. (DG, 330)[20]

 

 

Yaasin Njaay est donc l’incarnation de l’imitateur qui perd ses origines sans jamais atteindre ce à quoi il aspire, d’où sa situation de ni vie ni mort. En outre, toute la philosophie du roman repose sur une duplicité difficilement réconciliable, car étant déjà une unité de contradiction. L’incipit du roman donne le ton : « Adina : dund, dee » (le monde c’est la vie et la mort). De la même manière, il présente « Dëgg ak Fen » (la Vérité et le Mensonge) et oppose « Démb ak Tey » (Hier et Aujourd’hui) dans une bataille perpétuelle, mais toujours à l’avantage du jour présent. Aussi met-il en opposition le temporel et le spirituel, incarnés respectivement par Dawuur Jaañ et Ustaas Mbay Ló ; et donne à lire la perfidie de la ville Dakar qui se travestie et change de patronymie[21], à son aise, entre Njaay, Jóob.

Dans la même veine, la dépouille d’Asan Taal, dans le cercueil, et Moodu Ciss – le plus grand chanteur du pays – auréolé de son disque d’or, partagent le même avion en provenance de la France. Les deux foules venues les accueillir se croisent à l’aéroport, exprimant différemment leurs émotions : joie et allégresse pour les adulateurs du chanteur contre émoi et tristesse pour le cortège funèbre. Il s’agit, pour l’auteur, de montrer la cohabitation des affects et intérêts contraires et d’encourager l’acceptation de la différence sans préjugés. Par exemple, Ngiraan change complètement le regard négatif qu’il portait sur Muse Sumaare quand, de manière désintéressée, celui-ci le conduit à l’hôpital et prend entièrement en charge son traitement. Pendant ce temps, le menuisier Taala Njaay, considéré comme un saint, est frappé de malédiction en tentant d’aider les assassins d’Aali Këbóoy.

L’abondance des exemples de cette dualité dans le récit est articulée par un miroir convexe qui renvoie le contraire de ce qui lui est présenté. Par cette réflexion philosophique, Boris promeut la dialectique des contraires et fait voler en éclats le concept d’un monde manichéen. L’être humain n’est pas foncièrement bon ou mauvais, il faut regarder au-delà du miroir et remettre sans cesse en question les acquis et les croyances établies.

 

 

5. Le seetu – principe structurant du récit

En tant qu’instrument qui ramène en vie les morts et leurs histoires, et qui projette les vivants vers le futur, le miroir devient une machine à traverser le temps. Par conséquent, il représente la colonne vertébrale qui structure le récit et, partant, procure à la narration un relent d’anachronisme où passé, présent et futur se mêlent et s’entrechoquent pour ne former qu’un élément compact indiscernable.

De par l’articulation du récit autour de réseaux récurrents et la structuration de motifs et de schémas répétitifs, Doomi Golo se présente comme la somme des reflets de plusieurs miroirs opposés les uns les autres pour renvoyer, en les superposant, les images d’éléments disparates dans le temps et dans l’espace. Du coup, le présent rappelle cruellement le passé qui, à son tour, fait écho à un passé plus lointain et ainsi de suite, hypothéquant le futur.

Par exemple, l’histoire de Dibi-Dibi – le despote qui dirige le pays imaginaire de Jafune, en privant ses compatriotes de la plus petite parcelle de liberté – renvoie à Daawur Jaañ qui règne sur le Senegaal, cadre fictif du roman Doomi Golo et dont le narrateur se désole, avec une hyperbole caricaturale : « Daawur Jaañ, tëj nga géej gi Kaso, fatt nga ngelaw li ba noyyi të ko ticc » (DG, 136). (Daawur Jaañ tu as emprisonné la mer, tu as asphyxié l’air). Ce motif, à son tour, convoque l’histoire de Maam Ngóor qui islamise la contrée de Mberiŋ Saaj et usurpe le trône du roi, ayant le droit de vie et de mort sur ses sujets, tout comme avant lui le capricieux et tyrannique Daaw Demba qui régnait au Kajoor entre 1640 et 1647. A l’aide de la mise en abyme,[22] qui consacre le retour obstiné du récit sur les mêmes situations, Boris implique que l’un des problèmes de l’Afrique est le manque de bons dirigeants. Les peuples africains n’ont que trop souffert de despotes qui ne se préoccupent que de leurs propres intérêts.

De même, l’auteur superpose l’histoire d’Aatu Sekk – victime de son hospitalité envers la guenon et ses enfants qu’il baptise Ninki et Nanka – à celle de Ngiraan victime aussi de l’hospitalité qu’il accorde à Yaasin Njaay et ses enfants Mbisin et Mbisaan. Ici, se déploie l’imaginaire populaire de l’ingratitude du Blanc qui remercie l’Africain de son accueil en l’asservissant. Dans la même veine, le roman met en parallèle le récit d’Aali Këbóoy et celui de Lumumba pour en faire l’archétype des résistants sacrifiés sur l’autel des intérêts d’un pouvoir corrompu. Dans un délire anachronique, Aali Këbóoy appelle les habitants de Ñarelaa à sortir de leur torpeur pour empêcher l’exécution en cours du premier ministre congolais. De manière tout aussi surannée, il déclare que le Blanc doit retourner chez lui. Quoiqu’utilisée dans la république souveraine du Senegaal, le cri de ralliement des combattants pour l’indépendance n’est que superficiellement anachronique.

En réalité, elle montre la névrose causée par la pathologie du temps stagnant, provoquée par le passage du colonialisme au néocolonialisme. Les réflexions de personnages ramassées dans les lignes qui suivent constituent la preuve du profond désenchantement de la période succédant aux indépendances et de l’absence de motifs de ré-enchantement dans un avenir proche, tant les pratiques exploiteuses entre hier et aujourd’hui sont identiques : 

Daawur Jaañ […] ni mu ragalee doxandéem yi nu doon noot démb, te di nu foowe tey (DG, 201)

Baay Séy, dunguru bu ñaak fayda baangi fi ba tey, di def ay yëfi goloom, di sibooru Kastorel, di ko toppando. (DG, 292)

Waaw, kañ la Démb dellusi, làqu si biiru Tey, nar fee juddu waat? (DG, 262)

Mbaa boog, Badu, maa xamul lu géej giy riir! Amaana réew mi moom boppam ci dëgg-dëgg te man yëguma, tinuma. (DG, 293)[23]

 

 

Au vu de ces complaintes, on peut donc inférer avec Boris que la plupart des pays africains ne bénéficient que d’une « indépendance purement nominale » (AAM, 103). L’Afrique est toujours victime du tour de passe opéré par le duo d’affliction constitué de l’étranger en quête de richesse et de son allié local en quête d’autorité sur ses concitoyens. Ainsi, de manière raffinée, perdurent la domination et l’exploitation étrangère. En outre, l’anachronisme et la pathologie du temps sont renforcées par la métaphore du seetu qui procure la chronologie inversée de la vie de Ngiraan, qui, vers la fin de ses jours, revit de manière onirique tout ce qu’il a déjà vécu, commençant par les évènements les plus récents. Tel un film projeté à rebours, toute sa vie défile devant lui, en traversant le chemin parcouru en sens inverse de 80 ans jusqu’au jour de la naissance suivi de la mort (DG, 257).

Doomi Golo est, comme le révèle son auteur, « [écrit] non avec des idées, mais avec des souvenirs, voire avec des échos de paroles intérieures, lointaines et obscures […] » (AAM, 27). Du coup, l’usage du wolof qui réconcilie la langue avec la réalité nommée donne au roman sa saveur particulière. Sur fond d’habiles jeux de miroirs, il restitue directement la croyance populaire, le folklore et l’imaginaire wolof. Le seetu borissien représente alors la mémoire collective dont les miroitements métaphysique, politique et historique ont pour but la désaliénation de l’âme africaine. Selon le romancier, « notre aliénation est en vérité si profonde que le retour à soi-même demande du courage et un brin de folie. Mais celui qui ose cette aventure en est largement récompensé » (AAM, 171). De ce fait, il n’hésite pas à porter la plume à la plaie pour pousser ses compatriotes à la délicate entreprise d’affronter les vieux démons du passé dans le but de les exorciser et faire face aux grands enjeux et menaces de la mondialisation.

 

 

Bibliographie sélective

-BRUNEL, Pierre. Transparences du Roman. Le romancier te ses doubles au XXe siècle. Paris : José Corti, 1997.

-CAMARA, Boubacar “La mise en abyme dans le Cavalier et son ombre de Boubacar Boris Diop” in Langues et Littératures Revue du G.E.L.L., n°4, 2000.

-CHAÏM, Perelman. L’Empire rhétorique. Rhétorique et argumentation.  2ème édition augmentée d’un index. Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 2002.

-CHALAYE, Sylvie. Du Noir au nègre. L’image du Noir au théâtre (1550-1960). Paris : l’Harmattan, 1998.

-CHRISTIANE, Albert (dir.). Francophonie et identités culturelles. Paris : Karthala, 1999.

-CULLMANN, Emmanuelle, DIAZ, José-Luis et LYON-CAEN Boris. Dir. Balzac et la crise des identités. Paris : Christian Pirot, 2005.

-DIOP, Boubacar Boris. Doomi Golo. Dakar. Papyrus, 2003.

-------------------. L’Afrique au-delà du miroir. Paris. Philippe Rey, 2007.

-GASSAMA,  Makhily (dir.). L’Afrique répond à Sarkozy. Contre le discours de Dakar. Ouvrage collectif. Paris. Philippe Rey, 2008.

-JUNG, Carl Gustave. Dialectique du Moi et de l’inconscient. Traduit de l’allemand par Docteur Roland Cahen. Paris : Gallimard, 1964.

-LANGENHAGEN, Marie-Aude de. Dir. Les Enigmes du moi. Paris : Groupe Vocatis, 2008.

-MAURON, Charles. Des Métaphores obsédantes aux mythes personnels. Introduction à la psychocritique. Paris : José Corti, 1988 [1963].

-NGOM, Ousmane. Stratégies narratives dans la littérature africaine et afro-américaine : Etude comparative des romans de Ngũgĩ wa Thiong’o, Sembène Ousmane et Alice Walker. Saabrücken : Ed. Universitaires Européennes, 2012.

-------------.  « Militantisme linguistique et initiation littéraire dans Doomi Golo – roman wolof de Bubakar Bóris Jóob » in Francophonie et francographie, Revue Repères-Dorif, n°2, nov. 2012. http://www.dorif.it/ezine/index.php

-POMEL, Fabienne. « Représentation : Réflexions sur le miroir »

-  http//www.pur-editions.fr/couvertures/1222691094_doc.pdf   

-RIBEMONT, Bernard « Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale » in Fabienne Pomel (dir.). Cahiers de recherches médiévales et humanistes 2003, consulté le 19 décembre 2012. URL : http://crm.revues.org/243

-RICŒUR, Paul. La Métaphore vive. Paris : Seuil, 1975.

-TOBNER, Odile et Verschave, François-Xavier. Négrophobie. Paris : Les Arènes, 2005.

ANE, Ibrahima, « Du français au wolof : la quête du récit chez Boubacar Boris Diop » in Ethiopiques, n°73, 2ème semestre, 2004. http://ethiopiques.refer.sn/spip.php?article98


* Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal.

[1] Le terme wolof « seetu » est à la fois substantif et verbe. Il est dérivé du verbe seet qui signifie « chercher ». En y ajoutant le suffixe « u » on obtient le verbe réflechi seetu qui signifie « se chercher ». Ce qui atteste de la profondeur du mot dans l’imaginaire wolof, comme nous le montrerons plus tard.  

[2] Charles Mauron, Des Métaphores obsédantes aux mythes personnels. Introduction à la psychocritique. Paris : José Corti, 1988 [1963], p. 11.

[3] A la suite de Cheikh Hamidou Kane, Boris conçoit l’âme comme la langue et la spiritualité, en un mot la culture. Boubacar Boris Diop, L’Afrique au-delà du miroir. Paris : Philippe Rey, 2007, p. 102 ; 198.

[4] José-Luis Diaz, « ‘De quel moi parlez-vous ?’ Quelques réflexions sur la crise des identités chez Balzac » in Balzac et la crise des identités. Paris : Christian Pirot, 2005, p. 16.

[5] A en croire le narrateur Ngiraan, Tey (Aujourd’hui) a besoin de seetu pour sculpter Démb (Hier) à sa guise. Le mythe fondateur qui en découle ne peut nullement être considéré comme un mensonge à cause de sa fonctionnalité. Il est le moyen de transmission de valeurs sociales à la population, et de la rhétorique qui force estime et respect aux peuples voisins (DG, 35-37).

[6] Et pourtant, que la nation a besoin de miroir par ces temps qui courent ! Depuis combien de siècles sommes-nous en train d’imiter sans relâche ? / Je le dis : il n’y a plus de miroir dans ce pays. Dès qu’on s’approche d’un miroir il se fissure, se brise et éclate en s’éparpillant. Quiconque marche sur les tessons se retrouve avec des pieds ensanglantés./ Pour un pays qui perd le miroir, il ne reste plus rien. Préservez les miroirs ! De grâce laissez à vos petits-fils et arrières petits-fils des miroirs dans lesquels ils peuvent se regarder avec satisfaction, afin qu’ils ne baissent pas la tête de honte. [notre traduction]

[7] Aali Këbóoy a failli plonger Ñarelaa dans le chaos. Il dévoilait au grand jour tout ce qui se faisait en cachette dans le quartier, et confondait les malfaiteurs. Certes il ne nommait personne directement, mais les déclarations étaient on ne peut plus claires. Une fois il dit : Ah mes honorables hôtes que pensez-vous de quelqu’un qui viole sa belle-fille ? C’est ce que je vois ici pourtant. Le bonhomme est là dans le miroir. Que celui qui  n’y croit pas vienne le voir avec son bonnet noir et ses cheveux gris ! Quel dévergondé !  

[8] Expression empruntée à Paul Valéry, cité par Charles Mauron, op. cit., p. 157, note 1.

[9] Sur la quatrième de couverture de L’Afrique au-delà du miroir, B. Boris Diop déclare : « L’image que les médias donnent de l’Afrique ne correspond en aucune façon avec la réalité. Elle vise surtout à faire honte à chaque Nègre de sa mémoire et de son identité. […] Projeter le regard au-delà du miroir, c’est essayer de montrer quels mensonges se dissimulent sous tant de lieux communs proférés au sujet de l’Afrique. » 

Cf. L’ouvrage Négrophobie. Paris : Les Arènes, 2005, co-écrit par B. Boris Diop, Odile Tobner et François-Xavier Verschave répond au livre raciste du journaliste français Stephen Smith et au-delà aux clichés accrochés sur le continent noir par une certaine presse occidentale.

[10] Elle fit face au miroir pendant un long moment, mais ne vit que sa propre image. Elle vit comment la dépigmentation avait détruit sa peau et sa frayeur augmenta. Quel grand bonheur si Sinkun Kamara pouvait réaliser ses souhaits ! Elle en avait plus qu’assez de cette noirceur. Quiconque n’a pas peur de dire la vérité, sait pertinemment que ce qui est noir ne peut être bon. Une peau qui ne peut être présentable que lavée sans cesse matin et soir comme le linge sale. S’il y avait des personnes qui pouvaient supporter leur noirceur, elle, Yaasin Njaay, en avait marre.

[11] Véronique Bonnet, « L’énigme du moi dans son rapport à autrui : solipsisme et altérité » in Marie-Aude de Langenhagen (dir.). Les Enigmes du moi. Paris : Groupe Vocatis, 2008, p. 109.

[12] Emprunté du titre du poème de Jean de La Fontaine « Le Fou qui vend la sagesse » in Fables, IX, 8.

[13] Ils restèrent là-bas un long moment à porter des coups de machettes au miroir. A la fin, chacun d’eux se blessait ; recouvert de sang, il hurlait, las. Mais son orgueil ne lui permettait pas de laisser un étranger venir jusque dans sa maison pour l’humilier. Cela était inacceptable ! Arrivés à un instant où ils ne pouvaient plus reconnaître leur ombre et leur corps, les deux gaillards oublièrent le miroir et se ferraillèrent.    

[14] Tzvetan Todorov, cité par Roger Little, « Représentation du Noir » in Christiane Albert (dir.). Francophonie et identités culturelles. Paris : Kartala, 1999, p. 7.

[15] La psychanalyse nous apprend que « la délibération avec soi-même » n’est pas gage de sincérité et d’honnêteté car « les raisons que l’on donne peuvent n’être que des rationalisations. » Chaïm Perelman, L’Empire rhétorique. Rhétorique et argumentation.  2ème édition augmentée d’un index. Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 2002, pp. 32-33.

En outre, aussi sincère qu’elle se voudrait, la personne n’aboutirait pas à se connaître seule à cause même de sa nature humaine. « L’être humain qui pourrait percevoir et se percevoir, ne pourrait en réalité jamais se percevoir complètement ni adéquatement, du fait de la régression à l’infini. » Véronique Bonnet, « Introduction : Du moi au je : un jeu impossible » in Marie-Aude de Langenhagen (dir.). Les Enigmes du moi. op. cit., p. 10.                                                                  

[16] Ngiraan, chaque individu a une perception de sa propre personne. Mais les autres savent mieux que toi l’aspect de ton visage. Combien de fois te regardes-tu dans le miroir par semaine ? C’est très peu. A chaque fois que tu es en face du miroir, la personne que tu vois dedans, c’est-à-dire toi-même, tu peux être gêné au point ne pas supporter de la regarder pendant longtemps. Seul un malade mental peut rester des heures à se mirer sans arrêt. Cependant, même si ce fou y passe la nuit cela ne lui servira à rien. Je le dis : nos voisins voient mieux que nous les contours de notre visage.

[17] Dans « Stephen Smith, passeur du racisme ordinaire », le romancier et penseur politique Boris se désole de l’attitude de l’écrivain qui, « par mépris ou naïveté, […] préfère ne pas scruter l’autre face de la médaille, à savoir la manière dont les appétits européens attisent les conflits sur le continent. Ainsi beaucoup trop de textes – écrits ou non par des Africains – préfèrent se taire sur un fait essentiel : l’Afrique est encore sous tutelle, elle n’est pas aussi libre de ses choix politiques qu’il faudrait. » in Négrophobie, op. cit., p. 90. Ailleurs, il insiste sur le fait que « L’esclavage et le colonialisme [continuent] à peser à la fois sur le présent et sur le destin de l’Afrique. » « Françafrique : le roi est nul » in Makhily Gasssama (dir.). L’Afrique répond à Sarkozy. Contre le discours de Dakar. Paris : Philippe Rey, 2008, p. 160. Cf. L’Afrique au-delà du miroir, op. cit., pp. 30 ; 32 ; 70.

[18] Charles Mauron, op. cit., p. 19.

[19] –Si tu me mets en colère, je vais te montrer qui je suis ! Il m’est aussi simple de m’écraser que de boire de l’eau. Alors que, moi Miroir quand je me brise c’est la fin du monde !

Tu te mets alors à le supplier :

–Faut pas faire ça gentilhomme ! Toi aussi, Miroir, je plaisante seulement, te voilà énervé déjà ! Je me soumets à ta volonté. Fais ce que bon te semble : ramène-moi à hier. Traine-moi jusqu’à demain ou bien amène-moi à l’endroit sans nom, là où stagne notre temps, incapable d’aller ou de revenir.

–Voilà ! Tu commences à sortir des paroles sensées de ta bouche.  

[20] –Tu n’as pas entendu ce que je t’ai dit, Ngiraan ? Aucun fils d’Adam ne reverra plus Yaasin Njaay./ –Depuis quand est-elle morte ?/ –Elle n’est pas morte./ –Si elle n’est pas morte, alors elle est vivante./ –Elle ne vit pas non plus. La Yaasin Njaay que tu connais n’est pas encore morte, mais elle ne vit plus.

[21] Beaucoup de villes du Sénégal ont des patronymes ou surnom, mais le cas de Dakar est assez singulier, car elle porte en même temps les deux noms parmi les plus courants au Sénégal et dont les personnes sont des cousins à plaisanterie, comme qui dirait pour couper la poire en deux.

[22] La mise en abyme est définie par Gide avec l’image du miroir : « Ainsi dans tel tableaux de Memling ou de Quentin Metsys, un petit miroir convexe et sombre reflète, à son tour, l’intérieur de la scène où se joue la scène peinte. » André Gide, cité par Jean Ricardou, Le Nouveau Roman. Suivi de Les raisons de l’ensemble. Paris : Seuil, 1990 [1973], p. 60.

[23] Daawur Jaañ est intimidé par les étrangers qui nous ont asservis hier et qui se jouent de nous aujourd’hui./ Baay Séy, le suppôt éhonté est toujours là en train de singer Kastorel./ Mais depuis quand est-ce qu’Hier est revenu se cacher dans Aujourd’hui pour renaître ?/ Ou bien Badu, c’est moi qui ne suis au courant de rien ! Il se peut que le pays soit réellement indépendant sans que je n’en sache rien du tout.

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Résumé

Le ribâ est une pratique remontant à l’époque préislamique qu’Allah a interdite dans le Coran. Cependant, si les musulmans admettent unanimement sa prohibition, son véritable sens est sujet à controverse. Contrairement à certaines affirmations, le ribâ n’est pas synonyme d’intérêt et ne peut être en aucun cas assimilable à l’intérêt de type bancaire. Pour traiter cette question qui est d’une importance vitale pour la Umma islamique, il est nécessaire de l’analyser à la lumière du Coran et de l’aborder sous une perspective historique. Pour des raisons sociales, la loi autorisant la levée temporaire de certains interdits alimentaires, ne peut en aucun cas s’appliquer au ribâ, pratique sévèrement condamnée par les textes fondateurs.

 

 

Abstract

Riba is a social practice dating back to the pre-Islamic period and which is forbidden in the Qur’an. All Muslims are unanimous on its prohibition which lets no doubt, but controversies still remain when it comes to its definition. Contrary to certain statements, riba is not equivalent to interest and cannot be in any case equated to bank interest. To deal objectively with this issue of paramount importance for the Umma, it is crucial to analyse it in the light of the Qur’an and its historical background. For social reasons, the law that allows the temporary ban of certain food restriction can in no way hold for the riba, which remains a practice harshly condemned by the founding texts.

 

 

Le débat sur le ribâ est d’une importance capitale qui intéresse les institutions financières et les acteurs du développement n’étant pas gestionnaire encore moins économiste, notre étude se fera sous l’angle de la civilisation islamique pour analyser:

1-  Le concept du ribâ (usure)

2- La question de l’assimilation du  ribâ à l’intérêt bancaire

 

 

La question est d’une importance vitale, parce qu’elle nous intéresse tous, musulmans, acteurs du développement et structures financières. Pour certains intellectuels, surtout non musulmans, la relation entre l’Islam et le développement est perçue de façon négative.  En effet,  la thèse selon laquelle « l’Islam est un frein au développement », ne découle que de l’ignorance des textes fondateurs de l’Islam. En conséquence, certains concepts qui, comme  ribâ et intérêts bancaires sont étroitement liés au développement humain, nécessitent une analyse plus sérieuse et plus approfondie.

     

 

Le concept du ribâ

Si tous les musulmans sont unanimes sur la prohibition du ribâ, tel n’est pas le cas  pour l’intérêt bancaire. Pour les musulmans, la prohibition du ribâ est incontestable, puisque trouvant son origine dans le Coran. Cette prohibition a acquis par conséquent la force d’un décret divin. Le saint livre stipule en effet :

Il n’appartient pas à un croyant ou une croyante, une fois qu’Allah et son messager ont décrété d’une chose, d’avoir encore un choix dans leur façon d’agir. Et quiconque désobéit à Allah et à son messager, s’est égaré certes d’un égarement évident[1]

 

 

Révélé au prophète de l’Islam, le Coran reste pour tous les musulmans le texte fondateur où l’ensemble des textes normatifs sont codifiés. Les textes relatifs au ribâ sont au nombre de quatre. Le premier – est le seul verset mecquois traitant de la question –se trouve dans la sourate XXX :

Ce que vous prêtez à ribâ pour accroître vos biens au détriment du prochain ne vous profite auprès d’Allah. Ce que vous donnez par contre, en aumône, pour la face d’Allah, voilà qui vous sera profité à plusieurs fois à sa valeur[2]

 

 

La prohibition, qui ne semble pas formelle dans ce premier verset, le sera expressément plus tard. Par exemple, on peut lire dans un passage du Coran consacré aux Juifs : « Nous sévîmes contre leur pratique du ribâ qui leur était pourtant interdite »[3]. Une mise en garde semblable est adressée aux Musulmans : « Croyants, ne pratiquez pas le ribâ, multipliant abusivement vos profits. Craignez Allah vous n’en serez que plus heureux »[4] Ce verset interdit formellement la pratique du ribâ. Le quatrième et dernier verset fait état du châtiment réservé aux pratiquants du ribâ dans l’au-delà :

Ceux qui pratiquent le ribâ se verront, le jour du jugement dernier, ressuscités en convulsionnaires possédés par le démon, et pour ce qu’ils ont affirmé : « le ribâ est une forme de vente alors qu’Allah a permis la vente et interdit le ribâ ». Allah réduira en poussière le ribâ et fera croître l’aumône… Laissez désormais la pratique du ribâ si vous êtes croyants. Si vous ne le faites, Allah et son messager vous déclareront la guerre, si vous revenez repentants au Seigneur, il vous restera le capital de votre bien, ne lésez personne et ne soyez pas lésé.[5]

 

 

Ces passages coraniques révèlent que la prohibition du ribâ et les conséquences futures de celui-ci sont indéniables. Donc, aujourd’hui, le véritable débat pour la Umma islamique ne doit pas porter sur cette prohibition, mais plutôt sur le sens et la définition de la notion de ribâ. Selon Ibn Abâs, compagnon et oncle du Prophète, « les derniers versets du Coran révélés au Prophète ont été ceux relatifs au ribâ »[6] De même, Umar Ibn Al-Khatâb, le deuxième calife du Prophète, rapporte que : « le verset 130 de la sourate III relatif à la prohibition du ribâ a été le dernier verset révélé du Coran ; le Prophète est mort sans avoir eu le temps de l’expliquer aux compagnons[7] ». On connaît toute l’importance du contexte historique dans l’interprétation des textes coraniques, comme le rappelle si bien Mahmoud Hussein. Selon lui :

Ce contexte est un élément sans lequel le sens des versets serait souvent difficile à saisir, parfois même incompréhensibles. Ce qui importe surtout de souligner sur le point de vue proprement religieux, c’est que l’exégèse coranique n’a pu se développer qu’en s’appuyant sur ces propos et témoignages (contexte historique de la révélation des versets coraniques). Cela est si vrai que certains versets, n’ayant pu être éclairés par aucun témoignage, demeurent jusqu’aujourd’hui difficiles à pénétrer[8]  

 

 

N’étant pas défini par le Coran ni expliqué par le Prophète, il est difficile voire impossible de comprendre le ribâ sans se référer à son contexte historique.

Le ribâ  a deux définitions  classiques :

1- Tout  crédit à intérêt est du ribâ 

2-Le ribâ est l’accroissement d’un capital réalisé sans effort ni échange commercial. 

 

 

En effet, pour avoir une définition correcte du ribâ, il faut nécessairement le définir  en le replaçant  dans son contexte historique. Selon Ibn Kasîr :

Les Arabes de l’époque antéislamique, quand un débiteur est redevable une dette à un créancier, à l’expiration de l’échéance, ce dernier exige son dû : soit vous payez la dette ici et maintenant ou j’augmente le montant de la dette en échange de la prorogation du délai de paiement[9]

 

Al-râzî précise dans son commentateur qu’à cette époque

Lorsqu’un devait à quelqu’un une somme de cent (100) dirhem, à l’expiration de l’échéance le créancier exigeait une augmentation du montant de la dette en échange de la prorogation du délai de paiement. A l’échéance du deuxième délai accordé, si le débiteur reste insolvable, la dette augmente une deuxième fois[10]

 

 

A l’époque, c’était le principe « paie moi sinon j’accrois la dette » (Iqdi a-ddeyna aw arba). C’est ainsi qu’en l’espace d’une année, une dette pouvait se multiplier abusivement aux dépens du débiteur. Pour interdire définitivement cette pratique nuisible du ribâ, le verset 130 de la sourate III cité plus haut, fut révélé : « Croyants, ne pratiquez pas le ribâ doublement multiplié. En croire Ali Hassan Abd al’Qâdr : « Après la conquête de la Mecque et la conversion de ses habitants à l’Islam, ces derniers avaient continué à pratiquer le ribâ. Les plus connus étaient : Abbas Ibn Abd  al-Muttaleb l’oncle du Prophète, Khaled Ibn Walid et bien d’autres. Ce pourquoi dans son discours du pèlerinage d’Adieu le Prophète a dit : « La totalité du ribâ al-jâhiliya est annulé, le premier ribâ que j’annule est le ribâ de Abbas Ibn Abd al-Mutaleb »[11]. À partir de cet aperçu historique, on peut    définir le ribâ comme :

l’augmentation, voire le doublement, d’une dette découlant d’une décision unilatérale du créancier, prise exclusivement à son profit, en échange de la prorogation du délai de paiement, en cas d’insolvabilité du débiteur. Autrement dit, le ribâ est une pénalité due au retard apporté au payement de la dette.

 

 

Bien que le prophète n’eût pas le temps d’expliquer le ribâ, plusieurs hadiths relatifs aux autres types de ribâ lui sont attribués, en l’occurrence ribâ al- fadli. Pour ne pas nous écarter de notre sujet, nous évitons de nous appesantir  sur le ribâ al- fadli ou ribâ al- buyû. Comme l’indique clairement son nom, c’est un autre type de ribâ qui concerne uniquement la vente et le troc, une activité pourtant reconnue et autorisé dans le verset 275 de la sourate II cité plus haut. Ce hadith du Prophète rapporté par Abû Sa îd al-khoudrî  montre clairement que  ribâ al-fdli ne concerne que la vente et non le prêt encore moins l’intérêt bancaire:

Ne vendez pas or contre or, sauf lorsque les deux sont de même nature, et n’augmentez pas l’un par rapport à l’autre, ne vendez pas argent contre argent sauf lorsque les deux sont de même nature et n’augmentez pas l’un par rapport à l’autre, ne vendez pas ce qui n’est pas disponible ce qui est disponible[12]

 

 

En effet, l’analyse de ce hadith   révèle que contrairement à ce que disent beaucoup de spécialistes, le ribâ al-fadli (ribâ al- buyû), ne concerne nullement le  prêt. En conséquence, on ne peut en aucun cas  justifier la prohibition de l’intérêt bancaire par l’interdiction du ribâ al’fadli.     

Dans un autre hadith : « Il y a 73 façons de pratiquer le ribâ[13] ».Un autre hadith rapporte :

L’échange or contre or, argent contre argent, blé contre blé, orge contre orge, datte contre datte et sel contre sel, doit être de quantités égales et livré main à main. Quand ces espèces sont différentes, faites le troc comme vous voulez, mais que la livraison soit de main à main[14]

 

 

Il serait fastidieux, sinon inutile, de citer tous les hadiths attribués au Prophète relatifs au ribâ al- fadli, d’autant plus que de son vivant, comme nous l’avons rapporté plus haut, il n’avait pas tout expliqué à ses compagnons. C’est pourquoi, dans son article intitulé : le « ribâ (L’usure) en Islam : historique et actualité », H’mida Ennaïfer écrit :

Les compagnons du Prophète, après sa mort, n’étaient pas tous du même avis pour ce qui est de l’interdiction d’autres types du ribâ, exception faite de ceux mentionnés dans le Coran et admis par tous. Des compagnons notoires tels qu »Ibn Abbass, Ibn Zayd, Ibn Zoubeïr et autres ignorent que le Prophète avait interdit le troc (ribâ Al-fadl). Ils soutiennent en outre que le texte coranique, en parlant de l’usure (ribâ) prohibé, a employé un article défini pour désigner un seul type de contrat : l’usure à terme   (an-nasîa)[15].

 

 

L’analyse de ce passage remet en cause l’authenticité de tous ces hadiths relatifs à ces types de ribâ attribués au Prophète de l’Islam. C’et pourquoi nous avons limité notre étude à l’usure  ribâ (an-nasîa) injustement assimilé aux intérêts bancaires.

 

 

L’assimilation du ribâ à l’intérêt bancaire

L’assimilation du ribâ à l’intérêt bancaire trouve son origine dans la règle juridique selon laquelle : « tout prêt à intérêt est ribâ ». C’est cette assimilation qui explique la prohibition erronée de l’intérêt bancaire. Dans son   ouvrage intitulé (Le licite et l’illicite en islam) Docteur Youcef Qaradâwî  écrit :  

l’Islam a bouché la vie à tous ceux qui essaye de faire fructifier leur argent par le prêt à intérêt. Il l’a interdit qu’il soit peu ou beaucoup Il « a couvert les juifs de honte pour avoir  prêté à l’intérêt malgré l’interdiction de Dieu »[16]. Parmi les derniers chapitres du Coran sont ces paroles de Dieu « O vous qui avez cru ! Craignez Dieu et abandonnez  le restant de l’intérêt si vous êtes croyants. Si vous ne le faite pas, acceptez alors une guerre de la part Dieu et de son messager. Si vous revenez au droit chemin, vous avez droit à vos capitaux. Vous ne commettez pas l’injustice et vous n’en subissez point »[17]

 

 

Il s’agit ici d’une mauvaise interprétation du mot ribâ (l’usure) que l’auteur a confondue avec al fâ’ida (intérêt). C’est une affirmation personnelle, ne reposant sur aucune prescription coranique. Selon Makhtar Diouf :  

Usure ou non ? Qu’on les assimile ou qu’on les distingue, le scénario est le même : un emprunteur remet à un prêteur une somme d’argent supérieure au montant du prêt. Cette différence qui constitue un surplus fait partie de ce qui est appelé ribâ dans le Coran[18]

 

 

Ahmed Acharbasînî de l’Université d’Al-Azhar sur la question de savoir  si les intérêts versés aux titulaires des comptes bancaires sont licites en Islam ou non. Dans sa réponse, le Professeur charbâsînî écrit: « Allah a formellement interdit le ribâ (l’usure) dans la sourate II verset 275. « Allah a permis la vente et interdit le ribâ » (l’usure). De même, le    Prophète a maudit celui qui donne le ribâ (l’usure) et celui qui s’en nourri.

Selon l’auteur : « Le ribâ  c’est tout ce qui s’ajoute au capital ». C’est pourquoi il est écrit dans le Coran : « Si vous vous repentez, vous aurez vos capitaux. Vous ne serez pas lésés et ne serez point lésés »[19]. Il s’avère dès lors, que les intérêts verseés aux titulaires des comptes font partie de cette augmentation qui s’ajoute aux capitaux. Ce qui  explique la prohibition de ces intérêts  bancaires en Islam. »[20] .  Selon Issâ Abdou « Il n’y a aucun hadith authentique sur le prêt à intérêt »[21]. Dans cette fatwâ, si le ribâ est tout ce qui s’ajoute au capital, comment  l’auteur peut-il expliquer cette contradiction entre le verset 275 de la sourate II qui autorise la fructification du capital par le commerce et le verset 279 de la même sourate  qui, selon lui,  signifie que « le ribâ est ce qui s’ajoute au capital » ?  En s’appuyant sur cette règle erronée de la charî’a, selon laquelle «  tout prêt à intérêt est ribâ », l’auteur n’a pas répondu à la question sur les intérêts bancaires qu’il a injustement confondus avec le ribâ (l’usure). Hamîdoullah, dans son commentaire de ces versets note :

Ce n’est pas seulement le ribâ (l’usure) qui est interdit, mais le moindre prêt à intérêt. Toute transaction à base d’intérêt est défendue, c'est-à-dire tout gain à risque unilatéral ; par exemple prêter de l’argent à un commerçant ou à un industriel et exiger un intérêt sans participer aux risques éventuels du débiteur[22]

 

 

Contrairement à Hamîdoullah, Ali Hasane Abdoulqâdr soutient que: « l’intérêt sur le prêt destiné à l’investissement est autorisé, seul l’intérêt sur les prêts destiné à la consommation est interdit ».[23]. Dans son ouvrage al-Fatâwâ Kullu mâ yahummu al-Mouslim fî hayâtihi yawmihî wa ghdihî, Mohamed Mutwallî Charâwî, soutien  « qu’il est interdit (harâm) de faire le pèlerinage de la Mecque avec l’intérêt bancaire. Car, pour faire le pèlerinage, il faut qu’il soit avec l’argent licite et propre. Comme dit le poète  « Si tu fais le pèlerinage avec l’argent d’origine sale, c’est comme le pèlerinage du chameau »[24].

En effet, la référence à la poésie pour l’interdiction (tahrîm) d’utiliser l’intérêt bancaire pour faire le pèlerinage de la Mecque, est une thèse  difficilement acceptable, car à notre connaissance, la littérature ne fait pas partie des sources du droit musulman  qui sont au nombre de quatre (4) à savoir: Le Coran, la tradition du Prophète la (sunna), l’accord de la communauté  (ijmâ) et le raisonnement par analogie (qiyâs). L’analyse de ces différentes posions confirme que la prohibition des intérêts bancaires ne découle que d’une confusion entre les deux notions : ribâ et intérêt bancaire.  

Contrairement à ce qu’affirment certains penseurs de la législation sociale islamique, ni le surplus remboursé par un client bénéficiant d’un prêt, ni celui qui est versé par une banque à un client titulaire d’un compte, ne peuvent être assimilés au ribâ. Nombreux sont les spécialistes qui établissement clairement la distinction dont  Mohamed Abdou, l’un des plus grands penseurs musulmans du XIXe siècle (mort en 1905), cautionne la pratique de l’intérêt bancaire. Le Tunisien H’mida Ennaïfer est du même avis :

Aujourd’hui, deux récents travaux de deux juristes ont défrayé la chronique dans le monde arabe. Le premier, de l’égyptien Saïd Achmaoui, met l’accent sur la différenciation  entre intérêt et ribâ, le second, d’un juriste saoudien Ibrahim Ennaceur, édité sous forme de fatwâ : ( avis juridique autorisé) en 1990 stipule que le droit musulman n’interdit point le système bancaire actuel et les intérêts qu’il génère. Aucun de ces deux écrits n’a remis en question les textes fondateurs[25].

 

 

Khalid Chraibi dans son article intitulé « La charîa, le ribâ et la Banque » écrit à juste titre :

L’extension de la notion de ribâ aux intérêts bancaires sur la base du « qiyâs » (raisonnement par analogie) et de « l’ijtihad » (effort d’interprétation personnel), se fait sur des bases juridiques discutables, dans la mesure où les opérations de banque modernes sont de nature totalement différente de ce qui existait en Arabie au temps de la révélation »[26]

 

 

Nous avons vu plus haut que le verset 130 de la sourate III désapprouve fermement l’usure infligée à un débiteur incapable d’honorer ses échéances. Une analyse poussée dudit verset montre que l’extension de la notion du ribâ à l’intérêt bancaire, alors inconnu dans le monde musulman, est une absurdité. 

Khalid Charïbi démontre pourquoi :

En effet, ce n’est qu’aux 19e  et 20e  siècles, suite à l’occupation de différents pays musulmans par les Etats européens, que les structures bancaires modernes, utilisant des instruments financiers incorporant le concept d’intérêt, ont fait apparition dans ces pays. Les ulémas ont assez rapidement compris le fonctionnement du système, et réalisent que l’intérêt constituait une rémunération justifiée du capital financier et de l’épargne. Ce qui explique que depuis un siècle et demi, les grands Muftis d’Egypte et sheikhs d’Al-Azhar), ayant assimilé cette conclusion, déploient des efforts considérables pour établir la différence entre les intérêts bancaires (aux retombées économiques positives et donc souhaitables) et le ribâ prohibé. Ce n’est guère le lieu de citer, ici, tous les fatwâ significatives énoncées sur ces questions, en Egypte, pendant le dernier siècle. Muhamad Abduh, Muhamad Shaltut, Muhamad Sayeyd Tantâwî ou Nasir Farid Wasil (tous grands Muftis d’Egypte et Sheikhs d’A-Azhar), tous ces éminents experts de la charia considèrent que l’assimilation du ribâ à l’intérêt bancaire constitue une interprétation abusive du droit musulman[27]

         

 

Selon Abdel Mun’im Al- Nimri, autre éminent penseur musulman et ancien ministre des « Habous »[28] de la République Arabe d’Egypte, « l’interdiction du ribâ se justifie par le tort porté au débiteur. Mais puisqu’il n’y a aucun tort porté aux personnes qui procèdent à des dépôts dans une banque, l’interdiction du ribâ ne s’applique pas aux dépôts en banque ».[29] L’autre se réfère au verset 179 de la sourate II citée plus haut : « Ne lésez personne, et vous ne serez pas lésés ». Dans sa fatwâ, Rachîd Ridâ confirme que «  l’intérêt bancaire ne porte tort à personne »[30] Ces passages confirment que le ribâ ne s’applique pas à l’intérêt sur un compte d’épargne dont la légalité nous semble manifeste en Islam. A en croire la tradition prophétique, un tel intérêt est un investissement qui remonte à la période préislamique. C’est ce que rapporte Abdlah Ibn Umar qui dit avoir entendu le récit ci-dessous de la bouche de l’Envoyé de Dieu :

Trois hommes, appartenant à l’une des communautés qui vous sont précédées, partirent en voyage et se réfugièrent dans une grotte pour y passer la nuit, un rocher dévalant de la montagne vint leur boucher l’entrée de la grotte. Ils se dirent : la seule chose qui puisse délivrer de ce rocher est d’adresser nos suppliques à Dieu en évoquant nos œuvres pies.

-Le premier d’entre eux dit alors : Mes parents étaient d’un âge avancé et lorsque je distribuais le lait de la traite je les servais avant mes enfants et mes serviteurs. Un jour je m’éloignai de la maison pour chercher un pâturage et je revins chez moi seulement après qu’ils se fussent couchés. Je trayais leur part de lait et les trouvai endormis. Comme je n’avais pas le cœur à les réveiller et ne pouvais me résoudre à verser à boire à mes enfants ou à mes serviteurs avant eux, je demeurai ainsi le récipient à la main, jusqu’à l’aube, en attendant qu’ils se réveillent, tandis que mes enfants pleuraient de faim. Enfin, ils se réveillèrent et burent leur part. Mon Dieu ! Si j’ai réellement fait ce là pour obtenir Ta satisfaction, délivre- nous de l’affliction dans laquelle nous nous trouvons, à cause de ce rocher ! Le rocher se déplaça alors partiellement sans pourtant qu’ils puissent sortir de la grotte.

-Le deuxième dit à son tour : Mon Dieu ! J’avais une cousine qui m’était la personne la plus chère au monde- Dans une autre version. J’éprouvais pour elle la plus vive passion qu’un homme puisse ressentir pour une femme. Je voulais la posséder contre son gré mais elle se refusait à moi. Une année, la famine la contraignit à venir me trouver et je promis cent vingt dinars à condition qu’elle acceptât de me voir en tête à tête, ce à quoi elle consentit. Mais au moment où je pouvais la contraindre- Dans une autre version : au moment où je me plaçais entre ses jambes- Elle me dit : Crains Dieu et ne romps pas l’hymne sans y mettre le prix ! -c'est- à- dire en dehors du mariage- Je me détournai d’elle alors qu’elle m’était la personne la plus chère au monde, en lui abandonnant l’or que je lui avais apporté. Mon Dieu ! Si Tu sais que j’ai fait cela en vue d’obtenir Ta satisfaction, délivre-nous de l’affliction dans laquelle nous nous trouvons. Le rocher se déplaça à nouveau légèrement sans pourtant qu’ils puissent sortir.

-Le troisième dit à son tour : Mon Dieu j’avais employais des journaliers et le leur avais donné leur salaire à l’exception d’un seul d’entre eux qui était parti en laissant ce qui lui revenait. Je fis fructifier son bien qui s’accrut considérablement. Il vint me trouver au bout d’un certain temps en me disant serviteur de Dieu ! Remets-moi mon salaire et je lui désignais les chameaux, les vaches, les brebis et les esclaves. Il me dit alors ‘Ô serviteur de Dieu (Abdallah), ne te moques pas de moi, je lui répondis : Je ne me moque pas ! Alors, il se fit amener tout son bien, le prit et n’en laissant rien. Mon Dieu ! Si vraiment j’ai fait cela pour obtenir Ta satisfaction, délivre-nous de l’affliction dans laquelle nous nous trouvons. Le rocher se déplaça et ils purent sortir de la grotte librement[31]

 

 

L’analyse de ce récit montre que tout intérêt versé par une institution bancaire à un client titulaire d’un compte est, au regard du raisonnement par analogie, assimilable au bien profitable à ce journalier sans effort ni échange commercial de sa part. Cet évènement historique hautement apprécié par le Prophète, restera une précieuse référence pour confirmer la faiblesse de la thèse selon laquelle le ribâ s’applique à l’accroissement d’un capital réalisé sans effort ni échange commercial. C’est à partir de cette mauvaise compréhension de la signification du ribâ, que certaines personnes titulaires de compte d’épargne, décident par ignorance de céder les intérêts générés par leurs comptes aux institutions bancaires ou à d’autres personnes, pour en faire de l’aumône. Cette manière de déplacer le problème est pour le moins curieuse, car céder le ribâ à d’autres, est une pratique contraire aux enseignements du Prophète. Selon un hadith bien connu, « Dieu a maudit celui qui se nourrit du ribâ, celui qui l’offre, celui qui en témoigne et celui qui en établit le contrat ».

Il convient de signaler que certains Ulémas qui, en vertu de leur interprétation des versets coraniques relatifs au ribâ cités plus haut, avaient assimilé les intérêts bancaires au ribâ, ont fini par reconnaître leur erreur et changer d’avis. C’est le cas de Cheikh Qaradâwî au sujet de qui Mouhammad Patel a écrit :

L’avis a d’ailleurs été retenu par la commission Européenne de L’Iftâ qu’il préside, lors de sa session d’Octobre 1999. Il a  autorisé  exceptionnellement au musulman qui vit dans un pays non musulman le recours à un emprunt à intérêt lorsque celui-ci est pour lui le seul et unique moyen d’obtenir une somme d’argent suffisante pour répondre à une nécessité ‘ « dharûrah »- dont la non prise en compte fait peser un risque sur la vie de l’individu) ou à un besoin réel (« hâdjah »- dont la non prise en considération a pour conséquence de créer une grande difficulté à supporter; il est à noter que Ibn Noudjaïn al misri, l’illustre savant hanafite, a également cité dans un de ses ouvrages un avis autorisant  celui qui est confronté à un besoin réel, d’avoir recours à un emprunt à intérêt[32]    

 

 

L’analyse de cette fatwâ confirme que l’extension du ribâ aux intérêts bancaires est un non-sens,   Il n’y a aucun hadth authentique le précepte coranique du « Ad-Darûra » (nécessité absolue) selon lequel une nécessité vitale peut lever temporairement certains interdits ne peut, en aucun cas, s’appliquer au ribâ. Ce précepte concerne uniquement certaines interdictions alimentaires citées clairement dans le Coran. Nous en retrouvons dans la sourate II : « Certes, Il vous interdit la chaire d’une bête morte, le sang, la viande de porc et ce sur quoi on a invoqué un autre qu’Allah. Il n’y a pas de péché sur celui qui est contraint sans toutefois abuser ni transgresser, car Allah est Pardonneur et Miséricordieux.[33]  On en trouve également dans la sourate V: 

Vous sont interdits la bête trouvée morte, le sang, la chaire de porc, ce sur quoi on a invoqué un autre nom que celui d’Allah, la bête étouffée et celle qu’une bête féroce a dévorée – sauf celle que vous avez égorgée avant qu’elle ne soit morte. Vous sont interdits aussi la bête qu’on a immolée sur les pierres dressées, ainsi que de procéder au partage par tirage au sort au moyen de flèches. Car cela est perversité… Si quelqu’un est contraint par la faim, sans inclination vers le péché alors, Allah est Pardonneur et Miséricordieux[34]

 

 

Ces versets confirment que le précepte de l’exception d’urgence ne s’applique pas au ribâ. En réalité, la question de la prohibition d’intérêt bancaire ne devrait pas se poser en Islam, car dans la sourate II, il est écrit clairement : « Allah a rendu licite le commerce[35]». Alors que selon Ali Hasane Abdoulqâdir, « La banque dans sa diversité est une institution d’intérêt public à vocation commerciale, toutes les parties y trouvent leur comptes sans aucune contrainte  et dans l’intérêt mutuel»[36].

L’analyse de ces différentes postions révèle trois tendances principales sur la question:

1-Le ribâ « l’usure » est synonyme de l’intérêt bancaire.

2-l’extention de la notion du ribâ aux intérêts bancaire par le raisonnement par analogie  

3- Seul l’intérêt sur les prêts destinés à la consommation est interdit, l’intérêts sur les prêts destinés à l’investissement est autorisé

4- La distinction entre le ribâ (l’usure) et l’intérêt  (Al fâ’da ). 

 

 

Conclusion

         

À l’époque préislamique, le ribâ était pour les Arabes un moyen usuraire de s’enrichir. Il s’agissait d’une pénalité pécuniaire infligée au nécessiteux qui n’arrivait pas à s’acquitter à temps de sa dette. L’unanimité est faite sur l’illégalité absolue de cette pratique au regard de la charia. Des injonctions coraniques qu’aucun musulman n’a le droit de transgresser le confirme. La gravité de cet acte est telle qu’il est exclu de ce que le Coran autorise en cas de nécessité vitale.

          Le ribâ est cependant bien loin de l’intérêt bancaire. La règle coranique selon laquelle il n’y a pas de péché dans une transaction où toutes les parties trouvent leur compte en dehors toute contrainte légalise l’intérêt bancaire. Cependant, en raison de l’importance et de la complexité de cette question à notre époque marquée par la mondialisation, la circulation débridée des capitaux, l’interdépendance de toutes les économies et l’acuité des passions que suscite l’Islam un peu partout dans le monde, le débat reste ouvert. Beaucoup d’aspects de la question méritent d’être davantage cernés qui constituent et constitueront vraisemblablement pendant longtemps encore un enjeu majeur pour la recherche sur le droit et l’économie islamiques.

 

 

Bibliographie

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Yusef Alqaradâwî. Le licite et l’Illicite en Islam. Paris : Okad, 1990.


* Section de Langues Etrangères Appliquées, Université Gaston Berger de Saint-Louis, Sénégal.

[1] Coran, sourate XXXIII, verset 36.

[2] Coran, sourate XXX, verset, 39

[3] Coran, sourate IV, verset 161

[4] Coran, sourate III, verset 130.

[5] Coran, sourate II, verset 275-279.

[6] Imaeil Ibn Kasîr. Tafsîr Al Qurân Al- Adîm, Tome I Le Caire : Dâr Al-Manâr, 2002, p.314.

[7] Idem.

[8] Mahmoud Hussein. Penser le Coran. Paris : Bernard Grasset, 2009, pp 59-62.

[9] Ibn Kassîr. Tafssîr Al’Qurân Al Agîm, tome I 313. Le Caire : Dâr Al manâr, 2002.

[10] Dr Ali Hassane Abd al-Qadr, Dirâssât al’ iqtissâd al- islâmî wal muâmalât al- muâsara, Dâr al-mâl al-islâmî 2e édition pp4344, Caire, SD

[11] Ali Hassane Abd al-Qâdr, idem

[12] Bukhârî, Muslim et Tirmîzî, Bab baye al’ fadli

[13] Abdou Rahman Al gazâirî.  Minhâdj Al- Musli. Paris : Aslim, 1986, p 30.

[14] Abd dol Qâdi Al gagâirî op.cit., p, 31.

[15] H’mda Ennaïfer, op. Cit., p,6.

[16] L’auteur fait allusion au Coran, sourate IV, verset 161

[17] Coran sourate II verset 278-279

[18] Makhtar Diouf. Islam et développement, Économie politique de la chrî’a. Le Coran et la sunna, Max Weber et les autres. Dakar : Presses universitaires de Dakar, 2008, p. 152.

[19] Coran, sourate II, verset 279

[20] Ahmed Charbâsînî, Yasalûnaka fî a-Adîn wa al hayât. T. 2,p 173, Cair, Dâr Al-Gîl, 2007 

[21] Dhasane Abdoulqâdr, op. cit., p 60

[22] Mohamed Hmîdoullah, sommentaire du verset 275 de la sourate II, Le Saint- Coran, la traduction en langue française de ses verset, son commentaire du urate  verset 275 de la sourate II

[23] Ali Hassne Abdoulqâdr, op cit p 53

[24] Mohamed Muwallî Charâwî, al-Fatâ Kullu mâ yahummu al-Muslim fî hayâtihî yawmihî wa p,366 ghdîTawfîq,Caire SD

[25] H’mida Ennaïfer. « Le riba (L’usure) en Islam : Historique et actualité ». http://stehly.chez-alice.fr/ennaifer.htm, p.2.

[26] Khalid Chraibi. « La charia, le « riba » et la banque ». http://oumma.com/La-charia-le-riba-et-la-banque. Consulté le 10 novembre 2009.

[27] Khalid Charïbi, Ibid.

[28] Biens cédés en charité à la communauté et redistribués aux nécessiteux.

[29] Khalid Charïbi, Ibid.

[30] Ali Hassane Abdoul Qâdr, Dirâsât Al-Iqtisâiya Al- Islamî Wal muâmlât Al muâsara, p, 63 Dâ Al-islâmî, Caire SD

[31] Voir Al-imam Al-Nawawî. Ryad A-Sâlihîn (Les Jardins de la piété) tome 1,  pp. 18-20 (Traduit de l’arabe par D. Penot et J. J. Thinon). Lyon : Alif, 1989.

[32] Mouhammad Patel. « Puis-je contracter un emprunt à un prêt pour m’acheter une maison ? ».http://www.muslimfr.com/. Consulté le 8 novembre 2009.

[33] Coran, sourate II, verset, 173.

[34] Coran, sourate V, verset 3. 0.

[35] Coran, sourate II, verset 275

[36] Ali Hassanne Abdoulqâdr op cit p 61

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