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Résumé

« Le cru et le cuit » constituent certes un thème ayant déjà fait l’objet d’étude dans les travaux de l’anthropologue français Claude Lévi-Strauss et ceux d’autres chercheurs, mais, le présent article revisite cet important motif en s’offrant le cadre pour un décryptage littéraire à travers les aventures du héros du Roman de Renart, un recueil de contes de l’ancienne France de l’époque médiévale. Inscrits, en effet, au cœur du corpus renardien, « le cru et le cuit », tout en renvoyant aux différents modes ou habitudes alimentaires selon l’urgence ou la nature du besoin du héros mutant, servent de principe de base pour une enquête sur le mécanisme de métaphorisation employé par les conteurs pour déterminer et évaluer l’effet de présence ou le niveau d’influence de l’antagonisme nature/culture sur l’existence du genre humain.

Mots-clés : Le cru et le cuit-métaphorisation-héros mutant-nature/culture-influence-humain

 

Abstract

 «The raw and the cooked » is a theme that has already been under study in the words by the French anthropologist Claude Lévi-Strauss and those of other researchers. But the current article revisits this important motive and operates in the framework of literary decryption through the adventures of the hero of Le Roman de Renart, a collection of tales of the ancient France of Middle Ages. «The raw and the cooked » as written in the fox folktales deal with the different modes or eating habits according to the urgency or the nature of the need of the mutant hero, serve as basic principle for a survey on the mechanism of comparison used by storytellers in order to determine and assess the effect of the presence or the level of influence of natural antagonism and the culture upon the existence of humankind.

Key words:The raw and the cooked-comparison-mutant hero-nature/culture-influence, human

 

 

Introduction

La nourriture constitue un objet dont la quête représente l’élément déclencheur de la plupart des aventures entreprises par les personnages des contes du Roman de Renart. Même les récits qui n’en font pas le sujet essentiel y intègrent, bien souvent, des séquences narratives où les affres de la faim se faisant persistantes obligent le conteur à faire basculer les intérêts du personnage focalisateur[1] vers la recherche de cette denrée rare, considérée, sur le moment, comme vitale pour la suite du récit.

Les différentes classifications élaborées par les chercheurs[2] à partir de ces contes renardiens corroborent avec exactitude l’idée de l’« omniprésence » des récits fondés sur la quête de nourriture ou présentant des scènes accordant une place à la manducation.

Mais, si le principal moteur de la quête est la nourriture, il faut préciser que cet objet tant recherché connaît, en même temps que le héros quêteur, un double traitement (littéraire) : certains contes représentent la nourriture dans son état naturel, c’est-à-dire cru ou frais, d’autres, par contre, lui font subir les effets de la civilisation pour en tirer un produit « manufacturé ». En d’autres propos, alors que l’acte de consommation de la nourriture se fait immédiatement par le héros dans sa représentation zoomorphique dès l’évacuation du manque dans le cadre de l’aliment cru, celui relatif à l’aliment cuit[3] n’a lieu qu’après sa cuisson[4] par le héros, transmuté en humain. La question de la nourriture est, pour tout dire, saisie dans les récits renardiens comme une occasion de se servir des animaux (de leur prédation et leur mode de vie) pour tenir un discours sur la conduite du genre humain face à la faim. Ce qui laisse transparaître en filigrane le « cru et le cuit »[5] comme des marques représentatives de la nature et de la culture, matérialisées, dans le corpus, au moyen d’une métaphorisation dont le décryptage est mis au jour sur la base d’indices textuels distinctifs repérables. 

L’objectif de la présente réflexion est de montrer que tout être humain, en dépit de l’incontestable existence de l’animalité résiduelle consubstantielle, doit conformer ses actes, en tant qu’animal politique, aux nécessaires exigences de la socialisation. Il s’agira donc, dans une trajectoire analytique en triptyque, de faire d’abord, l’état de la question à travers une étape justificative de la pertinence du cadre de l’analyse, d’enquêter ensuite, sur la fonctionnalité du mécanisme de métaphorisation de l’antagonisme nature/culture et de capter, enfin, le reflet du message véhiculé ainsi par les conteurs renardiens.

 

1. Justifications

Instrument privilégié du langage expressif et poétique, la métaphore est un puissant moyen de créativité linguistique. Elle puise ses éléments constitutifs dans la réalité du monde qui nous entoure. L’élaboration métaphorique des niveaux de construction de l’objet s’effectue

à partir de la distance et de l'altérité. Distance, car il joue en permanence entre le proche et le lointain ; et altérité, parce qu'il est en présence d'une non-différence. Il ne peut rendre compte de l'Autre qu'à l'aide de médiations propres à son système cognitif. Or seul le maintien du fossé entre l'Autre et soi génère du sens[6].

Ainsi l’histoire de l’humanité et les grandes étapes de l’évolution du genre humain, par exemple, peuvent-elles être saisies comme un motif de rapprochement entre l’être humain et l’animal dans une perspective comparative dans le but d’en déceler les points de ressemblance et les spécificités propres à chaque espèce.

  

        1.1. La projection des traits humains dans le psychisme animal : une image inspirée de la réalité

Dans sa Thèse sur la Contribution à l’étude de la symbolique des animaux dans l’œuvre Chantecler d’Edmond Rostand, Kristel Gache écrit :

L’animal en tant qu’archétype représente les couches profondes de l’inconscient et de l’instinct. L’animal tient donc une place toute  particulière dans l’imaginaire humain. Cet espace de la pensée qu’il occupe est important. Le symbolisme animal reflète non pas les animaux, mais l’idée que s’en fait l’homme et, peut-être en définitive, l’idée qu’il se fait de lui-même. L’homme a en effet projeté sur l’animal ses haines, ses désirs, ses passions, ses amours, ses craintes… Les animaux qui interviennent si souvent dans les rêves et dans les arts forment des identifications partielles de l’homme, des aspects, des images de sa nature complexe, des miroirs de ses pulsions profondes, de ses instincts domestiqués ou sauvages[7].

 

Créatures « inférieures » aux humains, les animaux s’offrent comme des comparants privilégiés pour révéler, par le recours à une association d’images expressives et conventionnelles, les aspects sombres de la vie des acteurs des différentes sociétés humaines.

Dans la société médiévale française par exemple, la présentation métaphorique du goupil, véritable support symbolique, est largement influencée par les traditions culturelles (sa ruse, le symbolisme de la couleur de ses poils, etc.). Son nom même suffit en soi, grâce aux représentations traditionnelles, pour convenir à l’idée d’un possible rapprochement entre cet animal et l’homme. « Renart est aux hommes ce que le goupil est aux bêtes : ils sont de la même nature ; mêmes inclinations, mêmes habitudes ; ils peuvent donc prendre le nom l’un de l’autre »[8].

L’association ainsi établie, la langue française, dérivée de l’ancien français[9] en vogue à l’époque médiévale, emploie le goupil, devenue, par antonomase, depuis le XIIIe siècle, le renard[10], comme le représentant de certaines caractéristiques humaines : du fripon, menteur et rusé mais plutôt sympathique, il devient le symbole du mal que sa couleur rousse rappelle constamment.

Cette évidence naturelle, par analogie au comportement social humain, a été assurément un argument valable pour le choix de cette bête carnassière en vue d’une mise en récit de la conduite du genre humain face à la nourriture. En effet, comme un être humain, le goupil a pour habitude de déplacer ou de transférer « sa proie : à pleine gueule, en travers des dents, tête haute comme un trophée »[11], du lieu de sa capture au terrier. C’est sur cet aspect particulier de la similarité surprenante entre l’homme et le goupil, comparant hautement symbolique et significatif, que porte la présente contribution avec, en toile de fond, le mécanisme d’humanisation du héros par l’aspect culturel et sociabilisant de la production et de l’utilisation du feu.

 

      1.2. Les représentations culturelles du feu

Avant d’être domestiqué par l’homme et de constituer un label incontestable de la civilisation humaine, le feu est d’abord, un phénomène naturel. Il est, en effet, la résultante de la foudre ou de la fermentation (production de gaz inflammables et de chaleur). C’est une force, précisent certaines mythologies, dont l’origine divine est attestée mais le mode d’acquisition par les humains diversement interprété.

Chez les Dians[12], l’une des tribus du rameau lobi de la Haute-Volta (actuel Burkina Faso), « la science de faire le feu »[13] a été enseignée par Dieu au premier homme qu’il créa par la médiation d’un messager dont la mission était de l’aider à s’en servir pour se nourrir en exerçant un pouvoir sur la nature. Cette croyance se rapproche de la mythologie grecque selon laquelle Prométhée, un vaillant héros des temps anciens, aurait dérobé le feu du ciel pour l’introduire dans la vie des humains.

Grâce à ce feu, ils [les humains] ont pu forger le fer pour fabriquer des outils qui leur ont permis de travailler la terre avec plus de facilité, développant ainsi l’agriculture de façon notoire. On perçoit là toute la symbolique du feu à travers ce qu’il est convenu d’appeler le mythe du feu chez les Grecs, récit qui nous relate l’origine et la possession de cet élément précieux par les hommes[14].

L’instauration du feu dans la vie des humains est un événement de haute importance parce que représentant une étape primordiale, une lampe dans le processus d’évolution de la race humaine. Son acquisition (aussi bien sur les plans symbolique que technique) représente donc, dans ces anciens mythes fondateurs, comme dans bien d’autres d’ailleurs, l’acte constitutif de la civilisation humaine.

La maîtrise du feu et sa domestication par l’homme se traduisent sous la forme de son usage quotidien pour la cuisson des aliments, de son utilisation dans la forge, « en passant par la douce chaleur qu’il nous procure pendant les périodes des nuits et des aubes fraîches »[15]. Le cru et le cuit - à laquelle Claude Lévi-Strauss consacre un essai populaire[16] - sont les pôles opposés de l’opposition nature et culture.

En d’autres termes, et tout en prenant pour repère l’avènement du feu dans la société humaine, la nourriture de l’homme était constituée d’aliments entièrement crus, bien avant cette avancée nutritionnelle au moyen de la cuisson par le feu : « la grande valeur symbolique de la découverte du feu se reflète sur le concept de la cuisine, qui devient un élément fondamental de l’identité humaine[17] ». Claude Lévi-Strauss reconnaît cette humanisation de l’homme par les vertus de la « cuisson sociale » du feu dans un entretien accordé à Guy Dumur :

L’opposition entre « le cru et le cuit » est si fondamentale que toute élévation d’un rang social à un autre s’appelle une cuisson (…). Après tout, la cuisine, c’est la nutrition, et la nutrition, c’est l’activité essentielle par laquelle l’homme est en rapport avec son milieu et par laquelle  il le transforme. C’est le lien qu’il m’importait de faire percevoir[18]

Comment les conteurs des récits renardiens traduisent-ils l’opposition entre le « cru et le cuit » à travers les aventures de leur héros ? En quoi cette opposition est-elle une métaphorisation de la nature et de la culture et quels en sont les mécanismes de réalisation ?

 

2. Mécanismes fonctionnels de la mise en récits renardiens de la métaphorisation nature/culture

Les aventures du héros renardien nouées totalement ou partiellement autour de la quête de nourriture permettent de découvrir l’existence d’une ambiguïté due à un traitement différentiel (variant en fonction des facteurs afférents au déterminisme biologique et aux réalités sociologiques) réservé à l’objet-valeur obtenu, notamment à l’étape finale où le héros doit combler son manque[19]. Cette différentiation notable dans l’attitude du héros face au trophée acquis, souvent au prix d’une lutte acharnée ou d’une ruse magistralement orchestrée, est minutieusement schématisée dans le récit renardien.

 

      2.1. Principes généraux des modalités fonctionnelles de la métaphorisation nature/culture

Les procédés de la mise en route et de la représentation générale de l’antagonisme nature/culture se découvrent à travers l’analyse du comportement du héros renardien au cours de sa quête alimentaire dans la branche IV du corpus. Situons d’abord le contexte de cette quête pour mieux en appréhender la fonctionnalité du mécanisme ainsi représenté.

Tourmenté par la faim et ne trouvant aucune nourriture à sa convenance, le héros[20], sous sa forme animale, se retrouve, après un long moment de quête, près d’une ferme solidement construite située non loin d’une abbaye. Profitant du manque d’attention des moines, il s’introduit dans la cour par un guichet entrouvert et file tout droit vers les nombreuses volailles (poules et chapons dans la force de l’âge, V. 83) que regorge cette riche ferme. S’ensuivra alors une phase constituée d’épreuves où le héros, après plusieurs tentatives avortées, parvient à résoudre le problème survenu et finit enfin, par se saisir de l’objet convoité (trois volailles ; la quête ayant été très fructueuse). C’est à ce moment-là, dans cette étape où l’objet tant recherché est à la merci du héros quêteur, que se découvre l’ambiguïté comportementale énoncée ci-dessus :

Des deux en fait ses grenons bruire,

                 La tierce en voudra porter cuire. »

     

                 Il (le goupil) en croque deux ;

                la troisième, il (Renart) l’emporte pour la faire cuire.[21] (vv. 137-138)

 

Que constate-t-on à la lecture de ces deux vers ? Un double « schème d’action » ou un jeu de rôles savamment campés se dégage de ces deux vers, renvoyant respectivement aux deux modes comportementaux se rattachant au pouvoir de transmutabilité du héros :

- dans le premier vers, le pronom personnel « il » détermine le goupil, c’est-à-dire, le héros agissant sous l’égide de l’isotopie animale. C’est ce qui explique son aisance naturelle à croquer ses deux proies sur le vif et sans ménagement. Le verbe « croquer » est employé ici pour traduire la consommation rapide et avec voracité des deux volailles par le goupil. Il suggère, en effet, l’idée d’une consommation guidée par un déterminisme biologique, sans aucun rationnement et totalement en dehors de toute rationalité ;

- dans le second vers, le pronom personnel « il » renvoie à Renart, héros humain ou humanisé. Il faut y noter, subséquemment et à juste titre, un changement notable survenu aussi bien dans le comportement du personnage (qui, plutôt que de croquer sa troisième proie, fait une volte-face) que dans l’état de l’aliment (la volaille sera consommée après cuisson) et le lieu choisi pour sa consommation (le héros emporte la volaille, à Maupertuis, son château où vit sa famille). Ce second vers  

marque, en effet, une opposition, tant sur le plan de la finalité que celui de l’isotopie. Nous y remarquons dès lors que le héros, au contraire des deux poules croquées crues sur place pour répondre aux besoins immédiats et instinctifs de l’animal, s’humanise ou s’est déjà humanisé à l’idée même d’emporter la troisième poule pour la faire cuire ; un animal ne pouvant avoir connaissance et conscience de cette haute fonction du feu[22].

Cette ambivalence dans la représentation du héros renardien s’appuie, dans ses modalités pratiques, sur une catégorie d’indices textuels et comportementaux dont la fonctionnalité se découvre dans plusieurs branches du Roman de Renart.

 

      2.2. Identification et mode de fonctionnement des indices de l’antagonisme nature/culture

L’auteur de la branche III du corpus renardien offre plus de détails pour une saisie assez claire et sans ambiguïté des caractéristiques propres à chacune des composantes de l’antagonisme nature/culture. Dans Renart et les anguilles, le goupil affamé quitte sa demeure pour une quête de nourriture. Après un moment de marche, il se couche près d’une haie pour attendre là une occasion. Que ne fut sa satisfaction de voir venir de loin une charrette chargée d’une quantité industrielle de poissons en provenance de la mer ! Il décide alors de prendre un grand risque, en se couchant sur le chemin, faisant le mort. Les marchands, une fois à son niveau et le prenant pour un quelconque animal mort certainement de faim, le jettent sur leur chargement. L’occasion est alors toute belle pour le rusé goupil :

Sur les paniers se jut adens, / Le goupil à plat ventre sur les paniers,

Si en a un ouvert aus dens / en a ouvert un avec les dents

Et si en a (bien le sachiez) / et en a retiré (c’est un fait)

Plus de trente harans sachiez. / plus de trente harengs :

Auques fu vuidiez li paniers. / il vida pour ainsi dire le panier,

Moult par en menja volentiers, / se régalant avec un fort bon appétit,

Onques n’i quist ne sel ne sauge. / sans réclamer ni sel ni sauge[23].

(vv. 83-89)

         

Le héros est présenté dans ce passage sous sa forme bestiale : il ouvre le panier en se servant de ses « dents » et non de ses mains[24] (humaines) et se régale « sans réclamer ni sel ni sauge ». Ces détails contribuent à déterminer et à faire découvrir la nature animale du personnage qui, obéissant ici à une pulsion contre laquelle il ne peut rien, mange, naturellement, les poissons crus. « C’est un fait » (v.85), précise le conteur, comme pour donner à son témoignage une dose de certitude et en faire une vérité incontestable. Après s’être gavé, le goupil enfile trois chapelets d’anguilles autour de son cou et de sa tête (vv.95-97) et descend de la charrette (v. 109). Mais, avant de se diriger

    … a son chastel tout droit

    Ou sa maisnie l’atendoit »

 

    …tout droit vers son château

    où l’attendaient les siens[25] (vv.149-150),

 

Le héros humanisé (Renart) sort ses victimes (les marchands) du monde imaginaire où les a plongés sa ruse en leur lançant ces paroles : « Cilz tantés d’anguiles est nostres / Ces quelques anguilles sont à nous[26]. (v.113)

          Analysons la mutation opérée dans la représentation du héros et dans l’intention qu’il vise :

          - le héros, après avoir mangé copieusement les poissons crus, décide d’en emporter une bonne quantité, non dans sa tanière ou son terrier mais dans son château ;

        - il détermine clairement, par la suite, à qui reviendra le butin en se servant du langage humain pour se faire comprendre de ses interlocuteurs humains : « ces quelques anguilles sont à nous ». Ce qui signifie que les poissons emportés feront l’objet d’un partage en famille (référence faite au pronom personnel pluriel « nous », bénéficiaire des anguilles), selon des modalités nutritionnelles foncièrement humaines que la suite du récit (vv. 152-179) définit sans détour. En voici la preuve : 

             Renars i entre par la hese. (…) / Renart franchit la barrière. (…)

              Gros et saoulz, joieus et baus, / le ventre bien rempli, le cœur en fête

              Les anguilles entour son col. (…) / avec les anguilles autour du cou. (…)

             Si fil li font moult bel atour : / Ses fils, aux petits soins pour lui,

              Bien li ont ses jambes torchiees / lui ont soigneusement essuyé les jambes,

              Et les anguilles escorchees, / ils ont dépouillé les anguilles

              Puis les couperent par tronçons / qu’ils ont coupés en tronçons.

              Et les espois font de plançons (…) / Ensuite, ils ont confectionné des brochettes (…)

              Et li feus fut ost alumez, / Vite, ils allument le feu,

             Que buche i ot a grant plenté. / car les bûches ne manquaient pas,

             Lors ont de toutes pars venté, / ils l’attisent en soufflant de tous côtés

             Si les ont mises sus la brese / et ils posent les brochettes

             Qui des tisons i fu remeze. / quand les tisons sont devenus braises.

             Endementres que il cuisoient / Pendant qu’ils faisaient cuire

             Les anguiles et rostissoient,(…) / et rôtir les anguilles, (…)[27]

(vv. 152, 160-161, 166-170 et 172-178)

 

Les premiers vers de l’extrait établissent sans équivoque le lien entre les deux représentations, les deux pendants du héros : l’animal qui, il y a peu, avait enfilé les poissons dans l’isotopie zoomorphique se retrouve, dans ce passage, en tant qu’un être humain mais portant toujours au cou la même quantité de poissons. Il est bel et bien rentré en famille comme annoncé et s’emploie, avec toute la maisonnée, à rendre consommables les poissons (dont il vient pourtant de se régaler « sans réclamer ni sel ni sauge » (v.89)) selon les manières admises et humainement codifiées : l’évocation du feu que l’on allume et sur lequel l’on dispose les brochettes en vue de les faire cuire et rôtir (vv. 177-178) convainc et conforte dans l’idée que le héros est bien retourné dans son univers social et culturel. Comment Pierre de Saint-Cloud, auteur de la branche II du corpus renardien, fait-il fonctionner ce mécanisme d’humanisation dans son récit ?

Dans le premier épisode intitulé Renart et Chantecler le coq de la branche II, le goupil réussit à se saisir d’un coq nommé Chantecler par le cou (v.350) et se dirige vers sa demeure. Même si cette scène paraît comme allant de soi et ne précise pas, au départ, que le goupil fera cuire sa proie, le lecteur / auditeur finit par s’en convaincre à travers les propos du coq qui, ayant pu se défaire de l’étreinte de son bourreau au moyen d’une contre-ruse, déclare, sous la forme d’une confidence, comme pour confirmer qu’il vient d’être sauvé in extremis : « Il me dut torner a damage / Il a failli m’en cuire »[28].(v. 456)

          En effet, telle que formulée et vu le contexte de son emploi, la locution verbale « en cuire à quelqu’un » que le coq utilise pour traduire le martyre dont il a souffert par la faute du goupil est à appréhender ici aussi bien au sens propre que figuré. La seule allusion au verbe « cuire » en est la preuve ; car bien que renvoyant, par connotation, dans cette expression, à l’idée du coq exposé à de sérieux ennuis, ce verbe peut également, et à juste titre d’ailleurs, signifier, dans l’approche interprétative logique de l’action, qu’il devait faire l’objet d’une consommation après cuisson. Car comment comprendre cette soudaine idée d’emporter le coq, si le héros n’avait pas pris le parti de le manger cuit, en famille, en conformité avec sa composante anthropomorphique.

          La justesse de notre analyse est attestée dans le premier épisode, Renart et le vilain Bertaut, de la branche XVI qui présente un scénario analogue à celui de la branche II : il représente, en effet, le goupil emportant le même coq (celui ayant eu la vie sauve) en direction de son château. La différence notable réside ici au niveau de l’introduction qui donne des détails précis sur les raisons du départ du héros à la chasse et, par ricochet, sur le mode de la consommation à venir du fruit de sa quête:

      Et Renart estoit a sejour / Renart se délassait

      A Malpertuis sa forteresce. / dans sa forteresse de Maupertuis,

     Mes molt estoit en grant destrece, / mais son inquiétude était vive :

      Quar de garison n’avoit point. / les provisions étaient épuisées !

      Sa mesniee ert en si mal point / Sa famille était si mal en point

      Que de fain crient d urement. / qu’elle criait famine.

      Sa fame Hermeline ensement / En outre, sa femme Hermeline,

      Qui estoit de nouvel ençainte, / qui se trouvait à nouveau enceinte,

      Estoit si fort de fain atainte / souffrait tant de la faim

     Que ne se savoit conseillier. / qu’elle ne savait plus à quel saint se      

     vouer.

      Lors se prent a appareillier / Renart commence alors ses préparatifs

      Renart pour querre garison. / pour partir en quête de nourriture.

      Touz seulz s’en ist de sa maison / Seul, il quitte le logis

      Et jure qu’il ne revenra / et jure de ne pas y revenir

      Jusqu'a tant qu’il aportera / sans rapporter

      Vïande a sa mesnie pestre. / de quoi nourrir sa famille[29].

 

Comme nous le constatons si bien, dans ce récit, le héros part à la chasse, non, d’abord et prioritairement, pour lui-même, mais dans l’optique d’y trouver de quoi nourrir sa famille affamée. Son intention n’est donc pas ici d’assouvir, avant tout, son propre besoin naturel sinon d’entreprendre une quête dans un but essentiellement humanitaire. C’est pour cette raison qu’il procède par un marchandage auprès du fermier pour obtenir le coq qu’il « hui toute jour gaitié » / a passé toute la journée à guetter (v. 457). La transaction opérée, Renart, sans tergiverser, fonce alors tout droit vers le château où l’attendent sa femme et ses enfants ; brûlant d’impatience de le voir rentrer, car ne jurant que par lui pour combler leur manque de nourriture :

    Et Renart (…) / Renart, lui, (…)

    A pris le coc et si s’en vet / est reparti avec le coq

    A Malpertuis a son recet. / dans sa cachette de Maupertuis.

    Bien en cuide runger l’eschine / Il espère bien en ronger la carcasse

    Entre lui et dame Hermeline, / en compagnie de dame Hermeline,

    Sa fame que il tant amot.  / son épouse affectionnée[30].

 

Ces métaphores fondées sur la représentation humaine du caractère du goupil apportent non seulement des renseignements sur l’idée que l’homme se faisait de l’animal, mais illustrent également des concepts abstraits permettant d’envisager par leur biais certains aspects de la mentalité humaine.

 

3. Métaphorisation de la nature et de la culture : sens d’une représentation 

La mise en récit de la nature et de la culture à travers la transmutabilité du héros des contes de la France médiévale présente une constellation d’images qu’il nous faut, à présent, décrypter. Ce message imagé adressé aux auditeurs du Moyen Âge n’est pas réservé qu’à une époque surannée, coupée des préoccupations de la contemporanéité existentielle.

L'image, contrairement au simple fait historique, ne porte pas seulement la marque d'une époque déterminée mais dessine, à même la texture du présent, ce qui, du  passé, reste toujours actif, efficient ou émergent. Loin d'être clos sur lui-même, comme tend à nous le faire croire l'historiographie traditionnelle, le passé se conçoit dans cette optique  comme quelque chose d'inachevé et d'ouvert, toujours devant plutôt que derrière[31]

Le double mode de vie du héros des contes renardiens doit donc être saisi comme un miroir qu’ont promené les conteurs, selon la conception de Stendhal, pour présenter aux humains l’état réel de leur condition existentielle.

 Il est certes vrai que les contes renardiens, à l’instar de toute production de l’oralité, mettent en présence un émetteur et un auditoire (les spectateurs). Mais, le conte a également cette particularité d’être un récit métahistorique et transhistorique. En d’autres termes, le contenu du conte, au-delà de sa forte dose en faits imaginaires, porte sur l’histoire du peuple qui en est l’auteur. Cependant, ce contenu dépasse l’histoire restreinte de ce peuple pour avoir prise sur ce que les êtres humains vivent à travers les âges. Ainsi, quelle que soit son origine sociale, le conte est au cœur de l’histoire de l’humanité : histoires personnelle, familiale et collective[32].

 

      3.1. La représentation du héros-goupil : prétexte pour une saisie du déterminisme biologique humain  

La littérature animalière a pour fondement de se servir du travestissement animal pour adresser un message aux humains. Dans le corpus renardien, le versant animal du héros mutant (personnage anthropo-zoomorphique), par la nature de sa construction et par sa fonctionnalité, est à saisir comme l’expression de la représentation du déterminisme biologique inhérent au genre humain. En d’autres termes, bien que vivant dans une société régie par des lois prescrivant un mode consensuel et codifié d’existence voulue et admise, l’être humain ne saurait se départir totalement de sa dimension naturelle consubstantielle et irrépressible qui le rapproche de l’animal, « son double inquiétant et précieux »[33], selon l’expression de Catherine Coquio. Ainsi est-il loisible de le découvrir, très souvent, dans des scènes où la justification possible et plausible de l’acte posé ne peut être rangée que dans des considérations d’ordre biologique, une réalité qu’il a en partage avec l’espèce animale.

La consommation de l’aliment cru, qui nous concerne ici au premier chef, par exemple, renvoie au souci de l’être humain, tourmenté par l’implacable loi de la survie, de gagner la sempiternelle compétition dans le jeu de la vie et de la mort. En effet, de même que la faim fait sortir le loup du bois, de même, l’urgence du besoin alimentaire peut faire surgir l’animalité résiduelle en transformant l’être humain en un loup dévorateur d’aliment cru, pourtant socialement impropre à la consommation.

L’animalisation du héros des contes renardiens n’est rien d’autre qu’une représentation, par le canal de l’affabulation, de la dimension naturellement biologique de l’humain. Ce faisant, sous l’emprise de ce conditionnement biologique où l’homme est un loup pour l’homme, pour emprunter l’expression de Thomas Hobbes, le seul comportement en vigueur ne peut graviter qu’autour d’une propension à l’individualisme. Ainsi, en mangeant cru, et seul, le gibier capturé dans ses diverses quêtes alimentaires, le héros n’agit que sous la dictée des besoins pressants de son corps. C’est pour cette raison qu’il se montre égoïste et glouton face aux exigences naturelles et sans la moindre pitié à l’égard de la proie à qui il ne laisse aucune survie. Jouant ainsi un rôle utilitaire dans la chaîne alimentaire (en tant que carnivore) où l’on doit manger l’autre à défaut de subir le même sort, le héros-goupil met ici en acte une habitude naturelle établie de longue date et conservant intactes ses chances de résurgence.

Toutefois, la constitution bidimensionnelle[34] de l’être humain le prédispose à prendre le parti d’adopter un comportement rationnel aux antipodes des exigences du déterminisme biologique et en étroite conformité avec les prescriptions sociales.

 

      3.2. Le feu de la cuisson comme catalyseur de la « chaleur humaine » et facteur de convivialité sociale

          Pour mieux faire comprendre l’intitulé de cette étape de l’analyse, nous prenons pour référence une idée admise et foncièrement ancrée dans les mentalités populaires au Moyen Âge, époque génitrice des contes renardiens, au sujet de la symbolique du feu. En effet, le terme feu (du latin focus, le foyer) renvoyait, à l’époque médiévale, au foyer. Ce vocable désigne d’abord stricto sensu l’endroit où brûle le feu avant de prendre, au sens figuré, un sémantisme se référant au logement familial, puis, à la famille.

L’appartenance du feu au champ conceptuel du foyer se dresse ainsi contre l’inclination naturelle de l’humain à l’égoïsme au profit d’une existence où la prise en compte de l’autre devient une valeur cardinale. La famille[35] n’est-elle pas la cellule de base de la société ? Il s’agit alors, par le motif de l’aliment emporté à la maison, d’inviter les auditeurs de la société des contes renardiens et les lecteurs des siècles suivants à une nécessaire socialisation de leur être et de leur faire, de leur conception de la vie sociale et de leur mode de conduite les uns à l’égard des autres. Bien plus, la vie en communauté, bannissant les considérations d’ordre autarcique, n’invite ainsi qu’au maintien et à la sauvegarde des relations interpersonnelles. Ce dynamisme interactionnel des membres de la société crée une dynamique évolutive profitable à tout le corps social.

Si le héros décide, après avoir satisfait d’instinct ses propres besoins biologiques, de rentrer à la maison avec une part du fruit de sa chasse pour y faire subir l’action du feu avant sa consommation, c’est justement parce qu’il a dû, préalablement, lui-même, connaître l’utile transfert de son état de nature animale à celui de l’humain. Cette humanisation du héros est loin d’être fortuite en ce sens qu’elle est accompagnée justement d’un éveil de la conscience à l’acte humanitaire prédisposant le personnage à une ouverture à l’autre, à un partage du fruit de sa chasse avec les membres de sa famille qu’il semblait avoir été précédemment ignorés par égoïsme, pour répondre aux besoins biologiques. On pourrait y percevoir une invitation des conteurs à la nécessité du don de soi, « dans la perspective d’offrir, de partager une certaine nourriture avec les siens »[36] ; Renart et ses congénères évoluant dans une société où la faim règne en maître absolu et où se nourrir revient à s’engager dans un combat farouche pour la survie exigeant la mise en place d’un ensemble de stratégies savamment orchestrées dont le recours à la ruse. C’est tout le sens donc de cette métamorphose[37] du héros qui, pour se nourrir et nourrir les siens, est amené à agir, momentanément et irrépressiblement, contre la morale.

Par ailleurs, ce revirement dans le comportement du héros semble rejoindre la conception de Matty Chiva selon laquelle tout ce qui est comestible sur le plan biologique ne l’est pas forcément d’un point de vue culturel. Ainsi, donner à manger ou manger ensemble n’est pas neutre. C’est le signe de l’appartenance à un groupe, le bonheur de prendre ensemble une nourriture culturellement partagée[38]. Risto Moissio, Eric Arnould et Lynda Price ont si bien appréhendé cette dimension culturelle du partage au point d’en étudier le rôle de la nourriture familiale dans la construction d’une identité[39]

En plus du don de soi et de l’altruisme, résultantes de l’humanisation du héros, l’on peut y associer un sentiment de compassion de ce dernier à l’égard des membres de sa famille face à la faim. Le repas familial est pris ici comme un facteur de rapprochement, d’éveil de conscience pour une action socialisante prenant en compte le souci permanent du sort des membres de la communauté. Le foyer familial[40] se dote alors d’une épaisseur sémantique pour en faire un foyer de convivialité sociale[41] pour le héros-Renart après le passage du héros-goupil par le foyer de tension[42], dû à un conditionnement naturel (associé à la vie biologique).

 

 

Conclusion

La spécificité marquée dans la construction du héros mutant des contes renardiens, alternativement animal et humain, montre bien qu’il se trouve aux confluents des deux espèces. Personnage hybride et transfrontalier, la double existence du héros renardien apparaît comme un laboratoire servant à disséquer et à analyser le comportement inhérent au genre humain. S’il est attesté que les humains portent en eux la marque résiduelle et indélébile de l’animalité, il est alors tout à fait indiqué de recourir à cet humanimal pour saisir et expliquer un pan entier de leur mode de vie. 

La transmutation de l’animalité (du goupil) à l’humanité (Renart) du héros a permis de montrer la crise, quoique silencieuse et doucereuse, dont les humains sont victimes et contre laquelle ils doivent lutter au quotidien pour le triomphe de leur humanité[43]. C’est tout le sens de cette contribution fondée sur un aspect de métaphorisation de l’opposition entre la nature et la culture, précisément le « cru et le cuit ». Il en résulte que l’humanité de l’humain, en tant qu’animal social, s’affirme et se consolide par la voie d’une socialisation effective et entière de la pensée et des actes ; d’où l’urgence du retour de Renart, le héros humanisé, dans la société après un moment d’évasion du goupil, le héros animal, sous le pouvoir du déterminisme naturel.

 

 

Bibliographie

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- KOUACOU, Jacques Raymond Koffi. Le personnage et la métamorphose illusoire: une représentation mutante du héros dans Le Roman de Renart. Thèse de Doctorat unique : Université de Bouaké, 2009.

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- SIÉ, Alain Kam. « Sans cela, les gens ne reconnaîtraient pas le feu (où comment les Dians reçurent le feu ». in Actes du colloque international sur le mythe dans la littérature traditionnelle orale négro-africaine. Abidjan : 11-12 Avril 1991, pp. 141-151.

- ZINK, Michel. La littérature française du Moyen Age. Paris : Armand Colin, 1990.


[1] Ce terme désigne le personnage central autour duquel a lieu tous les réseaux de relations. C’est celui qui entreprend sa quête, le sujet. Son rôle est déterminant dans la réussite de l’action menée, car c’est lui qui, en premier, doit nourrir les motivations profondes que doivent suppléer ou compléter les différentes interventions des auxiliaires. De sa ténacité et de sa disponibilité dépend le succès de sa quête. Dans le corpus renardien, ce terme renvoie à Renart, le héros, le décepteur.

[2] Il s’agit d’Élina Suomela Härmä et de Roger Bellon. Élina Suomela dénombre, dans Le Roman de Renart, quatorze (14) contes s’ouvrant sur une situation de manque du héros. Neuf (9) branches ne s’ouvrent pas sur la faim du héros et son départ pour la chasse mais comportent une séquence intégrée de quête de nourriture. Seulement six (6) branches ignorent formellement le critère de la  faim ; dix (10) branches sont entièrement et partiellement consacrées à la quête de justice et quelques branches inclassables. Quant à Roger Bellon dont la classification est fondée sur la morphologie des personnages, c’est-à-dire sur leur représentation mutante dans le tissu narratif de l’œuvre, il y distingue quatre types de situations dont chacun correspond à un jeu dans ses modalités pratiques sur la double appartenance ou non du personnage. De ces différentes situations, on peut y totaliser, pour ce qui concerne la quête de nourriture, huit (8) branches où il est plutôt question, dès le début du récit, de la technique utilisée par Renart pour rechercher sa nourriture et de la façon dont il se prend pour y accéder. Dix (10) branches sont fondées sur la quête de justice dont certaines intègrent des scènes de nourriture. Treize (13) enfin, laissent découvrir la double appartenance des personnages : il s’agit, plus exactement, des huit (8) branches entièrement consacrées à la quête de nourriture et de cinq (5) autres branches où les conteurs y insèrent des séquences de recherche de nourriture.

[3] Le thème de la nourriture emportée par le héros du Roman de Renart en vue de sa consommation en famille après son passage du « cru » au « cuit », brièvement évoqué dans notre thèse de Doctorat, fera l’objet d’un approfondissement dans le cadre de cette contribution.

Voir Le personnage et la métamorphose illusoire: une représentation mutante du héros dans Le Roman de Renart. Thèse de Doctorat unique, Université de Bouaké, 2009.

[4] Opération qui consiste à soumettre un aliment à la chaleur (du feu) afin de le rendre consommable.

[5] Se référer, au sujet de la charge sémantique afférente à ces deux notions, à cette pensée assez évocatrice de Michel Onfray : « Au cuit consensuel de l’institution nutritive, Diogène oppose le nihilisme alimentaire le plus échevelé marqué, en priorité, par le refus du feu, de Prométhée comme symbole de la civilisation. » Michel Onfray. Le ventre des philosophes. Paris : Grasset, 1989.

[6] Francis Affergan. « Textualisation et métaphorisation ». in Communications, 58. Paris : 1994, L'écriture des sciences de l'homme, p. 33.

[7] Kristel Gache. Contribution à l’étude de la symbolique des animaux dans l’œuvre Chantecler d’Edmond Rostand, Thèse de Doctorat, École Nationale Vétérinaire de Toulouse, 2007, p. 16.

[8] Béatrix Belibaste et al. Le Roman de Renart, p. 1, article en ligne, consulté le 15 novembre 2013, http//fr.wikisource.org/w/index.php ?oldid=948272

[9] L’ancien français n’est pas une langue uniforme : il comprend plusieurs dialectes très importants, illustrés par des œuvres littéraires, et dont quelques-uns présentent entre eux de grandes différences : les dialectes wallons et lorrains, qui ont plusieurs traits communs ; le normand, l’anglo-normand´écrit en Angleterre jusqu’au XIVe siècle, et le picard ; le bourguignon ; le champenois ; le francien, ou dialecte de l’Ile de France ; c’est de ce dernier qu’est sortie, après de nombreuses transformations, la langue française moderne (…). L’ancien français est le français écrit du IXe siècle à la fin du XIIIe. Cf. Joseph Anglade. Grammaire élémentaire de l’ancien français. Paris : Librairie Armand Colin, cinquième édition, 1934, p. 5.

[10] Le nom commun renard est issu de Renart, nom propre du héros dans Le Roman de Renart, un recueil de contes médiévaux qui narrent les aventures de cet ingénieux mais odieux personnage anthropo-zoomorphe dans une société fictive en tout point semblable à celle des humains à cette époque.

[11] Jean Beaugrand. « La description des animaux ».  in Manuel pratique de composition française, Tome 1. Paris : Classiques Hachette, 1966, p157.

[12] Ce mythe a été recueilli par Henry Labouret et reproduit dans son ouvrage intitulé Nouvelles notes sur les tribus du rameau lobi. Dakar : IFAN, n°54, 1958.

[13] Alain Kam Sié, «  Sans cela, les gens ne reconnaîtraient pas le feu (où comment les Dians reçurent le feu ». in Actes du colloque international sur le mythe dans la littérature traditionnelle orale négro-africaine. Abidjan, 11-12 Avril 1991.

[14] Alain Kam Sié, «  Sans cela, les gens ne reconnaîtraient pas le feu (où comment les Dians reçurent le feu ».  in Actes du colloque international sur le mythe dans la littérature traditionnelle orale négro-africaine, op. cit., p. 141.

[15] Alain Kam Sié, op. cit., p. 141.

[16] Claude Lévi-Strauss. Mythologiques. Paris : Plon, 1964-1971, 4 volumes (Comprend 1, Le Cru et le Cuit ; 2, Du miel aux cendres ; 3, L’Origine des matières de table ; 4, L’Homme nu).

[17] Informations recueillies d’un article mis en ligne intitulé « La cuisine et la découverte du feu », consulté le 17 novembre 2013, http//www.edukeo.net/cuisine-decouverte-a03073848.htm

[18] Propos de Claude Lévi-Strauss, recueillis par Guy Dumur. in Le Nouvel Observateur Hors-série, Novembre-Décembre 2009, p. 20.

[19] Toute quête entreprise par un héros de récit connaît soit un échec ou un succès (une réussite). Dans le second cas, le récit prend fin par une étape où le héros, désormais conjoint à (ayant obtenu) l’objet de sa quête, en dispose à sa guise. Dans le cadre d’une quête de nourriture, ce qui nous concerne au premier chef dans l’espace de cette contribution, cette dernière phase du récit présente le héros en plein acte de consommation de la nourriture obtenue. Denise Paulme fait remarquer alors que cette étape correspond à la situation de manque comblé (le manque représentant la faim rappelée au début du récit dont l’assouvissement ou la satisfaction a lieu hic et nunc).

[20] Le héros du Roman de Renart est un personnage mutant. Il est représenté à la fois comme un animal et comme un humain, avec les caractères propres à chacune de ces deux espèces : animal, il est guidé par son instinct et se nomme le goupil ; humain ou humanisé, il est le père d’une famille bien constituée, le baron et le meilleur chevalier du roi Noble. Il se nomme alors Renart. La fantaisie des conteurs lui font subir un traitement littéraire spécial, le faisant osciller de l’animalité à l’humanité, ce que Roger Bellon appelle « la métamorphose illusoire ».

[21] Jean Dufournet et Andrée Méline. Le Roman de Renart, vol.1. Paris : Flammarion, 1985, p.315.

L’extrait correspondant à ce renvoi est issu du corpus. Pour ce travail, nous avons choisi, ainsi qu’il est mentionné ci-dessus, la version bilingue de l’édition en ancien français de Jean Dufournet et Andrée Méline traduite en français moderne : l’extrait convoqué sera alors suivi de sa traduction.

[22] Jacques Raymond Koffi Kouacou. Le personnage et la métamorphose illusoire: une représentation mutante du héros dans Le Roman de Renart. Thèse de Doctorat unique, Université de Bouaké, 2009, p. 42.

[23] Jean Dufournet et Andrée Méline, Le Roman de Renart, vol.1, op. cit. p. 285.

[24] Ce mot est employé ici pour désigner l’organe humain de la préhension qui a un pouce opposable aux quatre autres doigts.

[25] Jean Dufournet et Andrée Méline. Le Roman de Renart, vol.1, op. cit. p. 289.

[26] Ibidem, p. 287.

[27] Jean Dufournet et Andrée Méline. Le Roman de Renart, vol.1, op. cit., p. 289.

[28] Ibidem., p. 231.

[29] Jean Dufournet et Andrée Méline. Le Roman de Renart, vol.2. Paris : Flammarion, 1985, pp. 375-377.

[30] Jean Dufournet et Andrée Méline, op. cit. p. 401.

[31] Guillaume Asselin. Entropologiques métamorphoses du sacré dans la littérature contemporaine, Thèse de Doctorat, Université du Québec. Montréal : 2008, p. 2.

[32] Jacques Raymond Koffi Kouacou, «  Le Roman de Renart : une interpellation à la conscience humaine ». in Lettres d’Ivoire N°009, Revue Scientifique de Littératures, Langues et Sciences Humaines de l’Université de Bouaké,  2ème semestre 2010, p. 139.

[33] Catherine Coquio, « L’animal et l’humain : un mythe contemporain, entre science, littérature et philosophie ». in Site Présence de la littérature - Dossier L’animal dans la littérature, SCÉRÉN-CNDP, 2010, p. 1.

[34] À la différence de l’animal, l’être humain est, en plus du corps, doté d’une faculté de réflexion et de discernement, c’est-à-dire de la raison. C’est cette faculté qui le conduit à conformer ses actes aux us et coutumes admis et aux lois prescrites par la société où il est amené à vivre.

[35] Jean-Jacques Rousseau corrobore cette conception de la famille prise comme une structure fondamentale de la société dans le chapitre II du Livre premier intitulé « Des premières sociétés » : « La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille (4) : encore les enfants ne restent- ils liés au père qu'aussi longtemps qu'ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l'obéissance qu'ils devaient au père, le père, exempt des soins qu'il devait aux enfants, rentrent tous également dans l'indépendance. S'ils continuent de rester unis, ce n'est plus naturellement, c'est volontairement;  et la famille elle-même ne se maintient que par convention (…). La famille est donc, si l'on veut, le premier modèle des sociétés politiques : le chef est l'image du père, le peuple est l'image des enfants ; et tous, étant nés égaux et libres n'aliènent leur liberté que pour leur utilité. Toute la différence est que, dans la famille, l'amour du père pour ses enfants le paye des soins qu'il leur rend; et que, dans l'État, le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n'a pas pour ses peuples. » Jean-Jacques Rousseau. Du contrat social. Paris : Félix Alcan, 1896, pp. 11-14.

[36] Céline Del Bucchia. «  Nourrir sa famille : exploration du concept de don alimentaire », article présenté pour le concours MCEI 2008, p. 3.

[37] Nous croyons y voir le reflet de l’importance que la société féodale attribuait à certaines idées, notamment la ruse, l’une des notions clés de l’époque, qui exerçait une grande fascination sur l’esprit médiéval.

[38] Chiva Matty. « Les risques alimentaires : approches culturelles ou dimensions universelles ? ». in Risques et peurs alimentaires. Paris: Editions Odile Jacob, 1998.

[39] Risto Moissio, Eric J. Arnould et Lynda L. Price. « Between mothers and market, constructing family identity through homemade food ».  in Journal of Consumer Culture, vol. 4 (3), 2004.

[40] Le foyer familial renvoie ici à l’endroit de la société humaine réservé pour la cuisson de la nourriture.

[41] Le foyer familial est appréhendé ici, non plus comme un simple lieu, une simple représentation topographique, mais comme un symbole. Il tient lieu, dans les contes analysés, de symbole de socialisation, d’harmonie existentielle.

[42] Il faut entendre par l’expression “foyer de tension” l’espace d’affrontement où les conteurs représentent le héros-goupil en situation d’adversité avec ses proies ou les victimes de sa ruse.

[43] Kristel Gache dira, à ce propos, que les animaux servent « de faire valoir aux hommes par la mise en évidence de leur bestialité dangereuse ou de leur ridicule et imparfaite humanité ». cf. Kristel Gache, op. cit, p. 18.

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 Résumé 

Ce titre qui peut paraître au premier abord ambigu, décrit un projet de recherche centré sur la vérification de l’impact de la découverte de cultures autres sur des écrivains travaillés par des identités plurielles, fussent-elles des appartenances double et parfois même triple.

Mon projet a pour axe deux écrivains, Robert Solé et Gilbert Sinoué qui ont en commun d'avoir évoqué leur sol natal égyptien après leur migration en France à l'âge de 17 ou 18 ans. Solé est un levantin égypto-français, Sinoué un français d'origine égyptienne.

Roman historique ou biographie historique et littéraire – telles sont respectivement leurs écritures - il ne s'agit pas ici de démêler les frontières entre genres littéraires. En revanche, il s’agit d’interroger la représentation de l'Histoire par ces écrivains. Cette représentation est formulée lors de leur voyage mnésique, un voyage dans le temps : un acte de déplacement et de mouvement par la mémoire. Cette rétrospection se double de la réappropriation de la mémoire universelle et individuelle, de l'histoire individuelle et collective. Dans quelle mesure le discours inconscient, celui de la psyché, de la pensée profonde de l'homme et de son imaginaire, s'impose-t-il au discours conscient, celui de la volonté consciente de représentation du monde ? Quel est le sens de l'écriture, de l'évocation de cet espace mnésique chez chacun de ces écrivains ? En d'autres termes, quelle est la relation entre écriture et rituel mnésique ? La présente recherche tente de répondre à ces questions.

Mots-clés : herméneutique, discours allégorique, diégèse, instance narrative, stéréotypie

 

Abstract

This title which may seem at first ambiguous, describes a research project focused on the verification of the impact of the discovery of other cultures on writers forged by plural identities, whether double belongingness or even triple.

My project hinges on two writters, Robert Solé and Gilbert Sinoué who share mentioning their Egyptian native soil after their migration to France at the age of 17 or 18 years old. Sole is Levantine Egyptian-french while Sinoué is french with Egyptian origin.

Historical novel or Historical or literary biography-mentionned respectivly-it is not about the boundaries of literary genres, it is not a matter of identifying separtly each literary genres. Instead, it is fundamentaly about the History representation by these writers. This representation is forged within their memory travels, a travel in time. Beside this retrospection, the reappropriation of universal and individual memory, individual and collective history are also tackled. To what extent the unconscious discourse including the psyche, the deep human thought and his imaginary is imposed to conscious speech that of the conscious will of the world representation)? What is the meaning behind the writing process and the evocation of this memory space for each writer? In other words, what is the relationship between writing and memory ritual?  This work tries to get answers for theses questions.

Keywords: hermeneutics, allegorical speech, diegesis, narrative instance, stereotyping

 

 

Introduction

Quel est l'impact de la découverte de cultures autres à travers la migration sur l'écrivain travaillé par des identités plurielles fut-elle une double et parfois même une triple appartenance ?

Où se situe un tel écrivain dans la dialectique identité/altérité, à quelle fin son discours est-il mobilisé, quels sont les paradigmes desquels s'inspire-t-il pour sa représentation consciente et inconsciente de ses origines ?

Comment la langue peut-elle transposer un contexte culturel et spatial précis quand on est travaillé par une double appartenance ? Autrement dit, où se situe la langue quand elle transpose un contexte culturel et spatial d’émergence (de départ) à un autre immergé (d’arrivée) ? Le lecteur peut-il en venir à rencontrer des passages où il devra fournir des efforts d’interprétations ? Ou l’auteur prend-il en charge d’expliciter toutes les références culturelles que la langue peut intervertir d’un espace à l’autre ?

L’espace joue un rôle important dans l’orientation du sens. Et si la langue reflète le sens, l’espace est donc déterminatif dans le système d’expression, soit dans l’interprétation et la signification. Le mot « Nil »par exemple, avec toutes ses connotations culturelles ne peut signifier chez le lecteur occidental ce qu’il le signifie chez le récepteur égyptien. C’est pourquoi l’expression ne peut porter son plein sens sauf s’il existe un système à base de références communes entre émetteur et récepteur. Ces références puisent à leur tour d’un imaginaire collectif où le lecteur s’identifie, participe à déchiffrer ses codes pour enfin parvenir à une bonne assimilation et une bonne interprétation du message, soit du texte.

Le présent travail est centré sur deux ouvrages de deux écrivains français d'origine égyptienne : "Le Tarbouche" de Robert Solé et "Le colonel et l'enfant-roi" de Gilbert Sinoué. L’un et l’autre ont pour commun d’évoquer le déclin du royalisme. L’un, par le biais du symbole : déclin et défense du port du Tarbouche ( couvre-chef masculin en feutre, souvent rouge, en forme de cône tronqué, orné d'un gland noir fixé sur le dessus. Le Tarbouche serait originaire de Grèce et a été adopté par de nombreux groupes ethniques et religieux dans l'Empire Ottoman du XIXe siècle, faisant partie surtout du costume traditionnel turc et égyptien d’avant la République) avec l’avènement de la République. Sinoué pour sa part, nomme franchement les deux régimes antagonistes : Le Colonel (Nasser 1er leader républicain) et l’enfant-roi (Farouk, dernier roi d’Egypte).

 L’espace mnésique évoqué par ces écrivains appartient au champ exotique. Tzvetan Todorov, dans son essai intitulé Nous et les autres, et surtout dans la quatrième partie consacrée à sa réflexion personnelle sur la notion d'exotisme, définit  cet exotisme, entre idéal et description de soi, comme l’envers symétrique du nationalisme. Au sens où il s’agit dans les deux cas de valoriser un pays et une culture « définis exclusivement par leur rapport avec l’observateur », mais dans le premier cas « les autres sont mieux que nous », dans le second « nous sommes mieux que les autres ». Toutefois, l’auteur pose dès les premières lignes que l’exotisme est « moins une valorisation de l’autre qu’une critique de soi, et moins la description d’un réel que la formulation d’un idéal.[1]

 

La problématique

Pour des écrivains à multiples appartenances, tel Solé et Sinoué, l’évocation de cet espace exotique, celui du pays d’origine, remplit une autre fonction. Loin d’être un acte de valorisation de l’autre ou un acte de critique de soi, ces écritures se donnent pour fonction une visée herméneutique : c’est un effort pour élucider, expliquer et révéler cet orient énigmatique, sujet de tant de soucis, de problèmes voire de heurts. Ces écrivains se proposent donc de servir de médiateur, de trait-d’union entre des civilisations qui ne cessent de se confronter.

Parviennent-ils à combler cette charge médiatrice ? Ou, en ce faisant, leur moi pluriel se réfléchit dans le miroir de la mémoire. Une représentation consciente d’un tiers-monde chaotique mais attendrissant, laisse deviner alors un espace de nostalgie, de regret et d’attachement aboutissant alors à une valorisation.

Une autre hypothèse verra dans ces écrits une volonté d’intégration dans le nouveau pays d’adoption ou enfin la manifestation d’une véritable dualité identitaire dont souffrent les auteurs et qu’ils laissent tranparaître dans leurs ouvrages.

 

Approche méthodologique

Pour Solé et Sinoué, l’écriture a une tâche réconciliatrice entre deux mentalités : d’une part, celle des origines, de l’autre celle du pays d’adoption. Le double ou la dualité véhicule leur écrit et se réflète sur la structure et la forme de leurs récits. L’approche textuelle semble donc adéquate puisqu’elle nous permettra d’analyser les textes de Solé et de sinoué selon la même optique que ces auteurs ont adoptée pour la genèse de leur oeuvre. 

La narratologie, la focalisation de l’instance narrative, l’univers diégétique, la connotation ; par ailleurs la stéréotypie et la notion d’exotisme serviront de point de départ à cette étude. 

 

Robert Solé

Né au Caire en 1946, Robert Solé poursuit ses études chez les jésuites. Il quitte l'Egypte pour la France en 1964, à l'âge de 18 ans, il s'inscrit à l'école supérieure de journalisme de Lille. En 1969, il entre au journal Le Monde à Paris, dont il assume la correspondance à Rome puis à Washington pour enfin en devenir le médiateur et diriger le supplément littéraire du journal, "Le Monde des livres".

     Comment Solé se souvient-il de son passé ? Il révèle une passion infinie qui commence par se manifester envers l’Egypte moderne pour enfin aboutir à celle pharaonique. Il avoue dans le site dévolu :

Les arbres généalogiques poussent parfois étrangement, comme s’ils étaient le fruit de nos passions… Moi, l’Oriental, qui n’ai pas une goutte de sang français, j’avais presque fini par croire, sur les bancs de l’école, que mes ancêtres étaient gaulois. Aujourd’hui en Europe, je rencontre des Occidentaux tellement conquis par l’Egypte ancienne qu’ils ne sont pas loin de se reconnaître enfants des pharaons…
Il y a plus d’une façon de tomber sous le charme de ce pays. Le coup de foudre m’était interdit.
[2]

 

Robert Solé a publié cinq romans aux éditions du Seuil:Le Tarbouche (1992), Le Sémaphore d'Alexandrie (1994), La Mamelouka (1996), Mazag (2000) et Une soirée au Caire (2010).Il a écrit aussi divers essais ou récits historiques: Les Nouveaux chrétiens (1975), Le Défi terroriste(1979), L'Egypte, passion française (1997),  Les Savant de Bonaparte (1998),  Dictionnaire amoureux de l'Egypte(2001),  Le grand voyage de l'Obélisque (2004) et Bonaparte à la conquête de l'Egypte (2006). Il est également le co-auteur de plusieurs ouvrages : La Pierre de Rosette (2001), Alexandrie l'Egyptienne (1998), Voyages en Egypte (2003), Fous d'Egypte (2005), l'Egypte d'hier en couleurs (2009).

 

Gilbert Sinoué

Gilbert Sinoué est né au Caire en 1947. Après des études chez les jésuites, il vient à Paris en 1965 pour suivre son étude à l'Ecole normale de musique.

Ses débuts parisiens sont difficiles.Il se produit dans des boîtes de nuit, compose. Sinoué (2010) reconnait " Un jour, j'ai tout arrêté – l'approche de la quarantaine probablement- et j'ai commencé mon premier roman".

Gilbert Sinoué a publié douze romans: La pourpre et l'olivier, Avicenne ou la route d'Ispahan , L'Egyptienne, la Fille du Nil, Le livre de Saphir, L'enfant de Bruges, Des jours et des nuits, Les Silences de Dieu, La reine crucifiée, Moi, Jésus, Erevan, Le souffle du jasmin. 

Il a écrit aussi cinq biographies : Le dernier Pharaon, la dame à la lampe, l’ambassadrice, le colonel et l'enfant-roi (2006), Akhenaton, le Dieu Maudit.Un essai : à mon fils, une anthologie des penseurs orientaux : le livre des sagesses d'Orient et enfin un document un bateau pour l'enfer.

          Il est évident que pour Solé, l'Egypte constitue le seul centre d'intérêt alors que Sinoué se penche plutôt vers l'Histoire dans une démarche herméneutique : l'Histoire contient en germe à la fois le présent et l’avenir ; Une interaction, une interpénétration existe entre le passé et le présent pouvant proposer une genèse à "l'inextricable poudrière du Moyen-Orient" comme il l'affirme dans son œuvre. Au demeurant, l'Egypte reste une source intarissable pour leur faire couler tant d'encre. "Je suis égyptien de par le coeur, français de cerveau" affirme Sinoué et à Solé d'assurer "(l'Egypte), c’est un amour d'enfance". Cette double appartenance est bien confirmée par les écrivains. Leurs ouvrages en font preuve.

 

Le pourquoi de l’écriture

« La littérature fait parler le silence de l’Histoire » disait Lénine.

Solé et Sinoué ont vécu dans un pays, qui à un moment donné fut soumis à un régime stalinien. « En 1939, les Nazis avaient imposé aux juifs désireux de fuir l’Allemagne les mêmes conditions draconiennes » dit Sinoué dans son roman Le colonel et l’enfant-roi.

Ils ont fait connaissance avec le « mal » dans la première partie de leur vie, ils ont en fait l’expérience personnelle dont le résultat est d’avoir été forcés de quitter l’Egypte. Le rapprochement entre l’Allemagne nazie et l’Egypte d’après la Révolution de 1952 est donc évidente. Les deux écrivains condamnent ouvertement Nasser et le rendent responsable des maux dont souffre l’Egypte d’aujourd’hui.

À R. Solé d’affirmer « Depuis un siècle, l’Egypte a d’abord eu des vice-rois. Puis des Khédives. Puis un Sultan. Puis un Sultan qui est devenu Roi. Il ne reste plus à venir qu’un empereur, en attendant le pharaon »[3]

Et à Sinoué

Au regard de Nasser et de ses compagnons, nous étions devenus ces barbares (...) Il a suffi d’un homme pour que tout bascule. En Espagne, au XVe siècle, il a suffi d’une femme. Le Cire, Cordoue, Alexandrie, Grenade. En Espagne, aux yeux d’Isabelle la Catholique, les Juifs et les Musulmans figuraient ces barbares. Aux yeux du président-colonel, ce furent les Juifs et Chrétiens du Levant [4]

 

L’Egypte d’avant Nasser s’assimile selon l’écrivain à une grande civilisation disparue telle celle d’Andalousie.Tous les maux qui asseyent l’Egypte, « l’inextricable poudrière du Moyen-Orient » exigent une genèse, une explication qui ne pourrait trouver meilleur interprète que des natifs qui ont grandi au pays et par conséquent possèdent l’habilité pour disséquer et diagnostiquer cet Orient où ils ont vu le jour. D’ailleurs, ils ne le font qu’à la suite d’une longue période de résidence dans leur nouveau pays d’adoption : Solé gagne la France en 1964 et publie le Tarbouche en 1992, Sinoué se trouve en France en 1965 et publie Le Colonel et l’enfant-roi en 2006. Identité doube ou triple, Sinoué affirme « En écrivant Le Colonel et l’enfant-roi, je confirme mon identité égyptienne (...) » Il se reprend et ajoute « je porte une identité double : je suis égyptien par le coeur et français par le cerveau et la culture » Ce qui ne l’empêche pas d’avouer « L’occident est paranoïaque alors que l’orient est hystérique »[5].

L’égyptomanie aidant, les écrivains sont animés d’un désir de pédagogue : celui d’expliquer le Moyen-Orient.Selon eux, l’occident a fait l’erreur de conjuguer cet espace au singulier, alors qu’il fallait le conjuguer au pluriel. Ils s’attachent donc à montrer qu’il existe « autant de différence entre un Égyptien et un Marocain qu’entre un Français et un Danois »[6] par exemple. Et question plus grave encore : « En France, l’Eygpte n’est pas considérée comme faisant partie du monde arabe »[7]. La civilisation gréco-romaine sert de prototype, d’unité de mesure aux autres civilisations : l’écart différentiel entre les peuples européens doit nécessairement, selon les écrivains, exister ailleurs. C’est ce que confirme M. Emara lorsqu’il parle de la «particularité » de la civilisation arabe :

Certes, la civilisation gréco-romaine a imprégné la civilisation européenne moderne lui léguant son héritage et lui servant de patrimoine. Or, l’Europe n’a jamais été une nation contrairement aux communautés dont la civilisation arabo-islamique présente le point de départ, le renfort, le point de vue et la force. Notre civilisation est la seule à posséder un tel privilège se distinguant ainsi des anciennes grandes civilisations à aspect mondial.[8]

 

Identité double ou trouble ?

          La présente recherche interroge le rapport des deux écrivains de double appartenance avec leurs pays d’origine, ainsi que la notion d’exotisme dans cette dualité. Pour répondre à ces questions, j’ai choisi de prendre comme point de départ la formule qui affirme que « toute littérature est une propagande ».[9] « Le discours romanesque (est) formée de propositions à fonction persuasive combinées avec des récits offerts comme « preuves » ou « exemples de ces propositions. »[10]

C’est donc à partir d’un point de vue rhétorique que je propose d’aborder le roman de Solé Le Tarbouche. Notons d'abord, que Solé sollicite davantage le symbole, le discours allégorique qu'est le roman. Un tel discours fusionne la fiction et le réel pour dire l'Histoire et qui débouche sur le drame de la solitude de l’écrivain. Le roman de Solé se présente comme un texte narratif qui affirme la coexistence dans un même univers diégétique, d'événements et de personnages historiques et d'événements et de personnages inventés. Ce genre de romans prétend offrir une interprétation persuasive des éléments historiques traités."Le Tarbouche" raconte l'histoire de l'Egypte à partir de 1916 jusqu'aux débuts des années soixante, c'est à dire la nationalisation des biens par Nasser, et ce à travers le vécu d'une famille égyptienne d'origine syrienne.

Le discours à base narrative, interprétative et pragmatique offrira un schéma d’un triangle à trois composantes permutables : le récit, l’argument et l’injonction. Et si du point argumentatif, le narrateur dispose de trois domaines discursifs nommés par Aristote, le Pathos, le Logos et l’Ethos argumentatifs qui correspondent respectivement du point de vue narratologie, au récit syntagmatique des événements, au choix paradigmatique des personnages et à la focalisation de l’instance narrative, il suffirait d’appliquer ces trois concepts aux écrits objets de la présente étude pour en déduire les propositions et l’interprétation persuasive  de l’approche.

Il est évident que le discours romanesque qui alterne fiction et réalité tel Le Tarbouche se prête davantage à une telle approche  dans la mesure où l’univers diégétique permet la diversité des techniques caractéristiques de la fiction (focalisation de l’instance narrative sur un personnage inventé, ou instance narrative de type « omniscient », choix des événements et des personnages narrés, liberté d’attribuer à un personnage historique  des paroles et des actes impossibles de vérifier, ou les commentaires que ces personnages font sur d’autres inventés.)

La biographie littéraire ou les Mémoires d’Egypte de Gilbert Sinoué se donne moins à ces techniques. C’est que Sinoué recourt à la théorie et au concept, aux paradigmes des sciences humaines pour livrer sa vision des choses : son ouvrage offre au lecteur une documentation abondante sur les personnages et les événements depuis l'accession du roi Farouk au trône jusqu'à la mort de Nasser. Ce type de discours s'impose une fonction vraisemblabilisante et documentaire qui privilégie le procédé convenu d'appeler "new journalisme" qui préfère la narration "scénique" à celle "omnisciente", l'emploi de la troisième personne intime jamesienne , la description détaillée de la vie physique, sociale et affective des personnages.

Selon Aristote, le Pathos, c’est l’appel aux émotions du public « car, dit Aristote, l’on ne rend pas des jugements de la même façon selon que l’on ressent peine ou plaisir, amitié ou haine ». Il est donc question d’interroger la représentation à pas d’égalité de personnages historiques et d’autres inventés, de la sympathie ou de l’antipathie créée par la diégèse et par les différentes techniques discursives. Une approche allégorique nous est proposée dans Le Tarbouche marqué par son titre à connotation symbolique : déclin du Tarbouche et avec lui une époque bien heureuse.

Le récit de Sinoué, à son tour, véhicule de par le titre un argument dénotatif : l’immaturité de « l’enfant-roi » (notons que le Roi est qualifié d’abord d’enfant, trait marquant de la personnalité de Farouk qui a toujours été enfant et s’est trouvé par hasard Roi) face à la maturité du Colonel Nasser. « Chez lui, c’est avant tout le goût du jeu qui prime. Jamais il ne s’en départira »[11]  et

The Kid, comme le surnommait avec mépris Miles Lampson, « le gosse », refusera de grandir et préfèrera s’enfermer dans une adolescence perpétuelle. Ce que l’Histoire exigeait de lui était au-dessus de ses forces. Entre le sens austère du devoir et l’allégresse que procure la légèreté, il n’a pas eu à choisir. Il ne le pouvait pas[12]

 

Les débuts sont toujours révélateurs : le prologue, ici et là, oriente la lecture vers la dimension civilisationnelle de l’Egypte d’avant Nasser ouverte sur l’occident et qui aurait pu cueillir le fruit de cette orientation.

- Rapprochement ou plutôt comparaison entre Isabelle la catholique d’Espagne et Nasser, tous deux responsables de l’extinction, de la disparition d’une époque rayonnante et resplendissante. Ensuite, l’incipit s’ouvre sur l’origine du « Mal », à savoir l’an 1948 (guerre de Palestine) année décisive dans la genèse de « l’inextricable poudrière du Moyen-Orient ».

- Naissance en terre d’Egypte grâce à un médecin français : deux visées fonctionnelles servent ce début. D’abord, souligner la crise identitaire du personnage syrio-égypto-français tiraillé entre ces trois identités, ensuite le symbole de la « mère patrie », de la protection dont a besoin l’Egypte. Cette idée de la prise en charge culturelle de l’Egypte par la France, une responsabilité morale et « naturelle », trouve son écho bien souvent chez Solé. À titre d’exemple, l’expression de la jalousie d’un personnage femme à cause de la fascination de son mari par ce pays : « Elle (l’épouse de Edouard Dhellemmes) lui a encore fait une scène épouvantable après son dernier voyage au Caire. Comme s’il la trompait avec l’Égypte... »[13]

Mais aussi « la France nous a trahis », dira l’un des protagonistes lors de la guerre tripartite de 1956.Par ailleurs, le titre du chapitre premier «Le Sultan aimait La Fontaine » en manifeste pleinement. Solé accuse donc la France d’avoir manqué à sa responsabilité envers l’Egypte. Cette accusation se manifeste par un nombre de procédés, qui encourage d’abord et repose sur une lecture allégorique du roman. En premier lieu, le recours à la généralisation : au lieu de désigner le personnage par son nom (Edouard Dhellemmes), il se trouve signalé par le terme générique « Le Français » dont la portée allégorique recouvre la France à part entière moralement et naturellement protectrice de l’Egypte.

Ensuite, une construction binaire du roman se présente comme suit :

Les chapitres impairs du récit de Solé sont consacrés à un symbole occidental ou du moins de tendance occidentale. Le chapitre 1 est intitulé « Le Sultan aimait La Fontaine » ; le chapitre 3 « La basilique d’Héliopolis » qui raconte son édification par le baron belge Empain, le chapitre  5 « La gifle d’Ataturk » ,fondateur de la Turquie moderne laïque sur les ruines de l’Empire ottoman ; le chapitre 7 fait exception, il porte le titre de «Sidi Bishr 2 » ; le chapitre 9 « Un Général très sympathique » est voué au Général Mohamed Naguib, premier Président de la République après la Révolution de 1952mais ce chapitre relate en revanche, la guerre tripartite franco-anglo-israélienne de 1956 sur L’Égypte. Les chapitres pairs, en revanche, se reportent à l’univers diégétique : les chapitres 2 – 4 – 6 – 8 – 10 portent respectivement comme titre « Naissances d’après guerre – un bey de première classe – quartiers réservés – le magasin d’antiquités – ni parler ni paraître ». Une telle structure à base binaire donne à l’ambivalence : une lecture allégorique permettrait d’y voir le dédoublement ou la dualité qui partage le pays.

La biographie de Sinoué respecte toujours la même polarité : une structure bipartite du Colonel et l’enfant-roi qui s’affiche dès le titre même, révèle une vision manichéenne des choses. La première partie est réservée à l’avant-Révolution, ou aux jours heureux ; la deuxième partie à l’après-Révolution. Le double ou la polarité structurelle se manifeste explicitement chez l’un et l’autre des deux écrivains.

Sinoué dira dans son récit : « Le couple ne voit pas cette Révolution comme une tragédie (...) Ils ignorent alors qu’ils sont très éloignés de la vérité »[14]

L’écrivain s’interroge dans l’épilogue : « Aujourd’hui, l’Egypte est-elle plus riche ? Des têtes qui ont roulé, a-t-il jailli du blé et de l’or ? »

           Le « demi-tour synonyme de néant » de l’épilogue, c’est le détour, le virage ou la déviation qu’a fait l’Egypte en tournant le dos au monde occidental civilisé.

 Solé exprime aussi l’Égypte à différentes facettes dans son roman : « Une basilique au cœur d’une cité musulmane ! Personne ne semblait s’en douter »[15]ou « une Égypte aux traits forcés où tout semblait tragique et tout prêtait à rire »[16]. À l’un des protagonistes que l’on hue par « tête d’orientaliste » :

Le propriétaire de la tête finissait par se perdre dans toutes ces contradictions. Pas facile de concilier la patrie de ses pères et le regard du Très Cher Frère, ses ancêtres les Gaulois et cet Orient qui lui collait à la peau [17]

 

Outre la stéréotypie de la formule « Nos ancêtres les Gaulois » qui donne à rire, puisqu’enseignée dans toutes les colonies française sans prendre en compte l’origine des indigènes dont nécessairement les ancêtres n’étaient pas Gaulois, la crise identitaire se fait jour. L’effritement ou l’éclatement identitaire renforce cette idée signifiée par les écrivains : on a conjugué l’Egypte au singulier alors qu’il fallait la conjuguer au pluriel.

Sinoué exprime la même contradiction du pays : « Bizarrerie encore que ces égyptiens qui jouent en comptant les points en ...persan »[18]

« Ti kanis ? Dové vai ? Shabbat shalom ! Salam alékom! Günaydyn ! Gute nacht! Parev ! »[19]

          Cette Égypte « contradictoire » à différentes facettes révèle sa richesse civilisationnelle : la cohabitation de la pluralité et de la multiplicité sont des preuves de richesse non de contradiction.

Passons maintenant au Logos argumentatif d’Aristote (l’appel à la raison) ou narratologiquement parlant, au choix paradigmatique des personnages. Un glissement involontaire vers la condamnation de cet espace autant topologique que social se manifeste par le système des personnages mis au service de la diégèse.

Le peuple égyptien est marginalisé dans la représentation de Solé : personnages de statut inférieur, prisonniers de leur nature, ils sont le plus souvent victimes et/ou bourreaux : cinq personnages d’identité égyptienne pure, des « marginaux », forment le lot du peuple dans la diégèse.

*Un cocher-un serviteur-un copte sympathique imbibé de nationalisme décidé de porter le deuil et de ne l'enlever qu'avec l'indépendance de son pays- un révolutionnaire antipathique par la suite officier du régime de Nasser dont l'origine sociale modeste, la privation sexuelle, la misère sont à l'origine de sa révolte ( n'est-ce pas là un stéréotype occidental à excellence: celui qui justifie l'origine du terrorisme à trois raisons: misère-privation sexuelle- fanatisme )- enfin une jeune étudiante égyptienne adepte de l'émancipation de  la femme  et qui ne joue aucun rôle effectif dans la diégèse.

*Les scènes de barbarie et de violence (scène de l’abattoir) où la sauvagerie et la brutalité du bas-peuple se font l'écho de la régression, d'une infériorité attendrissante d'un peuple négativisé, peu efficace incapable d'assumer son indépendance débouchent sur l'expression de la subjectivité de l'auteur.

*Les quelquefois où les écrivains s'expriment franchement à l'endroit du peuple égyptien, ils laissent entrevoir l'image de l'impuissance, l'hypocrisie, la passivité, mieux encore l'abrutissement, la soumission et l'asservissement. Exemples à l’appui :

 Ils (les paysans égyptiens) ne nous aiment pas. Ils nous craignent seulement parce que nous sommes puissants (...) Devant vous, ils sont tout sourire et débordent d'activité. Mais dès que vous leur tournez le dos, ils ne respectent plus rien, sont paresseux et mous, sans aucune initiative. C’est une forme d'abrutissement qui dure depuis des siècles. (...)Pour comprendre ce pays, il y a deux mots que vous devez absolument connaître. Le premier est bokra qui veut dire ''demain''. Si on vous réclame quelque chose, vous répondez toujours bokra.Le deuxième mot (...) c’est maalech. IL signifie "ce n'est pas grave, ça ne fait rien" [20] dira Solé dans "le Tarbouche"

 

Quant à Sinoué

Fatalité. Combat perdu d'avance. Qu’importe ! Telle est la volonté du Tout-Puissant. Patience. Patience. Le peuple égyptien n'est fait que de patience. Demain mon petit. Demain, mon fils.Inch Allah. Tout ira mieux. N'oublie jamais : Perses, Grecs, Romains, Mamelouks, Turcs, Français, Anglais ; tout ce monde a battu en retraite et nous sommes toujours là[21]

 

La fatalité se double d’irresponsabilité : « Jamais auparavant ces paysans en uniforme ne lui étaient apparus aussi fragile, aussi mal fagotés : ils exprimaient toute la misère et toute la douceur d’une Egypte qui ne parvenait pas à se prendre au sérieux ».[22]

Nous sommes toujours au stade référentiel du cliché de " L'Egypte, berceau des civilisations" qui suggère que l’Egypte soit restée à ce niveau régressif sans s'être assuré la croissance, la maturité et le plein épanouissement civilisationnel.

          Pour l’Ethos argumentatif ou la focalisation de l’instance narrative, il convient d’abord de donner une idée rapide des protagonistes. Le père, Georges Batrakani, est le seul personnage à avoir une consistance propre. Il parvient à décrocher la sympathie du lecteur : actif, réussi et positif, il est cependant condamné en fin de compte à l’échec avec la disparition de son industrie florissante du Tarbouche après la Révolution de 1952. (Ceci correspond à l’extinction de toute une époque resplendissante). Sa progéniture fait figure de râtés : leur malaise identitaire se répercute sur leur parcours. Personnages fantoches, à profil caricatural, ils cherchent chacun un refuge identitaire dans un domaine quelconque : André, l’aîné se réfugie dans la religion (adhésion aux Jésuites), Michel, indécis, n’arrive pas à se décider à se marier. Il est proie à un imaginaire personnel : vouant à la personne du Sultan Hussein Kamel une admiration sans mesure, il est incapable de se rendre à l’évidence que le Sultan, auquel il est attaché par un simple incident d’enfance, n’est pas un personnage historique aussi riche : d’ailleurs, il ne pourra jamais compléter sa documentation sur ce personnage pour en faire un sujet de thèse. Alex, futile et ironique, est un bon à rien et enfin, Paul l’occidentaliste qui épouse une Suissesse... toute la progéniture quitte l’Égypte pour l’Europe.

L’identité indéfinissable des personnages se maintient avec le maintien du Tarbouche ; une fois ce dernier disparu, les personnages s’estompent.

          Conscient du fait que la langue est une composante essentielle de l’identité, Solé s’attarde à montrer le préjudice dont était couverte la langue arabe. Celle-ci est discréditée : elle est un outil de barrière sociale, un indice de déclassement social. « A vrai dire l’exemple venait de haut : le roi Fouad connaissait mal l’Arabe et le Conseil des ministres se tenait généralement en Français... »[23] L’Arabe est réservé au bas-peuple « Le simple fait de prononcer ces quelques mots en arabe lui avait permis de reprendre ses esprits et de dresser une barrière invisible entre eux. Car chaque langue avait sa fonction. Aucun Batrakani n’aurait songé à traduire maalech par « ça ne fait rien » ou à remplacer mabrouk par « félicitations ».  L’amour, en revanche, ne se concevait qu’en français – ou en anglais, à la rigueur, au cinéma. Un « je t’aime » en arabe eût été risible, presque obscène... »[24]

L’ethos (l’autorité de l’orateur) ou l’instance narrative est assumé par le personnage de Michel, le plus sincère et le plus crédible des personnages. Imbibé de littérature, il prend la tâche de rédiger son journal. On peut y reconnaître la personne de l’écrivain même Robert Solé.  Il avoue à la fin du roman

C’est vrai, habibi, personne ne nous a obligés de quitter l’Égypte, alors que d’autres en ont été expulsés. On a seulement fait en sorte que nous nous poussions nous mêmes dehors. Et ça, vois-tu, c’est beaucoup plus douloureux qu’un coup de cul !

(...) Les formules lapidaires s’adaptent mal à une histoire en demi-teinte comme la nôtre. Nous n’avons pas été expulsés. Nous ne nous sommes pas poussés dehors. La vérité est entre deux. Nous avons toujours été entre deux : entre deux langues, entre deux cultures, entre deux Églises, entre deux chaise... «Ce n’est pas toujours confortable, mais nos fesses sont faites ainsi», disait mon père. Et pour peu qu’on ait été, comme moi, marginal dans ma propre communauté...

Étant entre deux, nous aurions dû servir de trait d’union. La vérité oblige à dire, que nous n’avons pas souvent joué ce rôle, préférant d’être à part et rester au-dessus de la mêlée. [25]

         

Outre la perspective rhétorico-argumentative et narratologique, la méthode de l'approche historique est significative. Solé opte pour le mode épique puisqu'il choisit le roman comme cadre d'événements historiques. Cependant, son approche sociale et économique ne touche en rien la société égyptienne mais se rattache à une minorité levantine qui subit et commente les différentes manifestations de la conjoncture politique et économique dans la quelle elle vit sans en être vraiment concerné. Ce compte rendu éclaté et effrité se veut l'image de l'isolement social d'une identité minoritaire.

Sinoué opte pour le drame de la solitude et de l'individualité. Relater l'Histoire à travers des individus qui décident du sort de leur peuple constitue sa perspective univoque de l'Histoire considérée comme le fruit d'un parcours individuel.

D’après cette approche, la Révolution de 1952 et ses suites seraient le fait d’une coïncidence : le titre de son ouvrage « Le Colonel et l’enfant-roi » relie la destinée et le sort d’un peuple à l’œuvre d’un individu. Sans l’immaturité de Farouk, l’Égypte n’aurait pas basculé dans l’obscurantisme, n’aurait pas opéré ce « demi-tour ».

 

La stéréotypie, support idéologique

Une forte stéréotypie marque les œuvres. Le stéréotype thématique fonctionne comme cadre d'une certaine idéologie nationaliste française. Nostalgie de l'ordre et de la grandeur (expression du paranoïaque signifiée plus haut par Sinoué) perdues voient le jour à travers une mise en culpabilité de la France d'avoir manqué à sa responsabilité envers l'Egypte. "La France nous a trahi" dira l'un des protagonistes de "Le Tarbouche". De même, l'expression exacerbée de l'égyptomanie manifestée par l'un des personnages (jalousie qu’éprouve l’un des personnages à cause de la fascination du mari par l'Egypte "Comme s'il la trompait avec l'Egypte"), l'érotisme et l'exotisme dans les deux œuvres marquent un espace de dépaysement, de poésie au lectorat français.

La représentation des personnages historiques manifeste pleinement la stéréotypie : Les gouverneurs d'Egypte de la lignée de Mohamed Ali répondent tous sans exception à une image fantaisiste, voire caricaturale : une forte stéréotypie marque leur portrait, on n'y voit qu'uniformisation et idée toute faite. Au physique comme au moral, ce n'est que faiblesse et humour "aboiement royal" du Roi Fouad, "immaturité et inexpérience de la jeunesse" de "l'enfant-roi" Farouk.

          Les autres personnages historiques n'ont aucune consistance propre, ils n'apparaissent qu'à travers des dialogues et des polémiques stériles.

Les personnes intéressées prennent l’Histoire comme témoin de leur prétention en laissant de côté les facteurs économiques et sociaux dans le processus de la détermination du trajet historique. Ils prônent des slogans déclarant que les facteurs matériels et les conflits entre classes sociales et les conditions économiques ne tranchent jamais les conflits historiques et ne détermine guère son trajet. Ces facteurs ne sont que les fruits de miracles accomplis par des héros et les idées forgées par des individus exceptionnels et doués. Les capacités de ces rares individus ne sont pas en relation avec la situation matérielle et sociale de leur pays d’origine.[26]

         

Les personnages historiques d’après la Révolution de 1952, jouissent en revanche, d’un développement plus intéressant. Les deux écrivains puisent à plein dans un stock de stéréotypies et de clichés à référence culturelle occidentale : Nasser, par exemple, est synonyme de totalitarisme, arabisme, antisémitisme, etc.... tout un registre qui consacre une idée type de Nasser  fonctionne chez Solé selon les rouages du cliché du tyran. Les officiers du régime sont désignés par « un officier de police au visage de hibou », et « un hibou encore plus insolent ».

Sinoué qui offre au lecteur une biographie à base documentaire centre son ouvrage sur une idée fixe : Nasser ne cherche que la gloire personnelle. En examinant la bibliographie ou la documentation de Sinoué, elle s’est avérée être constituée de 28 ouvrages de références : huit rédigés par des écrivains arabes et vingt par des Français).

Autre exemple de stéréotypie, l’image de Mohamed Naguib chez Solé : il lui consacre un chapitre intitulé « Un Général très sympathique » et reprend ainsi cette représentation archétypique du charisme du leader national.

Dernier exemple de stéréotype, c’est l’image de Sadat chez Sinoué.

Au nom de Sadate, est accolé l’étiquette de nationaliste échevelé. Miraculeusement, l’homme échappera à toutes les purges et à toutes les disgrâces, immuable, tel le sphinx. Ce cheminement s’explique par la personnalité même du personnage. Tous ceux qui l’ont connu expriment le même jugement : il n’inquiétait personne. Il faisait rire. Il amusait la galerie avec ses nokats, inoffensif, il passait, semble-t-il, aux yeux de Nasser pour un tartour, ce qui pourrait se traduire par « bouffon ». D’une certaine façon, on pourrait le comparer à Tiberius Claudius, devenu empereur par hasard après la mort de Caligula. Épileptique et bègue, personne n’eut misé un sou sur son avenir. Le jour de l’assassinat de Caligula, les prétoriens l’avaient découvert, tapi derrière les rideaux dans un coin du palais et l’avaient porté au pouvoir moyennant 15000sesterces par prétorien. Et pourtant, contre toute attente, ce fut un grand empereur. Nommé en 1969 vice-président par Nasser, pour toutes les raisons évoquées plus haut, Sadate fut aussi un grand président. [27]

         

L’exotisme forme la deuxième composante du stéréotype. De par la thématique même, le titre  Le Tarbouche de Solé s’avère être exotique. Mais cet exotisme n’apparaît qu’en tant que signes. Parce que l’écrivain ne peut nier son origine égyptienne, il ne peut donc pas prétendre à la fascination : « Né au Caire, ayant vécu là-bas jusqu’à l’âge de dix-sept ans, je ne pouvais être de ceux que l’Egypte saisit brutalement et ensorcelle »[28].

Le cliché de l’exotisme ne peut trouver de place dans l’œuvre que sous forme d’imagerie culturelle ou de théâtralité anecdotique. Bien de détails exotiques parsèment le récit et s’offrent au lecteur français pour combler un horizon d’attente qui le sera à perfection.

Art culinaire, fêtes populaire et religieuse, loisirs, religion, coutumes, superstitions, moyens de transport, médecine, presse, enseignement, vêtements, tout un processus d’informations qui font du roman de Solé un véritable document référentiel sur le vécu quotidien de cette époque.

Solé excelle dans la translitération de termes exotiques  accompagnés ou non de leur explication ou des qui leur correspondent en français :molokheya, konafa, echta, kobeiba, foul...Soffragui, chaouiche, mouazzaf... avnue de Choubra, jardin de l’Ezbekeya, cinémas (Métro- Daher), hôtels (Shepheard, San Stefano), clubs (Guezira, Heliopolis), metteurs en scènes (Georges Abiad- Youssef Chahine), chanteurs, journaux etc...

          Sinoué use du même registre mais de façon beaucoup plus restreinte. Ne sont cités que des éléments qui sont en rapport avec les personnages essentiels : par exemple les lieux fréquentés surtout par Farouk, la vie de loisirs qu’il menait ouvre grande la voie à une description de la vie culturelle dans l’Égypte de l’époque.

Cependant, il faut préciser que tout cet attirail exotique est mis en relation avec la minorité levantine : le peuple égyptien ne trouve pas de place chez Solé.

Un autre stéréotype thématique et qui constitue un ressort narratif très important surtout chez Solé, c’est la figure féminine. La femme sert de ressort à deux variantes, l’érotisme et l’exotisme. Maguy, personnage de Le Tarbouche mène une vie sexuelle sans tabou : elle trahit sa soeur en ayant une relation amoureuse continue et interdite avec son beau-frère, elle accumule les amants et Solé prend plaisir à décrire en détails ses aventures amoureuses.

Érotisme et exotisme, ces stéréotypes thématiques ainsi que ceux structurels (élaboration globale du récit qui oppose le tiers-monde chaotique mais attendrissant au monde civilisé mais démoralisé) s’inscrivent dans une idéologie occidentale qui a voulu s’attarder au tiers-monde et que l’on a appelé « le tiers-mondisme ».

Rappelons d’abord la signification de la notion de "tiers-mondisme" : au début du XXe siècle, Lénine est probablement l'un des premiers leaders à avoir identifié et exploité cette problématique dans son ouvrage "L'impérialisme, stade suprême du capitalisme". Il y souligne les nouvelles formes du néo-colonialisme qui a pris la relève du colonialisme traditionnel, dépendance " économique et culturelle", "échange inégal" ou "effet de domination". L'expression "tiers-monde" est utilisée pour la première fois en 1952, par Alfred Sauvy, un économiste et démographe français qui écrit : “car enfin, ce tiers-monde ignoré, exploité, méprisé comme le tiers-état, veut lui aussi, être quelque chose".

Aux décennies 50-60, une querelle oppose les libéraux aux radicaux. Le complexe idéologique radical peut se définir comme suit : le procès de l’Occident mené grâce à l’évocation d’un espace, le tiers-monde, à la fois victime et régénérateur potentiel d’un ordre international injuste.

Deux tendances viennent s’y ajouter :

-                le tiers-mondisme orienté vers l’apocalypse révolutionnaire.

-            le discours de culpabilité insistant sur la responsabilité occidentale dans la misère et la dépendance des pays sous-développés.

Il est à noter que ce clivage forme une continuité avec la tradition marxiste-léniniste.

Pour l’idéologie libérale, le sous-développement est considéré comme le résultat d’éléments externes aux pays pauvres : il est un facteur exogène des sociétés du tiers-monde. À partir de 1976, le constat du décès du tiers-mondisme se fait jour : « le droit des peuples est devenu le principal instrument d’étranglement des droits de l’homme »[29]. Le triomphe des nationalismes du tiers-monde devait aboutir à un progrès dans le sens de la morale : au contraire les révolutions de libération et d’indépendance se sont transformées en actions d’asservissement et de répression.

          L’idéologie du tiers-mondisme devient une « bête à abattre »[30]. Émerge alors le thème des « droits de l’homme », l’expansion du mouvement « ONG » (Organisation non gouvernementale d’intérêt public ou humanitaire) s’en font les nouvelles novations.

Si dans les années 80, cette notion de tiers-mondisme révèle sa fragilité sur le plan intellectuel et social (nous sommes encore loin des expressions de la violence en provenance du tiers-monde et qui touche et affecte le monde occidental et qui ne cessent de se manifester jusqu'à nos jours), aujourd'hui, cette notion trouve un ancrage assez fort dans l'intellect et le social occidental et français pour l'avènement du tiers-monde en nouveau sujet de l'Histoire.

 

 

Conclusion

          Un si long développement de la définition et de l’historique de la notion de tiers-mondisme, était bien nécessaire pour expliquer la genèse des œuvres interprétées. D’une part, Solé en tire une veine radicale, celle de l’accroissement de la misère dans le tiers-monde et la culpabilité occidentale. Sinoué, d’autre part, y voit cette « bête à abattre », cette « inextricable poudrière du Moyen-Orient » nouveau sujet de l’Histoire.

L'espace mnésique du pays de naissance se réduit donc chez Solé et Sinoué à un espace de poésie où l'on exprime la nostalgie, l'attachement. En réalité, ces écritures s'inscrivent dans le cadre de l idéologie du tiers-mondisme avec ses variantes. L'Egypte se réduisant en fait à « un espace de poésie où se fourvoie le volontarisme de clercs de "second rang" » [31] qui s’efforcent de s’affirmer en leur nouveau pays d’adoption, de s’y justifier et de s’y intégrer à pleine part. 

 

 

Corpus

  •  SOLÉ, R (1992) : Le Tarbouche, Seuil, Paris,
  •  SINOUÉ, G (2006) : Le colonel et l’enfant-roi, JC Lattès, Paris.

 

RÉFÉRENCES

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  •  AFFERGAN, Francis. Exotisme et altérité. Paris : PUF, 1987
  • AMORIM, Marilia. Dialogisme et altérité dans les sciences humaines. Paris :
  • L’Harmattan, 1996 
  • ARKOUN, Mohammed. Imaginaire social et leaders dans le monde musulman contemporain. Arabica, tome XXXV, 1988
  • MARTIN Denis-Constant. L'identité en jeux : pouvoirs, identifications, mobilisations, recherche internationale. Karthala, 2010 
  • AUTHIER-REVUZ, Jacqueline. « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive : éléments pour une approche de l’autre dans le discours, » DRLAV, n° 26.  1982
  • Brauman, Rony.  Introduction – Ni tiers-mondisme, ni cartiérisme, in R. Brauman (dir.), Le tiers-mondisme en question, Paris, Olivier Orban, 1986
  • BROCAS, Alexis. Le partage de midi in Le magazine littéraire 2010/6 (n°498).
  •  Bruckner, Pascal. Les sanglots de l’homme blanc. Sous-titré Tiers-monde, culpabilité, haine de soi, Seuil 2002
  • COVANTI, Véronique. Exotisme en communication interculturelle : dance, rencontre et mouvement vers l’altérité, Université du Québec à Montréal, 2007 
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  • HAMON, Philippe. Un discours contraint, In Poétique n°16, 1973
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  • LUTHI, Jean-Jacques. Entretiens avec des auteurs francophones d’Égypte et fragments de correspondances. Paris : Harmattan, 2008
  • LUTHI, Jean-Jacques. L’Égypte des rois. Paris : Harmattan, 2000 
  • MOURA, Jean-Marc.L'image du tiers-monde dans le roman français contemporain
  • Paris: PUF, 1992
  • NIZAN, Paul. La littérature révolutionnaire en France, La Revue des Vivants, 1932  
  • PAGEAUX, Daniel-Henri. De l'imagerie culturelle à l'imaginaire, Synthesis, VIII, 1981
  • Pelletier, Denis. « Tiers-mondisme (crise du) », in Jacques Julliard, Michel Winock (dirs.), Dictionnaire des intellectuels français – Les personnes, les lieux, les moments. Paris : Seuil, 1996
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  • W. HALSALL, Albert : Le roman Historico-didactique. In Poétique n°57, 1984

*  Virginie Brinker : Tzvetan Todorov : Réflexions sur l’exotisme

 http://laplumefrancophonee.wordpress.com/2008/08/01/tzvetan-todorov-nous-et-les-autres/

[3]Robert SOLÉ, Le Tarbouche

Editions du Seuil, France, 1992. P. 118

[4]Gilbert SINOUÉ : Le colonel et l’enfant-roi

JC Lattès, Paris, 2006.

[5]Propos de Sinoué dans une conférence tenue à la Faculté Al-Alsun, Université Ain Shams en Octobre 2010.

[6]Ibid.

[7]Ibid.

 محمد عمارة: دراسات في الوعى بالتاريخ[8]

دار الوحدة، بيروت1981، ص 14-15

{ان حضارة الاغريق واليونان قد طبعت الحضارة الاوروبية الحديثة، وأصبحت لها تراثا، ولكن أوروبا ليست أمة واحدة ولاقومية واحدة، كما هو الحال بالنسبة للجماعة البشرية التى تمثل الحضارة << العربية ـ الاسلامية >>بالنسبة لها المنطلق والحصن ومنظار الرؤية والسلاح ... فهى ميزة تنفرد بها حضارتنا وتتميز عن الحضارات العريقة ذات الطابع العالمى.}[8]

[9]Paul NIZAN : La littérature révolutionnaire en France

1932. « Toute littérature est une propagande. La propagande bourgeoise est idéaliste, elle cache son jeu, elle dissimule les fins qu’elle poursuit en secret… » 

[10]Albert W. HALSALL : Le roman Historico-didactique

In Poétique n°57, 1984 p.104

[11]Le Colonel et l’enfant – roi p.26

[12] Id. p.30

[13]Le Tarbouche, p.142

[14]Le Colonel et l’enfant-roi ; p.154

[15]Le Tarbouche; p.123

[16]Id. p.130

[17] Id. p. 164

[18]Le Colonel et  l’enfant-roi ; p.83

[19] Id.; p. 12

[20] Le Tarbouche, p.131

[21] Le Colonel et l’enfant-roi, p. 10-11

[22]Le Tarbouche, p. 209

[23] Id. ; p. 181

[24] Id., p. 238

[25] Id. pp. 411-412

محمد عمارة: دراسات في الوعى بالتاريخ[26]

دار الوحدة، بيروت، 1981ص 21

<< أصحاب المصلحة يتخذون التاريخ شاهدا على مزامعهم ويبعدون العوامل الاقتصادية والاجتماعية فى تحديد مسار التاريخ: يرفعون شعاراتهم التى تقول ان التاريخ لايحسم صراعه ولايحدد مساره العوامل المادية والصراعات الطبقية والاجتماعية والظروف الاقتصادية، وأن هذه العوامل ليست أكثر من "ثمرات" لمعجزات صنعها "الأبطال"ولأفكار قدمها "أفراد" أفذاذ موهوبون، لاعلاقة لموهبتهم بالقاعدة المادية والاجتماعية للمجتمعات التى فيها ينشأ هؤلاء الافراد الافذاذ  « !

[27] Le colonel et l’enfant-roi, pp. 157-158

[29] LACOSTE, Y (1985): Contre les anti-tiers-mondistes et contre certains tiers-mondistes, La Découverte, Paris,  p.33

[30] Le Monde diplomatique, mai 1985, dont le dossier central s’intitule « Le tiers-mondisme : une bête à abattre »

[31]Jean-Marc Moura.  L’image du tiers-monde dans le roman français contemporain

PUF, Paris, 1992 p103

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Résumé

Procédé incontournable dans le discours, la comparaison est régie par un mécanisme syntaxique original, à la fois très complexe et complet. Contrairement aux autres propositions subordonnées où toute la charge sémantique et le fonctionnement syntaxique sont focalisés par le terme subordonnant, la comparaison est exprimée par un système équilibré, une véritable chaîne syntaxico-sémantique reposant sur quatre éléments concomitants, impliqués et modulés par un contexte discursif fort. Il s’agit d’une véritable structure où les différentes composantes, en assumant chacune une fonction spécifique et déterminante, sont unies par une complémentarité sans faille tant du point de vue syntaxique que sémantique comme les différents maillons d’une chaine.   

Mots clés : chaîne syntaxico-sémantique, comparaison, comparé, comparant, comparatif, tertium comparationis, contexte

 

Abstract

An essential process in speech, comparison is governed by an original syntactic mechanism, both very complex and comprehensive. Unlike other subordinate clauses which head semantic load and syntactic operation focused on the subordinate term, the comparison is expressed by a balanced system, a real semantic syntax chain based on four concomitant, involved and modulated by a strong discursive context. It is a real structure in which different components, each taking a specific and decisive function are united by a perfect complementarity both from syntactic and semantic standpoints.

Keywords: Syntactic semantic chain, comparison, compared, comparing, comparative, tertium comparationis, context.

 

 

Introduction

Procédé incontournable dans toutes les langues, la comparaison est au cœur du processus de création et de renouvellement du langage. En effet, pour nommer une réalité mouvante, dont les limites ne cessent de s’étendre au plan historique, géographique, culturel et même technologique, pour décrire le monde à travers des perspectives nouvelles, la langue s’enrichit constamment d’images nouvelles, le plus souvent exprimées par le biais de la comparaison ou de la métaphore.

Sous ce rapport, la comparaison se présente comme l’un des procédés majeurs les plus usités de la langue. C’est dans une certaine mesure ce qui explique l’intérêt majeur que les écrivains ont de ce procédé au regard notamment de sa capacité à coder le discours en admettant une lecture de second degré par le biais des images très riches qu’elle permet d’exprimer.

Dans ce sillage, beaucoup d’études sur la comparaison sont orientées vers une perspective stylistique. Nous pouvons citer à ce propos, entre autres, le texte de PISTORIUS G. « La structure des comparaisons dans "Madame Bovary" »[1], celui de BOKA Marcelin, Comparaison et métaphore, fonction et signification dans le vieux Nègre et la médaille de Ferdinand Oyono[2]ou encore l’ouvrage de BAL, Willy, La comparaison. Son emploi dans « Gaspard des montagnes » d’Henri Pourrat[3].

Fondamentalement, ces travaux sont d’un intérêt notoire dans la mesure où ils permettent d’appréhender l’origine, la nature des images dans les œuvres étudiées et leurs fonctions par rapport aux préoccupations fondamentales, esthétiques comme thématiques, des écrivains en question. Ils ont, pour la plupart, abouti à des résultats probants qui ont permis, à travers les images, de déterminer le style particulier  des écrivains et, dans une certaine mesure, leur vision du monde.

Cependant, au-delà de cette perspective stylistique où le procès comparatif est appréhendé, dans le discours littéraire ou dans le discours usager, comme une figure de style, une figure de rhétorique, à visée ornementale ou à visée pragmatique, la comparaison, faut-il le rappeler, est avant tout un procédé grammatical fondamental, qui met en avant des implications linguistiques, tant au plan syntaxique que sémantique, riches et variées. Mais de façon plus remarquable, si pour la plupart des différents procédés linguistiques le système syntaxique repose sur un terme focal, la comparaison, quant à elle, s’exprime par une chaine syntactico-sémantique complexe qui met en jeu différents constituants solidaires à l’intérieur d’une véritable structure, où chaque élément joue un rôle spécifique mais solidaire à la fonction assumée par tout autre élément de ladite structure. La comparaison repose donc sur des maillons essentiels, quatre éléments concomitants : le comparé (cé), le comparant (ca), le comparatif et le sème commun ou tertium comparationis.

 Ainsi, il serait intéressant de déconstruire, de disséquer le système comparatif pour étudier les fondements syntactico-sémantiques qui régissent les éléments qui la composent et le rapport de concomitance qui les relie. Au-delà de ces quatre maillons essentiels, il sera également question de déterminer le rôle décisif du contexte dans l’expression de la comparaison pour voir comment il module sémantiquement la comparaison en amont comme en aval.

 

1. Le comparé (cé) : terme de base

Parmi les quatre maillons de la chaine syntaxico-sémantique qui fonde la comparaison, le comparé constitue l’élément de base qui fait partie de la chaîne normale du discours et de l’isotopie du texte. En fait, il s’agit d’un élément (être, chose, procès…) exprimé normalement dans le discours, mais qui, supposé moins connu ou pour des besoins de caractérisation ou d’éclaircissement, est mis en relation avec un autre élément par l’intermédiaire d’une caractéristique qu’ils ont en commun.

Le comparé, élément cotextuel[4] normal, ne s’érige pas comme une figure ou encore comme un trope dans la mesure où il ne marque pas de rupture par rapport à l’isotopie du texte. C’est ce qui fait dire à Henri SUHAMY : « Les comparaisons soulignent les similitudes entre les choses, mais ne changent pas le sens des mots »[5].

En effet, dans l’exemple suivant : 

Et quelle qualité de sang ? Du sang aussi pauvre que les menstrues d’une vieille fille sèche.

                                        Les Soleils des indépendances[6], p.138

 

Le comparé sang est un constituant normal de l’énoncé, il est une partie intégrante de l’isotopie du texte et le segment textuel qui précède le prouve explicitement : « et quelle qualité de sang ». Cependant, contextuellement le sang dont il est question  pose un problème de caractérisation en degré et en qualité tel qu’exprimé par l’interrogation : « quelle qualité de sang ? ». C’est justement ce besoin de caractérisation qui rend impératif le recours à une expansion syntaxique (le comparant), la mise en corrélation avec un élément à visée déterminative, emprunté hors des segments du texte à travers une structure analytique marquée par la présence d’un comparatif. Ce qui nous conduit à affirmer que le comparé n’est pas une figure en soi, il est l’élément qui, du fait de son incomplétude sémantique, de son besoin de caractérisation, déclenche le recours à l’image. Dans cette veine,  FROMILHAGUE et SANCER affirment dans leur Introduction à l’analyse stylistique :

 la comparaison pose un rapport explicite entre un comparé (cé) et un comparant (ca) qui restent distincts […]. La comparaison est analytique et présuppose en principe une volonté de clarté [7].

 

Cette « volonté de clarté », élément catalyseur de la comparaison, permet de pallier les différents types d’insuffisances ou de « lacunes » sémantiques inhérents au terme comparé. Nous le savons, les mots en soi sont vagues, et les usagers de la langue ont constamment recours à la détermination (épithète, complément, relative etc.) pour rendre précis leur discours. Le recours à une forme comparative obéit au même principe de détermination, de caractérisation, d’illustration pour suppléer à ce déficit ou cette imprécision sémantique lié au comparé.

Si nous nous référons de nouveau à l’exemple que nous avons tiré des Soleils des indépendances de KOUROUMA, l’auteur, par le biais du sous-entendu exprimé à travers l’interrogation, émet un jugement négatif et péjoratif sur le sang, mais on ne peut mesurer avec précision le degré de pauvreté de ce sang. L’expansion syntaxique du terme par le biais du système comparatif avec la convocation d’un élément hors texte, le comparant (« les menstrues d’une vieille fille sèche »), qui porte de façon plus manifeste cette caractéristique permettra de préciser l’information. Ce qui permet d’avoir une vision plus nette sur le caractère médiocre de ce sang dont parle l’auteur. Dans l’exemple ci-dessous :

Elle avait perdu son mouchoir de tête et sa chevelure courte était emmêlée comme un champ de fonio après un ouragan.                 

                         Les Bouts de bois de Dieu,  p.54

 

Ousmane SEMBENE émet, certes, une information sur le comparé chevelure en affirmant qu’elle était courte et emmêlée, mais nous ne pouvons, à partir de cette simple information, saisir comment et à quel degré cette chevelure était désordonnée. Ce n’est que grâce à la convocation d’un autre élément (un champ de fonio après un ouragan), une image qui illustre de façon on ne peut plus clair et avec un brin d’ironie cette caractéristique, que nous parvenons à saisir expressivement le degré d’emmêlement, de désordre qui caractérise la chevelure de cette femme.

En somme, on pourrait simplement définir le comparé comme un premier maillon, élément du discours porteur d’une information soit incomplète, imprécise ou inexpressive et qui, ce faisant, fait appel à un autre élément qui porte cette information ou plutôt caractéristique de façon plus manifeste, plus claire et plus expressive. Cet autre élément convoqué est appelé comparant.

 

2. Le comparant (ca) : terme « ressource » associé

Le comparant est un constituant contextuel qui ne fait pas partie de la chaine normale du discours. Il s’agit d’un terme ressource, un élément associé, emprunté hors du texte pour étayer un élément de la chaine du discours, le comparé. Il assume ainsi une fonction déterminative primordiale vis-à-vis du comparé à qui il doit sa présence dans les segments du texte :

La Grande Royale seule bougeait. Elle était, au centre de l’assistance, comme la graine dans la gousse.

                                         L’Aventure ambiguë, P.57

 

Nous voyons clairement que sémantiquement le comparant, « la graine dans la gousse », n’est pas un constituant logique de ce segment textuel, il n’est pas en adéquation avec l’isotopie du texte. Toutefois, sa présence dans ce contexte, certes inopinée, est d’une importance capitale au plan sémantique. En effet, il constitue le support de caractérisation, l’instrument de mesure approprié, le moyen d’illustration qui permet de cerner avec exactitude et précision les contours et les manifestations du comparé. Ainsi, « la graine dans la gousse » constitue l’image la plus expressive et la plus pertinente pour illustrer la prestance de la Grande Royale au milieu de la foule. Nous constatons donc que la présence du comparant est motivée par le comparé dont il permet de compléter le sens, apportant ainsi plus d’expressivité, de clarté et de précision.

Par ailleurs, il convient de remarquer que le comparant ne survient jamais ex nihilo, il doit être subtilement choisi pour mieux présenter et illustrer le comparé. Ainsi pour Bernard DUPRIEZ, «Le choix du comparant est soumis à la notion, exprimée ou sous-entendue, que l'on veut développer à propos du comparé[]» [8] .

Le  comparant doit non seulement partager avec le comparé une même caractéristique, mais, qui plus est, pour être efficace dans son rôle de détermination, il doit porter cette caractéristique de façon plus efficiente, de façon plus claire et plus attrayante. Mieux, Cette caractéristique doit faire partie de ses propriétés, des stéréotypes qui le spécifient. Posons à ce propos cet extrait de Ville cruelle[9] d’Eza BOTO :

Mon cacao était bon. Il était sec, sec comme des brindilles, oncle.    

                              Ville cruelle, p.54

 

Dans cet extrait, nous voyons Banda tenter de justifier à son oncle que son cacao, confisqué, était de bonne qualité, c’est-à-dire que les graines étaient sèches. Pour être plus persuasif, au-delà de la répétition du qualificatif sec, il le met en rapport avec les brindilles dont le propre, la spécificité indéniable, est d’être sèche. Cette propriété inhérente au comparant permet d’illustrer et de rendre manifeste le caractère sec des graines de cacao de Banda et d’attester de leur bonne qualité.

Aussi, nous pouvons dire que le comparant, pour jouer véritablement son rôle, doit porter de façon plus manifeste cette même caractéristique notée au niveau du comparé et doit être reconnu comme tel.  C’est de cette manière qu’il peut participer à mieux illustrer et caractériser le comparé par une sorte de transfert de sèmes, en lui attribuant les propriétés qu’il porte :

Le cousin avait laissé des femmes aussi fécondes que des souris.

                                   Les Soleils des indépendances,  p.113

 

Pour exprimer la fécondité extraordinaire des femmes laissées par le défunt cousin Lacina, des femmes que Fama, qui peinent à avoir des enfants, va hériter, rien de tel que les souris. Dans le langage courant, on note souvent l’expression « portée de souris » pour mettre en évidence cette faculté singulière des souris à procréer plusieurs souriceaux à la fois. La fécondité exceptionnelle des souris étant une caractéristique reconnue par tous, cette propriété remarquable permet à l’auteur, par ce transfert de sèmes que nous évoquions tout à l’heure, de mettre en évidence, certes, avec un peu d’exagération (comparaison hyperbolique), mais avec une grande expressivité cette qualité des femmes dont doit hériter Fama, qualité d’une importance capitale par rapport à la situation que vit ce dernier (la stérilité supposée de sa femme).

Le comparant, à travers cette caractéristique qu’il porte de façon notoire, apparait ainsi comme la référence qui permet de mesurer quantitativement et surtout qualitativement le comparé. Dans cet exemple que nous venons de voir, nous remarquons clairement comment le comparant souris permet de mesurer le niveau élevé de fécondité des femmes de Lacina. Cet autre exemple très expressif extrait de l’Aventure ambiguë peut illustrer notre propos :

Le pays Diallobé, désemparé, tournait sur lui-même comme un pur sang pris dans un incendie.

           L’Aventure ambiguë, p.22

 

Le pays Diallobé était désemparé, de façon imagée, il tournait sur lui-même. Mais pour mesurer qualitativement cet état de désemparement, il faut poser une référence pertinente, qui présente mieux cette caractéristique. L’image du cheval « pur sang pris dans un incendie » est d’une expressivité sans commune mesure pour illustrer un état de désemparement, de perdition.

          Toutefois, dans ce processus d’évaluation, le rapport unissant comparé et comparant doit être identifié et modulé. Ce rôle est assumé par un troisième constituant du système qui est le comparatif.  

 

3. Le comparatif : l’embrayeur

Le comparatif est le maillon modulateur du système comparatif qui véhicule la nuance et le degré de comparaison. Dans une autre terminologie, on pourrait simplement le nommer « embrayeur[10] » dans la mesure où il se situe au cœur du processus comparatif, lui conférant toute son originalité syntaxique et sémantique par rapport aux autres figures exprimant l’analogie telles que la métaphore. En effet, structurellement, le comparatif constitue l’élément qui particularise la comparaison par rapport à la métaphore, autrement dit, son omission dans une structure syntaxique consisterait simplement à quitter le domaine de la comparaison pour entrer dans celui de la métaphore :

Ici, maintenant, le monde est silencieux, et je ne résonne plus. Je suis comme un balafon crevé, comme un instrument de musique mort. J’ai l’impression que plus rien ne me touche.

                                           L’aventure ambiguë, p.163

 

Nous voyons bien ici comment le comparatif comme permet de moduler et de préciser l’analogie entre la sensation étrange ressentie par Samba Diallo et l’image du « balafon crevé » ou encore « l’instrument de musique mort ». Si on enlève le terme comparatif comme de ce système, le rapport d’analogie ne serait plus explicité et nous allons ainsi glisser de la comparaison à la métaphore :

Je suis un balafon crevé, un instrument de musique mort… *

 

C’est sous ce rapport syntaxique que la métaphore a été pendant longtemps définie comme une comparaison abrégée, une comparaison elliptique du comparatif.

Mais le terme comparatif, au-delà de la différenciation structurelle qu’il pose entre comparaison et métaphore, implique un écart sémantique notoire entre ces deux procédés en question. En effet, sémantiquement, la présence du comparatif permet d’éviter toute assimilation entre comparé et comparant ; en signalant explicitement le rapport d’analogie qui les lie, il montre implicitement l’écart catégoriel entre les deux éléments en interaction. Ainsi, dans l’exemple que nous venons de voir, la présence du comparatif comme interdit toute assimilation entre le comparé et le comparant. En modalisant le rapport qui les unie, il permet de les rapprocher sans les fusionner. En revanche, dans le cadre de la métaphore, en l’absence d’un terme modalisateur, le comparatif, le rapport entre comparé et comparant n’est plus explicité. Cette omission syntaxique a une incidence sémantique majeure dans la mesure où elle conduit à une assimilation directe voire une fusion totale et ambiguë entre comparé et comparant, deux réalités souvent distantes : le personnage avec son état d’âme et le balafon crevé, l’instrument de musique mort. C’est dans cette perspective que Catherine DETRIE oppose le procès métaphorique et le procès comparatif à travers cette assertion très explicite :

Le processus métaphorique vise la représentation, par un sujet, d’une réalité perçue, soumise au filtre perceptif qui la construit. (...) La comparaison procède d’un autre processus puisqu’elle manifeste que la réalité perçue évoque un autre domaine, mais n’est pas de l’ordre de cet autre domaine, l’outil comparatif explicitant cette approche[11].

 

De ce point de vue, le comparatif fonctionne comme une sorte de « filtre » qui permet de mettre en relief le motif de la comparaison, ce qui n’existe pas dans le cadre de la métaphore d’où le flou sémantique notoire qu’elle engendre.

Nous le constatons donc, le comparatif constitue, aussi bien au niveau syntaxique qu’au niveau sémantique, le cœur du système comparatif, il est le véritable comparateur dans la mesure où il est le modulateur et le dépositaire de la nuance comparative. C’est également le comparatif, à travers ses différentes formes, qui impliquent les multiples structures, très variées, par le biais desquelles s’exprime la comparaison. A ce propos d’ailleurs, Olaf ERIKSON affirme à juste titre dans son ouvrage La suppléance verbale en français moderne : « Le répertoire des différentes structures représentées par la comparative est probablement plus vaste et plus varié que celui d’aucune autre proposition »[12].

Cette question des structures de la phrase comparative, vu son étendue et sa profondeur,  méritant une étude spéciale, nous limiterons notre propos à rappeler les différents visages morphosyntaxiques du comparatif.  

En effet, le comparatif peut se présenter sous une multitude de formes et c’est justement ces différentes formes qui impliquent cette grande variété de nuances et de degrés de comparaison que nous notons (ressemblance, dissemblance, égalité ou inégalité, proportionnalité…).  Ainsi, il peut apparaître sous la forme d‘une conjonction de subordination (comme). Dans l’expression de la comparaison, comme constitue le seul subordonnant à un terme (qui n’a pas besoin d’être associé à que) qui permet d’introduire une comparative.

A côté de comme, nous avons les locutions conjonctives de subordination formées à partir d’un adverbe d’intensité ou d‘un adjectif copulé à la conjonction que. Dans ce groupe, nous pouvons noter les comparatif de supériorité et d’infériorité (plus que, moins que), les comparatif d’égalité (autant que, aussi que…), les comparatifs d’analogie (tel que, ainsi que…), les comparatifs d’altérité (autre que, autrement que), les comparatifs synthétiques (meilleur, pire, moindre…), vestiges du latin qui ont la faculté de cumuler à la valeur adjectivale du terme, le degré auquel est pris cet adjectif.

A côté des locutions conjonctives de subordination, nous avons la large panoplie des locutions prépositionnelles formées à partir d’un adjectif qualificatif exprimant l’analogie copulé à la préposition à (semblable à, pareil à, commun à, égal à, conforme à…) ou encore à partir d’un substantif contenant une nuance comparative associé à la préposition de (le semblable de, l’égal de…). Nous pouvons également retrouver des comparatifs formés à partir tout simplement d’un verbe comportant une nuance de ressemblance ou d’égalité, accompagné ou non de préposition selon les circonstances (ressembler à, valoir, préférer…à…). Enfin nous pouvons avoir des formes très originales élaborées à partir de la duplication d’un adverbe ou adjectif d’intensité à la tête de deux propositions juxtaposées (plus…plus, moins…moins, aussi…aussi etc.).

Au bout du compte, nous constatons que fondamentalement le comparatif est à la base même du système comparatif, il en constitue l’embrayeur, le régulateur qui met en évidence le rapport unissant le comparé et le comparant, leur(s) caractéristique(s) commune(s), ce qu’on appelle le sème commun de la comparaison ou tout simplement le tertium comparationis selon les terminologies.

 

4. Le tertium comparationis : le sème commun entre comparé et comparant

Reposant sur un système analytique complet, comportant un modalisateur clairement exprimé, la comparaison, loin d’être une fusion ou une assimilation totale, permet de mettre en orbite une caractéristique commune notoire entre deux éléments (comparé et comparant). En d’autres termes, dans le processus  de la comparaison, lorsque deux éléments sont comparés, la ressemblance ou la dissemblance n’est jamais absolue, cela voudrait simplement dire que parmi les différentes caractéristiques composant les signifiés de ces termes,  il y’en a une, au moins, qui permet de les mettre en commun, présente qu’elle est aussi bien dans le comparé que dans le comparant. C’est cette caractéristique commune au comparé et au comparant que l’on appelle tertium comparationis. On pourrait simplement le définir comme étant l’intersection sémique entre les signifiés du comparé et du comparant :

Dame, la mort est aussi belle que fut la vie.+

                                                                      Une si longue lettre, p.17

 

Il est difficilement envisageable d’assimiler la mort à la vie tant la distance sémantique entre ces deux notions est grande. Aussi, si Mariama BA[13] compare la mort à la vie, ce n’est sans doute pas pour nous dire que ces deux réalités constituent deux expériences absolument similaires, le bon sens nous apprenant que la mort et la vie sont diamétralement opposées. Cependant, toute comparaison reposant nécessairement sur un sème commun, un comparé et un comparant ne sont mis en rapport que parce qu’ils ont une caractéristique commune. Ainsi, aussi distantes sémantiquement que sont la mort et la vie, l’auteur leur trouve une caractéristique commune qui est la beauté. Certes, cette caractéristique commune semble incongrue et déroutante pour une lecture de premier degré, mais elle peut être validée au plan littéraire et stylistique, elle a un statut purement contextuel. La caractéristique belle attribuée exceptionnellement à la mort se justifie dans ce contexte particulier par la présence de cette catégorie de la société pour qui les funérailles constituent une aubaine dans la mesure où elle tire sa subsistance des cérémonies funéraires à l’image de cette vieille dame que la narratrice a surprise entrain de puiser dans les vivres lors des funérailles de Modou Fall, le défunt mari de la narratrice.

C’est de ce point de vue que Jean COHEN définit la comparaison comme « l’énonciation d’un sème commun à deux lexèmes différents »[14]. Ainsi, suivant cette logique, comparer deux termes revient simplement à mettre en lumière le lieu de rencontre des sèmes constitutifs de leurs signifiés, l’intersection sémantique entre les deux signifiés :

Ceux-ci apparurent en rangs devant lui. Ils ressemblaient à des criquets dont ils avaient la maigreur.

                    Les Bouts de bois de Dieu, p. 357                  

 

Cet exemple met en exergue de façon explicite l’intersection sémique entre ces hommes et les criquets, sème commun qui rend possible la comparaison entre les deux éléments : il s’agit là de la « maigreur » qui est une caractéristique manifeste chez les criquets et notée chez les hommes à cause de l’emprisonnement consécutif à la grève générale.

Ainsi, la comparaison permet de percevoir les points communs entre deux réalités, deux référents. Cette caractéristique commune, portée par deux éléments distincts, devient plus expressive et plus évocatrice :

ses efforts étaient devenus la cause de sa perte car comme la feuille avec laquelle on a fini de se torcher, les indépendances une fois acquises, Fama fut oublié et jeté aux mouches.

                                          Les Soleils des indépendances, p. 24

 

L’évocation du sort cruel de Fama devient plus expressive et plus pitoyable quand il est assimilé à celui de « la feuille avec laquelle on a fini de se torcher ». Le sème commun entre le sort de Fama et celui de « la feuille avec laquelle on a fini de se torcher » constitue l’action de jeter aux mouches quelque chose, après usage, comme un vulgaire déchet, ce qui permet de mettre en évidence la trahison subie par Fama qui a été utilisé sans ménagement dans la lutte pour les indépendances puis oublié et abandonné une fois celles-ci acquises.

Le plus souvent, dans le système comparatif, le sème commun est clairement exprimé dans les segments du texte, rendant ainsi explicite le motif de la comparaison :

Elle était craintive comme une bête aux abois.

                                                                           Ville cruelle, p. 81

 

Le rapport sémantique entre la jeune fille et la bête aux abois est clairement exprimé : il s’agit de la crainte qui constitue le fondement de cette comparaison. L’interprétation de ce genre de comparaison est aisée, l’expression explicite du tertium comparationis annihile toute ambigüité dans la compréhension du motif de la comparaison.

Par contre, dans d’autres cas, le sème commun n’est pas textuellement exprimé, il est carrément ignoré ou simplement suggéré :

Tu as des yeux pareils à deux lunes dans la nuit.

                                                               Bouts de bois, p.331

         

Ce genre de comparaison pose une grande difficulté dans l’interprétation qui devient hasardeuse. Dans ce cas de figure, seul le contexte peut aider à décortiquer le rapport sémantique entre les deux éléments en restreignant notamment le cadre interprétatif.

Enfin, dans certaines comparaisons, le tertium comparationis est certes exprimé dans les segments textuels, mais il est incohérent par rapport à l’un des constituants de la chaine comparative (comparé ou comparant). En d’autres termes, l’élément que l’auteur met en avant comme étant le motif de la comparaison n’est pas commun au comparé et au comparant, il est propre, spécifique à l’un et seulement à l’un de ces éléments. La comparaison devient ainsi incohérente, le rapprochement entre les deux éléments étant incompatible. C’est un des fondamentaux de l’esthétique  surréaliste bien reflétée par cette célèbre comparaison de Paul ELUARD :

La terre est bleue comme une orange[15].

 

Si la caractéristique bleue peut s’appliquer au comparé terre, elle ne pourrait qualifier le comparant orange. La disconvenance sémantique entre l’orange et la couleur bleue étant évidente, on ne peut pas parler de sème commun, ce qui rend la comparaison fort ambiguë. Face à cette incohérence, seul le recours au contexte peut permettre d’interpréter cette image. Ce qui nous conduit à étudier le rôle décisif du contexte dans l’interprétation de ces deux derniers types de comparaison.

 

5. L’importance du contexte : le modulateur de l’interprétation

Dans toutes les figures, où les éléments du discours sont employés de façon différente de leur usage ordinaire, le contexte assume une fonction déterminante pour l’interprétation. C’est sans doute ce qui conduit Jean COHEN à affirmer que « chaque fait de style comprend un contexte et un contraste »[16], le contraste étant l’effet d’écart qui fait du procédé une figure et le contexte étant l’isotopie du texte dans laquelle est intégrée la figure. Dans les tropes comme la métaphore par exemple, où il n’y a pas de terme modalisateur (comparatif), sans faire référence au contexte, il serait difficile, voire impossible d’appréhender le signifié conféré exceptionnellement au terme en question dans cette situation particulière. De même, dans l’expression de la comparaison, plus particulièrement dans les comparaisons où le tertium comparationis est défectueux, seul le contexte pourrait permettre de saisir le motif de la comparaison.

En effet, le contexte est d’une importance capitale dans les deux cas de défectuosité du tertium comparationis que nous avons évoqués dans notre point précédent à savoir quand le sème commun n’est pas exprimé ou quand il est incohérent par rapport à l’un des éléments constitutifs de la chaîne comparative, comparé ou comparant. Dans ces deux cas de figure, c’est le contexte qui permet de corriger les lacunes au niveau de l’information. Nous pouvons ainsi définir le contexte comme étant un segment ou une série de segments dont la structure récurrente, cohérente et logique crée une impression de régularité signalant à partir des éléments qui précèdent (textuels, paratexuels, situationnels) l’élément qui fait obstacle à l’isotopie du texte, (le fait de style dans le principe de l’écart) et supposant implicitement le vrai sens, le sens nouveau conféré au terme employé comme figure. C’est sous ce rapport que face à ces  deux défectuosités, l’ellipse et l’impertinence  du tertium comparationis, deux catégories qui impliquent un certain nombre de difficultés dans la compréhension du motif de la comparaison, il va ainsi constituer, en l’absence de toute précision, une sorte de contrôle de l’interprétation en délimitant le cadre interprétatif.

Pour le premier cas de figure en l’occurrence l’ellipse, nous pouvons remarquer clairement que lorsque le tertium comparationis est élidé, la comparaison peut créer une ambiguïté au niveau de l’interprétation si le comparant est incompatible avec le comparé. Pour ce genre de rapport, en l’absence du tertium comparationis, une interprétation unanime n’est point possible, celle-ci devient plurielle, laissant au lecteur un vaste champ de signification avec une grande liberté en rapport avec son entendement et sa compréhension, même si le sens conçu dans l’esprit de l’auteur est unique. Aussi, à tout moment, le contexte peut mettre terme à cette liberté du lecteur en écartant certains sèmes, restreignant ainsi le champ de signification en rapport avec l’isotopie du texte :                               

Tu as des yeux pareils à deux lunes dans la nuit.

                                                              Bouts de bois, p.331

 

Dans cet exemple, les yeux de Ndèye Touti sont comparés à deux lunes dans la nuit, mais le rapport entre yeux et lunes n’est pas explicité car nous notons l’ellipse du tertium comparationis. Cette ellipse du sème commun entraîne un flou au niveau du motif de la comparaison et par ricochet une extension des limites de la compréhension qui devient beaucoup plus vaste et imprécise. Ainsi, nous pourrions penser qu’en comparant les yeux de Ndèye Touti à deux lunes, Bakayoko fait référence à leur rondeur, leur grandeur, à leur beauté, à leur brillance, leur clarté…  Seule la prise en compte du contexte pourrait permettre d’élucider le motif de la comparaison en réduisant le champ de l’interprétation. Pour ce cas précis, le contexte, les éléments qui précèdent, nous apprennent qu’il s’agit d’un tête-à-tête romantique en pleine nuit entre la belle jeune fille Ndèye Touti et Bakayoko. Par conséquent, si nous nous référons aux pages précédentes où l’auteur avait décrit la fille en mettant en évidence la beauté et la grandeur de ses yeux, en rapport avec cette situation particulière, les sèmes lumineux, clair ou beau seraient plus pertinents à retenir.

Pour le cas de l’impertinence ou de l’incohérence, le tertium comparationis est exprimé mais il pose problème dans la logique de l’image car impliquant un sème présent dans le comparé et que le comparant exclue ou vice versa :

La terre est bleue comme une orange[17]

 

Dans cet exemple, le sème commun, le tertium comparatif est clairement exprimé (bleue), mais il constitue une caractéristique impropre, inappropriée au comparant. Ce qui entraîne une incompatibilité entre comparé et comparant. Cette incompatibilité devient source de blocage au niveau de l’interprétation car la logique de construction de l’image est complètement détruite : s’il est évident que la terre est bleue, par contre, cette caractéristique n’est pas applicable à orange. Aussi, aucune interprétation littérale, conventionnelle n’est admise ; mais ce qui pourrait aider à appréhender le motif de cette comparaison, c’est essayer de plonger dans le contexte d’écriture pour déceler l’origine de cette image. Ainsi, si nous nous référons à l’esthétique dans laquelle s’inscrit l’auteur à savoir l’esthétique surréaliste, il s’est agi pour les auteurs de ce courant de matérialiser leur révolte par rapport au langage en créant des images insolites, en porte-à-faux avec la logique grammaticale qui sous-tend la construction des images. C’est à cet effet que REVERDY affirme : 

L’image est une création pure de l’esprit.
Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées .Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte, plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique[18]

 

C’est seulement ce contexte qui pourrait justifier la possibilité d’avoir une image de cette nature. Ainsi, le sème commun avancé par l’auteur pourrait être considéré comme une fausse piste qui entre dans le cadre de la subversion du langage propre à ce courant littéraire, subversion qui permet de détruire la logique de création des images, la logique comparative. Ainsi, si on fait abstraction de ce cadre subversif, la caractéristique commune « ronde » s’impose logiquement car constituant naturellement l’intersection sémique entre le comparé terre et le comparant orange. Seulement nous avons affaire à une esthétique où c’est l’illogique qui est la seule logique pour créer un effet stylistique fort.

 

Conclusion

Loin de se focaliser sur un subordonnant fort, l’expression de la comparaison relève d’un mécanisme syntaxique original fondé sur le concept de chaîne syntaxico-sémantique rigoureusement structuré. Il s’agit d’une véritable organisation équilibrée reposant sur la concomitance de quatre éléments fonctionnels à part égale intégrés dans un contexte discursif très fort.

Sémantiquement, la comparaison dispose d’un fort pouvoir de caractérisation et d’illustration, ce qui explique son succès incontestable dans le discours, surtout le discours littéraire. Toutefois, l’originalité de la comparaison par rapport aux autres procédés linguistiques permettant la caractérisation et l’illustration tels que la métaphore repose justement sur son mécanisme syntaxique qui précise et limite le cadre comparatif en interdisant toute fusion entre comparé et comparant.

C’est de ce point de vue qu’on peut soutenir que syntaxiquement et sémantiquement, la comparaison est moins radicale et moins osée que la métaphore. Elle se situe en amont de la caractérisation en s’entourant de toutes les précautions possibles car elle marque toujours la distance catégorielle entre comparé et comparant grâce à son système syntaxique complet et équilibré.

 

BIBLIOGRAPHIE

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  • BOUVERET, Danielle. « Comparaison et Métaphore ». Le Français moderne, n°2. Paris : D’Artrey, 1983
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  • SUHAMY, Henry.  Les Figures de style, Paris : Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? » (no1889), 2004
  • WAGNER, R. et PINCHON, L. Grammaire du français classique et moderne. Paris : Hachette, 1960

[1]PISTORIUS, G. « La structure des comparaisons dans "Madame Bovary" ». Cahiers de l'Association internationale des études françaises, N°23, 1971. pp. 223-242.

[2] BOKA, Marcelin. « Comparaison et métaphore, fonction et signification dans le vieux Nègre et la médaille de Ferdinand Oyono ». Revue de littérature et d’esthétique négro-africaines, n°2, 1979

[3] BAL, Willy. La comparaison. Son emploi dans « Gaspard des montagnes » d’Henri Pourrat.  Léopoldville : Éditions de l’Université, 1958

[4] Ce terme fait référence à tout composé du texte aussi bien dans son segment antérieur que dans son segment postérieur.

[5] SUHAMY, Henri. Les Figures de style. Paris : Presses universitaires de France, 2004, p.29

[6] KOUROUMA, Ahmadou. Les Soleils des indépendances. Paris : Seuils, 1970

[7] FROMILHAGUE et SANCER. Introduction à l’analyse stylistique. Paris : Bordas, 1991 p.137

[8]DUPRIEZ, Bernard. Gradus, les procédés littéraires. Paris : Christian Bourgois éditeur, 1984  p.122

[9] BOTO, Eza. Ville cruelle. Paris : Présence africaine, 1954

[10] Au sens où le verbe embrayer signifie faire communiquer les différentes parties d’une machine compliquée, afin qu’elles fonctionnent ensemble.

[11] DETRIE, Catherine. Du sens dans le processus métaphorique. Paris : Champion, 2001, p. 255.

[12] ERIKSSON, Olaf. La Suppléance verbale en français moderne. Acta universitatis Gothoburgensis, Gotena kungälv, 1985, p.19

[13] BA, Mariama. Une si longue Lettre. Dakar : NEAS, 1979

[14] COHEN, Jean. « La comparaison poétique : essai de sémantique ». Langages, n°12, 1969, p.44

[15] ELUARD, Paul. L'amour la poésie. 1929 premier vers du 7ème poème du premier chapitre « Premièrement ».

[16] Op. cit.

[17] Op. cit.

[18] REVERDY, Pierre, cité par André Breton in Le Manifeste du surréalisme, Paris : Editions du sagittaire, 1924 pp. 30-31 

 

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Résumé

Cet article vise à saisir les manifestations et les significations de l’écriture de la transgression dans l’ouvrage romanesque, The House Gun, de l’écrivaine sud-africaine Nadine Gordimer. La contribution aborde la rupture du code moral, la polyphonie narrative et le principe de l’hétérogénéité comme les champs illustratifs de la transgression.

Mots-clés: écriture, transgression, code moral, polyphonie narrative, hétérogénéité.

 

Abstract

This paper aims at unveiling the manifestations and significance of transgressive writing in the South African writer’s novel, Nadine Gordimer, The House Gun. This research examines such issues as the breach of the moral code, narrative polyphony and the question of heterogeneity as telling instances of the transgression unfolding in the text.

Keywords: writing, transgression, moral code, narrative polyphony, heterogeneity.

 

 

INTRODUCTION

Transgresser, c’est aller à l’encontre des codes et principes établis. Le roman africain en langues européennes est un exemple manifeste de cette rupture scripturale qui irrigue de façon continue le champ signifiant de la littérature africaine. Nonobstant son caractère restrictif, focalisé uniquement sur les littératures africaines en langue française, l’écrit fondateur de Sewanou Dabla[1] enseigne que l’innovation est une marque séminale qui caractérise la production des romanciers de la post-indépendance, préoccupés qu’ils sont par une écriture ouvertement iconoclaste. Sous le syntagme de “nouvelles écritures africaines,” Dabla désigne le renouveau esthétique qui marque l’aire du roman africain d’expression française, univers diégétique dorénavant visité par la catégorie de la subversion fonctionnelle.

Dans le regard diachronique qu’il porte sur la littérature africaine, Michel Naumann (2001:56) postule, lui, l’existence de la littérature”voyoue,”néologisme utilisé pour mettre en exergue la nouvelle littérature africaine qui s’interdit d’observer les règles conventionnelles qu’on lui connait jusqu’ici. Ce renouveau littéraire qui prend son origine au début de la décennie des années 1980, lit-on, est caractérisé par une écriture amorale, violente et cynique, pour traduire les misères de l’Afrique, toujours au stade de l‘autodétermination. Pour autant, il est possible de regretter que la recherche de Michel Naumann reste silencieuse sur une période aussi importante que celle de la littérature post-apartheid.[2] Une telle situation de vide herméneutique fonde l’intérêt de la présente recherche, rendant donc à cette contribution toute sa valeur heuristique.

Sur la base de l’hypothèse d’une forte teneur transgressive dans l’ouvrage de la romancière sud-africaine Nadine Gordimer, The House Gun (1999), il est pertinent de se demander comment cette transgression s’objective dans cette matrice signifante, précisément au niveau de l’écriture, énoncée comme “mise en signes spécifique [sic],” selon le mot de Monique Carcaud-Macaire (1997: xi). D’une autre manière, quelles sont les manifestations de la charge transgressive? Quelles sont les significations qui s’attachent à une telle démarche scripturale dans l’ouvrage du prix Nobel de littérature 1991?

Dans le souci de répondre à ces interrogations, la présente contribution, qui prend appui sur la théorie postmoderne, dans son acception de mise en crise des formes canoniques (Hutcheon, 1988:57), se propose d’étudier la rupture du code moral, la polyphonie narrative et l’hétérogénéité qui imprègnent le récit de Nadine Gordimer.

 

I. LA RUPTURE DU CODE MORAL

La lecture de The House Gun offre de constater que le code moral, énoncé comme l’ensemble des règles de bienséance d’une société est mis à mal, enfreint qu’il est par une écriture qui fait la part belle à la sexualité et à tout ce qui s’y rapporte. Cette infraction du code peut se lire au moins à deux niveaux: d’une part par la présentation de scènes se rapportant à la sexualité; l’iconogramme de la sexualité et d’autre part par la mise en évidence dans le tissu narratif de scènes se rapportant à la sexualité transgressive; l’homosexualité en étant une illustration particulièrement riche de sens.

Dans la matrice signifiante, le champ lexical est dominé par des termes licencieux et polissons ayant trait à la sexualité. Les lexies comme “ sperm”(64), “ovum”(64), “vagina” (p.98), “anus” (p.98), “fucks”(76), “orgasm”(210), “genitals”(207) sont assez édifiants pour comprendre que la fiction narrative ne s’embarrasse guère de circonlocutions et appelle les choses par leurs noms. De la sorte, l’abécédaire en rapport avec les préceptes moraux n’est plus de saison dans la mesure où la prose gordimienne se déprend de la réserve et de l’euphémisme pour fustiger avec force la décadence ambiante. Cette forme d’écriture qui fait abstraction de la langue de bois, ce que Pierre Merle (1993:56) désigne sous le vocable de “brutalisme,” témoigne sans aucun doute de la subversion évoquée dans le texte.

En effet, lorsque la violence et les pratiques permissives sont le lot quotidien, il n’est plus possible de respecter les règles en rapport avec l’axiologie. Dans ces conditions, il y a lieu de comprendre que la violation du code moral par la fiction narrative vient être le symétrique d’une collectivité éminemment pathologique et acéphale, en raison de sa dimension permissive. Pour qui est imbu des principes postmodernes, les barrières et frontières, y compris celles ayant un lien avec la morale, ne sont plus intangibles, d’où l’écriture débridée de l’écrivaine.

La transgression sexuelle prend une autre orientation dès lors que le récit de Gordimer présente des descriptions sexuelles graphiques à la limite de la pornographie. On comprend que les scènes en rapport à la sexualité, loin d’être suggérées comme c’est souvent le cas dans l’érotisme, sont présentées avec des détails fort édifiants. Le paragraphe suivant est typique de cette réalité sexuelle évoquée dans le texte narratif:

He doesn’t see it when he follows how he found them. Exactly how he found them is clear in every detail. They’re both dressed (that’s the way she likes it), only their genitals offered each to the other, her skirt bunched out of the way and his backside still half-covered by his pants as he’s busy inside her. They egg each other on with the sounds that are, he can’t stop himself hearing, familiar to him from both of them they are seized by what that can’t stop, it’s happening in front of him, it seems to him that’s what’s it’s always like, if you could see yourself, a contortion, an epileptic fit. He fled from it. He thought he heard her laughing and crying. He sat in the dark in the cottage waiting for her to feel her way in and say, That’s all there is to it, so! (p.152)

 

Ici, le lecteur ne se contente plus de lire un récit, il est comme pris par la main aux fins d’assister sans bourse déliée à une représentation filmique hard. La relation sexuelle entre Carl Jespersen et Natalie James est racontée avec une précision photographique au mépris des règles de pudeur et de rectitude morale. Dans ces conditions, il importe de comprendre que le tabou naguère associé à la sexualité est levé pour présenter les faits, tous les faits dans l’acuité de leur nudité. Lorsque l’immoralité est une pratique journalière, l’observance des règles de bienséance est un luxe glorieux qui n’est plus à l’ordre du jour. Sur cette base, le texte de Gordimer prend ses distances avec la morale conventionnelle et revendique pleinement sa différence, “son éloignement des centres officiels” dirait Antoine Volodine (2008:385).

A côté des descriptions sexuelles, The House Gun met en évidence des exemples de sexualité transgressive. Sous cette terminologie, se trouvent désignées des pratiques sexuelles contre-nature, au nombre desquelles l’on peut citer l’homosexualité. Sans céder outre mesure à une forme d’homophobie des temps nouveaux, l’homosexualité en tant que pratique déviante, viole ce que Fabrice Thumerel (1998:57) nomme avec pertinence “l’idéologie normative,” entendue comme “les règles qui établissent le moralement acceptable dans une société donnée.” En incorporant dans le récit des scènes en rapport avec cette pratique sexuelle anticonformiste, la romancière sud-africaine s’installe de cette façon dans le registre de la transgression, comme le montrent les mots qui suivent: ”There is the gay trio in the house. David Baker and Carl Jespersen are lovers, Jespersen’s fling with Duncan is a thing of the past” (p.115).

David Baker, Carl Jespersen et Duncan Lindgard constituent le trident homosexuel de la matrice romanesque de Gordimer. Leurs cheminements, dans le cadre de cette orientation sexuelle, sont présentés sans censure aucune, comme pour ne pas dénaturer l’état véritable dans lequel se trouve la collectivité. En réalité, la présentation de la pratique homosexuelle dans le texte de fiction médiatise une écriture folle, libertaire et affranchie des règles de convenance dans ce locus social à la moralité problématique. La narration, une autre catégorie textuelle, permet de mettre en exergue la dimension transgressive du texte de Gordimer.

 

II. LA POLYPHONIE NARRATIVE

La polyphonie narrative, définie comme la présence d’une multiplicité de voix narratives dans le texte de fiction, est l’autre palier du dispositif textuel qui témoigne de la transgression dans l’écrit de Gordimer. Sans doute n’est-il pas dénué d’intérêt de rappeler, après Mikhail Bakhtine (1987:67), que le roman de type traditionnel a ceci de particulier qu’il se caractérise par un principe monologique ou homophonique. En d’autres mots, dans cette typologie romanesque, le trait fondamental, c’est que le narrateur omniscient raconte en se servant du pronom sujet “Il”. A cet égard, The House Gun témoigne de ce souci de se départir de cette règle séculaire dans la mesure où il met en évidence plusieurs narrateurs qui racontent à travers les pronoms sujets “he” et “I”.

La narration omnisciente, matérialisée par l’utilisation du pronom sujet “he,” est le dispositif énonciatif qui détient la palme dans The House Gun. L’instance narrative est donc dotée d’une prescience qui fait qu’elle est l’alpha et l’oméga du récit romanesque. A la manière d’un démiurge, elle relate toutes les actions des personnages et connait tout de ceux-ci, comme le montre le paragraghe suivant:

Harald was in the cottage. He had gone first to the room at the end of the garden where the plumber’s assistant and part-time gardener lived. A padlock on a stable door; the property was old, the man occupied what once must have housed a horse (p.44)

 

Dans le paragraphe sus-mentionné, le narrateur non seulement donne des informations sur le personnage de Harald, bien plus il fait des commentaires, confirmant donc la position omnisciente dans laquelle l’instance narrative se trouve. Par-delà cette disposition narrative traditionnelle, le roman de Gordimer a ceci de transgressif que la narration ne se fait pas uniquement à travers une instance omnisciente.

Le narrateur qui raconte au “I” est l’autre dispositif énonciatif que le récit donne à lire. Ici, le lecteur se trouve en présence d’un personnage du texte qui raconte. Un des exemples est celui de Duncan, le fils unique du couple Lindgard, auteur d’un meurtre présumé, comme le montre ce passage fort expressif:

I’ve copied that quotation again and again, don’t know how many times, in the middle of the night from memory I’ve written it on a scrap of paper the way she used to scribble a line for a poem, I’ve stopped in the middle of a section, when I was concentrating on my plan, and had to write it out somewhere. (p.282)

 

Ce balancement narratif entre les narrateurs ”he“ et “I” invite à comprendre que le récit s’inscrit sans aucun doute dans le registre de la subversion. Par la polyphonie narrative, le texte de Gordimer remet en question les composantes du roman de type traditionnel, précisément l’énonciation à la troisième personne et le point de vue omniscient. Une telle posture esthétique, faut-il le rappeler, épouse le paradigme postmoderne en ce que celui-ci s’émancipe des conventions littéraires solidement ancrées (Barry, 2010: 85). Dans The House Gun, cette écriture qui prend ses distances avec les règles canoniques est davantage attestée à l’examen de l’hétérogénéité du roman.

 

III. UN RECIT HETEROGENE

L’hétérogénéité participe également de cette logique de rupture qui informe le récit gordimien. Dans les linéaments qu’il établit d’une production littéraire postmoderne, André Lamontagne (1998:63) retient, entre autres, la notion d’hétérogénéité. Un tel critère part du postulat que le texte de fiction est un condensé d’éléments mutiformes, pris ici et là, pour former un ensemble narratif appelé roman. La fiction narrative de Gordimer peut bien être afflublée de cette caractéristique, à savoir l’hétérogénéité, si l’on porte le regard sur les éléments épars qui la constituent. Dans une visée taxinomique, il est possible de distinguer tour à tour l’hétérogénéité linguistique, graphique, textuelle, générique et grammaticale.

Pour ce qui est de la dimension linguistique, le récit de Gordimer, quoiqu’écrit essentiellement en langue anglaise, apparait indubitablement, pour faire référence à la métaphore évangelique, comme une véritable Tour de Babel du fait de la légion de langues qui le traversent.  Concurremment à la langue de Shakespeare, le lecteur est au prise avec une profusion linguistique qui se manifeste par la présence intrusive de langues aussi diverses que l’espagnol ”basta”(187), l’allemand ”doppelganger” (229), le portuguais” L’Agulhas”(285), le français” Nous sommes tous [sic] créatures mêlées d’amour et du mal”(183), l’italien ”flagrante delicto” (195) et les langues africaines comme l’afrikaans “klaar”(128) et le zulu ”UNGEKE UDLIWE UMZWANGEDWA SISEKHONA” (249). Cette polyvalence linguistique, à défaut d’être une manoeuvre de diversion, s’analyse comme un véritable procédé de subversion qui vient remettre en question l’homogénéité du genre romanesque, notamment son principe cardinal de l’unité linguistique (Jouve, 2001:78). De cette façon, le récit de Gordimer prend les allures d’un impressionnant kaléidoscope linguistique. Comment ne pas y lire la métaphorisation littéraire de l’être ensemble, ce qui se désigne dans le microcosme sud-africain l’ubuntu[3]? Face à ceux qui embouchent les trompettes de l’égocentrisme totalitaire, la fiction de Gordimer promeut l’ouverture altéritaire dans l’espoir de construire un monde plus hamonieux parce que devenu plus humain.

L’hétérogénéité est aussi manifeste au niveau graphique. Cela est perceptible à travers la dimension hétéroclite du texte en raison d’une typographie changeante d’une page à une autre ou encore sur la même page. Les processus d’italicisation qui le dipustent à l’écriture romaine apparaissent être la preuve manifeste de cette incontinence graphique. Une telle disposition vient mettre à mal l’harmonie du texte narratif, notamment son caractère uniforme. Une de ces nombreuses occurrences apparait dès l’incipit du roman:

He/she. She has marked the date on patients’ prescriptions a dozen times since morning but she turns to find a question that will bring some kind of answer to that word pronounced by the messenger. She cries out.

What day is it today?

Friday.

It was on a Friday (p.5)

 

Le procédé d’italicisation, un critère scriptural qui fonde la métatextualité du récit, participe de la volonté de l’instance narrative de mettre en évidence ce qui apparait comme une vérité cardinale. Par le jeu de l’italique, ce mot étant manifestement entendu dans son acception de création, s’instaure donc une disharmonie graphique, au sens où le récit perd son unité typographique, traversé qu’il est par une multiplicité de formes au niveau de la graphie. Cette technique mobilise forcément l’attention du lecteur qui prend ainsi connaissance du traumatisme vécu par Claudia Lindgard, au creux de la vague, du fait de l’arrestation de son fils unique, Duncan, pour meurtre présumé. Le texte a dès lors l’allure d’un véritable pandémonium, où la typographie, loin d’être uniforme est manifestement échevelée, donnant à voir une floraison de formes en la matière. Ce faisant, il s’inscrit dans la violation de la norme promue par le roman traditionnel dont un des traits saillants reste “l’homogénéité typographique” et son “écriture administrative” (Dabla, 1986:56).

La ressource intertextuelle est une autre piste à explorer pour prendre toute la mesure du phénomène de l’hétérogénéité qui traverse le texte de Gordimer. On sait au moins, depuis Julia Kristeva (1968:146), que “tout texte se construit comme mosaique de citations.” The House Gun ne déroge pas à ce principe dans la mesure où le lecteur du roman se rend compte qu’il est en présence d’un carrefour romanesque qui unit plusieurs textes.

D’emblée, la référence épigraphique est un exemple patent des ressources intertextuelles présentes dans le texte. On peut donc lire cette citation empruntée à Amoz Oz, le romancier israélien contemporain, à travers son ouvrage romanesque, Fima (1991): ”the crime is the punishment.” Ici, l’épigraphe s’analyse comme un pacte de lecture qui vient renseigner le lecteur, le préparer à lire une trame dominée par les notions de criminalité et de la violence subséquente. De par sa nature intertextuelle, l’épigraphe sémiotise le fait que Gordimer écrit son texte en s’appuyant sur ceux de ses pairs qui l’ont précédée dans la pratique romanesque.

Au surplus, l’interrogation de Claudia lors de sa visite à son fils, Duncan, incarcéré, aux fins de vérifier sa culture littéraire permet d’affirmer la dynamique intertextuelle qui traverse le récit : “Have you ever read Thomas Mann? I’ll bring you’ The Magic Mountain’” (p.101). The Magic Mountain (1924) fait référence à une production romanesque de l’écrivain allemand du XXe siècle, Thomas Mann, lauréat du prix Nobel de littérature 1929. On comprend que, dans le registre d’un palimpseste, The House Gun fait la preuve de la dissémination des voix sociales dans le texte narratif, procédé que Jean Michel Yvard (2002:47) désigne sous le terme d’intertextualité.

Toutes ces références intertextuelles violent les normes du roman traditionnel et autorisent à soutenir que le texte de Gordimer s’inscrit dans la logique de la transgression. Il sied de rappeler, après Tro Deho (2005:97), que la technique de l’intertextualité doit être comprise dans la perspective du renouvellement du récit traditionnel bien usitée par les auteurs postmodernes. Une telle disposition vient rappeler avec insistance aux chantres de l’unité et de la pureté, la diversité inscrite dans ce monde actuel et célèbre par là même la notion de “l’impureté” si chère à l’écriture postmoderne (Nayar, 2006:220).

Dans la même veine, les références bibliques qui abondent dans le texte viennent rappeler que le roman se construit en puisant à d’autres genres narratifs. Au moins deux versets bibliques méritent l’attention:” Harald with his Our Father who are in heaven…” (p.82) et ” Thou Shalt Not Kill.”(p.98). Dans le premier, on reconnait la prière que Jesus–Christ enseigna à ses disciples (Mathieu 6, verset 9). Pour ce qui est du deuxième, il rappelle le sixième commandement du décalogue dans la foi chrétienne. Sur la base de ce qui précède, il est possible de soutenir que The House Gun est un roman hétérogène, ce qui autorise à conclure que Gordimer fait sienne la notion d’hybridité générique, pour faire usage du métalangage de la théorie postmoderne.

L’hétérogénéité grammaticale, quant à elle, découle du fait que le texte romanesque permet de constater une labileté manifeste dans l’application des règles se rapportant à la grammaire anglaise.  Il est loisible de citer les règles en rapport avec la ponctuation et le discours rapporté.

Dans The House Gun, les règles de la ponctuation sont pratiquées avec un dilettantisme qui ne peut laisser impassible le critique. L’occurrence suivante est partculièrement symptomatique de cette pratique quasi anarchiste de la ponctuation :

You dragged me back you made  me puke my death out of my lungs you revived me after the madhouse of psychopath doctors you  plan you planned to save me in the missionary position not only on my back good taste married your  babies because I gave mine away like the bitch who eats the puppy she’s whelped develop ‘careers’ you invent for me because that’s what a woman you’ve saved should have you took away from me my death for that for what you decide I live for said I must stop punishing myself but here’s news for you if I stay with you it’s because I choose I choose the worst punishment I can find for myself I revel in it do you know that (p.153)

 

Cet énoncé agrammatical, qui prend des libertés avec les principes de la grammaire anglaise, donne toute la mesure de la transgression dans l’ouvrage de Gordimer. Sauf à faire preuve d’une naiveté primaire, l’on ne saurait soutenir que Gordimer ignore cette règle scolaire selon laquelle une phrase commence par une lettre majuscule et prend fin par un point. A la vérité, Gordimer se départit du confort de l’orthodoxie de la grammaire anglaise pour promouvoir une pratique de ponctuation hétérodoxe. Une telle démarche scripturale s’inscrit dans l’épistémé postmoderne qui refuse les barrières toujours inhibitrices des normes et des rigidités qu’elles induisent. En revanche, se trouve exaltée la liberté, ou les libertés, c’est selon.

Cette liberté scripturale se poursuit au niveau du discours rapporté qui subit aussi la liberté créatrice de l’écrivaine qui déploie ainsi ce qu’on pourrait présenter comme une grammmaire atypique: “As you know, Senior Counsel said.” (p.126). Dans le texte narratif, le discours rapporté ’’As you know” n’est pas encadré par des guillemets qui viendraient traduire le fait qu’il est rapporté. Or la grammaire anglaise enseigne que les guillemets doivent être utilisés pour matérialiser une telle situation. On comprend dès lors que le récit, ici encore, transgresse les principes de la grammaire anglaise pour promouvoir ce qu’il est possible de désigner comme une grammaire adhoc, expression de la licence poétique de l’écrivaine. A cet egard, il est loisible de soutenir que Gordimer est une romancière postmoderne, au sens où elle”joue dans un registre très personnel” (Jouve, 2001:89).

  

CONCLUSION

L’étude qui s’achève a entrepris de lire les manifestations et les significations de l’écriture transgressive dans l’ouvrage romanesque, The House Gun, de la romancière sud-africaine Nadine Gordimer. La subversion évidente des règles se rapportant au code moral, la mise en texte de la polyphonie narrative et la dimension incontestablement hétérogène que promeut le roman, sont les preuves tangibles de la valeur transgressive du texte romanesque. Une telle démarche scripturale, mise en rapport avec la théorie postmoderne, permet de comprendre que la transgression sémantise la mise à mort de la rigidité et de la fixité pour faire l’éloge de la diversité et de la pluralité. Par ailleurs, l’écriture transgressive participe de cette ère où, les règles de morale, lorsqu’ elles existent, sont plutôt riches de leur vacuité. De ce point de vue, le libéralisme scriptural de l’écrivaine sud-africaine semble être un écho au libéralisme politique contenu dans la formule”nation arc-en-ciel,” symbole de la nouvelle Afrique du Sud qui veut renier les zélateurs de tout hégémonisme, d’où qu’ils viennent. On peut légitimement soutenir que le concept de dissidence,[4] souvent associé à des écrivains blancs comme André Brink, John-Maxwell Coeztee et Nadine Gordimer, n’est pas  seulement politique, il se nimbe d’une signification scripturale qu’il serait possible de vérifier à l’aune de la production littéraire de tous les auteurs appartenant à ce courant.

 

BIBLIOGRAPHIE

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  • Carcaud-Macaire, Monique, “Les horizons nouveaux de la critique : l’apport théorique et méthodologique d’Edmond Cros dans l’approche des phénomènesculturels,” Questionnement des formes Dabla, Sewanou, Les Nouvelles écritures africaines : romanciers de la seconde génération, Paris, L’Harmattan, 1986
  • Gordimer, Nadine, The House Gun, London, Clays Limited, 1999
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  • Kristeva, Julia, Sémiotiké. Recherche pour une sémaanalyse, Paris, Seuil, 1968
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  • Yvard, Jean Michel, “Métatextualité et Histoire”, Métatextualité et Métafiction :  théorie et analyses, Renne, Presses Universitaires de Renne, 2002

[1] Sewanou Dabla, Les Nouvelles écritures  africaines:romanciers de la seconde génération, Paris, L’Harmattan, 1986

[2]  A cet égard, il est possible de lire avec intérêt la thèse de Komenan Casimir, Aspects de la novation dans la prose romanesque de John-Maxwell Coetzee, Abidjan, Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody-Abidjan, 2013.

[3]  Ce terme bantou, une des langues d’Afrique du Sud, postule une fraternité universelle.

[4] Ce terme renvoie aux auteurs blancs qui ont choisi de se dresser contre  la politique injuste et humiliante de l’apartheid, prenant ainsi fait et cause pour les opprimés du système contre le pouvoir blanc.

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Résumé

L’absence de débat public sur le conflit en Casamance : le talon d’Achille du processus de paix.

Notre hypothèse de base s’appuie sur le constat d’une opinion publique qui tarde à émerger et à porter de façon pérenne la problématique de la paix en Casamance dans l’agenda public sénégalais, après plus de trente ans de conflit. Les acteurs politiques la font surgir dans le débat national au gré des périodes électorales ou des évènements souvent macabres. La société civile, avec un fort ancrage local, joue sa partition dans la dispersion, et les dissonances de son action font que certains la perçoivent comme étant l’un des obstacles au processus de paix. Malgré l’intérêt de l’analyse du rôle des acteurs politiques et civils dans notre approche, nous nous focaliseront particulièrement sur la responsabilité des médias et de leur interaction avec les intellectuels dans l’émergence d’un espace de débat en faveur de la paix en Casamance.

Mots-clés : Médias, débat public, résolution des conflits, Casamance, acteurs, agenda public

 

Abstract

The lack of public debate on the Casamance conflict: the Achilles heel of the peace process.

Our basic assumption is based on the finding of a public opinion that is slow to emerge and bring a permanent basis the problem of peace in Casamance in Senegal's public agenda, after more than thirty years of conflict. Political actors conjure up in the national debate at the discretion of election periods and often macabre events. Civil society, with a strong local presence, plays its part in the dispersion, and dissonance of its action are that some see as one of the obstacles to the peace process. Despite the interest of the analysis of the role of political actors and civilians in our approach, we will focus specifically on us the responsibility of the media and their interaction with the intellectuals in the emergence of an area of peace debate in Casamance.

Key-words: Medias, Public debate, Conflict resolution, Casamance, Actors, Public agenda

 

 

Considérations générales : les raisons d’une complexité

Cette interrogation est d’autant plus légitime que malgré le traitement que les médias consacrent au conflit depuis son avènement au début des années 1980, jamais l’opinion n’a été si mal informée. Il est rare de rencontrer un citoyen capable de décliner les causes profondes, d’identifier les acteurs et les enjeux. La tendance est plutôt un aveu d’ignorance des tenants et aboutissants de ce conflit, même dans la frange la plus éduquée de la population, pour ne pas dire des intellectuels. A leur décharge, on peut considérer la complexité de la question casamançaise liée à ses causes multiples et croisées. L’histoire coloniale convoquée pour justifier la revendication indépendantiste du Mouvement des Forces démocratiques de Casamance (MFDC), est celle-là même utilisée parl’Etat pour affirmer la sénégalité de la région Sud au moment des indépendances avec la naissance de l’Etat-nation du Sénégal dont la Casamance serait partie intégrante[1]. Cette polémique est soulevée ici pour illustrer la difficulté pour un profane de se faire une opinion précise plutôt que de la trancher.

 A côté de cette cause politique liée au statut de la Casamance, d’autres causes,   liées à la position d’ « exterritorialité » de la région du fait de la coupure gambienne, se juxtaposent avec les causes socio-économiques liées à l’enclavement et au manque de débouchés d’une région considérée comme le « grenier du Sénégal » en raison de la fertilité de ses terres et de la diversité de ses cultures.

La question foncière est posée en termes de spoliation des terres des populations autochtones au profit des allogènes venus du Nord fuyant la sécheresse qui sévit dans leurs localités, avec la complicité de l’administration « sénégalaise »[2].

Autant de frustrations qui ont poussé certains expropriés dans les premiers rangs du maquis. La découverte du pétrole offshore aux limites de la frontière maritime avec la Guinée-Bissau suscite des ressentiments quant à son exploitation future sous l’égide de l’Etat sénégalais au détriment des populations du Sud.

La dimension culturelle est également au cœur des causes de la rébellion casamançaise en tant qu’instrument du discours du MFDC où la question identitaire axée sur le particularisme diola fonde sa différence avec la nation sénégalaise.

Enfin la dimension géopolitique vient se greffer à l’ensemble de ces causes du fait de la proximité géographique et sociologique des peuples de la Casamance avec ceux de la Gambie et de la Guinée-Bissau. Ces deux Etats voisins du Sénégal servent de bases de repli à la rébellion, et en tant que tels instrumentalisent le conflit pour contrecarrer toute velléité hégémonique de l’Etat sénégalais à leur égard. Aujourd’hui, les données ont certes changé du fait de la neutralité, voire la volonté de collaboration affichée par la Guinée-Bissau mais le président gambien Yaya Jammeh continue de faire du conflit un atout dans ses relations avec le Sénégal.

 L’ « économie de guerre » caractérisée par les importantes sommes d’argent versées à certaines fractions du MFDC pour les amener à déposer les armes, comme ce fut jadis le cas  avec le Front Nord dirigé par feu Sidy Badji, accompagné de Kamougué Diatta. Cette pratique, initiée sous la présidence d’Abdou Diouf, s’est quasi-institutionnalisée sous Abdoulaye Wade avec l’avènement des « Messieurs Casamance » qui ont espéré trouver la paix dans la distribution de valises d’argent.

Cette solution ancrée dans les stratégies de règlement du conflit adoptées par l’Etat sénégalais était utilisée   avec différentes autres fractions au point d’entretenir les rivalités et les divisions au sein du Mouvement. Divisions devenues unpointd’achoppementsouventévoquéparmilesobstaclesau processus de négociation vers la paix  en Casamance :  rupture entre l’aile politique et l’aile combattante d’une part et plusieurs subdivisions au sein de chaque aile.

Le statut de médiateur a fini par devenir un enjeu de taille dans la stratégie de positionnement de plusieurs organisations de la société civile qui entraient en conflit d’intérêt avec le processus de paix qu’elles sont censées promouvoir. Le trafic de drogue et l’exploitation du bois de la forêt participent également au sabordage du processus. Laquestiondesréfugiésetdesdéplacésprésenteunenjeuhumanitairetrèspeuexplorée.

 

Les journalistes face à la complexité

La complexification du conflit liée à la multiplicité des causes et des acteurs parfois insaisissables ou menant des activités souterraines, autant de facteurs de brouillages  et de bruits qui influent sur la qualité de l’information du public. Les journalistes eux-mêmes dont c’est le rôle butent sur la bonne compréhension des données du conflit et de son évolution. A ce titre la sous-information  de l’opinion publique est le reflet de la sous-information de la plupart des journalistes. En trente ans, le personnel des médias a connu des mutations avec l’avènement d’une nouvelle génération. 

Devant cet imbroglio de causes, d’acteurs et d’enjeux qui caractérisent le conflit en Casamance, seul un « journalisme de décryptage » (Rémy Rieffel) permet d’éclairer l’opinion pour permettre une prise de conscience et un engagement pour la paix. Ce journalisme va au-delà du simple compte rendu des faits dans leur quotidienneté   pour les analyser dans un contexte qui fait sens.

L’apport de la production scientifique comme outil d’analyse dans le traitement journalistique

Le journaliste n’étant pas spécialiste en tout, le recours à la recherche et aux productions universitaires l’oblige à faire partager l’expertise des intellectuels pour une meilleure compréhension des citoyens.

 En fait depuis plus d’une décennie on assiste à une forme désincarnée du traitement de l’information sur la crise casamançaise où l’évènementiel l’emporte sur l’analyse,  le silence des médias se prolonge de plus en plus dans cette période de ni guerre ni paix, après une période répressive qui a marqué le début des années 2000 rendant tabou la question casamançaise.

Notre étude s’attache à identifier les obstacles à la priorité du débat sur la Casamance dans l’agenda des médias, les conséquences de la faiblesse du débat public sur l’évolution de la crise et la marginalité des intellectuels dans l’animation de ce débat malgré le rôle primordial qu’ils devraient jouer dans l’intelligibilité de ce phénomène.

 

I-              Les limites du débat public médiatique sur la question casamançaise

Plusieurs raisons justifient la faiblesse du débat public sur la Casamance. Cependant le rôle  des médias pourrait être analysé comme l’une des causes les plus prégnantes. Certaines sont d’ordre endogène liées au fonctionnement des médias et d’autres sont liées à l’environnement sociopolitique contraignant pour la liberté d’expression des journalistes.

 

Un environnement médiatique peu favorable au pluralisme et à la diversité

L’avènement du conflit en Casamance en 1982 est marqué par un paysage médiatique largement dominé par le monopole de l’Etat sur les organes de la presse écrite et audiovisuelle. En l’occurrence, la radiotélévision nationale et le quotidien le Soleil constituaient les principales sources d’information. Une analyse du contenu du quotidien national pendant cette période, montre comment le Soleil faisait-il office de relais du discours gouvernemental sur la crise.

Ce discours est essentiellement marqué par un négationnisme du mouvement indépendantiste entre la banalisation de ses actes réduits au fait de quelques individus écervelés, et la diabolisation des « actes de brigandage » mus par une soif de violence gratuite. C’est à travers ces subterfuges que le gouvernement sénégalais, par le biais des médias d’Etat, a nié toute dimension politique à la revendication indépendantiste portée par le MFDC, pour la ramener à une simple jacquerie limitée à l’ethnie joola.

Cette attitude d’évitement, voire de négation de la substance du mouvement séparatiste de la part de l’Etat, a exacerbé le recours à la violence comme pour répondre à la violence et au mépris du gouvernement. Faut-il rappeler que les manifestions de décembre 1982 et décembre 1983 au nom de l’indépendance de la Casamance ont été sévèrement réprimées faisant plusieurs victimes et suivies de centaines d’arrestations. La réaction du MFDC alors orientée vers des attentats contre les fonctionnaires et les bâtiments publics, avant que les affrontements sanglants avec l’armée ne se déchainent à partir des années 1990. Plusieurs observateurs dont Jean Claude Marut considèrent l’absence d’espace de discussions comme étant un des facteurs déclenchants du conflit en Casamance :

Il faut rappeler que ce conflit qui est politique est né d’un manque d’espace de discussions, de débats sur les problèmes qui se posaient en Casamance. Des problèmes complexes, économiques, politiques, sociaux, culturels etc. auxquels il n’y a pas eu de réponses. C’est par manque de réponse à ces problèmes que cet espace vaquant a été investi par le discours indépendantiste. Lorsque le mouvement indépendantiste est arrivé avec ses solutions à lui, il a été réprimé. Pourtant il avait apporté une réponse politique même s’il était discutable. C’est l’absence de réponse politique qui est à l’origine du conflit[3]

 

Le pluralisme médiatique, une brèche pour l’élargissement du débat public

Cette période marquée par le monopole de l’information par les médias d’Etat est suivie d’une floraison des organes de presse privés au début des années 1990 et qui a donné une meilleure visibilité au mouvement séparatiste. Des journaux comme Sud-Hebdo, ont permis de relayer le discours indépendantiste à travers les interviews de son leader l’Abbé Diamacoune Senghor qui a initié toute une rhétorique autour de l’histoire, et la culture de la Casamance comme fondements de la revendication du MFDC.

Les articles de fond publiés dans cet organe et d’autres comme Le Témoin, Takusaan etc. par des journalistes ayant une grande capacité d’analyse ont permis de percevoir toute la dimension politique du conflit. On peut même constater la coïncidence entre l’émergence de cette nouvelle presse et les premières négociations consenties par l’Etat et qui ont débouché sur les accords de paix de 1991.

 

L’Etat adopte une nouvelle stratégie dans la gestion de la communication sur le conflit

L’Etat ayant pris conscience de l’impact de l’information sur l’opinion, s’est alors dotée au sein de l’armée d’une Direction de l’Information et des Relations publiques (DIRPA) pour une meilleure gestion de l’information sur le conflit pour sauvegarder son image et celle de l’armée. Imageécorchée par les exactions del’armée étalées dans la presse. Cette option proactive dans la stratégie de communication de l’Etat va se substituer à partir des années 2000, sous le gouvernement de l’Alternance, par une option répressive vis-à-vis des journalistes qui se hasarderaient à livrer toute information ou commentaire qui remettraient en question la gestion étatique du conflit.[4]

La répression des journalistes et la baisse de l’intensité du conflit ont rendu sporadiques le traitement et la diffusion de l’information sur la Casamance, limité au factuel et par là même, à une désubstantialisation du conflit.

  

La faiblesse de la participationdes intellectuels dans la production journalistique

La sous-information de l’opinion aussi bien locale que nationale sur le conflit an Casamance est l’une des conclusions la mieux partagée, à la suite des entretiens que nous avons effectués auprès des journalistes et des acteurs de la société civile à Ziguinchor.

 

Les points de vue des journalistes sur la faiblesse du recours aux « publications scientifiques »

Cet état de fait est généralement attribué à l’accès et à l’exploitation des diverses publications d’études et de recherche qui aideraient à une analyse plus approfondie des données et de l’évolution du conflit. Certains d’entre eux se fondent sur leur « vécu » et  les « savoirs locaux » pour se construire une certaine perception de la crise. Cette attitude se justifie par leur proximité avec les évènements parce qu’ils sont majoritairement originaires de la Casamance et en tirent la conclusion qu’ils en sont mieux imprégnés des tenants et des aboutissants que ceux qui viennent de l’extérieur.

Certains, minoritaires certes, poussent la logique jusqu’à éprouver de la défiance à l’égard de certaines productions universitaires dont ils soupçonnent la méconnaissance de l’histoire et des réalités socioculturelles de la Casamance, s’ils ne les accusent pas simplement de parti pris en faveur de l’Etat sénégalais.

 D’autres regrettent le manque d’habitude de lecture de certains de leurs collègues par défaut de curiosité intellectuelle et d’un certain niveau de formation académique nécessaire à la compréhension des « publications scientifiques ».

Par ailleurs, l’absence de librairies adéquates et de bibliothèques à l’exception du rayon Casamance de celle de l’Alliance Franco-sénégalaise, constitue un obstacle à l’accès à la documentation que les journalistes déplorent dans une quasi-unanimité.

En dehors des problèmes liés à la documentation, d’autres obstacles  signalés sont liés à des raisons d’insécurité personnelle et familiale redoutée tant de l’armée sénégalaise que des combattants du MFDC. Tous les deux ont recours à des menaces et intimidations et sont prêts à sévir dès qu’ils jugent une information publiée en leur faveur.  L’autocensure devient alors une pratique courante au détriment du droit du public à l’information [5]

 

Les relations entre journalistes et « experts » entre conservatisme professionnel et défiance des intellectuels

L’observation des pratiques professionnelles nous donne à constater une relation structurelle entre les journalistes et leurs sources[6] basées sur les normes professionnelles apprises dans les écoles de journalistes et accentuées dans la pratique sur le choix des personnes-ressources. En effet, celles-ci doivent répondre à une certaine représentativité sociale ou institutionnelle, ou dotées d’une certaine expertise, qui en font des « voix autorisées », selon l’expression consacrée dans le jargon journalistique. Ces pratiques débouchent sur des travers qui consistent à consacrer des « intellectuels médiatiques », et leur sur-représentation dans la sphère publique, qui finissent par avoir le don de l’ubiquité et deviennent des spécialistes incontournables dans l’analyse et la compréhension des phénomènes sociaux en tout genre. Cela pose la nécessité de la diversification des sources et de mettre en scène les « intellectuels d’en bas », en marge des paillettes et des salons feutrés, porteurs d’un regard nouveau sur le conflit en Casamance.

 Les universitaires qui nous ont accordé un entretien ont fait ce constat, tout en déplorant le traitement sensationnaliste de l’information sur la crise et même sur les ouvrages dont on ne s’intéresse que lors des cérémonies de dédicace. Les enseignants-chercheurs de l’Université Assane Seck de Ziguinchor interrogés affirment n’avoir jamais été invités ni interviewés par les médias à une exception près, à la suite d’un ouvrage publié sur le conflit. A l’Université de Dakar, un membre attitré du collectif des chercheurs ayant contribué aux ouvrages dirigés par M.C. Diop parle de son dépit à la suite d’un débat national sur la crise en Casamance, auquel il a participé dans les antennes de Sud Fm en 1995.  Selon lui la légèreté avec laquelle le problème était abordé par certains intervenants contrastait avec la gravité et la sensibilité d’un conflit où c’est la question de l’existence même de la nation qui est en jeu. Cette expérience lui a fait renoncer à toute intervention dans l’espace médiatique traitant de la question casamançaise.

 

II-             L’intérêt de la documentation dans le traitement de l’information

Cependant dans leur grande majorité, ces journalistes qui font office de correspondants locaux des principaux quotidiens nationaux dont le siège est à Dakar, reconnaissent l’importance des productions universitaires et académiques en général pour la production d’une information journalistique de qualité.

Les arguments avancés sont l’ « impératif de recyclage » des éléments d’analyse du conflit avec l’ « apparition d’une nouvelle génération d’acteurs et de nouveaux enjeux »[7].

Ces productions servent également à documenter des émissions ou à concevoir des dossiers sur la crise avec une capacité de distanciation et de recul par rapport au sentiment d’appartenance et aux velléités de manipulation dont sont toujours prompts les acteurs dans un conflit.

 

Les alternatives initiées par les osc pour créer un mouvement d’opinion autour du conflit

Malgré les efforts de ces journalistes à participer à la formation d’une opinion publique bien informée et engagée au processus de paix en toute connaissance de cause, celle-ci reste encore amorphe, particulièrement au plan national, dans les régions autres que la Casamance. Cela explique que certaines organisations de la société civile, dans leurs activités de sensibilisations et de mobilisation de l’opinion, prennent conscience de la nécessité de renforcer leur maîtrise des données du conflit et d’envisager des modalités alternatives d’ « élever la tonalité de l’opinion ».

 

La société civile élargit ses ressources documentaires

Dans un entretien, la responsable de la formation de l’une des associations les plus importantes de femmes nous révèle que

la recherche-action nous a amenées à éprouver le besoin de la recherche documentaire en raison de la complexité de certains problèmes pour appréhender les causes profondes du conflit dont celles relatives au foncier, l’exploitation forestière, la multiculturalité etc.[8]

 

A cet égard la recherche documentaire est devenue un volet essentiel dans le cadre d’un projet de l’Union Européenne ou des auteurs ont été suggérés « Makhtar Diouf, Bruno Sonko, Jean Claude Marut, Marzouk Yasmin etc. »

D’autres ONG utilisent les travaux de Mémoire et des rapports des étudiants, dont certains venus d’Europe, qu’ils reçoivent en stage à défaut d’accéder à d’autres publications de recherche. La chargée de programme d’une autre ONG se fonde sur la nécessité de renouveler la recherche particulièrement en ce qui concerne les bases historiques et certaines données du conflit qui ont changé. D’où l’intérêt de s’appuyer sur les « jeunes chercheurs qui accèdent à d’autres sources d’informations qui leur donnent une autre vision du conflit ».

Enfin certaines ONG conçoivent elles-mêmes leurs propres programmes de recherche et font appel à des chercheurs ou des intellectuels de la région pour alimenter leur propre documentation que la plupart des journalistes interrogés ont citée comme faisant partie de leurs sources. Les plus citées sont (Congad, Apran SDP,). Usoforaal, Procas s’inscrit aussi dans cette dynamique de recherche autonome.

Devant les défaillances des médias dans la mobilisation de l’opinion, L’organisation de la Plateforme des femmes pour la paix en Casamance, s’investit dans l’espace public par l’implantation de représentantes au niveau communautaire et à travers des manifestations comme les Journées régionales pour la paix qui réunissent des représentants du MFDC, ceux de l’Etat au niveau local, des militaires et des autorités religieuses et coutumières pour leur faire entendre « le cri du cœur des femmes pour le retour de la paix [9]».

Le décloisonnement du conflit à l’échelle de l’opinion nationale fait également partie des objectifs de la Plateforme en impliquant le champ d’implication des femmes aux autres régions du Sénégal. La Journée nationale de mobilisation et de plaidoyer organisée en janvier 2013 entre dans ce contexte. C’est dans ce sens que Nouah Cissé parle de la

nécessité d’élévation de la tonalité de l’opinion et d’exterritorialiser le conflit en cassant la dualité centre-périphérie. A cet égard les médias devraient constituer un important relais pour une meilleure connaissance du conflit et élever le débat et les plaidoyers auprès des politiques [10]

 

Ce rôle qui interpelle la responsabilité sociale du journaliste, pose la question de ces rapports avec les intellectuels censés procéder à des analyses éclairantes et émettre des points de vue dont les échos à travers les médias permettraient d’élargir le débat et susciter une implication de l’opinion, en toute connaissance de cause.

 

Les intellectuels et le débat public sur le conflit en Casamance

Les faiblesses de la production nationale

 A la décharge des journalistes, peut-on évoquer la faiblesse de la production universitaire sur ce conflit qui n’a commencé à susciter l’intérêt des chercheurs sénégalais qu’à partir des années 1990. Au début, les causes profondes du conflit étaient alors peu documentées et les articles essentiellement factuels ouvraient peu de perspective à la contextualisation (nous soulignons) de l’évènement.

Ces carences notées dans la production intellectuelle sont le fait de réflexions intellectuelles sur les mouvements d’ensemble de notre société et sur les mutations d’ordre historique, sociologique qui s’y opèrent. Phénomène qui pourrait bien s’expliquer par l’accaparement du débat public par les politiques qui ont entrainé dans leur sillage les intellectuels pour ne pas dire les nouveaux  diplômés des indépendances qui ne pouvaient produire de discours alternatifs en dehors des partis politiques. L’activité politique étant  devenue la condition sine qua non d’intégration et d’accomplissement social au risque de la marginalisation au sein de la sphère publique.

C’est dans ces termes qu’Aminata Dia explique l’instauration de la « démocratie des lettrés » qui a caractérisé les premières décennies des indépendances des années 1960 aux années 1980. Les partis de gauche eux-mêmes étant incapables de produire un discours alternatif ancré sur les réalités sociales s’inscrivent dans les cadres de débat dont le parti-Etat défini les thématiques et les règles du jeu. C’est à partir des années 1990 et comme pour réagir à un dossier ouvert par les journalistes de Sud-Hebdo s’interrogeant sur « la panne des intellectuels » sénégalais, qu’un « groupe de chercheurs réunis en « collectif qui ne recoupe aucune organisation partisane  et politique »  se sont engagés, sous la direction de Momar Coumba Diop, à une analyse historique, sociologique voire culturelle de l’Etat du Sénégal. C’est le point de départ de la « professionnalisation » de l’intellectuel qui a conquis son autonomie de penser en dehors de toute injonction du politique, et le début de l’édition d’une série d’ouvrages produisant des connaissances fondamentales sur notre société. [11]  Les premiers articles d’universitaires sur le conflit en Casamance ont été publiés dans ce contexte.

Auparavant les intellectuels ne disposaient pas encore d’une masse critique suffisante pour servir de personnes-ressources permettant aux médias de porter au sein de la sphère publique un discours d’ « expert » dont l’unique motivation est la recherche et la production du savoir. Dans ce contexte de confusion voire de connivence entre le pouvoir politique et le « pouvoir intellectuel », ont prédominé les contributions d’ « intellectuels organiques » qui avaient pour mission de justifier les points de vue du pouvoir face à la crise Casamançaise, qui en était à ses premières manifestations. l’image des médias d’Etat, ils mettaient leur science au service du parti dominant. C’est le cas de la contribution du professeur Iba Der Thiam, qui remonte à l’histoire coloniale jusqu’aux indépendances, pour confirmer la sénégalité de la Casamance. Dans le même quotidien national Le Soleil, Maître Mbaye Jacques Diop et Obèye Diop, respectivement député et  membre  du bureau politique du Parti socialiste au pouvoir, ont écrit des contributions pour justifier la position de l’Etat dans son refus de négocier avec un mouvement qui revendique l’indépendance.

Cependant l’on doit préciser  le point de vue moins tranché d’Obèye Diop, réputé pour sa liberté d’esprit, qui rappelait les frustrations contre lesquelles le Mfdc des Emile Badiane et Ibou Diallo, créé en 1947, combattaient et qui demeurent « exploitables à des fins malsaines ». Un avertissement au pouvoir pour repenser les conditions socio-économiques de la Casamance et une meilleure intégration dans l’ensemble national.[12]. A cet égard Momar Coumba Diop  est l’un des précurseurs d’une réflexion décentré, loin de tout idéologisme ou de motivation partisane, à travers des ouvrages collectifs édités sous sa direction. Ces publications, ont commencé avec « La trajectoire d’un Etat »,   « Le Sénégal et ses voisins » « Le Sénégal sous Abdou Diouf », « Le Sénégal contemporain » suividu « Sénégal sous Abdoulaye Wade ». Elles vont consacrer des articles  et travaux de recherches universitaires[13]sur la Casamance avec une perspective pluridisciplinaire[14]D’autres publications s’ensuivront ou seront réalisées parallèlement.[15]

 La tendance est que la question casamançaise devient un centre d’intérêt de plus en plus exploré dans les milieux universitaire et de la recherche. Cependant plusieurs écueils sont à noter à l’encontre du développement de cette recherche  notamment en ce qui concerne l’accès aux sources.

A cet égard, les limites de la presse réduisent aussi le champ d’investigation des chercheurs pour lesquels les articles desjournaux constituent un corpus essentiel dans leurs activités de recherche. Or, comme le précise Marut (2010) :

L’information de la presse est à prendre avec beaucoup de précaution, dans une situation de conflit où le discours dominant va généralement de soi, et où la réalité est constamment brouillée par la communication officielle et les propos d’acteurs peu représentatifs. [16]

 

Laquestionde l’accès aux sources

La question de l’accès aux sources est au cœur de l’appréciation de l’état de la recherche sur le conflit en Casamance. Comme pour les journalistes on peut envisager l’hypothèse for probable de l’insécurité, de la méfiance des acteurs par rapport à des chercheurs qui peuvent être soupçonnés de connivence avec l’Etat sénégalais. Les chercheurs se dissuadent eux-mêmes de s’engager dans une recherche en zone de conflit par crainte de la réaction de l’Etat qui a eu à manifester des attitudes répressives en particulier à l’endroit de la presse ou de censure d’ouvrages comme celui d’OumarDiatta, toujours interdit, etceluideJ.C.Marutdontl’interdictionapuêtrelevéeauboutdequelquesmoisaprèssa parution. L’interdiction d’émission de la radio Sud-Fm et de diffusion du quotidien, qui a frappé le Groupe Sud Communication et la convocation de son personnel à la Division des Investigations Criminelles (DIC), à la suite d’une interview de Salif Sadio, hantent encore les mémoires.[17]

De la même manière, la survivance des préjugés entre Sudistes et Nordistes ne favorise guère l’engagement de certains universitaires dans une recherche qui les conduirait sur le terrain du conflit. Autant de raisons qui font que la plupart des travaux sur la Casamance sont menés par des filsduterroiroupardes étrangers, occidentaux, pour la plupart. Ces facteurs ont permis à l’un de nos enquêtés de conclure à la « démission des intellectuels par rapport à la crise et que les études universitaires restent caractérisées par des logiques du terroir »[18]. C’est le même constat qui transparaît dans l’analyse de Marut :

Les récents ouvrages d’Oumar Diatta (2008), de Boucounta Diallo (2009), voire celui plus ancien d’Abdourahmane Konaté (1993) constituent d’intéressants points de vue sur la question. Les seuls ouvrages à caractère scientifique restent néanmoins ceux de Mokhtar Diouf  (1994) et de Momar Coumba Diop (éd) (1994). Encore n’abordent-ils pas le conflit frontalement. Quant à l’ouvrage coordonné par MC Diop, « le Sénégal contemporain » (Karthala 2002), il est symptomatique qu’aucun des quatre articles consacrés à la Casamance qui y figurent, ne soit signé par un Sénégalais[19]

 

Une manière de confirmer qu’actuellement la majeure partie des publications scientifiques sur le conflit sont l’œuvre de chercheurs européens ou nord-américains. Toutefois, les derniers ouvrages dirigés par M.C Diop impliquent davantage de nationaux et les sujets de thèses et de mémoires, qui portent de plus en plus sur la région Sud, sont en train d’inverser la tendance pour une lecture endogène de la crise en Casamance.

 

Perspectives

Ce diagnostic plutôt pessimiste n’empêche pas de reconnaître que depuis les années 2000, il y a un intérêt croissant des étudiants et jeunes chercheurs pour la Casamance à laquelle, ils consacrent leurs sujets de mémoires ou de thèses. Un capital s’est constitué depuis lors pour alimenter le débat public. Il appartient aux journalistes d’être proactifs et d’aller vers de nouvelles ressources qui proposent une certaine relecture de la question casamançaise. Il s’agit de rompre avec le conservatisme congénital des normes de la profession qui ne se sent en sécurité qu’avec les « voix autorisées », les « experts » dénommés « spécialistes de la question casamançaise », arrivés à saturation et qui ont du mal à renouveler leurs discours sur un conflit, dont les données ne cessent d’évoluer.  Il s’agit d’aller à la quête de ces « intellectuels invisibles », entrain de produire des connaissances approfondies sur le conflit, dans le silence loin des lambris des plateaux de télévision. Concevoir un annuaire des auteurs et des publications  sur la Casamance et le mettre à la disposition des médias faciliterait l’accès des journalistes aux productions scientifiques  qui les amèneraient à avoir  une approche plus approfondie du traitement de l’information sur le conflit.

 

BIBLIOGRAPHIE

-Donald B. Cruiser O’Brien, Diouf Mamadou, Diop Momar Coumba. La construction de l’État au Sénégal. Paris : Karthala, 2003

-Diop Momar Coumba (éd). Trajectoires d’un État. Paris : Codesria, 1992

-DiopMomarCoumba (dir.). Le Sénégal contemporain. Paris : Karthala, 2002

-Momar C. Diop (Dir). Le Sénégal sous Abdoulaye Wade. Le Sopi à l’épreuve du pouvoir. Paris : CRES-Karthala 2013

-Diatta, Oumar. La Casamance, essai sur le destin tumultueux d’une région. Paris : L’Harmattan, 2008

-Diouf   Makhtar. « Le Sénégal, les ethnies et la nation ». Paris : NEAS, 1998

-Guèye   Moustapha. Pluralisme et rôle des médias dans les conflits en Afrique de l’Ouest francophone. Le cas de la Casamance (Sénégal).Thèse de doctorat Nouveau Régime, 2008, Université Paris 2

-Manga Mohamed Lamine. La Casamance dans l’histoire contemporaine du Sénégal. Paris : l’Harmattan ; 2012

-Marut ,  J.C. Le conflit de Casamance. Ce que disent les armes. Paris : Karthala, 2010

 

Articles et travaux universitaires

-Ehemba Abraham. « La politique de défense du Sénégal : l’armée, le creuset de la nation ». in : Défense et sécurité internationale, no 11, juillet 2006, pp.62-65

-Foucher Vincent. « Les « évolués », la migration, l’école : pour comprendre une nouvelle interprétation du nationalisme casamançaise » In : Diop MC (éd). Le Sénégal contemporain. Paris : Karthala, 2002, pp. 375-424

-Grasset G.. « Manger où s’en aller : que veulent les opposants armés casamançaise? ». in : Diop MC. (dir.), op.cit., pp.459-498

- Lambert, M.C. « Violence and the war of words: Ethnicity v. nationalism in the Casamance». Africa, Vol. 68, n° 4, 1998, pp.585-602.

-Marut, JC. « Le problème casamançaise est-il soluble dans l’État-nation ?». in Diop MC., op.cit.

-Marut, J.-C.. - La question de la Casamance (Sénégal). Une approche géopolitique. Univ. Paris 8 : Thèse de doctorat, 1999, 512 p.

-SchlesingerPhilip. « Repenser la sociologie du journalisme. Les stratégies de la source d’information et les limites du média-centrisme ». in : Réseaux, no 51, janv-fév. 1992, pp. 77-98

-Mohamed L. Manga. « La Casamance sous Abdoulaye Wade. L’échec d’une paix annoncée ». in Momar C. Diop (Dir). Le Sénégal sous Abdoulaye Wade. Le Sopi à l’épreuve du pouvoir., Paris : CRES-Karthala 2013, pp. 267-295

-Paul Diédhiou. « La gestion du conflit de Casamance. Abdoulaye Wade et la « tradition » joola ». id,  pp.249-265.

-Jean-Claude Marut. « Wade et la Casamance. Un échec paradoxal ». id., pp.215-248

 - Copains. J.. « Intellectuelsvisibles,Intellectuels invisibles ». www.politique-africaine.com, pdf 05/10/07, consulté le 03/12/14

 

Articles de presse

 - Diop, Mbaye J.. « Raison garder ». Boubacar Obèye Diop « Nation et -spécificité régionale »in : Le Soleil , 31décembre 1982, 1er et 2janvier1983

- Thiam, Iba Der. « La Casamance en question ». in : Le Soleil, 9 janvier 1984


[1]Mohamed Lamine Manga, La Casamance dans l’histoire contemporaine du Sénégal ; Paris, l’Harmattan ; 2012

[2] Oumar Diatta, La Casamance, essai sur le destin tumultueux d’une région, Paris, L’Harmattan, 2008

[3] Entretien Jean Claude Marut avec Moustapha Guèye  in : Cesti-Info.net, 26 février 2013

[4] Moustapha Guèye, Pluralisme et rôle des médias dans les conflits en Afrique de l’Ouest francophone. Le cas de la Casamance (Sénégal), Thèse de doctorat Nouveau Régime, 2008, Université Paris 2

[5] Synthèse des entretiens une dizaine de correspondants locaux (Ziguinchor, juillet 2014)

[6] Philip Schlesinger, « Repenser la sociologie du journalisme. Les stratégies de la source d’information et les limites du média-centrisme », pp. 77-98 in : Réseaux, no 51, janv-fév. 1992

[7] Entretien avec Ibrahima Gassama, Directeur de la Radio Zik FM (Ziguinchor, juillet 2014)

[8] Entretien avec Mme Diallo Fatou Guèye, Chargée de la formation à Usoforaal.(Ziguinchor, juillet 2014)

[9] Entretien avec Mme Ndèye Marie Thiam, présidente de la Plateforme des femmes pour la paix en Casamance (Ziguinchor, juillet 2014)

[10] Entretien avec Nouah Cissé, historien et observateur du conflit en Casamance, Ziguinchor, juillet 2014

[11] J.Copains, Intellectuelsvisibles,Intellectuels invisibles, www. Politique-africaine.com, pdf 05/10/07, consulté le 03/12/14

[12] Mbaye J. Diop, « Raison garder », Boubacar ObèyebDiop, « Nation et spécificité régionale »in : Le Soleil, 31décembre 1982, 1er et 2janvier1983

Iba Der Thiam, « La Casamance en question », in : Le Soleil, 9 janvier 1984

[13]Jean-Claude Marut; op.cit.

Mohamed Lamine Manga, La Casamance dans l’histoire contemporaine du Sénégal ; Paris, l’Harmattan ; 2012

 Moustapha Guèye ; op.cit.

[14] Mohamed L. Manga, « La Casamance sous Abdoulaye Wade. L’échec d’une paix annoncée » in Momar C. Diop (Dir) : Le Sénégal sous Abdoulaye Wade. Le Sopi à l’épreuve du pouvoir, pp. 267-295, CRES-Karthala 2013

Paul Diédhiou, « La gestion du conflit de Casamance. Abdoulaye Wade et la « tradition » joola ». pp.249-265, id.

Jean-Claude Marut, « Wade et la Casamance. Un échec paradoxal », pp.215-248, id.

[15] Makhtar Diouf, « Le Sénégal, les ethnies et la nation », NEAS, 1998

[16] J.C Marut, Le conflit de Casamance. Ce que disent les armes, Paris, Karthala, 2010

[17] Moustapha Gueye, Thèse de doctorat, op.cit.

[18] Entretien avec Nouah Cisssé, op.cit.

[19] JC Marut, (2010) op. cit.

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