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Encyclopédie de kër gi : entre récréation et re-création d’une identité linguistique

NDieme SOW, Université Assane SECK de Ziguinchor

 

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Résumé

Cet article décrit la présence de formes identitaires dont les indices sont visibles dans les textes de l’album « Encyclopédie » du groupe kër gi. Les choix linguistiques opérés dénotent une reconsidération des valeurs africaines avec un mixage des traditions et des modernités. En effet, activisme et contestation se dégagent des représentations que d’aucuns se font de kër gi, bien que les procédés de conception des textes en disent long sur la place que Kilifeu et thiaat accordent au respect des valeurs locales.

Je démontre ici que par la magie du verbe et des langues, les rappeurs appellent à une ouverture sur la modernité qui passe par un retour aux sources. Ce qui semble être un indice identitaire qui montre que, outre les fonctions ludique (récréative), esthétique et engagée, le rap sénégalais se donne aussi une mission éducative qui laisse transparaître la place de la culture traditionnelle négro-africaine.

Mots clés : rap, identité, plurilinguisme, mixing, Sénégal

Introduction

Le continent africain, longtemps resté sous le joug de l’occident, s’est vu et se voit encore confronté à l’épineux problème de choc des cultures. Si d’aucuns préfèrent raconter l’Afrique avec un grand accent mis sur la tradition, d’autres trouvent que c’est la période postcoloniale qui fait du continent ce qu’elle est aujourd’hui.  En tout état de cause, il reste que l’Afrique, parce qu’elle est multiculturelle, est donc multilingue et le plurilinguisme constitue un indice identitaire dans nombre de communautés. Dans le rap sénégalais, ce contact de langues est frappant et se situe à trois niveaux : il y a d’abord les rapports entre les différentes langues locales parmi lesquelles émerge le wolof ; ensuite une relation toute particulière que le français (langue de la colonisation) entretient avec le wolof ; et enfin, le rôle joué par l’anglais en tant que langue des origines du rap. En réalité, dès les années 1990, des études qui ont été menées sur la question de la place des langues au Sénégal, laissaient entrevoir une progressive domination du wolof sur les autres langues locales, notamment dans les grands centres urbains comme Dakar : « l’importance du Wolof augmente à Dakar tandis que celle des autres langues diminue ». (Calvet, 1994)

Dans le même temps, le français revêt un statut particulier car, étant proclamé langue officielle du pays, il jouit également du statut de langue seconde et de langue étrangère au même titre que l’anglais par exemple. C’est dire que l’héritage historique influe sur les habitudes culturelles. Sous ce rapport, dans tous les domaines de la vie quotidienne, les langues se côtoient et jouent des rôles diversifiés.  C’est ce qui se perçoit du moins dans les paroles des rappeurs Sénégalais.

Rap au Sénégal

Le rap est arrivé au Sénégal après sa naissance aux USA dans les années 1970 et un détour en Europe (Auzanneau, 2001). Les premiers rappeurs sénégalais entre autres Awadi, et Dugg E-T du groupe « PBS », xuman et Koc6 de pee froiss etc. ont installé un nouveau style musical qui s’opposait au Mbalax jusqu’alors connu pour être le genre musical dominant du pays. Leur combat était de faire connaître tout ce qui touche le hip hop, de se faire une place dans le cercle des artistes sénégalais et de s’engager à mettre sur pied un mouvement optant pour une affirmation de la nouvelle identité des jeunes. Cette nouvelle identité consistait pour eux, à s’imposer en tant que porteurs de voix, mais également en tant que combattants des injustices et dénonciateurs des tares. Ainsi, au Sénégal, si le rap est né d’une certaine volonté de lutter contre les injustices et les abus sociaux, l’on comprend aisément qu’il soit un mouvement combattif et engagé à porter un regard critique sur les gouvernants. A ce jour, le Sénégal compte plus de 2000 groupes de rap actifs répartis dans les 14 régions du pays. Dakar apparaît comme l’espace le plus occupé par les rappeurs du fait des opportunités qu’offre la capitale qu’il est.

Par ailleurs, eu égard à la présence des groupes de rap, bien que Dakar soit plus représenté quantitativement, on assiste de plus en plus à l’aiguisement de la qualité des titres des rappeurs de la banlieue dakaroise et des autres régions du Sénégal avec la présence de groupes comme Kër gui.

Le groupe Kër gi

 Si les perceptions populaires confondent le groupe de rap « kër gi » au groupe activiste « y en a marre », les paroles des textes, par contre, sont assez éloquentes sur la distinction d’approche que l’on peut noter entre les deux entités.A ce jour, le groupe est formé du duo « Kilifeu et Thiaat » originaires de la région de Kaolack, ces deux amis d’enfance ont voulu perpétuer les bons rapports qu’entretenaient leurs parents. Beaucoup de facteurs ont contribué à les rapprocher : ils ont sensiblement le même âge, leurs familles sont voisines, leurs mamans sont amies et complices etc. Thiaat explique ironiquement que leurs génitrices, alors enceintes d’eux,  avaient pris l’habitude de causer au moment où, eux aussi, causaient dans le ventre de leurs mamans respectives afin de poser les jalons du combat qu’ils mèneront et qui leur permettra de changer le cours des choses[1].  La complémentarité du talent de l’un et l’autre a été la grande raison pour les deux rappeurs de se réfugier derrière l’art afin de marteler les souffrances sociales. Aujourd’hui, Kër gi s’est frayé un chemin qui lui permet de se poser en ténor du rap. Ses textes sont étudiés, ses paroles s’attaquent aux failles du système, « Vérité » est le maître-mot dans ses dires. A écouter les paroles de KG, on se fait une nouvelle conception de la musique. Elle n’est plus faite seulement pour adoucir les mœurs mais elle est là pour s’attaquer aux maux sociaux.

L’album de 2014, Encyclopédie, est un produit dont le titre métaphorique fait penser à un gros livre destiné à instruire, à partager la connaissance sur un ou des faits. Un livre si gros qu’il a été divisé en deux tomes que Thiaat et Kilifeu ont bien voulu appeler « chapitres » : « Règlement de compte » et « Opinion public ». Sur les 26 titres de l’album, le fait dont il s’agit est la situation économique dramatique que traverse le Sénégal en 2012. L’album-livre indexe les gouvernants et critique acerbement la gestion jugée gabégique.

En dehors du rap, ces adeptes du hip hop sont surtout connus au Sénégal pour leur implication dans les affaires socio-politiques de la cité : les membres de kër gi sont des membres fondateurs du mouvement activiste « Y en a marre ».

Rap et recherche au Sénégal

Le mouvement hip hop et particulièrement le rap a inspiré bon nombre de travaux scientifiques. En effet, c’est par la voie du rap que beaucoup de jeunes ont pu s’affirmer et se re-créer une identité. Plus qu’un simple mouvement musical, le rap est un terrain où se retrouvent tous les jeunes soucieux d’exercer un regard critique sur les pratiques sociales : le bon rappeur est celui qui s’implique dans les affaires sociales de sa communauté, qui dénonce les tares politiques, sociales et culturelles, qui s’attaque aux injustices et qui combat les vices.

Le rap est devenu une thématique scientifique qui intéresse les historiens, les sociologues, les linguistes, les sociolinguistes, les critiques d’art, etc. La plupart des travaux sur le rap ont mis l’accent sur le fait qu’il constitue un symbole fort de la quête identitaire (Auzanneau, 2001).  En sociolinguistique, à la suite de Calvet (2005) pour qui le point commun entre rappeurs Américains, Européens et Africains reste le caractère contestataire, les travaux de Auzanneau ont étudié le comment, par le langage, le rappeur a permis de construire cette nouvelle identité. « Les métissages » ont des valeurs significatives (Auzanneau, 2001).  Le rap est dès lors considéré comme moyen d’affirmation identitaire.  Si en occident, le rap a été l’affaire des jeunes issus de l’immigration ; en Afrique, il est l’outil des jeunes qui s’insurgent contre la mal gouvernance. Ces jeunes Africains sont désormais perçus comme des opposants du pouvoir. Au Sénégal, le mouvement contestataire « y en a marre » qui a beaucoup participé au renversement du pouvoir en 2012, est essentiellement composé de rappeurs.

Le rap est également analysé sous l’angle d’un enrichissement stylistique qui a servi de prétexte aux chercheurs pour en étudier l’applicabilité à un champ didactique (Dramé, 2010). L’héritage historique du Sénégal a fait que jusqu’ici, l’enseignement de la poésie au lycée, s’illustre souvent par des poètes français. Cependant, avec le développement fulgurant du rap et du slam, la didactique des écrits poétiques s’ouvrent petit à petit à une diversification des textes servant de supports pédagogiques du fait de la créativité des auteurs (Dramé et Ndiaye, 2012). De nouvelles figures de style comme le verlan, le next-level et le punch-line peuvent désormais être intégrées dans l’exercice dit « explication de texte » au secondaire (SOW, 2016). L’approche de l’interprétation de l’argot contenu dans les textes de rap (Dramé, 2010) est aussi prise en compte et laisse transparaître ainsi une ouverture sur le registre linguistique employé. Si le rap est d’abord une affaire de rue, il est également et obligatoirement le point de chute des expressions argotiques. Parce qu’il est une affaire de jeunes et de jeunesse, le rap a fait éclore un grand intérêt chez les sociolinguistes de la variation. Les différences des parlers « avec les pairs vs avec les pères » que relève Auzanneau montrent bien le caractère variable du type de discours, de la forme du langage et du choix de la langue d’élocution.

Sous un angle sociologique, l’hybridité sociale qui se dégage du rap, est vue comme facteur favorisant un nouvel élan porté vers la religion islamique (NIANG, 2014), car le mixage « sacré et profane » donne bien un aperçu sur le rôle stabilisateur qu’il pourrait jouer. En effet, en tant que fait social, le rap renferme désormais une dimension lui permettant à la limite de légiférer, quand bien même il s’agirait d’un problème qui touche le sacré. Les barricades sont levées et le rap se propose de braver tous les écueils pour la cause sociale.

Par ailleurs, le rap en Afrique est également vu comme cette arme permettant à l’homme de s’imposer à la lumière de la tradition africaine qui place l’homme en première position et relègue la femme au second plan. Le combats des rappeurs étant presque partout le même, nous noterons qu’en France, par exemple, la violence textuelle a été une alerte contre les inégalités sociales dans les années 1990 d’une part ; et, d’autre part, une affirmation identitaire qui s’énonce protectrice des couches vulnérables comme la femme, les enfants, les pauvres etc. (BUATELA, 2009)

En filigrane, il est à noter que presque la totalité des chercheurs s’accordent sur le fait que le rap soit un moyen d’affirmation d’une identité. Les mots du rap servent ainsi à corriger les tares de la société.

Du multilinguisme pour combattre les maux sociaux : perceptions

Dans l’usage, le wolof urbain domine chez les rappeurs. Mais, cela ne cache pas pour autant la présence de l’anglais et du français. Qu’indique cela au plan identitaire ?

Si la langue est un outil pour communiquer, elle sert également de moyen pour combattre tout ce qui est perçu comme nuisible à la société. Dans Encyclopédie, il semble que la langue utilisée assure une certaine fonction et le choix de tel ou tel médium n’est jamais fortuit. Il se pose ainsi le débat sociolinguistique qui concerne les fonctions des langues dans le rap, lequel découle du constat de la présence du phénomène de mixing assez fort.

Le wolof : s’ancrer dans ses racines socioculturelles

Il est perçu comme la langue la plus populaire. Il facilite l’affirmation identitaire, permet de décrire l’origine sociale, rappelle les traditions, rend bien compte de la morale africaine, etc. Pour cela, plusieurs procédés sont employés et qui permettent de percevoir que certaines singularités de la culture africaine ne peuvent être mieux exprimées que par le wolof.

Emploi de maximes[2] :

Exemple 1 :

As                        goor                     du                    kacc 

Un                     homme               ne pas              mentir

= Un homme ne doit pas mentir

Exemple 2

GÓÓr                     du                         fecc

Homme              ne pas                  danser

= Un homme ne doit pas danser

Recours aux proverbes africains :

 Exemple 1

kuy                      door                    du                     xacc,

celui qui             frapper              ne pas               préparer

= pour bien agir, il faut agir vite

Exemple 2

moytul                                                 kuuk         u      ndaje

éviter (+impératif 2ème pers. du sing.)  pet    de   réunion

= Il faut éviter de poser des actes qui vont à l’encontre de la solidarité de groupe.

Beaucoup d’individus, pour nommer les rappeurs utilisent l’expression « boy rappeurs yi ». Cette expression est perçue par d’aucuns comme ayant une connotation péjorative du fait que le mot « boy » (= petit, jeune, enfant, pote etc.) revêt un caractère dépréciatif ou familier. Le tableau qui suit, un condensé des indices d’un discours qui prône le retour aux valeurs ancestrales, montre que les rappeurs adhèrent à la théorie senghorienne sur la négritude à savoir l’enracinement et l’ouverture pour faire émerger une société unie par la richesse provenant de sa multiculturalité et de son multilinguisme. Dès lors, le lien jusque-là fait entre rap et modernisme perd de son automatisme. Le combat identitaire ne se pose plus en termes d’âge ou de génération, mais plutôt en termes de thématique et de contenus utilisés. Le vulgaire et le familier cèdent la place au courant, l’argot se rapproche de la norme, le choix des lexies inclut la différence générationnelle et l’alternance des langues fait que la variable « niveau de scolarisation n’est pas un critère pertinent pour décrypter les textes de kër gi.

Quelques indices de la tradition négro-africaine Signification

1-Tannal naala yaay ju baax/

sa ndey mussula fay

Telle mère telle fille

place de la mère = domicile conjugal

2-Moytu kuuku ndaje Solidarité du groupe social
3-Jaar neegu gÓÓr Case de l’homme = circoncision
4-Goor du wax waxaat/waxeet Parole d’homme = parole sacrée
5-Booko defee genn xeet Vie en communauté
6-Disquette na doon sa soxna Choix de l’épouse vertueuse
7-As gÓÓr du kacc Mensonge banni
8-Jigeen du jangg pank dafay gàtt tank Place de la femme : le foyer
9-Sooy tëdd na serr bi xonk Grande importance accordée à la virginité
10-Sa nawle bumla yeyy L’œil de l’autre (pesant)
11-Na nga fass jom, lu jot yom/ bula kenn gis nga joy Stoïcité de l’épouse
12-Foo séy nanga fa seey Fidélité, régularité dans la bonne action
13-Looy togg mu doy Nourriture suffisante= bonne épouse
14-Bul faale kula hoy Contre le snobisme

A travers les mots, les rappeurs appellent à un retour aux sources tel que le faisaient les poètes de la négritude dans les années 20. Le combat pour le respect des valeurs ancestrales est ici amorcé et la perte des valeurs locales critiquée.

L’emploi de certaines subtilités que propose la langue wolof comme « sooy tëdd, na sérr bu xonk » signifiant littéralement « si tu te couches, vaille à ce que le pagne soit rouge », est une manière d’appeler à une valeur en perte, à savoir l’importance chez une fille de rester vierge jusqu’au mariage. Le cérémonial qui accompagnait le mariage tend à disparaître avec les effets de l’urbanisation : aujourd’hui, la sexualité précoce n’est plus aussi grave que c’était le cas autrefois.

Nous notons par conséquent, un appel aux vertus ancestrales, ce qui, a priori semble contradictoire avec les perceptions que d’aucuns se font sur le rap.  Autrement dit, avec les textes d’Encyclopédie, notamment « aalma nopp » le rap n’est plus simplement une affaire de jeunes, mais, un moyen de communication comme tout autre que l’on utilise pour combattre les tares de la société.

L’anglais : vivre au rythme de son temps

Il est par essence la langue identitaire du rap (Auzanneau 2001). Avec son statut de première langue mondiale, l’anglais, est le médium qui rend le mieux compte de la technologie et des modernités. Il est ainsi cette langue qui facilite l’internationalisation du rap et pourrait être considéré comme langue de marketing.

Bien que le rap soit souvent pratiqué par passion ou par conviction[3], les rappeurs cherchent quand même à atteindre le maximum d’esprits. Le rap est ainsi un moteur d’ouverture et d’intégration culturelle. Les rappeurs tentent ainsi de vendre le plus grand nombre d’albums afin de bénéficier de certaines distinctions (disque d’or, platine etc.). Il est d’ailleurs à noter que, même si l’anglais n’est pas quantitativement la langue dominante de l’album, nous remarquons cependant que la page de couverture d’Encyclopédie est parsemée de mots anglais. Un jeu de comptage des mots renseigne sur la fréquence des langues.

Langues en présence sur la page de couverture tome 1 : rapport quantitatif

Langues Fréquence des mots employés %
Anglais 18 43,90
Français 16 39,02
Wolof 07 17,07
Total 41 100

Un regard sur ce graphique rend compte du rapport quantitatif de la fréquence du mixing.  En effet, il y apparaît clairement la présence des trois langues avec une forte domination de l’anglais. L’on est tenté de se demander ainsi pourquoi l’anglais serait-il plus présent que le wolof et le Français dans un pays comme le Sénégal où le wolof a un statut de langue véhiculaire et le Français celui de langue officielle. La réponse que l’on pourrait donner est sans doute que, même si le wolof et le français sont des langues qui dominent au Sénégal, il reste que la langue anglaise est la langue du rap. La volonté d’internationalisation du message véhiculé impose la présence de l’anglais, surtout sur une page de couverture. Le débat sociopolitique est toujours un débat universel et, si Kilifeu et Thiaat font usage de l’anglais, il est clair que c’est pour ne pas se singulariser et rester dans l’univers de la globalisation du mouvement dont il se réclame. Plus haut, nous avons situé les origines du rap aux USA dont l’anglais constitue la langue officielle. Cela est comme pour dire que l’anglais est la langue identitaire du rap et Keur gui affiche cette première identité qui consiste à l’appartenance de la famille du hip hop. D’ailleurs cela est explicitement avancé dans le texte « Nothing to prove ». En disant « hardcore never die » ou encore « daňuy kaas duňu toj kaas» ou encore « duňu puus duňu paas, ils avouent le caractère contestataire de leurs propos et, par la même occasion, affirment que le grand combat du rap est à chercher dans sa capacité à savoir dénoncer les tares quelle que soit la langue d’élocution.

Le français : s’assurer une rapide promotion sociale

En tant que langue officielle du Sénégal, il est aussi la langue de l’ouverture et de la promotion sociale. Dans les usages quotidiens, le Sénégal est moins francophile que les autres pays de l’Afrique de l’ouest, mais cela n’empêche que le fait de parler et bien parler le français est perçu comme un avantage dans le processus d’une ascension sociale fulgurante dont rêvent beaucoup de jeunes sénégalais. Le français est la langue académique, donc la langue du savoir. Sa maîtrise est signe d’assimilation de la culture moderne, une manière pour les rappeurs de montrer qu’ils vivent au rythme de leur temps et peuvent s’assurer une rapide promotion sociale aussi bien au Sénégal que dans le monde francophone. Le français est donc la langue incontournable dans le traitement scientifique et scolaire des textes du groupe au Sénégal, d’autant qu’il a été remarqué que, dans les actes qu’il pose, depuis 3 à 5 années, kër gi se donne pour mission de participer aux problèmes que connaît l’école sénégalaise.

Si le wolof reste la langue la mieux indiquée pour parler des valeurs ancestrales, le français est l’outil qui permet d’atteindre la cible des moins âgées. Les implications du modernisme font que la variable âge revêt un caractère important lorsqu’il est question de parler des maux qui gangrènent la société sénégalaise.

Au plan sociolinguistique, la présence du code mixte laisse transparaître le plurilinguisme dans le rap, cette forme d’acceptation et d’auto-appropriation de la langue de l’autre témoigne d’une volonté d’ouverture qui fait suite à l’appel au retour aux sources. 

Au plan lexicologique, l’application de procédé de lexicalisation comme la troncation par apocope montre une certaine volonté d’ouverture. En effet, « pet » (énoncé 1 du tableau) est le mot tronqué de « peto », de l’argot signifiant « tête-à-tête ». En procédant ainsi, les rappeurs s’identifient à la jeunesse, à la génération du nouveau type de Sénégalais  communément appelé le NTS[4] et reste ainsi impliqué aux maux de leur époque.

Quelques indices de la modernité Signification
1-Yaangi laal ci pet (entre père et fils) Tabou de la sexualité levé
2-Jëfëndikool condom (entre père et fils) Idem
3-Kuy door du xacc Le mal sort d’où on ne l’attend jamais
4-Ma fille Individualisme (possessif singulier)
5-Aduna bi worëdi Monde moderne= danger
6-dajeek pédophile Pédophilie = vice
7-Goor Ñi mën naÑ u fenn hommes = menteurs
8- Degg ba tayy « je t’aime » Aucune valeur de la parole, même en amour
9-Bul yaakaar kenn ci lenn/ Amal sa bopp xey Indice d’individualisme/suffisance/égoïsme
10-Bëguma sa bët di xonk Zéro souffrance vs stoïcité
11-Kenn dula romb Moi devant, les autres derrière

Conclusion

La question identitaire a longtemps alimenté la recherche sociolinguistique. Il a été démontré que les métissages et autres formes de mixité et de mixing rendent compte d’une certaine volonté d’affirmation identitaire dans le rap (Auzanneau 2001).

Le rap de kër gi et par extension le rap sénégalais par la magie des mots employés, laisse transparaître une nouvelle approche de cette affirmation identitaire. Le vulgaire et le familier sont supplantés par le courant et la thématique fouille jusque dans l’ancrage des valeurs ancestrales africaines. Les thèmes du combat des intellectuels africains des années précoloniales sont repris et cela revêt deux significations :

-          Lorsqu’il faut des mots pour combattre les maux, la langue du combat en milieu plurilingue devient une langue mixte. C’est le constat fait de l’analyse de la place et de la fonction des trois langues en présence dans le rap de kër gi. L’anglais, langue des origines du rap ; le français langue de travail au Sénégal ; le wolof, véhiculaire et langue de l’intégration et de la promotion sociales sont les trois langues en présence qui permettent de répandre les valeurs locales (wolof) de s’ouvrir au monde (français) et de vivre au rythme de son époque en restant dans le cercle des rappeurs respectés (anglais).

-          La variable « âge » n’a plus la même pertinence qu’elle avait aux débuts du hip hop : même si les jeunes dominent dans le monde des acteurs du rap, la cible est désormais étendue à toutes les classes d’âge.

-          A la manière des romans de formation ou de la poésie de la négritude que l’Afrique a connus dans les années 1920, le rap s’est donné une nouvelle mission qui consiste à éduquer le citoyen afin qu’il vive au rythme de son temps. Loin de vouloir rester ce mouvement contestataire, kër gi fait entrevoir le rôle social du rap sénégalais : s’impliquer dans les affaires de la cité passe aussi par une transmission des connaissances sur l’histoire et la culture, d’où le caractère éducatif qui se dégage des textes d’Encyclopédie, notamment dans « aalma nopp ».

Bibliographie/webographie

-   Michelle Auzanneau, « Identités africaines : le rap comme lieu d’expression », Cahiers d’études africaines [En ligne], 163-164 | 2001, mis en ligne le 07 avril 2004, consulté le 11 mai 2016. URL : http://etudesafricaines.revues.org

-   BUATA Malela. 2009. « Isabelle Marc Martínez, Le Rap français. Esthétique et poétique des textes (1990-1995) », in Questions de communication, mis en ligne le 01 décembre 2011, URL : questionsdecommunication.revues.org/172. Consulté le 23 avril 2016.

-   DRAME, (M). 2010. De l’argot dans les textes de rap au Sénégal : étude linguistique et sociolinguistique. Casa Editorialii Demiurg, Iasi, Roumanie.

-   DRAME (M) et NDIAYE (A). 2012. Le français employé dans le rap : menace ou chance ? Comparaison avec la poésie, ANADISS, Université Stefan Cel Mare, Suceava Roumanie.

-   NIANG (A) 2014. « Le rap prédicateur islamique au Sénégal : une musique « missionnaire », Volume 10 : 2, pp 69-86.

-   SOW (N). 2016. « Le style :  un indice de création lexicale dans le rap sénégalais », Les Cahiers du CREILAC, Editions ANTADA, pp 97-111, ISBN : 978-2-37558-000-4.


[1] Extrait de l’émission télévisée « Ngonal» : » Origines du groupe de rap Keur Gui », animée par Sanex et Alaji.

https://www.youtube.com/watch?v=KisoMVNeEg4

[2] Tous les exemples sont extraits du texte « aalma nopp »

[3] Propos de Thiaat, journée d’études du CREILAC du 14 mai 2016. Emission du 22 mai 2016

http://www.gms.sn/horizons-divers/

[4] LE NTS est un concept qui s’est répandu en 2012 à la suite du renversement du pouvoir au Sénégal. CE concept renferme plusieurs acceptions comme le bon citoyen, patriote, imprégné des problèmes de son temps, positif et visionnaire

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La revue internationale d’analyse du discours, GRADIS, avait inauguré sa parution par la publication en septembre 2015 d’un numéro intitulé Logiques de l’hétérogène. Langages de ville et fabrique de singularités. Ce premier numéro, par la qualité des contributions d’une part et d’autre part la diversité des approches, avait reçu un accueil très enthousiaste auprès des enseignants, des chercheurs et des acteurs de terrain intéressés par les dynamiques urbaines et les logiques de travers qui les gouvernent. Cet intérêt réel pour les nouvelles configurations en œuvre dans les villes, nous a amené à former le dessein de creuser plus avant ce sillon encore.

Ayant pris prétexte de l’album Encyclopédie du groupe de rap Keur Gui, noyau initiateur du mouvement Y EN A MARRE au Sénégal en 2011, notre laboratoire GRADIS (Groupe de Recherches en Analyse des Discours Sociaux) avait organisé en partenariat avec le CREILAC (Centre de Recherches Interdisciplinaires pour les Langues, les Lettres, les Arts et la Culture) de l’Université Assane SECK de Ziguinchor des journées d’études sur les cultures urbaines : une première journée a eu lieu à l’Université Gaston Berger de St-louis en 2015 et une deuxième journée à l’Université Assane SECK de Ziguinchor en 2016. Ces journées n’auraient pas pu avoir lieu en 2015 comme en 2016 sans l’implication et le soutien, tour à tour, des collègues, des étudiants et des autorités universitaires de Ziguinchor et de St-Louis. Il faut aussi et surtout remercier ici le groupe Keur Gui dans son ensemble pour sa disponibilité, son engagement citoyen et sa compréhension qui ont facilité considérablement les choses. Les rappeurs de ce groupe, Thiat et Kilifeu, avaient accepté spontanément de clore chacune des deux journées d’études par un concert gratuit offert aux étudiants des deux Universités pour allier l’utile à l’agréable.  Ce furent alors de très beaux moments de réjouissance scientifique et artistique.

Il était donc convenu de publier en un volume spécial, les contributions des deux journées et de dédier le dit volume double à nos amis rappeurs de Keur Gui, mais pour des raisons techniques et de rationalisation, nous avons décidé finalement de ne publier dans un premier temps que les communications présentées lors de la journée d’études à l’Université Assane SECK de Ziguinchor en mai 2016. Les contributions présentées à la journée de l’Université Gaston Berger de St-Louis seront publiées dans un volume à part prochainement. C’est aussi le lieu de féliciter en saluant la pertinence et la détermination de notre collègue et amie Mme Ndiémé SOW qui a porté à bout de bras le projet de Ziguinchor et qui l’a mené avec brio et intelligence. Elle s’était déjà illustrée de fort belle manière lors de la journée de St-Louis.

Les textes qui composent ce numéro 2 de la revue GRADIS ont pour colonne vertébrale le groupe Keur Gui et plus particulièrement l’album Encyclopédie, mais dès le début de ce projet, il était entendu que les cultures urbaines ne se réduisaient pas au mouvement Hip-Hop seulement. L’expression Cultures urbaines renvoie donc, dans le cadre des travaux de notre laboratoire comme pour d’autres chercheurs de plus en plus nombreux, aux pratiques urbaines dans leur diversité et leur complexité. C’est pourquoi des analyses centrées sur l’album Encyclopédie (Ndiémé SOW, Assane Ndiaye) voisinent avec des approches des radios urbaines (Baye Massaer Paye, Mme Balle Niane) et des modes vestimentaires urbains (Dame Diop). Tandis que Kalidou SY tente, dans une synthèse rapide, de circonscrire les pratiques urbaines comme processus de production du sens, comme sémiosis sociale.

En réaffirmant le credo du Laboratoire GRADIS (Groupe de Recherches en Analyse des Discours Sociaux) depuis sa création (il regroupe des littéraires, des géographes, des socio-anthropologues, des politologues, des spécialistes des sciences du langage, des SIC, des sciences de la culture, etc. appartenant a plusieurs Universités sénégalaises) et de la revue du même nom, nous continuons à en appeler au décloisonnement des disciplines et à la mutualisation des savoirs et des savoir-faire dans nos Universités.

En fin, dès le 3e numéro dont l’appel va être lancé très prochainement, nous inaugurerons une rubrique Varia qui accueillera chaque fois un invité de marque pour proposer une contribution significative dans le domaine de l’analyse des discours sociaux. Cette contribution pourra se présenter sous la forme d’un article théorique, d’un modèle d’application ou d’un entretien.

Bonne lecture !

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Introduction

Au cours des trois dernières décennies, l’une des démarches scientifiques les plus récurrentes dans la sociologie politique contemporaine fut de montrer l’apport des analyses macropolitiques et micropolitiques dans le champ de la gouvernance. Certains courants[1] de la science politique se sont longtemps intéressés aux institutions gouvernant les sociétés (types de structures politiques) en étudiant les modes d’action politique souvent décrite en phénomène violent autour de l’accession au pouvoir et du processus électoral. Si les analyses macropolitiques se sont empressées d’expliquer les comportements de prédation et d’inefficience du pouvoir institutionnel délaissant l’aspect socio-politique de la gouvernance, les analyses micropolitiques ont imprégné une lecture rigide des univers sociaux qu’elles décrivaient.

Notre réflexion théorique se détourne de ces prismes empiriques pour mettre l’emphase sur la diversité de la construction locale et sociale du politique. Cette démarche permet de mettre en évidence le rôle croissant des acteurs locaux et des espaces religieux, encore très peu documentés. Nous renouvelons les analyses micropolitiques, en rétablissant l’importance de divers acteurs qui œuvrent dans ce champ de la gouvernance. La dimension identitaire du local est centrale à l’étude des communautés qui édifient et modifient le pouvoir politique. Il est utile de ne plus se priver des cadres symboliques (valeurs, principes, idéologies) sur lesquels s’identifient les collectivités locales dans leur espace culturel. Cette démarche est nécessaire si l’on souhaite documenter la construction et les mutations[2] politiques au sein de ces localités. C’est ainsi que nous nous inspirons des travaux d’Otayek qui ont permis de mener une conceptualisation de l’identité en politique. L’intérêt est d’abord de restituer le caractère scientifique et empirique des processus identitaires. Cette démarche permet ensuite de démontrer comment l’espace religieux s’accorde à la gouvernance au Sénégal. En effet, au Sénégal, les changements politiques et institutionnels survenus depuis la période postcoloniale (crises sociales, économiques, politiques, etc.) imposent la nécessité de renouveler les analyses sur la gouvernance, en documentant les aires religieuses où s’est construit et consolidé le pouvoir politique. Les travaux d’anthropologues comme ceux de Georges Balandier (1970) et Marc Augé (1975) ont été utiles pour décrire comment le pouvoir local et les relations sociales modifient le politique. Leurs analyses ont permis de se questionner sur la construction sociale du politique et les dimensions symboliques du pouvoir. Ce dernier champ d’études permet de lier les systèmes de représentations à la manière de gouverner au sein de ces sociétés. En nous intéressant aux foyers-religieux du Sénégal, nous questionnons la réalité locale des espaces de pouvoir et les multiples « registres symboliques, informelles et culturelles qui régulent les identités collectives » (Otayek, 1997 : 735). Nous nous interrogeons surtout sur les diverses modalités de la gouvernance, au sein des chefferies et associations Tidjanes-Niassènes à Kaolack. Notre question de recherche s’énonce comme suit: comment la gouvernance se traduit-elle dans ces communautés religieuses?   

Notre article s’efforce de faire ressortir l’utilité d’une approche transversale et translocale dans l’étude du politique, relevant au passage l’importance de prendre en compte des acteurs multiples (représentants de l’État, chefs religieux, responsables associatifs, etc.) dans la gouvernance. Elle s’inscrit dans la lignée des travaux de Tallet (2001)  Sardan (2004), Dahou (2004), qui effectuent tous une microanalyse[3] de la gouvernance locale, en mettant l’accent sur la diversité des représentations et les cadres d’action du politique. Au Sénégal, les confréries religieuses se sont imposées depuis l’époque précoloniale comme des acteurs essentiels de la vie politique, sociale et économique du pays.  Le quartier de Médina Baye[4] au sein de la commune de Kaolack constitue notre espace d’enquête, en raison du poids historique et symbolique de la communauté tidjane-niassène, qui s’y est installée en grand nombre. Nous avons tenté d’y percevoir  de 2006 à 2008, le rôle joué par les acteurs religieux dans la gouvernance et le développement local. Dans nos enquêtes (observation participante et entretiens structurés), nous avons pu déceler que la gouvernance locale  est liée à la construction de l’identité et de la mobilisation collective (normes et symboles). En effet, ce processus est contrôlé par les acteurs sociaux et religieux (Associations d’ANSAROUDINE et famille khalifale) autant à Médina Baye qu’au-delà du lieu sacré. Dans cette contribution, nous nous proposons de montrer comment l’identité tidjane-niassène est érigée sur une appartenance collective  au sein de plusieurs communautés grâce à la FAYDA (mouvement initié par le père-fondateur : El Hadj Ibrahima Niasse[5] dit Baye Niasse) dont l’action collective a permis d’étendre les systèmes de représentation et de gouvernance à l’extérieur de la collectivité locale de Médina Baye.

  

 

  1. Les apports théoriques de la notion de gouvernance

Dans la plupart des travaux[6] qui se sont intéressés à la gouvernance, l’emphase est mise sur la notion d’État, souvent incriminé, soit à cause de son inadaptation ou de son caractère fortement autoritaire. La remise en cause graduelle de l’État est caractérisée autant dans sa forme (nature de l’État-nation) que dans son fonctionnement (gouvernance). Il en résulte un État incapable d’assurer ses missions classiques (garantir l’unité nationale et la conscience citoyenne) pour ses gouvernés. On évoque une crise générale de la gouvernance (crise de légitimité, crise des institutions publiques, etc.) accentuées par les modes criminalisés de gestion des pouvoirs publics (clientélisme, patrimonialisme, personnalisation du pouvoir, etc.) si fréquemment décrits dans la réflexion sur l’État en Afrique. Cette crise du politique aussi ressentie ailleurs en Afrique) s’exprime de manière particulière tant au niveau des bases sociologiques de l'État-Nation (territoire, population, système économique, système socioculturel) que de ses modes d'intervention (structures, institutions). Pour beaucoup, cet « État importé » (Badie, 1992) ne répond pas aux aspirations des populations et sa faillite graduelle traduit un écart considérable entre pouvoir politique et société. Cette crise résiduelle au sein des sphères politiques révèle selon les catégorisations institutionnelles, la nature patrimoniale, prédatrice, violente de l’État. Il en ressort un besoin urgent de comprendre sa dynamique interne, ses formes de représentations, ainsi que les structures au sein desquelles ses sociétés s'organisent et décident des modalités de gestion du pouvoir, de répartition des ressources, etc.

C’est cela qui va susciter le regard multidisciplinaire de chercheurs[7] qui tentent de lier les phénomènes identitaires (faits religieux) à la construction du politique au Sénégal. Leurs analyses mettent en évidence la complexité de l’héritage des élites ayant conduit le Sénégal à l’indépendance. On a vite compris qu’au Sénégal, pour cerner les modalités d’exercice, de légitimation et de distribution du pouvoir, il fallait étendre l’observation aux autorités religieuses qui détiennent la légitimité symbolique au niveau local. On retrouve ainsi une pluralité d’analyses[8]qui érigent un enchevêtrement complexe des relations politiques, économiques, culturelles et sociales entre l’État et les confréries au Sénégal. L’islam au Sénégal est porté par les confréries religieuses d’influence soufie. Elles sont généralement au nombre de quatre :

  • La confrérie Khadiriya, la plus ancienne, qui a été fondé par un mystique soufi du nom de Shaykh Abd al Qadir al-Jilani au XIIe siècle. Cette confrérie a joué un rôle primordial dans l’islamisation des populations de l’Afrique subsaharienne, avec l’appui des marchands et des savants de Tombouctou. Au Sénégal, la confrérie Khadiriya (que l’on retrouve principalement dans les régions de Thiès, Kolda, Tambacounda et Fatick) a été fondée au cours du XVIIIe siècle par Shaykh Bou Kounta. Les Khadrs ont leur fief religieux dans la communauté rurale de Ndiassane (laquelle accueille un pèlerinage annuel et abrite des mosquées et centres religieux).
  • La confrérie Tidjaniya, l’une des confréries les plus répandues en Afrique a été fondée au milieu du XVIIIe siècle à Fès, au Maroc par Ahmed Tijane (originaire du Sud de l’Algérie). L’introduction de cette Tariqa dans la sous-région vers le début du XIXe siècle a été l’œuvre des tribus maures et des marabouts guerriers toucouleurs (El hadj Omar Tall). Le succès de la confrérie tient surtout au fait qu’elle a su exprimer mieux que la Khadiriya (jugée conservatrice), les aspirations populaires face à une société en proie à des crises multiples. Au Sénégal, cette voie fut introduite par El Hadj Malick Sy (au Kayor) et El Hadji Abdoulaye Niasse (dans le Saloum). Au Sénégal, la confrérie Tidjane comprend 6 familles religieuses, regroupées autour de Tivaouane (bastion religieux principal); la branche Niassène à Kaolack, la famille des descendants d’El Hadj Omar Tall (famille omarienne regroupée principalement au Nord du pays, dans les régions de Podor et de Matam; la famille Haïdara de Daroul Khaïry en Casamance et les bastions religieux de Médina Gounass, près de Kolda, dans l’Est du pays et de Thiénaba, situé dans le département de Thiès).
  • La confrérie Mouridiya, l’une des confréries les plus dynamiques au Sénégal, a été fondée par le marabout Ahmed Ben Habib Allah, communément appelé Cheikh Ahmadou Bamba ou Serigne Touba. La ville de Touba, fondée en 1887, devenue la cité sainte du mouridisme (voie religieuse qui exhorte à la discipline et au travail) accueille au mois de février le célèbre pèlerinage annuel (Magal) qui voit des millions de disciples affluer dans le fief religieux des Mourides. Sur l’échiquier national, la population mouride est composée de 30% de disciples, mais la communauté se caractérise par son réseau d’allégeances de fidèles, disséminé un peu partout à travers le monde, particulièrement dans les grands centres urbains occidentaux (Paris, New-York, Rome, etc.).
  • Enfin, la communauté des Layennes que l’on retrouve principalement dans la Grande Région de Dakar, (Yoff, Cambérène) est une communauté musulmane composée majoritairement de Lébous (famille socio-culturelle appartenant au groupe ethno-linguistique des Wolof) qui a été fondée par Seydina Limamou Laye (Libasse Thiaw, de son vrai nom), en 1884, lors du célèbre appel du « Mahdi » (messager de Dieu, prévu à la fin des temps) exhortant son peuple à rompre avec les rites animistes surannés et à suivre les pratiques islamiques, magnifiées. Le sacré chez les Layennes prend tout son sens dans la volonté de Seydina Limamou Laye, de prôner la parole divine à sa communauté. Même s’ils ne représentent que moins de 2% de la population musulmane au Sénégal, les Layennes se caractérisent par leur société communautaire, fondée autour de l’égalité sociale et de la ferveur religieuse.

 

 

Toutefois, cette réflexion sur la religion au Sénégal s’est principalement orientée sur l’influence des confréries musulmanes, surtout dans la construction de l’État au Sénégal. La confrérie mouride à ce titre constitue la thématique d’enquêtes privilégiées par les auteurs, notamment à cause de son poids dans l’espace national et local sénégalais. Lorsque l’on étudie les relations entre la société et l’État sénégalais, on est encore circonscrit à l’analyse des procédures d’organisations sociales et des relations socio-politiques de cette communauté religieuse avec l’État. Cette modalité recouvre la quasi-totalité de la littérature post-indépendante et assure une hégémonie confrérique et mouride dans l’analyse du politique et du religieux au Sénégal. Même si elles partagent un même fonds culturel, les communautés sénégalaises ne partagent pas toujours les mêmes symboles, normes, valeurs, perceptions ou filiations socio-politiques, ce qui a souvent été mésestimé dans la réflexion théorique sur le politique au Sénégal. Dans l’analyse, il devient impératif de mettre en avant d’autres trajectoires du pouvoir religieux pour comprendre la problématique de la gouvernance et la diversité des formes qu’elle peut prendre au Sénégal. Dans les espaces locaux, la gouvernance est en perpétuelle construction, portée dans ces trajectoires par des structures religieuses de pouvoir, également en mutation, encore peu traitées dans l’analyse. C’est ainsi que nous nous intéressons à l’approche « locale »[9] de la gouvernance. Cette approche consiste à inscrire notre réflexion sur le local pour restituer au mieux les différents niveaux, les pratiques et stratégies des groupes locaux et institutions nationales, pour l’accès au pouvoir et aux ressources matérielles, symboliques et relationnelles. Au Sénégal, le politique est édifié et modifié dans des lieux sacrés, véritables centres de pouvoir et contrôlés par des communautés religieuses qui s’impliquent dans la gouvernance.[10]

Dans notre volonté de saisir les structures sociales qui édifient la gouvernance locale au Sénégal, la notion de capital social, telle que l’exprime Bourdieu permet d’analyser les situations contextuelles et structurelles dans le champ des agents sociaux[11]pour le contrôle de sphères d’influence : « la lutte permanente à l’intérieur du champ est le moteur du champ. […] il n’y a aucune antinomie entre structure et histoire. […] La structure du champ […] est aussi le principe de sa dynamique» (Bourdieu, 1987 : 200). Cette manière de conceptualiser le politique en termes de construction sociale permet d’inclure plusieurs acteurs et niveaux de pouvoir dans la gouvernance.

  

 

1-1)        Le capital social

Nous définissons le capital social à l’instar de Bourdieu comme :

L’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance […], à l’appartenance à un groupe, comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes […] mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles. (Bourdieu, 1983 : 249).

 

En vertu de cette définition, nous préférons insister sur le caractère « relationnel » de cette notion qui permet de restituer les rapports de pouvoir et le niveau des relations qui existent entre les acteurs qui disposent de liens durables au sein d’un groupe bien défini. Il permet d’éclairer le débat sur les positions de pouvoir en présentant la construction sociale de celles-ci et leur continuité. En effet, la notion met en relief les détenteurs du pouvoir qui obtiennent une légitimité politique et sociale, de par leur position hiérarchique au sein de la société, mais surtout de par leur capacité à générer et redistribuer les ressources au sein de cette société. Le capital de ces tenants du pouvoir se manifeste, soit comme légataires ou plénipotentiaires de la collectivité, soit comme « pères de famille » devant assumer la responsabilité d’accéder et de redistribuer les ressources dont ils disposent. Cette notion de capital social revêt un caractère important dans le cadre des pratiques de socialisation politique des confréries religieuses au Sénégal.

Dans la culture sénégalaise, outre le respect, le rôle de « père de famille» ou « de la communauté » est généralement attribué au nom de Baye qu’on retrouve dans plusieurs surnoms donnés aux fondateurs des confréries religieuses au Sénégal, notamment chez les Tidjanes-Niassènes : Cheikh Ibrahima Niasse, surnommé Baye Niasse et chez les Layennes : Seydina Limamou Laye pour Baye Laye. Ces chefs implantés historiquement au sein de leur foyer religieux disposent d’un pouvoir symbolique auprès de la masse locale qui rejoint son espace de gouvernance -terreau social et politique- pour y conforter ses aspirations en termes de ressources (sociales et économiques, notamment). La notion de capital social est surtout observable dans le local où s’édifie la construction sociale du politique entre acteurs institutionnels et acteurs sociaux :

[…] les histoires locales sont révélatrices de l’inachèvement des dynamiques institutionnelles […] toujours soumis aux relations en constante évolution des agents. L’identité est forgée en groupe et les institutions définissent l’appartenance et les façons de se comporter et elle puise son substrat dans le jeu politique des institutions et des interactions des acteurs dans le monde social (Dahou, 2002 : 500).

 

Dans son ouvrage sur la parenté et le politique, Dahou (2004) utilise le capital social pour observer les rapports de pouvoir dans les sociétés du Delta du Fleuve au Sénégal. Nous empruntons une démarche équivalente pour saisir à Kaolack, les relations entre acteurs qui détiennent un pouvoir d’intervention et de décision auprès des collectivités locales. Le capital social permet d’observer les relations pluridimensionnelles entre acteurs institutionnels et locaux en associant les espaces politiques et sociaux. Si Dahou (2004) utilise cette notion à l’instar de Bourdieu (1994) pour révéler l’importance de la structure et des liens sociaux qui favorisent l’appartenance à un groupe, il met aussi l’emphase sur l’action collective qui permet de renforcer les rapports de confiance et de réciprocité au sein du groupe. En effet, en observant les dynamiques des jeunes et des villageois dans le local au Nord du Sénégal, Dahou (2004 : 246) associe la position stratégique d’un acteur au sein du groupe par rapport à sa capacité d’intégrer des réseaux de connaissance (cercles politiques, économiques, culturels, etc.) et par sa capacité de maîtriser, de mobiliser et de redistribuer des ressources (économiques ou symboliques) dans le groupe.

L’action collective permet en fait de vérifier les capacités des individus ou groupes les plus influents par l’usage de normes ou symboles reconnus de tous. Cette reconnaissance est le fruit des histoires et des comportements des groupes dans leur localité. La capacité d’agir au sein des groupes sociaux est aussi liée au statut (souvent symbolique) de ces groupes ou individus dans leur localité. C’est précisément sur ces aspects que nous fondons notre recherche empirique. À Kaolack, nous observons comment le pouvoir des acteurs locaux (chefferies et associations religieuses) se traduit par le contrôle des ressources symboliques et matérielles. Pour y cerner les modalités d’exercice, de légitimation et de distribution de ce pouvoir, il est essentiel d’étendre l’observation au sens que revêt le local et à l’usage qu’en font les acteurs qui y détiennent un statut symbolique.  

Cousin et Chauvin (2010 : 111) dans leur étude mettent aussi en évidence la manière dont la représentation du capital social contribue à sa réalité. En s’intéressant à la dimension symbolique du capital social dans les clubs bourgeois des métropoles européennes (Rotary Club de Milan), ils font apparaître la pertinence du concept dans l’analyse relationnelle du pouvoir. Cette pertinence découle de la valeur distinctive de la forme sous laquelle le capital social se présente et des catégories symboliques qui accompagnent ses usages. Elle suggère que le débat sociologique sur le capital social doit prendre en compte les critères de distinction (histoire, composition sociale, organisation spécifique de chaque cas étudié) pour définir son objet, qui est souvent inhérent au contexte local. Cela permet d’évoquer les similitudes et les différences entre les mécanismes qui constituent et reproduisent ce capital social. Cela permet aussi de saisir les types de rapports entre individus, groupes ou institutions et les différentes façons dont ils se perçoivent comme des ressources pour l’action collective (à travers la constitution et le renforcement des liens sociaux).

Au Sénégal, l’appartenance à la confrérie religieuse permet aux chefs de ces confréries, qui disposent également de réseaux bâtis sur des liens de solidarité (normes, comportements et principes collectifs), d’exercer un contrôle normatif et d’agir en toute légitimité au sein de ces réseaux. Dans ce registre, le capital social intègre des référents symboliques qui permettent la reconnaissance, la confiance et des liens de dépendance entre membres d’un même réseau. Si nombre de chercheurs ont adopté l’approche macropolitique pour décrire l’émergence du politique dans les sphères institutionnelles, certains comme Alain Bourdin (2000 : 20) évoquent le local comme lieu de la diversité analytique pour appréhender le politique. Le local, à travers ses multiples configurations territoriales, (quartiers, villages, communes, etc.) constitue l’espace où le capital social est constitué et renforcé dans un mouvement constant de recomposition. Dans notre étude, nous distinguons les compétences dites formelles, celles qui sont exercées par les élus locaux (maires, chefs de quartier, etc.) des compétences dites informelles, celles des chefs religieux, chefs de village, responsables d’associations locales, disciples, etc. pour comprendre la manière dont est constitué ce capital dans le local.

  

 

II)  La construction de l’identité collective des tidjanes-niassènes

Si comme l’évoque Hentsch (1997), l’identité se construit autour d’un long cheminement où les individus, en tant que collectivité, effectuent une sélection entre « ce qui est oublié et ce qui est conservé, entre ce qui est occulté et ce qui est reconnu et célébré », on peut admettre que la mémoire (collective) participe au processus de construction de l’identité, autant sur le plan objectif que subjectif :

 […] ce qu’une collectivité pense d’elle-même, de ses relations avec les autres influe sur son comportement et fait partie de son rapport au monde, en se fondant sur une mythologie implicite ou explicite, capable de fonder son identité collective et d’assurer sa cohésion (Hentsch, 1997 : 56).

 

L’histoire -à travers la glorification d’un fait événementiel- permet d’orienter des repères symboliques souvent valorisants dont le souvenir conforte et consolide l’identité collective, en éludant consciemment ou instinctivement des faits peu reluisants dont l’évocation pourrait affaiblir le sentiment d’appartenance. Dans ce registre, ce qu’une communauté considère comme partie de son identité collective (lieux, figures, normes ou principes sacrés) assure à ceux qui la perpétuent, un caractère d’autorité au sein de ces systèmes de représentation. En effet, si l’on considère que les groupes sociaux construisent eux-mêmes des représentations et des mythes pour fonder leurs relations, on peut affirmer que ce « qu’on ne peut remettre en question en tant qu’individu » procède généralement d’un caractère immuable, souvent enraciné dans un moment ou un lieu historique. Le rituel résulte d’un ou de plusieurs événements qui consacrent le marqueur symbolique du processus d’identification sociale. Dans les communautés religieuses, le rituel conforte l’identité collective et se manifeste à travers des événements « symboliques ». Alain Bourdin (2005) apporte un éclairage sur les types d’événements qui consacrent l’histoire symbolique des sociétés. Il identifie les grandes expositions internationales, les rencontres sportives, les manifestations historiques (religieuses, notamment) comme des moments symboliques qui permettent à un « lieu » d’exister, de produire de la mobilisation, de l’identification et un fort sentiment d’appartenance. Le lieu où se produit l’événement obtient un caractère « sacré » en ce qu’il assure périodiquement la commémoration de cet événement. Si le « sacré » est considéré comme ce qu’on ne peut remettre en question seul, la mobilisation de tous pour célébrer un événement qui se perpétue à travers les âges, renforce ce caractère dans l’identité collective. Au Sénégal, les confréries religieuses construisent leur identité collective sur des espaces considérés certes comme des lieux-refuges mais aussi comme des paradis, notamment dans le cas de Touba.[12] Les représentations que se font les communautés mourides de leur foyer religieux sont marquées par la croyance absolue à l’érection du « paradis sur terre » alors que les communautés layennes considèrent Cambérène, comme une cité sacrée, édifiée en zone-refuge contre les menaces externes de la société sénégalaise (dépourvue de repères moraux). La communauté de Médina Baye se caractérise quant à elle par son islam local et national mais aussi par la provenance internationale de ses membres.

 

 

2-1)    L’identification à la FAYDA : construction de l’identité religieuse

La ville de Kaolack est située au centre-ouest du Sénégal dans la région du même nom. Elle se trouve dans ce qui fut le bassin arachidier à 192 kms de Dakar. Issue du redécoupage de l’ex-région du Sine-Saloum, la région de Kaolack ne couvre plus qu’une superficie de 16.010 km2 soit 8,14 % de l’ensemble national (ONU-Habitat, 2009 : 02). Kaolack est placé parmi les régions moyennement vastes du Sénégal, malgré sa position stratégique, véritable carrefour des axes de communication et d’échanges entre populations diverses. Kaolack est la ville-intermédiaire sur le plan commercial, entre les régions du sud, de l’est et le reste du pays et entre le Sénégal et les pays voisins (Gambie, Mali, Guinée). Cette position géographique influence le modèle de développement, et les formes de mobilisation collective dans la communauté Tidjane-niassène de Kaolack. En effet, celle-ci est composée de plusieurs nationalités provenant de la sous-région (gambiens, nigérians, ghanéens, mauritaniens, etc.). Médina Baye entretient un rapport symbolique fondamental pour toute une communauté religieuse[13]. Ce rapport a été édifié au temps d’Ibrahima Niasse dit Baye Niasse, fils d’Abdoulaye Niasse, le fondateur de l’ordre religieux de la FAYDA. L’identité collective est partagée par une pluralité d’individus, parmi lesquels, sénégalais, américains, nigérians, nigériens et ghanéens. La famille tidjane-niassène est souvent dépeinte comme une confrérie à part entière, tant elle connaît une évolution fulgurante, surtout auprès des jeunes, qui sont connus pour leur dynamisme, leur dévotion, leur esprit collectif et tolérant. La FAYDA s’est établie comme la mécanique de restructuration et de régulation des collectivités locales qui étaient en proie à une profonde crise identitaire[14] et la voie qui conduisait l’adepte à la perfection spirituelle et à l’avancement social.

À travers le processus d’encadrement spirituel (TARBIYA), le disciple est initié à différentes phases de sa construction identitaire. Ce processus commun à plusieurs ordres soufis se caractérise toutefois dans la communauté tidjane-niassène par sa capacité à intégrer les normes collectives au sein d’une seule voie qui transcende les hiérarchies sociales ou traditionnelles. L’identité tidjane-niassène est construite sur l’unification sociale et l’affiliation religieuse pour s’étendre dans une territorialité symbolique (valeurs communes, mémoire collective) qui ne s’érige pas exclusivement dans un cadre sacré (Médina Baye). La construction identitaire s’inscrit comme un processus permanent qui lie tout disciple à une action sociale dans le cadre des structures fédératives (ANSAROUDINE) créées par Baye Niasse. Les repères historiques sont les marqueurs temporels qui permettent d’asseoir la mémoire collective des tidjanes niassènes. Cette mémoire se construit sur les éléments symboliques valorisants de la FAYDA Tidjane et de la personnalité de Baye Niasse dont le souvenir conforte et consolide l’identité tidjane-niassène. En effet, tandis que les mourides de Touba et les tidjanes de la ville de Tivaouane souhaitent répandre leur influence au Sénégal, les tidjanes-niassènes bâtissent leur identité collective autour de la figure sainte de Baye Niasse, autant au sein qu’en dehors des frontières du territoire national. C’est ce qui constitue la spécificité de l’identité tidjane-niassène et la distingue des autres communautés religieuses. S’il convient de noter que le territoire national est déjà source d’enjeux de pouvoir et de luttes de positionnement entre deux confréries (mourides et tidjanes), leur forte collaboration avec l’État central depuis la colonisation a incité les tidjanes-niassènes à élargir leur champ de mobilisation collective d’abord au niveau de la sous-région. Ainsi, avec la FAYDA, la stratégie des chefferies religieuses consiste désormais à rompre avec la sédentarisation pour explorer le monde et transporter le message de Baye Niasse au-delà des frontières locales et nationales.

Le discours de la FAYDA s’inscrit dans un autre ordre. En faisant référence à des normes d’évidence générale (accès à la connaissance divine, réalité de la croyance, etc.) et à des principes comportementaux,[15] le message de Baye Niasse s’adresse à toute communauté désireuse d’accéder à « la bonne conduite, la poursuite de la tradition prophétique, la claire-audience des préceptes religieux et la réalisation de la vérité » (entretien, El Hadj Ndiaye, Dakar, Juillet 2008). Pour des communautés confrontées à des crises structurelles et identitaires, le message de Baye Niasse fut salutaire en ce qu’il exhorta un renforcement de la solidarité collective et d’intégration sociale par un processus d’apprentissage, TARBIYA, visant l’adoration divine.

Ainsi, Kaolack devient de plus en plus le lieu de prédilection de plusieurs communautés locales et sous-régionales unie autour de cette identité collective : « c’est la raison pour laquelle je crois que Kaolack et Médina Baye en particulier est voué à un grand avenir, à cause du fait religieux qui est positif pour la collectivité car il constitue un facteur de mobilisation sociale et de dynamisme local » (entretien avec Mapenda Mbaye, secrétaire municipal, Kaolack, juillet 2008). De plus, elle constitue une plaque tournante de l’économie sous-régionale pour plusieurs qui y transitent pour des raisons commerciales. S’il nous a été difficile de quantifier le nombre exact d’immigrés qui affluent à Kaolack et Médina Baye, durant l’année ou lors d’événements religieux, nous avons pu observer la diversité de la population y résidant.

Interrogés sur leur présence, ceux-ci nous indiquaient qu’ils y séjournaient de façon temporaire ou permanente pour acquérir du savoir, éduquer leurs enfants dans la foi religieuse et l’enseignement (Xam-Xam) légué par le guide de Médina Baye. Cette dimension internationale accorde un statut « universel » à la ville de Kaolack surtout auprès des disciples qui y affluent à l’occasion d’événements religieux. Pour les chefferies tidjanes-niassènes, la présence et la coexistence pacifique de toutes ces communautés à Kaolack et aux abords de Médina Baye est le parfait témoignage de l’harmonisation et de l’universalité du message de Baye Niasse, à l’instar des figures saintes dans l’islam (dont le prophète Mohamed, PSL) qui toléraient et acceptaient plusieurs communautés et groupes religieux à s’installer aux alentours de lieux sacrés. Le capital symbolique est ancré dans l’universalité de Médina Baye, laquelle est magnifiée par les chefferies tidjanes-niassènes pour conforter l’identité collective. Celle-ci comme d’autres confréries du Sénégal, (les mourides à Touba ou les layennes à Cambérène) est préservée par l’installation d’enceintes publiques notifiant résidents et visiteurs des interdits religieux au sein de Médina Baye.

L’implantation de ces panneaux assure la préservation des principes collectifs dans la localité de Médina Baye. Le principe de la mobilisation collective nous aide à mieux comprendre comment les structures sociales ont été d’un apport significatif dans la redynamisation de l’identité tidjane-niassène. Grâce aux structures fédératives initiées par Baye Niasse, la communauté tidjane-niassène a pu ranimer son action collective en s’appuyant sur deux principales zones- carrefours (Médina Baye et Kano). Ces structures priorisent l’encadrement social et spirituel des disciples en cherchant à revitaliser la communauté par l’adhésion collective, en perte de vitesse lors des périodes de crise identitaire. Il convient dès à présent d’explorer le mode d’encadrement des acteurs religieux et structures (ANSAROUDINE). Ceci nous permettra de comprendre comment elles ont réussi à consolider l’identité du groupe tidjane-niassène chez plusieurs adhérents, notamment auprès des jeunes du Sénégal et de l’extérieur.

 

 

III) Le poids des chefferies religieuses dans la gouvernance à Kaolack

La gouvernance dans les études sociologiques permet de faire intervenir un ensemble complexe d’institutions et d’acteurs qui n’appartiennent pas tous à la sphère institutionnelle. Nous nous rapprochons de la définition de Jean Leca : « La gouvernance consiste […] dans l’interaction d’une pluralité d’acteurs gouvernants qui ne sont pas tous étatiques ni même publics » (Leca, 1996 : 339). La gouvernance implique donc la participation, la régulation et la coordination. Son intérêt réside dans sa capacité à rendre compte des régulations, des processus politiques et sociaux permettant l’élaboration des projets collectifs (Le Galès, 1995).

   

 

3-1) Les acteurs clefs de la gouvernance locale à Kaolack

Nos enquêtes ont révélé l’implication de trois acteurs dans la gouvernance locale, notamment les pouvoirs publics représentée par la commune de Kaolack, les associations religieuses (structures fédératives d’ANSAROUDINE) et les chefferies religieuses (la famille khalifale tidjane-Niassène de Médina Baye). La gouvernance locale de Kaolack est partagée entre ces trois acteurs qui s’approprient les lieux publics de façon structurée, autour des principes de l’identité collective tidjane-niassène. Kaolack a été érigé en 1917, puis a détenu le statut de commune de plein exercice en1956 (ONU-Habitat, 2009 : 04).

La loi nationale sur la décentralisation de 1996 a permis à la commune de Kaolack[16] de se doter d’une personnalité pleine et entière dans les neuf domaines de compétences prévues (gestionet utilisation du domaine privé de l’État, du domainepublic, du domaine national, aménagement duterritoire, santé, action sociale ; urbanisme, assainissement, habitat, etc.). En dépit de cette « autonomie locale », Kaolack est en prise à des problèmes financiers qui contrecarrent la gestion des domaines de compétences prévues par la décentralisation. Des associations religieuses s’activent dans la prise en charge des demandes sociales dans la collecte des ordures et dans l’assainissement public avec l’incapacité des pouvoirs publics et des sociétés concessionnaires à mettre en place un véritable système d’entretien et de ramassage d’ordures.

La sensibilisation des membres d’association à l’entretien des espaces publics est orientée sur l’identité collective tidjane-niassène, à l’instar des associations layennes à Cambérène. La famille khalifale s’implique dans les projets de construction des grandes routes et voiries pour permettre l’accès et la libre circulation des biens et des personnes lors des pèlerinages. Elle assure une prise en charge des besoins des collectivités en matière de services publics (fourniture de l’eau, de logement, transport, etc.) consolidant le capital social dans la localité. Il est nécessaire d’analyser les projets municipaux élaborés pour la mise en valeur de la commune de Kaolack pour percevoir l’action locale des chefferies religieuses.

À Kaolack, le désengagement des pouvoirs publics, notamment dans la fourniture et la gestion des services publics essentiels est de plus en plus manifeste au profit du secteur privé et des chefferies religieuses : « la municipalité n’a pas toujours la capacité de faire fonctionner les équipements et les services nécessaires à la satisfaction des besoins essentiels des communautés » (entretien avec Ousmane Ndour, adjoint au maire, Kaolack, 2008). Cela en dépit du fait que la municipalité dispose d’un budget spécifique en matière de fourniture de services publics (éclairages des lieux de cultes). Même si la commune de Kaolack détient la responsabilité d’intervenir en matière de planification du développement local, plusieurs compétences sont gérées par les chefferies religieuses dans la collectivité. Face aux difficultés financières, les pouvoirs municipaux ont diversifié leurs actions et ont entrepris une mobilisation de fonds publics et privés afin de s’acquitter des frais en services publics essentiels (eau, électricité, téléphone). Au Sénégal, la politique nationale de décentralisation prévoit une autonomie financière des collectivités locale à travers un budget permettant de financer les activités de la commune (BCI : budget consolidé d’investissement).

Toutefois, à Kaolack, la municipalité a recours à du financement extérieur avec l’appui d’organismes multilatéraux comme la Banque Mondiale (BM) dans ses projets de développement. Plusieurs activités de subventions sont ainsi gérées par la BM dans le cadre d’un programme d’appui aux communes[17] qui met l’accent sur des secteurs prioritaires (marchés stratégiques, activités socio-économiques dans l’hydraulique, la santé, l’assainissement, etc.). Ce programme financé par la Banque Mondiale a permis en juillet 2008 la signature d’un contrat de ville entre la municipalité de Kaolack et l’Agence de développement municipal (ADM), prévoyant la réalisation de grandes infrastructures publiques, avec l’appui de l’AGETIP. Ces programmes nous permettent de montrer comment l’espace de Kaolack sert d’enjeu de pouvoir entre les acteurs municipaux, contraints de s’engager dans une logique de coopération (à travers des contrats publics) et les acteurs privés (institutions financières internationales) qui pénètrent le local pour s’approprier des ressources matérielles (infrastructures, routes).

Face à cela, les acteurs religieux (chefferies et associations) s’efforcent de maîtriser l’espace symbolique et matériel du territoire de Kaolack selon différents modes de régulation : en s’impliquant dans la collectivité locale, en diffusant les principes de Baye Niasse, en exhortant la mobilisation collective, en s’associant aux pouvoirs publics dans des projets communs d’assainissement, de santé, d’éducation, etc. Ces secteurs d’activité (compétences transférées dans les collectivités locales) constituent des centres d’intérêts pour les pouvoirs publics, les acteurs comme la BM et les acteurs locaux.Si la Banque Mondiale entend ne pas associer les chefferies religieuses dans leurs zones d’activités : « il s’agit de ne pas mélanger la religion avec la stratégie de développement pour éviter tout risque de contrôle sur celle-ci » (entretien avec Mapenda Mbaye, secrétaire Municipal, Kaolack, 2008). On ne peut pas en dire autant de la mairie de Kaolack qui ne peut se passer des religieux dans la gouvernance locale. En effet, plusieurs postes de responsabilité (dont l’ancien maire de Kaolack, Khalifa Niasse) sont souvent dévolus à des membres de la famille Niasse de Médina Baye qui se présentent lors d’élections locales[18] afin de s’assurer de positions stratégiques (maire, adjoint au maire, etc.) au sein de la localité. Si les chefferies interagissent beaucoup avec les politiques, notamment lors d’événements religieux, elles le font également avec les associations religieuses, notamment avec le GRAD (Groupe de Réflexion ANSAROUDINE).

 

 

IV) Le poids des associations tidjanes-niassènes dans la gouvernance locale

Le GRAD a été fondé le 1er juillet 1995 par des étudiants tidjanes-niassènes qui se sont inspirés des écrits et des enseignements de Baye Niasse pour créer leur association. JAMIYATU ANSAROUDINE est née des recommandations de Baye Niasse, qui avait donné consigne à ses disciples de créer des structures associatives ayant comme devise NAHNOU ANSAROULAH. L’espace symbolique tidjane-niassène édifie la conception unitaire de ces structures qui se veulent nationales (Sénégal), régionales (Gambie, Ghana, Nigéria) et internationales (France, Italie, États-Unis). Le statut international de Baye Niasse permet l’existence de ces fédérations qui intègre tous les disciples tidjanes-niassènes, où qu’ils soient. En effet, dans une lettre adressée à sa communauté, Baye Niasse indique à tout talibé (disciple) l’obligation de faire partie d’une association religieuse (daïra). Cette exigence centrale à l’identité tidjane-niassène renforce la légitimité symbolique de ces structures. Où qu’il soit le disciple tidjane-niassène est lié à une daïra qui elle-même est intégrée dans des structures fédératives (ANSAROUDINE). C’est ainsi que s’inscrit le lien identitaire où le père (Baye Niasse) indique à ses disciples la voie à suivre afin de s’affilier à une structure locale, nationale ou internationale.

À travers ce principe, certains peuvent y déduire un caractère de dépendance et de contrôle des chefs religieux à l’égard de « dévolus fidèles ». Nous préférons y voir plutôt une volonté de ces chefs de perpétuer l’affiliation identitaire dans la socialisation et l’action collective au-delà même du lieu sacré (Médina Baye). En effet, ces structures permettent la territorialité de l’identité collective tidjane-niassène au sein d’espaces fédérateursqui renforcent les liens sociaux entre membres des daïras et fédération ANSAROUDINE. En associant l’éducation, la santé, la promotion de la jeunesse aux questions de développement économique et social, ces structures prennent le relais des chefferies religieuses dans la gouvernance locale en combinant appartenance religieuse et action sociale. Elles se donnent comme vocation de prendre en compte les besoins économiques et sociaux au Sénégal car parfois « ces chefferies religieuses négligent ce volet en s’adonnant exclusivement aux activités spirituelles et religieuses » (entretien, Cheikh Tidjane Gaye, président GRAD, Dakar, juillet 2008). Toutefois, en matière de gouvernance locale, l’action entre chefferies et associations est beaucoup plus concertée. L’agriculture constitue à ce titre un domaine d’action privilégiée. Une fondation, supportée par la famille khalifale[19] de Médina Baye a été mise sur pied pour mettre en valeur des zones rizicoles dans la vallée du Fleuve Sénégal :

Afin de résorber le problème de l’autosuffisance alimentaire et le manque cruel de riz au Sénégal, les disciples du GRAD et des daïras exploitent depuis 2005 des champs rizicoles et produisent un riz local de qualité différent du riz importé.  (Entretien avec Cheikh Tidjane Gaye, Président du GRAD, Dakar, Juillet 2008).

 

Même si la quantité de riz produit dans ces champs n’est pas si abondante, ces activités socio-économiques renforcent le capital social du GRAD dont les membres s’impliquent personnellement pour récolter et distribuer le riz d’abord dans la communauté puis assurer la commercialisation au-delà. L’un des objectifs du GRAD est de stimuler des programmes d’activité économique mais aussi de regrouper tous les condisciples tidjanes-niassènes en fonction de leur champ de spécialisation. En 2008, le GRAD a organisé avec l’appui de Serigne Mamoune Niasse, la 1ère et 2ème édition des Journées de Médina Baye. Ces journées permettent aux structures associatives et représentants des chefferies de regrouper l’ensemble des disciples, professionnels, intellectuels tidjanes-niassènes en ateliers de travail pour discuter de questions locales, sociales, économiques, religieuses, etc.

À l’issu de ces ateliers, des avis consultatifs sont émis sur la gouvernance, le regroupement associatif, l’encadrement collectif, etc. puis rapportés au Khalife Général des tidjanes-niassènes (Cheikh Ahmed Dame Ibrahima Niasse). Des mesures locales sont ensuite prises en conformité avec les décisions des divers représentants de la communauté tidjane-niassène. La mobilisation du GRAD au sein de la communauté leur permet de détenir un véritable pouvoir d’action dans la gouvernance. Toutefois, celui-ci est soumis au bon vouloir[20] des chefferies religieuses. Elles contribuent financièrement aux activités du GRAD, sont conscientes et très enclines à céder du pouvoir à ces structures fédératives, tant que celles-ci remplissent l’objectif de mobilisation sociale à laquelle elles sont aussi dévolues. Lors des GAMOU, le GRAD s’active dans la mobilisation et se charge de réunir les disciples selon leur affiliation professionnelle. Il y a une volonté de propager la cohésion sociale dans d’autres sphères pour favoriser la mobilisation collective et promouvoir le caractère fédérateur et inclusif du message de Baye Niasse. Il y a lieu de croire que le succès de cette mobilisation dans la communauté de Baye conforte l’ouverture à d’autres individus et espaces collectifs :

Le regroupement communautaire selon les principes de Baye Niasse n’occasionne pas chez nous un type de communautarisme qui serait exclusivement orienté à certaines franges de la population du Sénégal. Tous les services et instituts du GRAD s’adressent certes d’abord aux communautés sénégalaises nécessiteuses mais également à tout individu ou groupe social ayant besoin de recourir à nos services. (Entretien, Cheikh Tidjane Gaye, président du GRAD, Dakar, juillet 2008).

 

La portée internationale que souhaitent octroyer les responsables du GRAD à leur structure atteste de l’influence grandissante de leur action collective. En s’appuyant sur les principes identitaires, ils ambitionnent d’intégrer tous les disciples tidjanes selon leur champ d’expertise professionnelle en tenant compte des domaines de compétence transférée dans les collectivités locales (éducatif, social, sanitaire, sportif, culturel, jeunesse, urbanisation, etc.). C’est ainsi que l’action du GRAD devient généralisée, s’étendant au-delà de l’espace local ou national.

 

 

Conclusion

À l’issu de nos enquêtes, nous avons pu montrer que la solidarité confrérique offre de nouvelles modalités de gouvernance[21] aux collectivités locales qui se détournent des pouvoirs publics, au profit des confréries religieuses. À l’instar de Damien Talbot (2006), nous estimons que l’espace ne doit pas uniquement s’entendre comme un contexte purement physique, doté d’attributs matériels dans lequel se déroulent des relations économiques et politiques. Cet espace possède une dimension sociale fondatrice qui permet de saisir une construction active de relations, de stratégies, de représentations, de structures des acteurs qui s’y déploient.

Dans le cadre de l’espace de Médina Baye, il est symbolique avant tout, diffus au sein d’un « espace physique, construit, travaillé, modelé, partagé par les hommes (...) conservant comme fondement le cadre matériel des interactions et des échanges » (Grosseti, 1997 : 03). L'espace de Médina Baye est certes contenu autour d’un territoire physique, marquée par une histoire particulière, un patrimoine sacré par la figure de Baye Niasse, père fondateur de la communauté tidjane-niassène. Toutefois, cet espace est avant tout symbolique, conçu sur un ensemble de références identitaires communes. La construction sociale de cet espace permet d’ériger l’identité collective sur la pluralité, la territorialité et l’unité des tidjanes-niassènes. La régulation des relations entre ces acteurs repose sur la concertation et l’interaction permanente. On relèvera enfin l’existence d’un système d’encadrement collectif propre aux acteurs religieux, associatifs qui prennent en charge le développement local, même en dehors de la communauté. En effet, comme l’évoque A. Seck (2007 : 41) « lorsque les édifices abritant des fonctions sociales sont absents de l’espace public, le lieu de culte devient le point de rencontre et de sociabilité au sein d’une communauté ». Les centres religieux, mosquées, musalas, zawiyas créés par les structures d’ANSAROUDINE en dehors de Médina Baye deviennent des espaces privilégiés pour la socialisation, notamment pour des jeunes, en perte de repères sociaux (surtout s’ils se trouvent à l’étranger, loin de leurs cercles familiaux ou amicaux). L’action sociale de ces centres permet la permanence du lien culturel et associe des référents symboliques qui facilitent les allégeances religieuses.

D’espaces-refuges, les foyers-religieux sont désormais des références en termes de lieux de culte ou d’espaces publics. En choisissant de mener une lecture empirique des espaces religieux au Sénégal, nous restituons la diversité des dynamiques sociales et culturelles de la gouvernance. En définitive, ceux qui détiennent du capital social sont souvent les acteurs qui disposent d’un pouvoir d’action, d’organisation et de mobilisation au sein de ces espaces. Les collectivités locales voient dans l’action collective des marques du capital symbolique pour lequel elles sont liées. Les acteurs qui y disposent des ressources symboliques et matérielles et en assurent la redistribution se constituent comme les plénipotentiaires de la gouvernance et du développement.

 

Bibliographie

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-  Augé, Marc. 1975. Théories des pouvoirs et idéologie. Étude de cas en Côte d’Ivoire, Paris, Herman.

-  Badie, Bertrand, 1992. L'Etat importé : essai sur l'occidentalisation de l'ordre politique, Éditions Fayard, Paris.

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-  Bourdieu, Pierre, 1980a. Le sens pratique, Paris, Minuit.

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-  Bourdin, Alain. 2000. La question locale, Presses universitaires de France, Paris.

-  Tarik Dahou, Entre parenté et politique. Développement et clientélisme dans le Delta du Sénégal, Paris, Karthala, 2004.

-  Momar Coumba. Diop. 1992. Sénégal, trajectoires d’un État, Dakar, CODESRIA.

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-  Hentsch., Thierry. 1997. Introduction aux fondements du politique, Presses de l’Université du Québec, Ste-Foy.

-  René Otayek, Démocratie, culture politique, sociétés plurales : une approche comparative à partir de situations africaines, in « Revue Française de science politique », Vol 47, No 6, décembre 1997, 798-822.

-  Jean-Pierre Olivier de Sardan, « État, bureaucratie et gouvernance en Afrique de l’Ouest francophone »,  Politique Africaine, décembre 2004, 139-163.

-  Seck, A., 2007. « Politique et religion au Sénégal. Contribution à une actualisation de la question », in Islam, sociétés et politique en Afrique subsaharienne, in Triaud, J.L. et al. Paris, Rivage des Xantons, pp. 23-49.

-  Talbot, Damien. 2006. « La gouvernance locale, une forme de développement local et durable? Une illustration par les pays », Développement durable et territoires [En ligne], mis en ligne le 29 avril 2006, consulté le 03 nov. 2010. URL : http://developpementdurable.revues.org/2666.


* BEM Dakar

[1] De nombreux auteurs, depuis Robert Dahl (1957) ont fait de la structuration du pouvoir dans la société, l’objet du politique. Parmi ceux-ci,  on retrouve Vincent Lemieux (2000) qui fait une typologie des rapports de pouvoir à tous les échelons du processus organisationnel.

[2] On conçoit que ces mutations sont portées par des groupes, des réseaux, des communautés ou des leaders charismatiques qui développent des démarches d’action populaire et de participation politique.

[3] La microanalyse est conçue ici comme une démarche analytique multidisciplinaire, où la sociologie, l’histoire et l’anthropologie politique non seulement des groupes mais aussi des individus sont transcrites à la loupe. Ce qui permet de restituer la diversité des mutations sociales et politiques au sein des espaces étudiés. Nous nous inscrivons surtout dans la perspective de René Otayek (1997) qui estime que les identités (religieuses) forment et transforment le politique et assurent la gouvernance plurale des sociétés africaines.

[4] Médina Baye constitue un important foyer-religieux, quartier religieux située dans une commune laïque (Kaolack), la localité est le chef-lieu de la confrérie tidjane-niassène au Sénégal et accueille également plusieurs événements religieux, plusieurs disciples en plus de disposer d’un grand centre d’enseignement musulman (écoles coraniques, daïra, associations islamiques, etc.).

[5] Baye Niasse (1900-1975) est le fils cadet d’Abdoulaye Niasse, fondateur de la communauté tidjane-niassène. Baye Niasse est détenteur de la Faydu Tidjane, ordre religieux qui permit l’allégeance d’une multitude de disciples à la confrérie, venue principalement d’Afrique de l’Ouest.

[6] Dans la réflexion sur l’État en Afrique, plusieurs analyses tentent de décrire la nature du politique en mettant en cause le fonctionnement de l’État et son mode de gouvernance et en érigeant des modèles de « bonnes pratiques » à suivre. Cette conception fonctionnaliste de l’État part du constat de la criminalisation de l’État et de la crise des institutions. (Voir Bayart et al. 1997).

[7] On retrouve par exemple : Diop, (1992), Cruise O’Brien (2002) et Gueye (2002).

[8]  Diop, M-C (1992), O’Brien (2002) ont beaucoup écrit sur le religieux et le politique au Sénégal, en s’épanchant notamment sur les rapports entre la confrérie mouride et l’État au Sénégal.

[9] Il s’agit d’une approche telle que mentionnée par Bourdin (2005) de « local-level politics » qui est utilisée dans le souci d’occuper l’espace laissé vacant par une anthropologie gagnée par la « déconstruction » et une science politique encore trop peu « anthropologique ».

[10] Les ouvrages de Diop, M-C (1992), O’Brien (2002) montrent notamment les liens étroits entre les autorités religieuses mourides et les représentants du pouvoir d’État (Senghor et Diouf) au Sénégal.

[11] Tel que l’évoque Dahou (2005), la notion d’agents permet d’inclure l’ensemble des acteurs qui interagissent dans une réalité donnée ; la notion de champ associe les lieux où les principaux agents sociaux, détenteurs d’un quelconque type de pouvoir, se mesurent, rivalisent, et interfèrent.

[12] Touba baptisée en 1888 du nom d’un arbre du Paradis est considérée par les mourides comme une ville sainte, une maison de Dieu : la cité idéale sur terre.

[13] On y rapporte souvent la discipline, le dynamisme, l’esprit collectif et tolérant des Niassènes, qui sont tous unis dans l’effort et la pratique de leur foi religieuse. La famille Sy de Tivaouane, la famille Niasse de Kaolack, la famille Tall, celle de Thiénaba, la famille Jamil Sy (dans le quartier de Fass) constituent les principaux animateurs du dynamisme de cette communauté religieuse.

[14] De la fin du XIXème siècle au milieu du XXème siècle, la défaite des monarchies traditionnelles au Sénégal face aux pouvoirs coloniaux avait provoqué une profonde rupture des équilibres socio-politiques  au sein des collectivités locales qui n’avaient que les religieux pour assurer leur protection sociale.

[15] Dans ceux-ci, la communauté tidjane-niassène y favorise la mobilisation collective et l’appartenance communautaire, en exaltant la moralisation, l’égalité sociale, la discipline du soi, la quête de l’essence divine par des pratiques de dévotion et d’obéissance religieuses.

[16] Conformément à la loi n° 96-06 portant sur le code des collectivités locales, Kaolack est dotée de la personnalité morale et de l’autonomie financière.

[17] Dans ce cadre, un projet d’Appui aux Communes (PAC) a été créé entre 1999 et 2004 par le gouvernement sénégalais avec le groupe de la Banque Mondiale afin d’améliorer la gestion administrative et financière des Communes et de soutenir leurs efforts d’investissement par la modernisation ou la construction de leurs infrastructures

[18] Au moment où nous faisions nos enquêtes, le maire de Kaolack était Khalifa Niasse. Il a été remplacé en avril 2009 par Madieyna Diouf, d’un autre parti (Alliance des forces du progrès) n’appartenant pas à la famille religieuse. Toutefois, son premier adjoint Khoureïchi Niasse est le frère de l’ancien maire de Kaolack.

[19] Il nous a été difficile de connaître les montants exacts des contributions des membres de la famille religieuse à cette fondation. Des responsables du GRAD nous ont indiqué que des membres de la famille de Médina Baye offraient des contributions généreuses. Feu Imam Assane Cissé, Baba Lamine Niasse, Serigne Mamoune Niasse, Serigne Cheikh Tidjane Niasse et plusieurs de ses fils effectuent des dons aux associations à chaque fois qu’ils sont mis au courant de leurs activités.

[20] Lors de notre entretien avec le président du GRAD (Cheikh Tidjane Gaye), nous avons appris que des membres du GRAD ont voulu prendre en charge l’assainissement du quartier de Médina Baye. Plusieurs retards ont caractérisé le début des travaux de réfection de la canalisation de Médina Baye, organisé par l’ADM et la commune de Kaolack. Toutefois, à l’issu des journées de Médina Baye, le GRAD sur recommandation des représentants du Khalife a décidé d’attendre le lancement des travaux et de n’agir que si son appui était requis. Le pouvoir des chefferies religieuses dans la gouvernance s’exprime ici de manière tangible.

[21] Avec la crise graduelle de l’État, le pouvoir des confréries religieuses acquiert une primauté économique et socio-politique incommensurable aux yeux des populations. À Touba, les chefs religieux maintiennent l’État et son administration hors de son territoire, avec la gratuité d’un ensemble de services, (dons de lots de terre, avantages sociaux dans certaines localités…). Ce recul de l’État, conjugué au dynamisme du pouvoir mouride exhorte une multitude de sénégalais à s’identifier comme Mourides pour bénéficier de tous ses avantages sociaux.

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Résumé

Dans le répertoire collectif et anonyme des légendes urbaines qui circulent activement dans les villes gabonaises, la femme-fantôme apparaît le plus souvent la nuit, dans les lieux de réjouissance et dans les routes périphériques où elle se manifeste sous deux visages : l’image éblouissante et attirante d’une belle femme riche, agressive et dominatrice, ou celle plus ordinaire et sympathique d’une inconnue de condition modeste. Omniprésente dans ces lieux-miroirs, cette double représentation de la femme-fantôme qui structure l’ensemble de notre corpus est une métaphore de l’espace urbain et des mutations profondes et radicales qui touchent les aspects de la vie de la société gabonaise actuelle.

Mots-clés : Légendes urbaines, femme-fantôme, urbanisation, Libreville, nuit, mutations, modernité urbaine.

Abstract

In the collective and anonymous book of urban legends which are actively heard in Gabonese towns, the phantom woman mostly appears in the night, where festivities take place and in peripheral roads where she is seen through two faces: either a flashy and attractive image of a wealthy, aggressive and domineering woman, or that of a most ordinary and kindest unknown lady from a modest background. Omnipresent in those glittering places, this double representation of the phantom woman which is expressed in our whole corpus is a metaphor of the urban space and of the deep and radical mutations which touch on the living aspects of the present Gabonese society.

Key-words: Urban legends, phantom woman, town planning, Libreville, night, mutations, urban modernity.

 

 

Introduction

L’union d’un individu avec un être surnaturel est une croyance toujours vivante dans la société gabonaise où bon nombre de pratiques cérémonielles et de comportements sont observés. La vie quotidienne et les grands moments de fêtes, de manifestations de tous genres sont déterminés par l’idée d’une communication étroite entre le monde visible et le monde invisible (des esprits, des fantômes ou des génies), celui des vivants et des morts, etc.  Chez les Myènè[1], le Mboumba yano[2], par exemple, renvoie à un esprit des eaux très jaloux auquel un homme ou une femme est lié mystiquement dès sa naissance. Lorsque le pacte avec l’esprit est respecté, ce dernier garantit à son partenaire l’aisance matérielle, mais en cas de transgression, surviennent alors malheurs, stérilité, maladies, et autres échecs dans la vie quotidienne.

Par ailleurs, ce motif de la femme fantôme se nourrit en partie d’autres motifs existant dans le répertoire des contes de bien des sociétés d’Afrique et qui sont connus sous les rubriques du « Conjoint animal » ou du « Conjoint surnaturel ». On le retrouve notamment dans le fameux conte-type de la « Fille difficile »[3] répandu dans toute l’Afrique, où c’est alors la femme, et non l’homme, qui est exposée à un partenaire atypique et dangereux, ce qui est l’inverse symétrique du motif qui nous intéresse ici.

Largement réactualisées dans un contexte néo-urbain, les histoires et les faits divers qui relatent les alliances avec des génies, des reptiles, des sirènes ou encore qui mentionnent des rencontres nocturnes avec des fantômes, alimentent le répertoire collectif de nombreuses légendes urbaines qui circulent activement dans la société gabonaise par le moyen de la parole, de l’écrit, de l’image et des réseaux sociaux. Ces petits récits insolites, donnés pour vrais et situés dans le temps actuel, se référent toujours aux lieux connus de tous. Ils se récréent au fil de leur transmission, chacun ajoutant toujours une petite part, le plus souvent faite d’exagération pour accrocher et marquer les esprits : telle est la règle du  kongossa [4] au Gabon.      

Imprégnées, donc, des réalités de la vie quotidienne, les légendes urbaines ne sont pas des « anecdotes insignifiantes ». Comme les contes traditionnels, elles reflètent les modes de vie, les croyances et les pratiques religieuses d’un monde en pleine mutation et véhiculent, en tant que moyen d’expression privilégié du peuple, des valeurs morales et des modèles sociaux qui garantissent la survie du groupe. Il n’est donc pas étonnant qu’elles apparaissent comme le chenal par lequel se révèlent aujourd’hui, sous le double visage de la femme-fantôme et de la permanence spatio-temporelle de ce motif, les valeurs et les modèles qui structurent en profondeur l’occupation des villes gabonaises, ainsi que les figures significatives de la condition urbaine contemporaine.                   

Après avoir présenté les légendes du cycle[5] de la femme-fantôme et dégagé leur modèle de base, nous nous proposons de les interpréter en éclairage les unes avec les autres, et dans leur filiation à la fois aux récits traditionnels, aux pratiques et aux croyances des sociétés gabonaises à partir de deux niveaux de signification : d’une part, le niveau apparent qui découle de la morale explicite et/ou du dénouement de l’histoire et, d’autre part, le sens anthropologique que structurent, à un niveau plus profond, les schèmes et les motifs récurrents associés, dans l’imaginaire collectif, à la figure mythique, terrifiante et obsédante de la femme-fantôme.

 

 

I- Présentation du corpus

Les douze légendes qui constituent notre corpus ont été recueillies à Libreville, de 2009 à 2010 par Falone Lorine Massounga Mihindou (2010), sur le campus universitaire et dans les quartiers très animés de Libreville, généralement auprès des étudiants et étudiantes ou des enseignants. Certaines légendes ont également été racontées par des portiers de boîtes de nuit ou des artistes. Nous avons non seulement gardé les titres initialement choisis pour chacune de ces légendes, mais aussi restitué le style et le registre de langue dans lesquels elles ont été narrées puis notées.         Si les légendes du serpent s’adressent le plus souvent aux jeunes filles fascinées par l’argent et les biens matériels d’un homme (Zame Avezo’o, 2005), les récits du cycle de la femme-fantôme font partie, quant à eux, des textes dont le message indexe particulièrement les hommes qui succombent aux charmes d’une belle inconnue, rencontrée le plus souvent la nuit dans les boîtes de nuit, les bars ou encore sur les routes de la périphérie urbaine. Ces espaces de rencontre et de divertissement où apparaît et disparaît la femme-fantôme sont aussi des lieux intermédiaires symbolisant un « passage » entre l’ici-bas et l’au-delà (Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, 2002 : 57). On remarque néanmoins que les versions où la rencontre nocturne avec la femme-fantôme a lieu la nuit, dans des espaces festifs qui incarnent la grande débauche, véhiculent une morale nettement plus sévère que celles où elle se produit de façon plus fortuite et innocente. Il en va ainsi des rencontres sur les routes de la périphérie urbaine. Car, même définie dans l’horizon de la rencontre nocturne de la femme-fantôme, la route n’ouvre absolument pas au même univers symbolique que les espaces dits festifs. Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard rappellent ici, fort judicieusement, quelques traits caractéristiques rattachés à la symbolique de la route :

La route a de tout temps été le lieu de l’Aventure (…) des rencontres étranges (depuis les diables et les fées jusqu’aux extra-terrestres (…), le symbole de la Destinée. Elle est associée à l’angoisse de la mort : c’est pourquoi les revenants tués dans les accidents de la route deviennent en quelque sorte des divinités protectrices. Quant à l’auto-stoppeur, il est l’inconnu, l’étranger qui peut se révéler sympathique ou antipathique, bénéfique ou maléfique (2002 : 68).

 

 

De ce fait, nous répartirons notre corpus en deux grands ensembles, significatifs chacun de la nature et/ou de la symbolique liées aux lieux d’apparition de la femme-fantôme : d’une part les rencontres nocturnes dans les lieux de réjouissance et de commerce[6], et, d’autre part, les rencontres sur les routes de la périphérie urbaine. Les légendes 7 et 8, qui soulignent clairement la concupiscence du personnage masculin sanctionné de mort ou de folie, seront rattachées au premier ensemble, même si dans la première histoire, il est question d’un chemin inconnu qui pourrait laisser penser à une route.

 

 

  1. Les rencontres nocturnes dans les lieux de réjouissance

Légende 1 : « Mouila-Mangondo[7] »

« L’histoire se passe en 2003 à Mouila. Le soir du défilé[8], après une dure journée, un jeune soldat décide d’aller se divertir avec ses compagnons d’armes dans une boîte de nuit. Tout se passe bien jusqu’au moment où le jeune soldat s’éloigne du groupe pour aller prendre une bouffée d’air frais dehors. Dans la pénombre d’un réverbère, il aperçoit une jeune dame. Il s’approche d’elle et il la courtise. Le soldat finit par faire l’amour avec sa nouvelle conquête du soir en délaissant ses compagnons. La nuit est longue pour lui. Au petit matin, quand le jeune homme se réveille, il est surpris de se retrouver au cimetière Mangondo sur une tombe. Après cette histoire, il devient fou ». 

Dans une autre version du même récit, il est dit que la langue du soldat s’allonge et devient pendante lorsqu’il embrasse la jeune fille. Apeuré, il s’enfuit et rejoint ses compagnons qui le conduisent à l’hôpital. Il meurt peu de temps après.

 

 

Légende 2 : « Des pieds qui ne touchent pas le sol »

« Un jour, à Port-Gentil[9], précisément dans une boîte de nuit située au Bac-Aviation[10], une jeune fille occupe la piste de danse sous le regard conquis des autres danseurs. Un monsieur, sous le charme, décide de l’aborder. Ils font deux ou trois pas de danses et quelques minutes plus tard, le monsieur un peu fatigué, décide de s’asseoir pour récupérer. Quelle n’est pas sa surprise de constater que les pieds de la jeune fille ne touchent pas le sol ! Il n’en revient pas ! Il revient sur la piste de danse, mais il ne voit plus la jeune fille. Elle a profité d’un moment d’inattention du monsieur pour disparaître à jamais. Désormais à Port-Gentil, avant d’aborder une jeune fille dans un night-club, on prend soin de vérifier ses pieds ».

Une autre version de cette histoire met en scène deux amis dans une boîte de nuit de Libreville, la célèbre Maringa[11]. La fille se fait habilement remarquer en dansant, mais l’un des deux amis constate que ses pieds ne touchent pas le sol et la fille disparaît. Une troisième version va au contraire noter que c’est le jeune homme effrayé qui s’enfuit et décide de ne jamais plus aller en boîte de nuit.

   

 

 

Légende 3 : « Le bal du Lycée »

« Lors d’une soirée culturelle organisée dans un lycée de Libreville, un jeune lycéen aperçoit une jeune fille qui le dévore des yeux depuis la piste de danse. Heureux, il la drague et finit par l’entraîner chez lui. Au moment où ils s’apprêtent à faire l’amour, la jeune fille se sent mal, elle urine puis s’évanouit. Pris de panique, il tente d’ouvrir la chambre, mais la clef a disparu de la porte. Finalement, il réussit à sortir en cassant la fenêtre et il ameute le voisinage. Quand les gens arrivent, la jeune fille n’est plus là. Et à l’endroit où elle se trouvait, sur le lit, il ne restait que des asticots. On conduit le lycéen dans une église pour une délivrance ».

Des faits identiques sont rapportés au sujet d’un jeune vacancier qui emmène une inconnue chez lui. Elle disparaît comme par enchantement à l’entrée de la porte. Pris de peur, il appelle sa mère qui lui révèle que la jeune fille est décédée depuis longtemps. Pour le guérir, la mère accomplit très tôt le matin, un rite oral de la société punu[12]appelé  mwandzu[13](Massounga Mihindou, 2010 : 53).

     

 

 

Légende 4 : « Inanga-dehors[14] »

« Un soir de 1995 à Inanga, alors que l’ambiance du lieu est chaude, un monsieur est ébloui par la beauté d’une dame qui paisiblement sirote un jus de fruit. Aussitôt, il décide de l’aborder. Ils échangent quelques paroles à la suite desquelles la dame propose au monsieur d’aller continuer la soirée chez elle. Fasciné par la dame, le monsieur ne peut résister. Les voilà dans le premier taxi qui se présente. Arrivé chez la dame, le monsieur est ébloui par la beauté de sa maison, tout y brille comme de l’or. Rien ne les retient, ils se jettent dans les bras l’un de l’autre. La soirée ne fait que commencer pour eux ! Au petit matin, c’est sur une tombe jouxtantl’Institut Immaculée Conception[15] qu’il se retrouve nu, ses vêtements accrochés sur la croix. Il s’habille et rentre chez lui. On apprend plus tard que ce monsieur s’est donné la mort ».

Une autre version raconte que dans la boîte de nuit « Inanga-dehors », l’homme séduit par une belle dame allume une cigarette, mais celle-ci s’énerve et lui ordonne de l’éteindre. Après une nuit passée chez cette dame, le monsieur se retrouve le matin tout nu dans un cimetière et il devient fou. Une légende rapportant des événements situés en 2007 dans une boîte de nuit nommée « Le 203 », précise qu’avant l’acte sexuel, le monsieur essaie de prier[16], mais la jeune fille contrariée, lui interdit de le faire. Au petit matin, il se retrouve également torse nu à l’entrée du cimetière de Lalala[17]. Traumatisé, il se pend. Le dénouement est moins tragique dans la version où intervient la femme qui emmène son époux, victime de la femme-fantôme, se faire soigner chez un nganga c'est-à-dire un guérisseur.

 

 

Légende 5 : « La femme sans tête »

« Deux amis s’en vont en boîte un soir de décembre 2009. Aux environs de minuit, sur la piste de danse, ils sympathisent avec une très belle demoiselle au visage rayonnant. Ils bavardent en dansant. Pendant que l’un des amis, séduit par la demoiselle danse, l’autre est en train de les filmer. Vers 4 heures du matin, les deux amis, exténués, décident d’aller prendre un verre au comptoir, laissant la demoiselle sur la piste. A leur retour, elle n’est plus là ! Ils continuent la soirée et aux environs de 6 heures du matin ils rentrent chez eux. Le lendemain, ils développent les photos et constatent que la demoiselle de la nuit n’a pas de tête sur toutes les photos. Les deux amis comprennent qu’il s’agit d’un « ditengu »[18], un être de l’autre monde. Après cette aventure, celui des deux garçons qui a longuement dansé avec la demoiselle est en état de transe.  Il s’est retrouvé à l’hôpital, sa mémoire a pris un sérieux coup ».

Une variante du motif de la photo sans tête raconte que le reflet de la jeune fille n’apparaît pas sur le miroir de la piste de danse (Massounga Mihindou 2010 : 52, « Le miroir parlant »). Dans d’autres légendes de la femme-fantôme, on retrouve parfois le même motif associé à plusieurs autres de ses caractéristiques comme la peur de la cigarette et les pieds en apesanteur.

 

 

Légende 6 : « Le numéro de téléphone d’une inconnue »

« Un soir de 2006, un jeune homme rencontre une belle demoiselle dans une boîte de nuit de Libreville. Il discute et danse avec elle un moment, puis elle lui demande de l’accompagner car elle voulait se soulager. Il accepte sans hésiter. Après que la jeune dame eut satisfait son besoin, elle retrouve le monsieur à l’entrée et l’entraîne vers les vestiaires en prétextant qu’il ne fallait pas qu’il y ait de la lumière. Ils font l’amour, puis ils ressortent des vestiaires quelques minutes plus tard et ils se remettent à danser sur la piste. Au moment de rentrer la demoiselle remet au jeune homme son numéro de téléphone. Le lendemain, lorsqu’il se rend au domicile de la fille, il rencontre ses parents qui lui apprennent qu’elle est morte depuis bientôt cinq ans. Il n’en revient pas, il insiste et il présente son numéro de téléphone. Mais les parents lui expliquent que c’est devenu un fait courant qu’elle réapparaisse aux gens et leur donne son ancienne adresse ainsi que son ancien numéro de téléphone. Le jeune homme meurt un an plus tard ».

Dans certaines versions, le personnage masculin, qui recherche le lendemain la belle inconnue rencontrée la nuit, retrouve au domicile des parents de celle-ci, son blouson accroché sur la tombe de leur fille. Il peut également découvrir que la chambre qui l’a ébloui n’est en fait que la tombe de son amante de la veille. Traumatisé par l’horrible vérité, il échappe néanmoins à la mort après s’être fait soigner chez des guérisseurs.

 

 

Légendes 7 : « Les aventures d’un homme concupiscent »

« Un homme changeait de femmes tout le temps. Un jour, il rencontre une très belle femme qui lui plaît. Aussitôt, il l’aborde. Ils partent se balader loin de la ville en empruntant un chemin inconnu. Lorsque le monsieur s’inquiète, la femme le rassure. Finalement, ils arrivent dans un bel endroit lumineux. Ils font l’amour jusqu’à la tombée de la nuit. Au petit matin, lorsque l’homme se réveille, il voit des tombes autour de lui et constate qu’il est étendu nu sur l’une d’elles. Pris de panique, il s’enfuit. Il tombe malade et meurt. On raconte qu’il a commis trop de mauvaises actions ».

 

 

Légende 8 : « L’épicier de Tchibanga[19] »

« Un jour à Tchibanga, au coucher du soleil, un Libanais[20], gérant d’une boucherie, voit entrer une demoiselle très jolie qui vient faire quelques achats. Pendant qu’elle choisit ses produits, le Libanais ne cesse de la déshabiller du regard. Quelques temps plus tard, elle arrive au comptoir. Ebloui, il demande à la revoir le même jour, à la fermeture de sa boucherie. Elle accepte sa proposition.  Ils se rencontrent et tout se passe comme il le souhaite, et cela trois jours durant. Le quatrième jour, vers midi, il téléphone en vain à sa dulcinée. Elle est injoignable ! Quand il se renseigne auprès d’une cliente, celle-ci lui apprend que la fille en question est sa défunte nièce. Pris de peur, il perd sa langue. On raconte qu’il s’est fait soigner par un guérisseur, mais qu’il n’est pas totalement guéri ». 

        

 

   B. Les rencontres nocturnes sur les routes de la périphérie urbaine

Légendes 9 : « La fille du Beau-Séjour [21]»

«  Un soir, très tard, un monsieur rentre chez lui lorsqu’il aperçoit au niveau de la station de Plein-Ciel[22]une fille qui fait des signes de la main. Ne voulant pas la laisser à la merci des bandits, il s’arrête et l’embarque. Il lui demande où sa destination, elle lui dit : « avance, je descends plus loin, encore devant, bientôt ». Elle l’entraîne jusqu’au quartier Beau-Séjour, sur une route en très mauvais état. Lorsqu’ils arrivent près d’un bosquet, elle descend. Au moment de repartir, la voiture ne peut faire demi-tour. Soudain, deux messieurs apparaissent et l’interpellent : « Tu fais trop de bruit, cette voiture n’est pas à toi, attends jusqu’à 7 heures, on verra ». Au lever du jour, il est surpris de constater que la voiture est stationnée devant des tombes. Pris de panique, il abandonne la voiture et s’en va chez lui. Depuis ce jour, il décide de ne jamais plus venir en aide aux gens la nuit ».

 

 

Légende 10 : « Le clando-man[23] et Brigitte »

 «  Un soir du 12 mars 2004[24], un « clando-man » quitte Libreville à 22 heures avec des clients qu’il va déposer au Cap-Estérias[25]. Après avoir déposé ses clients, il s’arrête dans un maquis[26] et prend un verre. Vers minuit, il décide de rentrer à Libreville. Lorsqu’il arrive au carrefour Bolokoboué, à 5 kilomètres du Cap, il aperçoit une dame portant un panier au dos qui fait du stop. Il s’arrête et lui demande sa destination. Elle lui répond qu’elle va non loin de Libreville. Il l’embarque et il poursuit son trajet en bavardant avec elle. Il sympathise avec la dame et elle lui donne son prénom, « Brigitte ». Au niveau du carrefour Malibé 2, le monsieur se rend compte que la dame s’est tue. Ce silence l’intrigue, il regarde par le rétroviseur et il voit qu’elle a la tête baissée. Quelques kilomètres plus loin, précisément au carrefour Bakota, il constate qu’elle n’est plus là. Pris de panique, il se retrouve dans un ravin. Dieu merci, il sort de là sain et sauf. Il raconte sa mésaventure aux gens qu’il rencontre. Ils lui expliquent que cette fille nommée Brigitte est décédée au cours d’un grave accident sur cette route. Depuis ce jour, le clando-man s’arrête de travailler à 20 heures ».

 

 

Légende 11 : « La femme de la Nationale[27] »

« Sur le tronçon Libreville-Ntoum[28], une auto-stoppeuse apparaît souvent aux voyageurs. Un jour, aux environs de 3 heures du matin, un conducteur aperçoit une dame qui fait du stop. Fasciné par sa beauté, il décide de l’embarquer. Elle s’appelle Claire et elle va à Ntoum 6. En chemin, ils discutent joyeusement jusqu’à ce que la dame se sente mal à l’aise à l’écoute du Mungongo[29]. Elle supplie en vain le conducteur d’arrêter cette musique. Elle demande à descendre à la sortie d’Okolassi[30] et il s’arrête. Quand il redémarre, il n’y a plus personne. Depuis ce jour, le conducteur n’a plus embarqué de dame, surtout la nuit ».

 

 

Légende 12 : « Le chauffeur de taxi »

« Une demoiselle arrête un taxi au rond-point de Nzeng-Ayong[31]pour se rendre au PK8[32]. A quelques kilomètres de l’école publique de Sibang 3, la jeune fille demande à descendre. Elle commence à s’agiter et elle dit au taximan qu’elle ne retrouve plus son argent. Elle lui demande donc de revenir chercher son dû le lendemain et lui remet en gage un de ses bijoux. Quand il revient sur les lieux avec le bijou, il aperçoit au loin une vieille dame auprès de qui il se renseigne. La vieille fond en larmes et lui apprend que l’inconnue est sa défunte fille. Pris de peur, il abandonne le bijou entre ses mains et s’enfuit en jurant de ne plus travailler la nuit ».

 

 

  1. Modèle archétypal de la légende de la femme-fantôme

Jean Derive notait :

Les récits produits dans le cadre de la littérature populaire orale ont ceci de particulier qu’on peut les rencontrer en de multiples versions dont les variantes n’empêchent cependant pas l’observateur d’identifier l’expression d’une même œuvre en ses diverses réalisations grâce à un certain nombre de traits constitutifs stables (2001 : 263).

 

 

Cela est vrai, ajoutera-t-on, non pas seulement pour les épopées, les mythes et les contes, mais aussi pour les légendes urbaines dont les histoires tendent à se constituer aujourd’hui, dans les villes gabonaises notamment, en répertoires particuliers connus de tous. Quels sont alors les traits structuraux et thématiques qui fondent l’identité de la légende urbaine de la femme-fantôme et qui « en constituent en quelque sorte le modèle matriciel » ?                                                      

Établir un conte-type c’est « articuler le fonctionnel et le thématique en présentant les unités narratives dans une optique fonctionnelle par rapport à la structure de l’histoire, tout en leur conservant une forme thématisée » rappelle Jean Derive (2001 : 265). En nous inspirant de la démarche proposée par cet auteur, à propos du conte-type de la « Fille difficile », nous allons présenter le modèle matriciel de la légende de la femme-fantôme au Gabon en partant de l’ensemble des réalisations recensées de ce qui nous est apparu comme une même histoire et en opérant « une réduction des unités narratives vers un degré d’abstraction supérieur en passant du figuratif au thématique » (2001 : 265).  En suivant cette démarche, et en admettant que l’accent peut être mis sur l’un ou l’autre des motifs utilisés, nous aboutissons à la forme de base constituée des fonctions narratives qui constituent en quelque sorte l’identité spécifique de la légende de la femme-fantôme au Gabon :

Séquence 1 : L’enchantement

1-    Rencontre nocturne (et une seule fois diurne) d’un homme avec une belle inconnue ou une femme ordinaire dans un lieu intermédiaire (boîte de nuit, bar, route périphérique, etc.).

2-    Il est séduit par l’inconnue et/ou il l’aborde et l’embarque dans son véhicule.

3-     Ils partagent de bons moments, le plus souvent dans une sphère de l’intimité (maison, chambre, voiture, etc.).

Séquence 2 : Le désenchantement

4-    Le lendemain matin il se réveille dans un cimetière ou la fille disparaît et il découvre avec effroi qu’elle est décédée depuis longtemps.

5-    Il meurt ou il sombre dans la folie et quelques rares fois, il guérit de son traumatisme.

 

 

De façon générale, cet archétype s’articule autour de deux brèves séquences juxtaposées, l’une positive et l’autre négative. Elles correspondent à deux registres : d’une part, la nuit qui renvoie au rêve, à la beauté, à l’illusion ou au paraître, et d’autre part, le jour associé au dévoilement et à la réalité. Le passage d’un niveau à l’autre s’effectue à chaque fois de façon très brutale et violente. Dans le scénario commun des légendes urbaines de la femme-fantôme, c’est ce procédé de rupture inattendue associé au motif de la disparition inquiétante ou du réveil sur une tombe, et quelquefois de la langue pendante (légende 1), qui marque toujours les esprits, permettant ainsi de mieux faire passer le message de mise en garde contre les pièges, les dangers invisibles et l’ambivalence du monde de la nuit.

 

 

 

II- La croyance aux fantômes

La croyance en la survie de l’être humain défunt est répandue dans la quasi-totalité des sociétés gabonaises[33]qui répartissentle monde des morts en deux groupes : les esprits bénéfiques qui se manifestent souvent en songe, et ceux malveillants qui rôdent, hantent les maisons ou possèdent les gens. Les premiers renvoient aux ancêtres identifiés de la lignée auxquels un culte est rendu, les seconds sont des fantômes anonymes ou non, qui suscitent toujours de la crainte. Chez les Kota,[34]  par exemple, Louis Perrois distingue les esprits apaisés qui jouent un rôle positif des fantômes, âmes errantes restées coincées entre deux mondes par la faute de leurs descendants qui n’ont pas accomplis les rites funéraires dus (2012 : 36-37).

Qu’ils soient anonymes ou connus, les fantômes semblent toujours constituer une menace pour les vivants dans leur vie quotidienne. Ils sont craints et on leur prête de nombreux pouvoirs et une nette supériorité. C’est ce que nous montre un conte mahongwè[35] où le fils de Zambe, après avoir transgressé un interdit posé par son père défunt, se fait entièrement déposséder et dominer par un fantôme, inkuku. Ce dernier prend d’abord sa peau et ses vêtements, puis s’approprie sa femme, son enfant ainsi que tout ce qui fait son identité humaine et sociale qu’il ne recouvrera que plus tard (Léa Zame Avezo’o 1997 : 93-116). Ici le fantôme, perçu comme l’incarnation du père défunt, vient punir un fils désobéissant pour lui rappeler les normes sociales desquelles il s’est écarté en allant suivre son épouse dans son village. Dans quelques versions du conte de la fille difficile qui affirme son autonomie vis-à-vis de ses parents en choisissant elle-même son époux, le conjoint hors norme qui vient l’épouser pour la punir et lui donner une leçon, est parfois un fantôme (Léa Zame Avezo’o 2000 : 236).

Comme dans les contes, les victimes du fantôme dans les différentes légendes urbaines constituant le corpus, ne sont pas des personnes positivement connotées. En effet, qu’il s’agisse du militaire, du lycéen, du « clando-man » ou de l’épicier libanais, ces personnages incarnent dans la société réelle, comme dans l’imaginaire exprimé par les légendes, l’indiscipline, la débauche, la corruption, la concupiscence. C’est pourquoi, ils font les frais de leur rencontre avec une belle inconnue qui se révèle être un fantôme. En considérant l’issue négative, parfois tragique, de toutes ces légendes et la violence extrême que recèlent les motifs du réveil sur la tombe, de la putréfaction ou de la langue qui s’allonge, on y décèle l’empreinte d’une « idéologie intransigeante » et d’une « éthique sévère » qui impliquent la condamnation sans appel non pas seulement des mœurs et des comportements des hommes, mais aussi et surtout, de « la culture de la fête urbaine » caractérisée par la consommation d’alcool, la musique et le sexe, omniprésents dans la plupart des légendes indiquées. Il n’est d’ailleurs pas anodin de rappeler ici que le 17 août et le 12 mars, qui sont parmi les plus grandes dates de manifestations festives du Gabon, sont clairement évoquées dans les légendes 1 et 10 de notre corpus, comme contextes favorables à une rencontre avec la femme-fantôme. La culture des bars, des boîtes de nuit et de l’alcool, souvent, réprimée sans succès par les autorités,[36] apparaît, d’après les observations de la socio-anthropologue Alice Atérianus-Owanga sur le monde de la nuit à Libreville, comme « un trait culturel gabonais, une habitude ancrée profondément dans les mœurs et l’éducation de façon trans-générationnelle » (2013 : 450).  A propos précisément de la consommation d’alcool dans la société gabonaise, elle fait le constat suivant :

L’alcool est mis au centre des sorties nocturnes, dans les maquis fréquentés par toutes les classes d’âge, mais aussi dans les mariages et d’autres festivités plus traditionnelles. La prolifération des bars autour des établissements scolaires, les déboires du système d’enseignement et le manque d’horizons professionnels contribuent à un accroissement de cette alcoolisation dans la société contemporaine, la sortie dans les bars constituant l’un des pôles majeurs de divertissement populaire-en l’absence de cinéma, de lieux de lecture, de théâtre ou d’activités socio-culturelles bon marché- (Id.).

Face à cette « culture de la fête urbaine » et de l’alcool, qui incarne sur un plan moral le mal et la déchéance, le motif de la femme-fantôme nous apparaît au fond comme le moyen par lequel le monde invisible châtie les concupiscents et met en garde la société contre l’effondrement aussi bien des valeurs que des normes, ce qui est l’expression des vices et des penchants immodérés pour les plaisirs du monde de la nuit. Il est remarquable à cet effet que seuls quelques héros vigilants, avertis et lucides (légende 2 et 12) arrivent à échapper à l’emprise du fantôme.

 

 

 

III- Le double visage de la femme fantôme : « ville blanche », « villages africains »

La rencontre de la femme fantôme avec les personnages masculins se déroule le plus souvent dans des constructions dont les formes s’opposent : il s’agit, dans certains cas, des lieux de réjouissance et de commerce qui sont des établissements clos et bâtis sur le sol de façon verticale. Ce qui évoque pour nous, l’idée d’une installation humaine dans l’espace de manière durable et permanente, autrement dit un enracinement dans la terre ; dans d’autres cas, par contre, il est question de la route périphérique assimilée à une construction ouverte dans l’espace et bâtie sur le sol de manière horizontale. De par la forme, ce type d’infrastructure nous suggère l’idée de mobilité que nous associons ici à une occupation humaine de l’espace de manière provisoire, c’est-à-dire incertaine et précaire.  En effet, les routes gabonaises, qui restent très souvent associées dans l’imaginaire des populations au danger à cause des nombreux accidents enregistrés, incarnent aussi l’échec de l’Etat qui n’a pas pu en cinquante ans, doter le Gabon d’un réseau routier digne d’un pays moderne. On observe que dans toutes les versions où la rencontre a lieu dans une construction close et verticale, c'est-à-dire enracinée dans la terre, le personnage du fantôme est présenté comme une femme qui éblouit son partenaire par la beauté et l’élégance de son corps, mais aussi par la richesse de sa demeure où « tout brille comme de l’or » (légende 4). Cette beauté associée à l’aisance matérielle qu’elle affiche lui confère à la fois une assurance, un pouvoir de persuasion et une autorité exercée sans merci sur tous ses partenaires qui meurent ou deviennent fou : ici ce sont les rapports individualistes marqués par une logique de domination et de prédation de l’autre à travers le sexe et l’argent qui sont soulignés.  

En revanche, dans les constructions ouvertes et horizontales symbolisant la précarité et l’insécurité, la description de la femme-fantôme n’est pas focalisée sur ses attraits physiques et son aisance matérielle. Elle apparaît soit sous les traits d’une auto-stoppeuse aidée par un conducteur bienveillant, soit sous l’apparence d’une cliente qui arrête un moyen de transport terrestre. Et dans les deux cas, la femme-fantôme nous renvoie toujours l’image d’une femme discrète, fragile et aimable et quelquefois démunie au point de ne pouvoir régler sa course[37] (légende 12). Par ses attitudes, son mode de vie et son statut, la figure de la femme-fantôme incarne une personne ordinaire, de condition sociale modeste.

Par ailleurs, il ressort clairement de ce contexte que, c’est la lutte pour la survie quotidienne qui génère des sentiments plus humains, et des liens de solidarité entre cette femme ordinaire et les conducteurs qu’elle croise sur son chemin. Cette proximité se traduit d’ailleurs par le fait qu’ils bavardent longuement et qu’elle lui révèle son prénom (« Brigitte » et « Claire ») dans les légendes 10 et 11, sans qu’il n’y soit fait mention de rapports sexuels entre eux. Ce double visage de la femme-fantôme qui se cristallise dans deux cadres spatiaux associés à des valeurs ainsi qu’à des rapports au monde opposés, restitue de façon symbolique la coexistence de deux types de tissus urbains dans la capitale gabonaise : la ville blanche d’un côté et les villages africains de l’autre. La ville blanche renvoie aux quartiers modernes et huppés de Libreville comme «  La Sablière », «  Le Haut de Gué-Gué », «  Batterie V » qui donnent l’allure de ghettos réservés aux « Mamadou »[38] c'est-à-dire aux puissants. Les habitants de ces quartiers sont des privilégiés (les politiciens et les hommes d’affaires) qui ont acquis par leur richesse le droit du sol et se sont constitués depuis longtemps une généalogie. Dans ce microcosme, les habitations sont bien alignées et de hauts murs protègent l’intimité des occupants tandis que des gardes privés veillent et des chiens méchants dissuadent les passants. Ce bunker pour riches s’oppose aux villages africains, c’est à dire aux quartiers sous-intégrés tels que « Kinguélé », « Atsibi Ntsos », « Venez-Voir », « Avéa », où les familles des plus pauvres, autrement dit les « Makaya », installés « sans aucun droit juridique sur les terrains qu’ils occupent », côtoient directement la classe moyenne (Annie Beka Beka, 2013 : 100-101). Les habitations sont construites généralement en planches et quelquefois en dur, sur des terrains non viabilisés et l’accès en leur sein reste possible uniquement à pied. La vie quotidienne dans ces quartiers qui se développent de façon anarchique se résume par « la précarité et l’insécurité du logement à près de 60% » (Annie Beka Beka, 2013 : 102). De l’avis de nombreux géographes, malgré la modernisation de Libreville, c’est ce modèle d’urbanisation ségrégationniste hérité de la colonisation qui prévaut encore de nos jours[39].  C’est ce qui ressort notamment des propos d’Annie Beka Beka :

L’aspect de la ville aux abords des principaux axes de circulation est cependant plutôt trompeur quant à l’absence de maîtrise de la croissance urbaine. Mais lorsqu’on pénètre dans les quartiers on est frappé par un spectacle digne des favelas que l’on n’imaginait pas rencontrer en ville, surtout dans un pays aux importantes ressources naturelles et à faible population. Le boulevard du Bord de mer, qui assure la vitrine de la ville, est perceptible et le boulevard Triomphal Omar Bongo est longé de constructions prestigieuses. L’urbanisation anarchique se localise dans les bas-fonds et est parfois dissimulée par la végétation (2013 : 94).

 

 

Dans un tel contexte, il est tout à fait significatif que les légendes urbaines participent en tant que moyen d’expression privilégié du peuple à témoigner, et sans doute aussi à dénoncer, ce modèle d’occupation de la ville de Libreville qui perdure depuis sa création en 1849. Si la rencontre de la femme-fantôme avec les hommes se déroule dans deux types d’espaces, on remarque également que les activités et les pratiques attachées à ces lieux nous situent dans deux temps sociaux différents.

 

 

IV- La figure de la « ville à temps continu »

Dans l’ensemble du corpus, la rencontre de la femme-fantôme avec les personnages masculins s’inscrit généralement dans deux temps sociaux : le premier qui a pour cadre privilégié les lieux de réjouissance et de commerce correspond au temps du plaisir et du loisir. Le deuxième temps incarné par l’activité nocturne du chauffeur de taxi sur une route périphérique est celui du travail. A Libreville, ce métier est exercé la plupart du temps par des individus issus de l’immigration africaine installés dans les quartiers populaires.    La figure du chauffeur de taxi qui travaille très tard la nuit, à la merci de tous les dangers, renvoie à une population démunie dont le combat quotidien se résume à la « survie ». Elle s’oppose au militaire et au lycéen, figures-miroirs et insouciantes de la culture de la fête urbaine, qui ne pensent qu’à se divertir la nuit ou encore à celle du commerçant libanais présenté sous les traits du profiteur ou du corrupteur.                

Ainsi, on peut dire que, la manifestation de la femme-fantôme la nuit, où elle fait la connaissance, aussi bien des jeunes que des hommes d’âge mûr, de statut et d’origine différents, rend compte de l’accroissement des possibilités de contact entre les individus, mais aussi de la mixité sociale et de la diversité culturelle qui font des grandes villes gabonaises, et notamment de Libreville, des espaces cosmopolites où vivent diverses communautés :

Plus de cent cinquante ans après sa « création », la capitale gabonaise abrite de nombreux groupes linguistiques tant nationaux qu’étrangers. Chacun marque l’espace urbain selon son dynamisme et sa culture, et ce mouvement est loin de s’arrêter (Casimir Zoo, 2001 : 184 ).

 

 

Par ailleurs, la permanence de la figure de la femme-fantôme dans deux types d’espaces (lieux de réjouissance/commerce et routes périphériques) attachés à des temps sociaux (loisir et travail) généralement distincts en milieu rural[40], suggère une mixité et une fusion des temporalités liées à la vie citadine. A notre avis, la mixité ainsi que le processus d’entremêlement des temps sociaux qui se lisent dans l’ensemble de notre corpus, pourrait témoigner de l’avènement de « La ville à temps continu » qui apparaît à Yves Chalas comme l’une des mutations significatives de l’urbanité contemporaine :

« Dans les villes contemporaines les temporalités s’entremêlent et s’entrechoquent. Les activités ne sont plus séparées les unes des autres dans le temps. (…) Les citadins ne marchent plus d’un seul et même pas, leurs emplois du temps se ressemblent de moins en moins. Certains travaillent pendant que d’autres se distraient, consomment, se déplacent ou que d’autres encore dorment. La réponse à ce processus de désynchronisation et d’imbrication des temps sociaux, mais aussi de sa stimulation par effet rétroactif, a pris la forme de la ville à temps continu, dont l’horizon ultime est représenté par la ville 24 heures sur 24, telle qu’elle existe déjà en partie dans les grandes capitales mondiales, que ce soit à New York ou à Tokyo, par exemple (2003 : 46-47).

 

 

 

Mises en regard, l’apparition diurne de la femme-fantôme (légende 7) ainsi que l’activité nocturne du chauffeur de taxi (légende 11 et 13) témoignent de façon singulière, non seulement du croisement et de l’inversion des temporalités, mais aussi, et surtout, du dynamisme nocturne qui caractérisent la condition de  l’homo urbanus. C’est ce phénomène urbain qui touche la vie de nos sociétés gabonaises qui est souligné dans ce propos d’Alice Atérianus-Owanga :

« Libreville compte parmi ces villes africaines porteuses d’une activité et d’une vie nocturne intenses. Les carrefours des quartiers populaires sont généralement animés jusque 23h par les déplacements des citadins et le trafic des transports en commun (taxi, véhicules « clando » et autres taxi-bus) par la vente sur étals de denrées alimentaires, ou encore par les discussions de groupes de jeunes aux entrées des boutiques de quartier. La quantité innombrable de bars populaires (les « maquis ») - que ce soient les vastes tables au-devant des domiciles -, participe également à cette ambiance urbaine. (…) Alors qu’on dit qu’à Libreville « il ne se passe rien » (…) que les journées scolaires et lycéennes marquent un temps long et monotone, la nuit électrisela vie urbaine de ses pulsations[41] (2014 : 294- 295).

 

 

Dans les sociétés traditionnelles gabonaises, la nuit est sacralisée et frappée d’interdit. C’est le moment de mystère où les morts rôdent et où les esprits maléfiques sortent de leur enveloppe charnelle pour « dévorer » l’énergie des gens.  Ainsi, la valorisation du régime nocturne observée dans la capitale gabonaise par exemple, pourrait sans doute témoigner d’une reconfiguration des imaginaires et des représentations de la nuit dans l’espace urbain.

 

 

Conclusion

Chez les Punu, quand surgit l’extraordinaire ou lorsque l’on veut rendre compte d’une situation anormale, d’une transgression d’un ordre établi ou encore d’un fait inquiétant, on dit, ditengu mapala kana, littéralement « le fantôme est sorti dehors ». Cela sous-entend que le fantôme ne partage pas dans les sociétés villageoises le même espace que les humains ou les vivants. Appliqué à la société gabonaise actuelle, ce proverbe permet d’exprimer de façon plus lapidaire, mais tout aussi effrayante que les légendes de la femme fantôme, les mutations urbaines et contemporaines que vivent les individus.                                                 

Et c’est au regard de ces mutations profondes et radicales qui bouleversent un ordre traditionnel, perçu comme plus stable et sûr, qu’il faut, d’une part, comprendre telle une condamnation qui tient lieu ici de mise en garde, l’issue négative de toutes nos légendes urbaines. D’autre part, qu’il faut y lire comme une prescription et une leçon de sagesse, la promesse de ceux qui, à l’exemple des chauffeurs, jurent de ne plus sortir la nuit pour travailler ou même pour se distraire. C’est à cette seule condition, que le fantôme « restera dedans ». Dans son espace propre : obscur, occulte, impénétrable au commun des mortels car distinct du monde des vivants.

 

 

Bibliographie

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* Université Omar Bongo de Libreville

[1] Le groupe myènè comprend les Mpongwè, les Orungu, les Galwa, les Nkomi, les Adjumba et les Enenga installés principalement dans les provinces de l’Estuaire, de l’Ogooué-Maritime et du Moyen-Ogooué.

[2] Mboumba yano se traduit littéralement par mboumba de la naissance. Le terme mboumba désigne tantôt l’arc-en-ciel, incarnation du serpent-fétiche avec qui on contracte un pacte, tantôt le double spirituel d’un individu acquis dès la naissance, jouant le rôle d’ange gardien ou de génie protecteur qui peut se révéler jaloux. Le rituel durant lequel le Mboumba yano se manifeste à l’individu au cours d’un rêve est présidé par une femme ménopausée qui invoque ce génie à l’aide d’une cloche (tchengué). La personne qui passe le rituel est toujours vêtue de blanc et elle est ointe de kaolin de même couleur. Elle reçoit à la fin une petite pirogue sculptée contenant du kaolin signe du génie des eaux.

[3] Les versions et les variantes de ce conte-type ont été largement analysées dans l’ouvrage collectif La Fille difficile un conte-type africain (2001)

[4] Pour certains, le terme kongossa proviendrait du Congo et se décompose en « Congo » et « Comme ça ». Pour d’autres, il serait importé du Cameroun. Dans tous les cas, Le kongossa désigne la rumeur, les commérages, les ragots et les cancans. C’est l’équivalent de l’expression « crimador » (critiquer-manger-dormir) venue de Côte-d’Ivoire ou de l’acronyme « MCD » (Mauvais Cœur du Diable). Pour le rapport entre le kongossa et le monde politique au Gabon, voir Placide Ondo (2009).

[5] En littérature orale, le cycle renvoie à « des ensembles de contes attachés à la tradition culturelle d’un peuple, dominés par un ou deux animaux vedettes qui y jouent un rôle essentiel »  (Colin, 1965 : 93). Dans la littérature traditionnelle des peuples du Gabon, le cycle le plus connu est celui de Tortue et Panthère.

[6] La boîte de nuit est un lieu de commerce des corps, comme le bistrot est le lieu de commerce de boissons.

[7] Mouila est le chef-lieu de la province de la Nyanga située au sud du Gabon. Mangondo est la désignation d’un célèbre cimetière de la ville de Mouila réputée pour les pratiques de sorcellerie.

[8]  Il s’agit du défilé militaire du 17 août, fête nationale marquant l’indépendance du Gabon.

[9]  Capitale économique du Gabon et chef-lieu de la province de l’Ogooué-Maritime.

[10] Quartier situé vers l’aéroport de Port-Gentil.

[11] Boîte de nuit située autrefois au quartier Quaben, face au bord de mer.

[12] Peuple localisé au sud du Gabon principalement, dans les provinces  de la Nyanga et de la Ngounié.

[13] C’est un discours prononcé généralement par le chef de famille avant chaque événement  de la vie sociale et individuelle ou en cas de délit, pour mettre en garde les personnes malveillantes.

[14]«Inanga » est le nom d’une célèbre boîte de nuit de Libreville située autrefois aux abords du boulevard Bessieux, non loin d’un ancien cimetière. L’expression « Inanga-dehors », par opposition à « Inanga-dedans », renvoie à tous les bars et bistrots situés aux alentours où les gens boiventavant d’aller danser.

[15] Etablissement d’enseignement catholique.

[16] On constate même, dans certaines versions, que la prière, l’eau bénite ou le sel ne suffisent pas toujours à éloigner la femme-fantôme.

[17] Quartier du 5è arrondissement de Libreville abritant de nombreux bars situés de chaque côté d’une célèbre   rue baptisée « Couloir de la mort ».

[18] Terme en langue yipunu désignant le fantôme. Précisons que le terme yipunu est généralement employé pour désigner la langue, alors que le mot punu ou mupunu renvoie au peuple.

[19] Chef-lieu de la province de la Nyanga.

[20] Les Libanais installés dans les grandes villes du Gabon sont pour la plupart des commerçants. Ils maîtrisent plusieurs secteurs économiques et ils sont perçus très souvent comme arrogants et corrupteurs.

[21] Quartier situé à la périphérie est de Libreville dans le 5è arrondissement.

[22] Il s’agit de la station d’essence située sur la voie expresse qui traverse ce quartier de la périphérie est de Libreville.

[23] Dans le français courant du Gabon, « clando » qui est le diminutif de clandestin, désigne un véhicule de transport souvent en mauvais état, mis en service de façon souvent illégale pour circuler en dehors du périmètre urbain ou dans les zones d’accès difficile. Le « clando-man » est le conducteur de ce  type de véhicule.

[24] C’est la date de la fête du Parti Démocratique Gabonais (PDG), parti au pouvoir depuis 1968.

[25] Zone située à la périphérie nord de Libreville. Tous les lieux indiqués dans ce récit sont des villages du nord de Libreville.

[26] « Bar dancing » situé à des endroits peu accessibles.

[27] C’est la voie qui mène à l’intérieur du Gabon.

[28] Ntoum est une petite ville située à plus de 30 km au sud de Libreville.

[29] Arc musical utilisé dans les rituels initiatiques. Le mungongo est désigné en français par l’expression « arc-en-bouche ».

[30] Village situé dans la périphérie de Libreville non loin de Ntoum.

[31] Quartier situé à la périphérie est de Libreville.

[32] Abréviation de Poste Kilométrique. Le quartier PK 8 est à 8 kilomètres au sud de Libreville.

[33] Sur cette question, lire Rites et croyances des peuples du Gabon d’André Raponda Walker  et Roger Sillans (2005 : 16-28).

[34] Ensemble ethnique localisé principalement au nord-est du Gabon dans les provinces de l’Ogooué-Ivindo et de  l’Ogooué-Lolo.

[35] Ethnie du groupe kota localisée au nord-est du Gabon dans la province de l’Ogooué-Ivindo.

[36] Il a existé au Gabon depuis 1970, un décret fixant les conditions d’ouverture et d’exploitation des débits de boissons. Le décret n° 0717 /PR /MISPID du 8 juin 2011 signé par l’actuel président Ali Bongo Ondimba,  qui interdit l’ouverture des bars et des bistrots après 22 heures dans toutes les villes du Gabon, réactualise cet ancien texte resté inappliqué pendant longtemps.

[37] Cette image est confortée dans la légende 11 où elle est présentée comme une femme du monde rural.

[38] Les termes « Mamadou » et « Makaya » qui se rapportent à l’opposition riche/pauvre, ont été popularisés par le quotidien gabonais L’union dans sa rubrique éditoriale qui est en même temps un billet d’humour titré par cette formule : Pour moi quoi … Makaya. Selon Annie Beka Beka, ces dénominations issues des représentations populaires font référence aux premiers commerçants ouest-africains chez qui le Gabonais pauvre, autrement dit, le « Makaya », allait demander crédit (2013 : 96).

[39] Pour une information plus détaillée sur la question de l’urbanisation de Libreville, on pourra se référer à l’ouvrage collectif,  Libreville, la ville et sa région, 50 ans après Guy Lassere (2013).

[40] A propos de cette distinction, on peut se référer à l’interdit de l’énonciation diurne qui réglemente la production de certains genres ludiques  comme le conte dans la plupart des sociétés traditionnelles africaines. A cet effet, dire le conte le jour, moment du travail, a des implications graves sur la prospérité économique et sociale du groupe (Geneviève Calame-Griaule,  1970 : 27-29).

[41] C’est nous qui soulignons.

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INTRODUCTION

L’espace de la ville dessine une mosaïque d’entités dont la rencontre impose des dialogues de toute sorte entre le religieux, le profane ou encore entre les sociétés et toutes les formes d’approche du réel. La communication, se transmute en un moyen aux aspects multiples, mais aussi devient un langage. Le terme langage ne désigne pas, ici, la convention des signes propres à un groupe ; mais identifie des registres de production d’un discours de rupture. Ce discours n’est pas oral, il n’est pas une parole transcrite, mais une forêt de signes adaptés à l’espace urbain.

C’est un discours silencieux et pluriel exploité dans des domaines comme la peinture, la musique, l’expression corporelle, les tags, la danse, la photographie. Lorsque le religieux s’approprie un tel instrument, il y a la rencontre entre le sacré et le discours, ou plutôt un nouveau type de discours qui intègre l’univers du religieux. Au Sénégal, l’expansion de la confrérie mouride est un résultat d’une stratégie de communication qui allie à la fois, narration, panégyrique, ode, poésie, symbolisme et épopée.

Des instruments de l’art, outil dans la sphère religieuse deviendront des registres de production d’un discours cohérent et spécifique. Le choix de la confrérie mouride comme exemple dans notre étude sur les renouveaux du discours religieux dans les milieux urbains, tient au fait que cette forme de l’Islam soufi sunnite semble aujourd’hui, se déterritorialiser. Elle a réussi, par le verbe, à construire un style de communication qui considère la ville de Touba comme un centre ou un foyer religieux et le monde entier comme une somme de périphéries qu’il faut emplir par des moyens adaptés à la modernité.

L’objet de ce travail cherche à montrer les formes du discours narratologique au-delà des images appartenant au registre d’expression de la confrérie mouride. Cela pourra, montrer un nouveau rapport que le religieux entretient avec les canaux de communication modernes adaptés aux espaces de la ville. Il est posé comme principe de réflexion que le discours religieux mouride, n’est plus seulement oral, mais dans les villes, il s’adapte à un environnement où l’image est en elle-même un récit qu’il s’agit de comprendre, d’analyser, et de placer dans un contexte particulier. La comparaison et l’analyse des formes du discours religieux identifient les constituants des représentations modernes de la confrérie. Aussi, verrons-nous, avec Genette[1], comment, l’exploitation de l’image traduit, pour les « mouride » un discours narratologique spécifique à l’espace urbain.

L’analyse des divers supports de représentation modernes et de leurs enjeux identifiera en même temps un corpus d’images singulières de la confrérie. La lecture de cette « imagologue », avec Genette, montrera comment, au-delà des supports modernes et adaptés, il y a le substrat d’une histoire, traduite en récit qui se réalise autour d’un discours multiforme. L’image n’est pas ici une représentée figée mais porte en elle toute sa charge historique. Une réalité que le locuteur où le créateur réussit à exprimer dans la forme et la signification du support utilisé. L’accent sera mis, par l’analyse des cercles concentriques, sur les supports modernes dans les milieux urbains, l’image comme la construction d’un récit, le rapport entre la représentation et la sublimation et enfin le lien entre le récit neutre et une sorte de « métarécit », intérieur.

 

 

IMAGES ET STRATEGIES DE COMMUNICATION : DES SUPPORTS MODERNES…

De l’histoire à la fiction …

Le mouridisme désigne une confrérie soufie sunnite fondée par Cheikh Ahmadou Bamba[2],  un érudit  sénégalais du 19ème siècle, issu d’une famille musulmane. Son père, Momar Anta Saly était un éminent jurisconsulte qui enseignait le Coran et les sciences religieuses à Mbacké, une localité située au royaume du Baol. Sa mère Mariama Bousso, du fait de sa piété, ses vertus, eut le privilège de répondre au nom de « jâratu-l-lâh », (voisine de Dieu) auprès des siens. De son vrai nom, Muhammad Ben Mohamad Ben Habîbalah, le cheikh a construit une perception de la foi islamique dont l’essence est la revivification de l’Islam dans un espace ouest africain fortement empreint d’un féodalisme animiste. A la différence, de la plupart des cultes soufis, la voie qu’il préconise est une forme de l’Islam, centrée sur le travail, la dévotion, et la pureté. 

En récusant les attaches se référant à son guide, comme le « Bambisme », le « Khadimisme », ou encore le « Mbackisme », le choix du terme nominatif « Mouriddiyya » participe à l’élaboration d’un discours qui est une invitation à l’aspirant. C’est un ensemble de pratiques cultuelles et des règles de vie basées sur l’adoration et l’imitation du Prophète Mohamed (PSL). Le rayonnement de la confrérie l’identifie comme une spécificité de la pratique islamique au Sénégal. La confrérie, par le discours, centralise une fiction autour du guide, qui incarne à la fois, l’homme comme objet d’un récit, mais lui confère une dimension narrative que nous analyserons. Il faut comprendre ici que l’histoire du guide même si elle par de la réalité historique devient une fiction dès l’invention de support pour l’exprimer. Cela veut dire qu’elle déroule tout un récit aux expressions plurielles.

Certes, l’histoire de l’homme est le socle qui structure toutes les narrations au sujet du cheikh, mais sa prise en charge dans les différents registres d’expression identifie une volonté de « fictiviser » la trajectoire de l’homme, selon les situations d’énonciation, le projet qui le sous-tend, mais aussi, selon la distance. Selon Genette, « Le récit ne “ représente ” pas une histoire (réelle ou fictive), il la raconte, c’est-à-dire qu’il la signifie par le moyen du langage […]. Il n’y a pas de place pour l’imitation dans le récit […]. »[3] Il est clair donc que dans la démarche, il faut partir du principe de la multiplicité des registres et des supports du discours, pour déconstruire, dans l’analyse, le lien atavique entre l’histoire et la narration écrite. Aussi s’agira-t-il de voir, comment, à travers des supports pluriels et modernes, la confrérie mouride concrétise un récit narratologique centré autour du guide, mais qui va au-delà, d’une simple histoire réelle. La démarche mobilise toutes les ressources du « marché de la communication », selon l’expression bourdieusienne.

Le style est moins important, il s’agit de réussir à établir une communication par la déconstruction du lien traditionnel entre signifiants et signifiés comme le suggère Bourdieu : 

Ce qui circule sur le marché linguistique, ce n’est pas « la langue », mais des discours stylistiquement caractérisés, à la fois du côté de la production, dans la mesure où chaque locuteur se fait un idiolecte avec la langue commune et du côté de la réception, dans la mesure où chaque récepteur contribue à produire le message qu’il perçoit… [4]

 

 

Images et/ou discours….

En appliquant ces théories citées plus haut à l’exploitation des images comme support d’un discours narratif, nous voyons que le rayonnement de la confrérie est le résultat d’une stratégie de communication qui considère, dans une démarche marxiste, la fiction du cheikh comme un centre et les supports comme des périphéries expressives. Il ne s’agit pas d’appréhender l’histoire du guide comme une trajectoire historique. La perspective met l’accent sur l’appropriation par un discours narratif, mais aussi le lien entre cette «  diegesis »[5] et les divers locuteurs.

Dans les espaces urbains, il y’ a dans le langage mouride, deux catégories d’images partageant un même récit. Il s’agit d’une catégorie d’expression, qui n’est pas forcément écrite, mais relève d’une situation de communication dans laquelle, le locuteur diversifie les formes de représentation de la pensée. La démarche n’est pas une évocation d’un produit discursif, mais réinvente la trajectoire de la figure symbolique du guide Mouride, par deux catégories : une forme fixe et une forme mobile. Le terme mobile réfère à des typologies de productions « filmique », « sonore », « orale », etc. Dans ce groupe, il y a les documentaires, les reportages filmiques, les bandes sonores, des émissions télévisées ou encore des émissions audiovisuelles. L’autre groupe porte sur des supports fixes comme les effigies, les photographies sur les espaces urbains, les images des guides mourides sur des « Ndjel »[6], etc.

Du point de vue de l’élaboration du discours, on peut considérer qu’au-delà de la pluralité des supports, le récit est le même. L’histoire du guide est comme un centre qui fait émerger une suite de discours centrifuges. La fiction du père fondateur est un foyer à partir duquel se construisent les différentes représentations des illustres figures de la confrérie. Il s’agit donc d’envisager les récits qui émanent de ces formes de représentations modernes dans leur dimension narrative comme le souligne Genette dans son approche sur le  nouveau discours du récit : «  Tout récit introduit dans son histoire une mise en intrigue  qui est déjà une mise en fiction et / ou en diction »[7].

 L’analyse de Genette suppose l’invention d’une forme nouvelle de communication qui transcende l’oralité ou l’écrit ; mais réussit à déconstruire la traditionnelle relation saussurienne entre le signifiant et le signifié. Le locuteur est un être en constante situation de communication. Les divers registres de communication exploitent la même « diegesis » pour initier un nouveau type de récit bâti sur la manipulation de la structure : auteur = narrateur = personnage.

La particularité de ce discours c’est que le personnage est le même. Toutes les histoires sont centrées autour de la figure de Bamba. Cependant, les locuteurs sont multiples et souvent anonymes. La vie du guide est comme un « lieu commun » qu’il faut s’approprier à loisir, par l’invention d’un lien particulier avec le récit construit. L’intrigue est centrée autour des différentes péripéties du Cheikh dans sa rencontre avec le pouvoir colonialiste. Les repères sont la déportation au Gabon (1895 à 1902), puis en Mauritanie 1903 à 1907), mais aussi son assignation à résidence surveillée à Diewol, dans le Djoloff et ensuite à Diourbel jusqu’à sa disparition en 1927[8].

Cependant, ce qui est à noter dans la représentation de cette histoire c’est la particularité dans la distribution des personnages. L’histoire obéit à une division actancielle qui se structure autour de deux groupes : d’un côté, le cheikh et ses disciples ; de l’autre les administrateurs et les missionnaires.

Dans sa prise en charge, il n’y a pas seulement ces protagonistes qui interviennent, il y a aussi le rapport que l’espace entretient avec l’image mobile. Une photo accrochée dans un car, une effigie sur un « tee shirt », un tag sur un mur identifient à la fois la figure d’un homme, mais aussi l’adhésion de son auteur et de l’environnement de production de cette forme du discours car, dira Mickael Bakhtine :

La véritable substance de la langue n'est pas constituée par un système abstrait de formes linguistiques ni par l'énonciation-monologue isolée, ni par l'acte psychophysiologique de sa production, mais par le phénomène social de l'interaction verbale, réalisée à travers l'énonciation et les énonciateurs. L'interaction verbale constitue ainsi la réalité fondamentale de la langue››[9]

 

 

Il s’agit, sous ce rapport, de dépasser le terme « langue » pout considérer les images comme des actes de langage. Il s’applique ainsi, une forme de « dialogisme » si l’on considère le lien entre le discours du disciple et le discours de son guide. Ce lien traduit une volonté de l’adhérent d’extérioriser une appartenance, une conviction, mais aussi sa foi au discours et à l’histoire du guide. C’est comme si la fiction n’a une vérité que dans la validation du personnage qui est en même temps narrateur et auteur. Le discours scelle alors une relation d’interactions où la valeur de l’image dépend de la signification que lui octroie le locuteur ; mais aussi l’identité du locuteur dépend de la symbolique de l’image en soi. Cette communication c’est donc « interagir ». Il s’opère un mode de langage au sens inversé. La fiction du Cheikh dépend des discours qui sont produits sur elle-même. A ce niveau, c’est la négation de  ce récit « hétéro diégétique » chez Genette[10].

A côté de ces images fixes des supports modernes de la fiction des figures religieux, il y a des images mobiles ou « filmiques » relayées par la télé, les sites internet, les documentaires, les bandes sonores. Mais ce qui frappe, au-delà des supports imagés, c’est l’exploitation des formes poétiques dans l’élaboration du discours religieux. La parole est souvent ode, panégyriques, chansons modernes ou discours scientifique. Ces démarches dans leurs diversités, procèdent d’une même volonté ; le souci de procurer au mouridisme un registre de communication qui lui est propre. Il est difficile de repérer toutes les formes de mise en forme du discours mobile, c’est pourquoi, nous allons axer notre démarche sur les logiques de communication dans les supports modernes.

Grâce à une organisation centrée sur une relation entre Touba et les fidèles, la confrérie a réussi à développer comme un lien ombilical entre l’espace de Touba et tous les mourides du monde. Dans un espace où les médias sont commerciaux, culturels, ou encore sportifs, les mourides ont développé un espace de communication dans des chaînes comme « Touba TV », ou encore « Lamp Fall FM », « Al mouridyya TV ». Ces espaces portent le discours qui n’émane plus souvent du simple mouride, mais d’une voix autorisée ou initié à l’histoire et à l’idéologie du Cheikh.

Il y a comme une volonté d’occuper davantage un espace concurrentiel où le mouridisme côtoie d’autres confréries et parfois d’autres pratiques religieuses. Par la télé, la force de l’image est en même temps un instrument de magnificence et de propagande. Le sentiment d’adhésion qui fait intervenir le destinataire dans l’élaboration du discours trace comme une ligne imaginaire au sein de laquelle tous les mourides, au-delà des spécificités se retrouvent dans une sorte de communautarisme identitaire. La schématisation est simple, il s’agit de déconstruire toute forme d’identité primordiale autre que le sentiment d’appartenir à la famille de Bamba. L’exposition, la narration, les chants liturgiques trouvent ainsi des espaces de diffusion dans lesquels chaque « talibé » [11]est en même temps auteur et sujet. Cela confère tout son sens au terme « disciple ».

Il est évident que le mouridisme a aujourd’hui une dimension mondiale. Pourtant, la télévision comme moyen de communication est presque récente.  La raison fondamentale est à l’image du guide : un discours universaliste. En effet, le message est de nos jours porté par des cercles concentriques très en avance sur le plan de la télématique. Beaucoup de sites spécialisés sont spécifiquement mourides. On peut en citer : « www.Htcom.sn », « www.Khassaide.sn », « www.Djezbou.com, « Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. ».

Cette propension à construire une parole universaliste se réalise comme dans un schéma « homodiégétique ». La fiction certes, met l’accent sur la figure centrale du guide, mais le discours qui émane de lui dépasse l’homme et cherche à porter une vérité supérieure destinée à l’humanité entière. C’est pourquoi, les panégyriques, ou « khassaïdes » sont le discours propre du guide qui est auteur, narrateur et en même temps personnage. Le choix d’une énonciation au premier degré où l’humanité est désignée par la périphrase « Le fils d’Adam », dissout les espaces, déterritorialise le discours, pour le porter dans le monde entier. Cela ne peut se réussir que dans l’adaptation aux moyens modernes de communication comme expliqué plus haut mais aussi dans un plurilinguisme efficace.

Nous voyons donc se dessiner toute la particularité de la parole et sa symbolique dans le mouridisme. La confrérie a su allier une narration figée à des supports évolutifs. Le résultat c’est la vitesse dans la diffusion du message, la fascination et les variations dans son élaboration. L’image s’associe à la rhétorique pour marquer les stratégies de communication d’un ensemble où le récit vacille entre unité et pluralité.

 

 

AU-DELA DE L’IMAGE ET DES SUPPORTS : UN RECIT, DES FICTIONS….

Selon Bourdieu «  Le pouvoir des paroles n’est autre chose que le pouvoir délégué du porte-parole, et ses paroles c’est-à-dire, indissociablement, la matière de son discours et sa manière de parler-sont tout au plus un témoignage et un témoignage parmi d’autres de la garantie de délégation dont il est investi… »[12] Cette perception appliquée à l’organisation de la parole dans la confrérie mouride établit comme une relation entre deux termes : pouvoir et légitimité. L’image du Khalife est dans une perspective « continuiste », l’expression de la symbolique du Cheikh originel de la confrérie. Cela confère au Khalife général et actuel un pouvoir symbolique dont la genèse est l’histoire Cheikh Ahmadou Bamba. Sa légitimité est donc originelle. Il ne s’agit pas ici d’un pouvoir institutionnalisé par des forces répressives, ni par un suffrage, mais il est déterminé par le verbe et le sacré.

Le destinataire loin d’être passif dans la construction du discours, participe à son élaboration. Sa propension à exécuter naturellement le « Ndiguel »[13] qui émane du khalifat confère à cette parole une dimension sacrée. Cette parole est ainsi institutionnalisée et confère à son auteur la compétence de la compétence.  Elle appartient souvent au registre de l’injonctif. Le disciple, membre d’une stratification identifiée est informé par des représentants du Khalifat appelé aussi des « Jawrine »[14]. Leur pouvoir tacite est entretenu par la dévotion de la masse. L’individu porteur de cette parole est un maillon d’un ensemble dans lequel le verbe lie les membres. Tous les discours sont dérivés d’un centre originel, les enseignements du guide. Chaque terme employé est souvent empreint d’un mysticisme dont le sens est dévoilé par des initiés au service de la grande masse.

La fiction du guide s’inscrit donc comme dans une perpétuité éternelle. L’espace de la famille garantit sa continuité par une sorte de délégation de la compétence. Toutefois, même si le pouvoir est ici incarné par l’autorité de la parole, il s’exerce de manière pyramidale. En effet, le Khalife général qui est l’incarnation de ce pouvoir sacré est dans le registre du discours silencieux. Cette compétence de la parole est déléguée ou transposée. Le porte-parole exerce cette parole. Dès lors, il naît comme un « dialogisme inversé ». Le pouvoir s’exerce dans les deux sens : le khalife valide, par son adhésion, le discours du porte-parole. Ce dernier réalise le discours du khalife. Ainsi, le sommet dessine comme une sorte de « duo expressif » tandis que la base est une foison de discours. La rhétoricité s’enrichit plus vers le bas.

Cela répond à un besoin de singularisation identitaire, d’appropriation du récit originel ou parfois même de concurrence entre les divers cercles concentriques qui constituent la famille mouride. Les structures sont comme des superstructures de l’ensemble que constitue la confrérie. Elles fonctionnent comme des « coopératives » ou des « sous-groupes identitaires » condition de la reconnaissance de l’allégeance. Le disciple doit s’approprier le discours d’un sous-groupe pour se donner une identité ou une voix. Il y a comme un lien sous-jacent entre la production et son destinataire car de l’avis de Genette : « La vision que j’ai d’un tableau dépend, en précision, de la distance qui m’en sépare […]. »[15]

 

 

DES CERCLES CONCENTRIQUES

Dans l’organisation des disciples, au sommet de chaque cercle il y a un guide, souvent fils petit fils du père fondateur de la confrérie ou un Cheikh reconnu. Notons seulement, que malgré la pluralité, l’expression neutre ou plutôt à la troisième personne, fait disparaitre chaque locuteur pour ne laisser transparaitre que la personne du guide dépositaire des divers enseignements de la voix.

La notion de distance génettienne s’applique avec pertinence. Chaque locuteur est dans une situation de transmission affirmant implicitement la prééminence d’un seul discours. Son auteur est un personnage multiple qui comme un héros « picaresque », apparaît par sa trajectoire comme la symbiose des diverses qualités du croyant au-delà même des frontières confrériques. Il est l’image de la soumission, de la piété, de l’humilité, du courage, de l’ascétisme moral, etc. C’est exactement la parole véhiculée par une image accrochée sur un car, les inscriptions de sa parole transcrite sur des effigies, l’image de ses mosquées dans ce Baol jadis espace de « ceddo »[16]. Les images véhiculent les dénouements multiples d’un même récit. Selon les situations d’énonciation, l’histoire se lit d’une manière particulière. Chaque représentation aboutit à un type de discours qui cible un aspect particulier de la trajectoire de l’homme. C’est la raison des lectures plurielles et des fictions plurielles.

C’est pourquoi, nous avons choisi quatre entités spécifiques au mouridisme pour analyser les logiques d’organisation et de production du discours. Il s’agit des « baye fall », « des thiantacones », « des hizbou tarkhiya » et des « talibés Kara ». Il y a lieu de noter au départ qu’au-delà de cette unicité dans le récit de la trajectoire du mouridisme, les discours vacillent entre spécificité et quête identitaire.

 

 

« Les thiantacones » ….

Dans le mouvement des « thiantacones », le discours est centré autour du Cheikh Bethio Thioune[17]. L’imaginaire de cette orientation du mouridisme l’identifie comme l’image même du Khalife Serigne Saliou Mbacké, fil du fondateur de la confrérie. Le discours du Cheikh, porté par ses disciples tient sa légitimité de l’allégeance du guide même. Par une sorte de transposition, cette parole est d’une symbolique particulière. Dans les centres urbains, l’effervescence du mouvement des « thiantacone » trouve sa justification dans le sens du verbe et des constructions narratives. Le modèle charismatique du groupe Cheikh Bethio passe par la sujétion à des codes et des règles qui forment des techniques de soi spécifiques mais également à un imaginaire complexe marqué par l’interdépendance du matériel et du spirituel.

Les talibés de Cheikh Bethio insistent sur le rejet du monde matériel comme étape qui peut s’imposer pour accéder à la spiritualité. C’est bien la rupture avec le mode de vie passé qui autorise l’accès à la pureté spirituelle. La renaissance proposée n’est cependant pas acquise comme l’explique R. MarshallFratani mais correspond bien à un

processus d’apprentissage où l’appréhension intellectuelle des doctrines et de l’imaginaire se fait conjointement avec l’acquisition progressive d’une série de techniques corporelles (jeûne, glossolalie) et de formes narratives (prière, louange, témoignage, prophétie)[18]

 

 

La rupture avec la vie passée est mise en scène dans une appréhension manichéenne du bien et du mal qui constitue les fondements d’un nouveau régime moral. Le rejet des excès, des abus, de l’irresponsabilité et de l’égoïsme est marqué par le registre lexical de l’hygiène et de la propreté propre au processus de « re-naissance. ». La parole du Cheikh est comme un « métalangage » aux formes diverses, produit dans une logique de concurrence, d’initié et de propagande. La part de mysticisme établit un schéma au sommet duquel se trouve Cheikh Ahmadou Bamba, au milieu le Khalife Serigne Saliou et en bas Cheikh Bethio.  Le discours s’inscrit dans le sens du retournement des stigmates du passé dont témoigne la trajectoire biographique et spirituelle du Cheikh, les talibés mettent en scène leurs récits de parcours qui construisent une vision manichéenne du Bien et du Mal (alcool, drogues, femmes, vices, boîtes de nuit). Cette opposition s’exprime de manière tranchée à travers le champ lexical de la saleté et de la propreté, du noir et du blanc, de l’ignorance et de la clairvoyance. L’image du Cheikh est associée à une narration dans laquelle la prophétie supplante l’image de l’humain.

La réussite de cette mouvance, surtout dans les centres urbains du Sénégal, c’est les variétés de l’expression et des supports. Sa particularité c’est d’avoir réussi à faire du corps un moyen de communication extérieure. En effet, le paradigme de la renaissance et de la sainteté donne lieu à la mise en place de nouvelles formes narratives, comme on l’a vu, et de techniques du corps marquées par le faste et la jouissance qui s’inscrivent dans une culture matérielle de la réussite organisée autour de la figure du Cheikh (embonpoint, polygamie, signes extérieurs de richesse).

Le projet passe ainsi par l’apprentissage de techniques corporelles, qui ont, d’une part, pour effet d’incorporer le talibé dans l’espace identitaire de la communauté et, d’autre part, de signifier son appartenance au groupe en affichant de manière visible, matérielle et corporelle le nouveau projet identitaire. Le changement de pratiques vestimentaires est particulièrement éclairant à ce propos. Il s’agit d’une logique de groupe et de mise en scène du corps comme expression de l’appartenance à la communauté et comme mode d’inclusion à l’intérieur de la frontière de l’affection. La communication mêle à la fois, code, port vestimentaire, jargon spécifique, références mystiques et rapport avec les chants liturgiques. Le guide même n’est pas dans un solipsisme singulariste, mais il pratique même toutes les formes de cette communication. Cela confère une validité singulière à la fiction de Bamba autour de laquelle se construisent toutes les narrations et les références.

D’ailleurs le Cheikh lui-même participe à des cérémonies de « Thiant »[19], espace d’expression corporelle. Cela, évidemment, est à la base des critiques les plus radicales contre le mouvement. Toutefois, il faut considérer que tout est discours. C’est pourquoi, Abdallah Fahmi affirme  à ce sujet : « Les chants, les danses et tout mode d’expression oral ou corporel ne peut être qu’un moyen de communication soit d’un bonheur soit d’une nostalgie ou d’un enseignement, et si ces moyens sont utilisés pour véhiculer la spiritualité, ils peuvent s’avérer très efficaces dans certaines sociétés »[20].

 

 

Serigne Modou Kara et les « baye fall »…

Toutes les ressources du discours mobilisées participent d’une volonté d’occuper un espace, de se constituer souvent groupe d’intérêt ou de pression lorsque dans l’espace, la concurrence définit les rapports ou lorsque l’espace religieux est caractérisé par l’hétérogénéité.

A côté de cette variante du mouridisme dans les espaces urbains, il y a la voix des « Baye Fall » du guide Serigne Modou Kara Mbacké. En effet, cette voix dans le discours allie deux aspects : une fonction testimoniale et une fonction idéologique. La référence est une figure autre que le fondateur du mouridisme. Sa trajectoire fonctionne comme un « métarécit » durant lequel le Cheikh Modou Kara porte la mouvance. Le discours est oral à son niveau. Il y a aucune distance entre l’auteur et son récit. Il est empreint de mystère et de mysticisme. Cela atteste de la certitude vis-à-vis du récit. La démarche dissout l’aspect fictif. L’implication traduit une relation affective entre le Cheikh et son discours. L’image du guide est la symbolique d’un savoir mystique condition du salut de ses disciples.

 A la différence du discours de la référence mouride, dans la voix des « baye fall » de Kara, la rhétoricité est plus vers le sommet que vers le bas. Le guide utilise des supports adaptés au monde de la modernité comme « les ensembles lyriques », « les orchestres », « les zikr », etc.

Ce rapport testimonial est indissociable de la fonction idéologique car l’auteur est intérieur à son discours. « Le baye fall » dans ce schéma est dans la posture d’un disciple à l’expressivité plurielle. A la différence de la voix centrale du mouridisme, la rhétoricité est ici portée par le guide lui-même. Le disciple est l’image d’une dévotion silencieuse dans laquelle le guide est le seul auteur des versions dans l’écriture des fictions de la confrérie. Le discours est érigé sur   la déstructuration des modèles familiaux. Cela part d’un   constat d’une crise des références identitaires qui trouve une de ses réponses dans l’appartenance à la confrérie mouride.

 L’organisation subdivise l’ensemble en « Kuurel » (groupe). En effet, au sein de ces « dahira » (classe d’apprentissage) et autour de leur marabout ou de son représentant, les jeunes se reconstituent une nouvelle famille symbolique, dont ils revendiquent l’appartenance à travers différents signes extérieurs et attitudes corporelles. Il s’agit notamment de signes vestimentaires : port du « krouss » (un chapelet constitué de perles relativement importantes), bonnet en laine à l’image de Serigne Modou Kara.

A cela s’ajoute une exploitation particulière des espaces d’expression. Des slogans novateurs comme « Bamba fepp, Bamba Partout, Bamba everywhere » conjuguent une pluralité linguistique qui adresse un message universaliste. Chaque disciple est en même temps auteur. Sa parole reprend celle qui émane du Cheikh, mais à son niveau, il devient auteur et destinataire. Le vocable attrayant facilite son adoption dans les milieux des jeunes, surtout en milieu urbain. Cette innovation est comme une rupture avec l’image du « Baye fall » traditionnel. Evidemment, il exploite l’expressivité corporelle, mais d’une manière où le disciple dans sa tenue, sa soumission, porte le message de son guide par ses costumes (vestes, treillis, etc.) qui offre l’image d’un « baye fall » moderne.

 

 

Cheikh Ibrahima Fall et les « baye fall » …

Le terme « Baye fall » traditionnellement désigne le disciple de la mouvance Baye Fall en signe d’allégeance à Cheikh Ibra Fall, illustre compagnon et disciple de Cheikh Ahmadou Bamba, ils portent le plus souvent des vêtements bariolés et la coiffure rasta, les « dread locks », à  travers la perception d’un style de vie baye fall, qui se résume, pour certains, à de moindres contraintes du point de vue des pratiques religieuses et à une tolérance toute particulière du reste de la population, de jeunes urbains déstructurés ont trouvé dans le « baye-fallisme » un moyen de vivre leur marginalité (consommation d’alcool et de « yamba »[21], mendicité parfois agressive...) sans être systématiquement rejetés par la société .On constate également une très large diffusion des photos et des images de Cheikh Ahmadou Bamba et de son compagnon, Cheikh Ibra Fall, notamment sous forme de pendentifs.

Parmi les principales attitudes corporelles, le mode de salutation appelé « suu jot »[22] est particulièrement répandu. Il consiste à prendre successivement la main de son interlocuteur et à la poser sur son front, voire, dans certain cas, à l’embrasser. Les Khassaïdes, des poèmes mystiques écrits par Cheikh Ahmadou Bamba, sont également chantés par la plupart des disciples. La logique de démarcation identitaire impulse cette invention d’un ensemble de théâtralisation du culte qui associe le discours et l’acte ou plutôt prend l’acte même comme une sorte de discours ostentatoire.

 

 

Les « hizbou tarkhiya » ….

A coté de cette entité, le groupe des « hizbou tarkhiya » ou le regroupement des étudiants se présente comme une appropriation du discours mouride par une classe de disciples à la fois initiés et ouverts. Le discours prend les proportions d’une « e communication ». Les moyens modernes de l’information sont mobilisés. Evidemment, l’inspiration de ce discours est le fondateur, mais par le port vestimentaire, il y a comme une communication qui fait référence à Serigne Abdou Lahat Mbacké, par les boubous amples.

Il y a aussi l’adaptation aux milieux urbains, par la création de sites, l’organisation de forums de formation des disciples, d’exposition narrative (des reportages photographiques) sur la vie des divers guides du mouridisme. Le discours est comme futuriste, mais aussi met l’accent sur le culte de l’érudition, du travail et de l’ouverture. Ce cercle considère la trajectoire de Bamba comme une fiction universaliste qui élève le fondateur du mouridisme au rang d’un apôtre de la paix. L’initiation des « Bamba’s day » procède de cette volonté d’occuper par la communication tous les canaux d’expression. Le résultat est la pluralité des nationalités, des races et des ethnies qui se regroupent autour du mouridisme. Les manifestations annuelles à New York, Harlem, Los Angeles, Détroit, Chicago, dans le Cincinnati et au Canada participent de cette volonté de communiquer au-delà de l’écriture. La fascination de l’image associée à la sainteté offre une nouvelle dimension du récit qui devient ainsi transposé et exporté.

Tous ces cercles fonctionnent comme des entités autonomes mais unies par la figure de Bamba. Dans l’unité se dessine une forme de pluralité dans laquelle chaque sous-groupe est une stratégie du discours même. C’est ce que Bourdieu appelle « La dialectique de la manifestation ».[23]

 

 

CONCLUSION

Ainsi, le discours et son organisation comme stratégie de communication sont d’un intérêt scientifique inépuisable. Ils créent des connections avec les autres branches de la connaissance, notamment l’espace de la littérature et dans l’analyse du discours. Cela participe au décloisonnement du spirituel pris comme objet de science. Cela permet de voir que la construction du discours religieux, à l’image de toutes les formes d’expression humaine, en milieu urbain obéit aux interactions dans ces espaces et aux changements impulsés par la croissance des espaces urbains. Cet espace est en même temps une symbolique de la modernité et de nouveau registre de production d’opinion et de parole appelé aussi supports.

L’exemple mouride dans l’islam soufi sunnite au Sénégal vacille entre unité et pluralité. Tout part d’un récit fondateur, mais dans sa prise en charge, la rhétoricité s’enrichit du sommet à la base pour tracer des frontières entre des espaces d’identification qui se définissent par le discours et qui impactent sur le récit originel. Avec Genette, nous avons vu comment la narratologie a montré que les discours de mise en scène ont abouti à l’identification de groupes aux collusions plurielles au sein de l’espace d’une même confrérie. Finalement, il est possible de dire que le discours spirituel n’est plus autonome, mais il est construit par les supports qui le portent.

 

 

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

Fahmi, A.  « Réponse courtoise à ceux qui ont mauvaise opinion de leur prochain ». Juillet 2009, www.santati.net

Gérard, Genette. Fiction et diction. Paris : Seuil, 1991.

-------------------. Nouveau discours du récit. Paris : Seuil, 1983.

-------------------. Introduction à l’architecte. Paris : Seuil, 1979.

-------------------. Figure III. Paris : Seuil, 1972.

MarshallFratani, R. « Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes et l’argent de Dieu au Nigéria », dans le dossier « Figures de la réussite ». Politique Africaine, n°82, juin 2001, p, 30.

Mbaye Gueye.  « Les exils de Cheikh Ahmadou Bamba au Gabon et en Mauritanie de 1895 à 1907. » Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1995, 25 : 41-57.

Mickael Bakhtine.  Marxisme et la philosophie du Langage. Paris/ Minuit, 1977, p, 136

« Le mouridisme ou l’islam réhabilité » Les religions au Sénégal dans les cahiers de l’alternance, Décembre, 2005.

Pierre Bourdieu. Langage et pouvoir symbolique. Paris : Seuil, 2001.


* Université Gaston Berger de Saint-Louis

[1] Gérard Genette, Fiction et Diction, Paris : Seuil, 1991.

[2] Cheikh Ahmadou Bamba (1853-1927) in « Le mouridisme ou l’islam réhabilité » Les religions au Sénégal dans les cahiers de l’alternance, Décembre, 2005, pp, 22-29.

[3]  Gérard, Genette. Nouveau discours du récit. Paris : Seuil, 1983, p,  29

[4]  Pierre, Bourdieu. Langage et pouvoir symbolique.   Paris : Fayard, 1982, p, 61.

[5]  Gérard, Genette.  Figure III.  Paris : Seuil, 1972.

[6] « Ndjel » : Portrait du guide accroché comme pendentif au cou disciple pour l’identifier. C’est un signe ostentatoire qui n’est pas un impératif, mais catégorise souvent les « talibés » qui renouvellent ainsi leur allégeance à un Cheikh ou à un petit fils su guide.

[7] Gérard Genette.  Fiction et Diction. Paris : Seuil, 1991, p, 38.

[8]  Mbaye Gueye, Les exils de Cheikh Ahmadou Bamba au Gabon et en Mauritanie de 1895 à 1907. Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1995, 25 : 41-57

[9] Mickael  Bakhtine.  Marxisme et la philosophie du Langage.  Paris : Minuit, 1977, p, 136.

[10] Gérard  Genette. Figure III. Paris : Seuil, 1972.

[11] Talibé : terme de langue Ouolof désigne le disciple ou l’apprenant.

[12]  Bourdieu, op.cit. p,  161.

[13] Ndiguel : parole émanant du Khalife Général. Elle fonctionne comme un discours injonctif. Le disciple le considère comme une loi ou un sacerdoce. Le disciple doit obéir.

[14] JAWRINE : Disciple délégataire d’un pouvoir. Il est le relais des différents Cheikhs auprès des disciples.

[15] Gérard  Genette.  Figure III. Paris : Seuil, 1972, p, 184 

[16] « Ceddo » : terme ouolof qui désigne les animistes premier occupant du Sénégal avant l’arrivée du  christianisme et de  l’Islam.

[17] Cheikh Bethio Thioune : Cheikh de Serigne Saliou Mbacké, guide spirituel des « thiantacones ».

[18] R. MarshallFratani.  « Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes et l’argent de Dieu au Nigéria ». Dans le dossier

« Figures de la réussite ». Politique Africaine, n°82, juin 2001, p, 30

[19] «  Thiant » : nuit de chant liturgique et d’action de grâce qui réunit les membres d’une même confrérie autour du guide ou autour d’un Jawrine. Elle est ponctuée de récitation des poèmes de Bamba appelés aussi « khassaïdes » accompagné de pas de danse.

[20] A. Fahmi. « Réponse courtoise à ceux qui ont mauvaise opinion de leur prochain ».  juillet 2009, www.santati.net

[21] « Yamba » : Terme Ouolof désignant le chanvre indien.

[22] « Suu jot ». Terme Ouolof qui signifie une forme de salutation prosternation en signe de respect ou d’allégeance.

[23] Pierre Bourdieu. Op. cit. p, 287.