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Résumé

          La problématique de la désillusion et de sa représentation fictionnelle, dans le Nouveau roman français, est au cœur de la réflexion intitulée : «Quelques formes sémiotiques de la représentation de la désillusion dans La Route des Flandres[1]». Avec cet ouvrage de Claude Simon, les analyses congruentes ont investi les lieux de la controverse du Nouveau roman français, en recherchant, du point de vue de la sémiotique, les empreintes de la réalité d'une écriture de la rupture. Dès lors, nous avons découvert, notamment au niveau de la représentation, du simulacre et de la praxis, comme la quête d'une écriture inventée autour d'une fausse destitution du narrateur, des descriptions marquées volontairement par les caractéristiques d'une peinture, une narrativité perturbée par la tensivité. Au-delà de la déstructuration narrative, entretenant la désillusion de l'écriture désabusée et du désaveu, c'est la représentation de l'illusion de l'éros qui lève toutes les ambiguïtés sur l'incertitude et l'irréalité.

Mots clés: Ecriture ; Eros ; Déstructuration ; Représentation de l'illusion ; Tensivité ; Nouveau-Roman.

 

Abstract

The issue of disillusion and its fictional representation in French Nouveau Roman is at the core of this reflection entitled: “Some Semiotic Forms in the Representation of Disillusion in La Route des Flandres.” In this work by Claude Simon, congruent analyses have invested the controversial aspects of the French Nouveau Roman, searching, from the semiotic perspective, the footprints of the reality of writing rupture. Consequently, we have discovered, particularly in terms of representation, the simulacrum and praxis, as the quest for a writing invented around a false dismissal of the narrator, descriptions voluntarily marked by the characteristics of a painting, a narrative process disturbed by tensivity. Beyond the narrative destructuring, which leads to the disillusion of a disenchanted writing and a disavowal, is the representation of the illusion of eros, which unveils all ambiguities on uncertainty and unreality.

Keywords: Writing ; Eros ; Destructuring ; Representation ; Tensivity ; Nouveau roman.


 

INTRODUCTION

          Le Nouveau Roman français, apparu autour des années cinquante, n’a eu de cesse de signifier ses différences avec le roman classique. En réalité, la crise du roman, conséquence de la crise de la société française, a longuement perduré, avant de fixer définitivement les nouvelles règles de constructions initiées par les précurseurs tels André Gide, Samuel Beckett et achevées par le groupe de nouveaux romanciers[2]. L’objectif poursuivi par cet ensemble d’écrivain était la réforme de l’écriture, tant au niveau des distorsions sémantique, discursive, narrative que dans l'écriture en tant que représentation graphique. Dans cette perspective, la narration apparaît volontairement indécise, tâtonnant comme à la recherche de repères ; les statuts du personnage, de l’espace et du temps sont, par la spécificité de leurs descriptions, ténues ou biaisées. La représentation de cette écriture de la rupture, de la différence et de l’indifférence, est elle-même contestée par une partie de la critique[3]. Cependant, les nouveaux romanciers justifient ce nouveau genre par la production d’ouvrages théoriques qui apportent des réponses aux contestations dont ils sont l’objet. Ainsi, en plus des romans, apparaîtront sur la scène littéraire, les essais et autres approches théoriques du Nouveau roman et ses formes controversées de la représentation. Cette assise théorique séduit et renforce les convictions des écrivains du Nouveau roman, en sorte que loin de disparaître, les œuvres de ce genre littéraire se multiplient jusqu’à la dernière décennie du vingtième siècle. Au rang de ses nouveaux romanciers, figure l’écrivain prolifique Claude Simon dont l’ouvrage La Route des Flandres[4] constitue une illustration de cette nouvelle narration, conséquence de la non concordance entre les générations précédentes d’écrivains et celle de la seconde moitié du vingtième siècle. A la lumière de la théorie de la représentation fictionnelle, La Route des Flandres subie la réflexion sémiotique, en ce sens où l’instabilité manifeste qu’elle communique trouve un écho favorable dans la narration de l'événement ou l'activité sensible et de la description de l'image. Ainsi donc, privilégier la problématique de la désillusion revient à considérer à nouveau la fausse simplicité et le principe du remodelage des formes comme participation à la représentation du dispositif particulier de la narration, entre l'illusion du changement et la réalité d’une technique d’écriture encore proche de la tradition romanesque. Cette réflexion vise également à rechercher, au-delà de la représentation de la désillusion, le simulacre et la praxis de l’illusion structurant la signification tensive ainsi que la dimension imagée de la rupture et de l’innovation. Et c’est en nous appuyant sur la particularité des concepts de représentation fictionnelle, manifestée grâce à l’illusion créée par le simulacre accompagné de la praxis du sensible et de l’empreinte du visuel, que les contours de cette forme d’écriture apparaîtront encore imprégnés de paradoxes et toujours sujets à controverse.

 

 

I/ Le simulacre et la praxis dans les dimensions tensives et visuelles

          La sémiotique, en tant que méthodologie des textes et langages, basée sur l’interprétation des signes et des effets de sens qui en résultent, a d’abord été connue, à ses débuts, sous la forme de «sémiotique narrative». L’application du schéma narratif, tel qu’A. J. Greimas l’a conçu, a consacré la programmation du sens des actions existant dans un texte, un discours ou toute autre forme de langage. Puis, l’évolution des recherches théoriques a permis d’envisager le texte où prédominent les sensations, les émotions, la passion. La sémiotique du sensible ou sémiotique des passions, a donc vu le jour au début des années quatre-vingt-dix. La théorie du sensible a donné lieu à un parcours tensif qui manifeste l’analyse des formes de l’émotion, des sensations, bref du phénomène sensible. Ce qu’il faut particulièrement retenir de la sémiotique du sensible est qu’elle est déterminée par la nature excessive d’une disposition ou d’une inclination manifestant l’état de l’âme du sujet. C'est ainsi que la phobie est une disposition au cours de laquelle le sujet est en proie à une peur exagérée, incontrôlée, mais passagère et qui apparaît régulièrement, sous certaines conditions. La sémiotique du sensible propose alors d’étudier un tel phénomène sensible, notamment par les modulations et modalisations tensives. Cependant, lorsque l’étude rend compte du déroulement du phénomène sensible, l’on parle alors de simulacre.

Il y a lieu de rappeler que le terme de simulacre provient de la Grèce antique et plus précisément du théâtre grec antique. La similitude des rôles tenues par les personnages ou persona était, en effet, considérée comme un simulacre sensé faire semblant d’être l’équivalent de la personne réelle. Les Présocratiques, notamment Platon, Anaxagore ou Théophraste[5], ont consigné le résultat de leur réflexion dans leurs écrits, pour confirmer que le simulacre était né de l’idée de la similitude, de la copie ou duplication des étants de la nature. Le simulacre, qui fait comme si c’était vrai, a l’avantage de rendre présent et vivace dans l’esprit. En conséquence, le lien entre représentation et simulacre s’est imposé aux Présocratiques, tout naturellement. L'idée de faire du simulacre une théorie de la signification s'est révélée plusieurs siècles plus tard, notamment dans les domaines des sciences exactes telles que les Sciences physiques et la médecine. En Sciences humaines et sociales, le terme simulacre est employé en sociologie et en psychiatrie où elle indique les deux dimensions que sont celles de l'imitation et de la dissimulation. Dans la théorie littéraire et la critique d'interprétation, c’est la stylistique et la sémiotique qui en ont fait un de leur concept opératoire. Dans la perspective sémiostylistique, la notion de simulacre apparaît pour suggérer que le littéraire est simulacre et simulation de plaisir, par l'entremise du corps du texte[6]. En sémiotique tensive ou du sensible, le simulacre est considéré comme l'ensemble du dispositif permettant de rendre compte des phénomènes sensibles. Toutefois, plusieurs éléments théoriques, tels que la praxis, composant le simulacre, constituent également le parcours tensif.

Pour la sémiotique, la praxis, tout comme le simulacre, participe de la lisibilité du texte[7]. La praxis détermine ainsi « une conception matérialiste et réaliste de l’activité de langage[8] » ; c’est dire qu’elle renvoie à la dimension pratique liée à l’usage de la langue[9] et à sa cohérence. Ce que Pratiques sémiotiques a appelé « une épaisseur (…) un espace discursif où toutes les formes en compétition seraient disponibles simultanément[10] », compte tenu des choix à opérer sur plusieurs niveaux sémantique, narratif, tensif, sociologique, culturel. Il est également à préciser qu’elle « est cet aller-retour qui, entre le niveau discursif et les autres niveaux, permet de constituer sémiotiquement des cultures[11] ». Elle fait donc référence à l’énonciation, en mettant en valeur «l’évolution d’une culture et des discours qui la constituent[12]». De manière plus pratique, nous soulignons qu’une analyse de la praxis se fait d’abord par une sélection des grandeurs surgissant ou «convoqués[13]» dans l’usage. Ces grandeurs hétérogènes constituent, par la suite, les éléments permettant l’étude sémio-narrative[14] et tensive, susceptible de résoudre la cohérence de ses unités variées. Ainsi, nous pouvons faire remarquer que l’emploi du terme «la vieille» en Côte d’Ivoire, pour désigner une femme d’un certain âge peut être sélectionné dans l’usage quotidien du sujet comme connoté positivement par la valeur de respect due à une mère ou connoté négativement par la péjoration sous tendue par l’idée d’incapacité et de comportement rédhibitoire. L’analyse sémio-narrative ou tensive de ce double usage est donc réalisée conformément au choix discursif qui est fait. Outre cela, il faut indiquer qu’une telle praxis présente une culture propre à une aire spécifique, celle de la Côte d’Ivoire ainsi qu’à «une époque historique[15]». In fine, il y a lieu de souligner que l’analyse de la praxis énonciative permet de distinguer les dispositifs susceptibles de générer les stéréotypes[16].

En revanche, le simulacre porte sur la disposition discursive traduisant soit le rapport du sujet à l’univers, soit la relation spécifique existant, dans le cadre de la perception, entre le sujet et les objets. Il existe alors les simulacres existentiel et passionnel. Le simulacre existentiel indique les «projections du sujet dans un imaginaire passionnel[17]». «Il est une configuration qui résulte seulement de l’ouverture d’un espace imaginaire par l’effet des charges modales qui affectent le sujet[18]». Dans son fonctionnement, le simulacre existentiel se détermine par «les changements imaginaires de rôles actantiels, c’est-à-dire tout ce qui affecte la représentation syntaxique des énoncés de jonction[19]». Il faut également souligner qu’au sens restreint, le simulacre est un segment discursif où le sujet passionné, à la suite de l’embrayage sur le sujet tensif, insère une ou plusieurs scènes de son imaginaire dans la chaîne discursive. Dans un sens plus large, le simulacre est synonyme de «dispositions passionnelles», dans la mesure où chaque sujet de l’interaction propose aux autres une représentation passionnelle de sa compétence[20]. Ce qui revient à dire que le simulacre et la praxis, situés au niveau discursif et narratif, conjuguent à la fois les dimensions pratiques et théoriques de la sémiotique. Ces deux notions sont à même de traduire les formes de la représentation fictionnelle, tant du point de vue narratif que culturel. Ce qui revient à dire qu’en sémiotique, elles renvoient autant au projet de la programmation des actions qu’à la dimension sensible communiquée dans le texte, le discours verbal ou non verbal ainsi qu’à la part de l’imprévisibilité contenue, entre autres, dans les pratiques sociales et comportementales[21]. Ces notions manifestent les diverses formes de la représentation fictionnelle et comme nous le verront dans le cas du Nouveau roman, le paradoxe de l’écriture du Nouveau roman français.

 

 

II/ De la représentation fictionnelle au sein de la critique

Le terme de représentation, dans son acception la plus courante et relativement à la dimension iconique, signifie l’ «Action de rendre sensible quelque chose au moyen d’une figure, d’un symbole, d’un signe.» En psychologie, elle est glosée par : «Processus par lequel une image est représentée au sens.» En outre, en arts plastiques, elle est définie comme : «Action de représenter la réalité extérieure» ou alors «Œuvre qui permet de représenter la réalité extérieure». Cette définition est complétée par celle du domaine des arts du spectacle, qui l’entend comme le: «Fait de présenter une pièce en public»; elle correspond aussi à «Cette pièce». Il va sans dire que d’autres dimensions que celles de l’iconicité existent, mais il n’y sera pas fait allusion, dans le parcours qui mènera du verbal au pictural et traversera les Sciences du langage.

 

1/ Le verbal et le pictural

La problématique de la représentation suscite un engouement certain au sein de la critique littéraire, depuis ses vingt dernières années. Toutefois, ses origines remontent à l’Antiquité grecque dont les savants estimaient que la représentation constituait la source même de la connaissance, dans la mesure où elle est l’empreinte qu’un objet de l’univers dessine sur nos cinq sens. Il est vrai qu’avec Aristote, l’art poétique est notamment mimesis et représentation[22]. Il s’agit alors de traduire les différents aspects de l’imitation de la réalité. Tout aussi proche de la conception de la philosophie classique, l’étymon latin «repraesentare» composé de «praesens» signifie alors rendre présent[23] et est glosé tantôt par «la description», tantôt par «le fait de rendre sensible (un objet absent ou un concept) au moyen d’une image, d’une figure, d’un signe, etc.[24]» Outre cela, la représentation, dans la définition initiale des philosophes de la Grèce antique est mimétique et ekphrasis. C’est dire qu'en fonction du terme ekphrasis, elle signifie également une description totale. En ce sens, elle fait allusion à de la matière et une corporéité.

A partir de cette étymologie, l’histoire des idées ouvrait donc le champ des possibles entre image, rendre présent, sensible et description. Cependant, pour les théoriciens de la littérature qui se sont appesantis sur les concepts de description et représentation, la description diffère de la représentation, dans le sens où la description relève du subjectif, se rapportant donc au moi et que «décrire, ce n’est jamais décrire le réel, c’est faire preuve de son savoir-faire rhétorique, la preuve de sa connaissance des modèles livresques…[25]». Or, dans la représentation, il s’agit de s’approcher le plus du réel. D’autres acceptions privilégient ce sens de vérité et de vraisemblance que veut traduire une fiction. L’effet de réel, l’illusion référentielle sont alors les notions autour desquelles se constitue la représentation[26]. Cependant, la représentation apparaît avec Louis Marin[27], tant au niveau des images que du texte littéraire, comme étant d’abord et avant tout l’objet représenté, tel que nous pouvons le voir sur le tableau des Ménines de Vélasquez[28] et le mécanisme ou le processus de la représentation, en lui-même. Il précise sa pensée en rappelant que la représentation est aussi liée autant à la présence qu’à l’absence de l’objet: «Qu’est-ce donc que représenter sinon porter en présence un objet absent, le porter en présence comme absent[29]». Cette acception renvoie à l’étymologie de représentation. Cependant, L. Gaudin-Bordes parlera de représentation «verbale ou picturale[30]» qu’elle assimilera au «dire» et au «voir[31]» de l’objet. L’élargissement qu’elle souligne permet d’envisager la diversité des processus de la représentation, en particulier dans le domaine des Sciences du langage.

 

 

2/ La représentation en sciences du langage

La représentation, en Sciences du langage, a connu une impulsion spectaculaire initiée par le champ «des recherches cognitivistes et de l’intelligence artificielle[32]». Mais, la question étudiée, à maintes reprises, est appréciée diversement, selon les domaines traités par les théoriciens. Ainsi pour la linguistique et la sémiotique, la représentation, ou représentation sémantique, est «la construction d’un langage de description d’une sémiotique-objet (…) qui consiste (….) à joindre des investissements sémantiques à des concepts interdéfinis et contrôlés par la théorie (ou à interpréter les symboles d’un langage formel)[33]». Dès lors, dans ces deux domaines des Sciences du langage, la représentation se rapporte à un métalangage et une interprétation des parcours génératifs. Il y a lieu de dire en outre que la représentation a des effets perceptibles en sorte que ce qui est absent est représenté de façon à émouvoir. La représentation a, au-delà de sa définition, l’effet d’une récréation: «Il n’y a donc pas de reproduction mimétique de la réalité mais recréation, le «néant» devenant une sorte de matière première et prenant place au cœur de la représentation[34]» Outre cela, en fonction de la dimension des Sciences du langage, la représentation peut se définir selon plusieurs autres acceptions, situées dans la perspective des procédures immanentes, entendu que celles-ci manifestent à la fois les «mécanismes par lesquels une entité quelconque se présente au sens ou à la conscience et le résultat d’un procès de symbolisation[35]».

Dans le contexte narratif propre à la sémiotique, la représentation désigne conjointement la schématisation des actes narratifs qui se comprennent et se perçoivent par les mécanismes sémiolinguistiques et les composants d’une action. Ce qui permet de rappeler que «La représentation n’est plus alors seulement un moyen de copier le réel par un système sémiotique au choix, mais aussi par une praxis sémiotique à part entière[36]». En ce sens-là, il est aisé de comprendrel’existence de la sémiotique de l’image ou sémiotique visuelle, qui considère que le signe est aussi une représentation iconique et qu’à ce titre, il reproduit et produit une signification. Précisément, le langage visuel est avant tout représentation d’une réalité iconique, de la manière la plus abstraite, à celle plus proche de la réalité mimétique. Dans sa forme la plus abstraite, se trouvent les idées représentées par la graphie et dépeignant elles-mêmes des réalités iconiques et sous des formes qui reprennent l’image, ou manifestent des images. Cependant, pour la sémiotique de l’image, en effet, la représentation iconique peut signifier un déroulement narratif programmé et un événement sensible, à travers entre autres les plans, la profondeur, la chromatique, la luminosité. Toutefois, dans ce cas de la représentation de l’image, il convient de parler d’une double représentation, puisque le regard critique porté sur l’image est ordonné dans les théories narrative et tensive, selon les aspects syntaxique, sémantique, narratif et sensible. De la sorte, la représentation du visuel est aussi la représentation de la théorie structurale du visuel, par l’approche sémiotique du signe visuel.

Au regard de ce qui précède, le terme de représentation, en lui-même, est un métadiscours qui reformule la représentation, par le simulacre et la praxis. C’est ainsi que notre sujet portant sur La Route des Flandres expose de manière voilée une représentation de la fiction romanesque qui s’analyse en tant que figure schématique de la désillusion et en tant que mécanisme sémio-linguistique permettant l’appréhension du dispositif de cette disposition propre à la narration du Nouveau roman.

 

 

III/ La représentation de la désillusion dans La Route des Flandres : entre déstructuration, rupture et innovation.

1/ Les ruptures et les innovations : le paradoxe d’une représentation faussement nouvelle

Avant de débuter les analyses, une brève présentation du corpus privilégié s'impose. A ce propos, La Route des Flandres se résume au récit de soldats qui traversent les Flandres[37], pour rejoindre un abri et se reposer des combats sur la frontière franco-belge. Ce qui signifie que l’idée majeure de ce texte est centré sur les effets de la guerre. Cependant, le récit tourne également autour de l’enquête sur la mort du capitaine de Reixach, puisque le périple des soldats se fait au gré des souvenirs de leur compagnie militaire et d’une quête de la vérité sur la mort accidentelle ou le suicide du capitaine de Reixach qui commandait leur armée. C’est un neveu de de Reixach, désireux de clarifier cette fin tragique, qui entreprend cette quête, correspondant en réalité à la quête de l’amour filial «agapè» lié, comme une condition sine qua non, à l’amour «érôs» rencontré déci-delà, sur la route des Flandres. En analysant le récit, l'on comprend qu'il est en lui-même déroutant, par la complication inattendue de la narration, établie en apparence, sur le mode du roman policier. Et le conflit latent entre le narrateur-énonciateur et l’un des personnages[38], tout aussi surprenant, participe du choix de cet actant sujet paradoxal, en quête de vérité et certitude. Il existe surtout, de la part du personnage, un travail de reconstitution, de reconstruction et de représentation du corps de l’être absent, dont l’une des figures est celle du capitaine de Reixach.

Dans le contexte du Nouveau roman, qui inspire le corpus, le thème de la désillusion est l’une des conséquences de la crise du roman. Il convient de rappeler, une fois de plus, que le choix d’une nouvelle narration s’est imposé suite à la perte des repères et valeurs à partir desquels la vie quotidienne était fondée. Les deux guerres avaient fait plus de ravages encore que l’on aurait pu penser puisque, dans le domaine littéraire, par exemple, l’esthétique littéraire est longuement remise en cause. Et même le consensus auquel parviennent les nouveaux romanciers est controversé. Les ouvrages qu’ils publient sont contestés par une partie de la critique. En s’insurgeant contre le roman traditionnel dont l’écriture est rendue complexe par la diversité des détails, le Nouveau roman prône la simplicité des formes. Pourtant, le corpus privilégié indique bien le contraire, en sorte que l’instabilité demeure et la désillusion persiste. C’est ainsi que La Route des Flandres est, de par sa structuration et sa narration, la représentation de cette désillusion. Elle aborde la narration en la représentant, de façon à en faire ressortir la tension entre la valeur iconique de la tragédie des Flandres et l’énergie ou la tonicité de l’ambition de la parole individuelle arrachée du dialogisme. C’est la représentation des formes de la désillusion et de l’entretient avéré et paradoxal des illusions.

Les formes de la représentation de la désillusion s’apprécient particulièrement dans le paradoxe entre les ruptures et les innovations qui n’en sont pas véritablement. Il s’agit donc du sens de représentation comme «re-création». En effet, la construction du récit de La Route des Flandres est le lieu d’un certain nombre de ruptures de type narratives et axiologiques susceptibles de générer les modifications propres au Nouveau roman. Et contrairement au roman traditionnel, le corpus privilégié manifeste non seulement une représentation incomplète de l’identité narrative des personnages, mais aussi une hésitation dans le choix des instances narratives, dévoilée dans la praxis et les simulacres. C'est ainsi que l'actant Georges est tantôt l’énonciateur, tantôt l’énonciateur-observateur, tantôt un personnage du déroulement actionnel. A lui seul, il représente une figure complexe de l’énonciation avec les multiples relais de narration induisant une polyphonie énonciative et créant surtout l'illusion d'une hétérogénéité des voix narratives. Ce qui se traduit par une praxis de l’instabilité propre à un personnage nageant en pleine confusion, et par extension, situe le récit dans le contexte d’un simulacre à l'image d'une société en proie à une crise. En elle-même, cette praxis n’est pas de l’innovation puisqu’elle manifeste l’une des fonctions d’une œuvre romanesque consistant à reproduire la réalité. Par ailleurs, les constantes ou répétitions des simulacres soulignent une praxis de l’obsession se lisant à la fois comme rupture et comme une innovation. Ces «similantes[39]», par leur répétition, instaurent dans le récit un refrain qui apporte au texte la dimension de l’oralité propre au conte et à l’épopée. Ce qui représente une innovation rompant avec le roman traditionnel. Dans le même temps, ces «similantes» figurent les simulacres de l’obsession que l’on retrouve dans le roman psychologique de l’entre-deux-guerres. Dès lors, elles concourent à donner la marque de la tradition et donc elles assurent l’idée de fausses ruptures et innovations. Cependant, la variété des enchâssements garantit au récit un aspect fluctuant, qui du point de vue narratif, s’analyse comme le lieu d’un simulacre passionnel. Et au-delà de ce simulacre, se profile l’image provocante de la reconstruction faite des morceaux recollés de l’écriture du roman classique manifestant une fausse simplicité.

 

2/ La désillusion de la fausse simplicité dans La Route des Flandres

Avant tout, l'on reconnaît que le récit de La Route des Flandres n’est pas linéaire. Tous les procédés littéraires qui se réclament du structuralisme y sont mêlés. L’étude du récit portée par la narratologie peut y retrouver ainsi une technique narrative établie par la mise en abyme, faisant largement la place aux analepses, aux prolepses, aux métalepses[40] ou aux ellipses de l’identité du personnage, de l’espace et du temps. Du point de vue de la syntaxe de la sémiotique visuelle qui structure la peinture de l'image, cette analyse du récit est une première approche de la représentation de l’œuvre, rendant présent au lecteur le procès, dans sa forme condensée. Elle laisse déjà transparaître la fausse illusion de la simplicité. De manière plus précise, ce procès est surtout la représentation de l’absence dessinée tout au long de la quête, apparaissant dans l'isotopie[41] du vide. Le mode de la narration participe à la construction imagée ou à une reconstitution telle qu’elle peut exister dans le domaine de la quête policière et met en exergue cette forme de la représentation de la complication qui, contre toute attente, veut être atténuée, pour paraître simple. Comme le tableau d’un peintre, La Route des Flandres ne livre pas tout le contenu de sa signification au premier abord. Il est entre le caché-révélé, le clair-obscur d’un tableau dont le premier plan, celui d'une place vide laissée par un personnage, crée, avec le quatrième et dernier plan, la profondeur de l'absence, illustrant ainsi la désillusion d'une fausse présence que le point de fuite de la perspective ne peut pas rendre.

Par la suite, l’analyse portée par la sémiotique tensive voit dans ce récit les simulacres et la praxis qui prouvent de façon suffisamment évidente, la représentation de la désillusion de la fausse simplicité. A cet effet, il convient de souligner que le récit veut faire croire à de la simplicité quand, très rapidement, il s’engage dans la complexité. Dès la première dizaine de pages, notamment les pages quatre à dix, le dédale de la route des Flandres est dépeint sous forme de tableaux. L’idée de la représentation du simulacre existentiel apparaît clairement dans la mesure où il y a une projection et une sollicitation subjectives du narrateur-observateur qui créent un lecteur-observateur contraint d’entrer, de manière non objective, dans la représentation proposée. En quelque sorte, le lecteur-observateur doit prendre position, non seulement dans le récit mais aussi dans le tableau, représentant l’image du trajet de la quête et de la débâcle. Ces sollicitations imposées au lecteur-observateur manifestent le changement de son rôle actantiel, le contraignant ainsi au simulacre existentiel de son implication dans le récit. En outre, l'on peut indiquer que ces formes de la représentation de la désillusion sont des simulacres de la création romanesque, qui peuvent se lire, au niveau modal, comme une suite de /vouloir-faire/ et de /savoir-faire/ débrayés du narrateur-énonciateur, visant à imposer et faire accepter d’autorité à l’énonciataire, par l’embrayage insidieux de la sollicitation ou pression exercée, le récit de la quête difficile de l'actant sujet Georges. Et déjà, les simulacres modaux ne traduisent pas la simplicité. Il y a, en effet, le /devoir/ d’interpréter le récit comme chacun le veut qui est biaisé par la contrainte. Ce qui implique un /pouvoir-être/ attribué à l’énonciataire qui peut donc se substituer à l’énonciateur pour tenter de comprendre le récit à sa manière. Cela signifie que la simplicité apparente du texte est vite confrontée aux simulacres existentiels et passionnels qui intervertissent les positions entre énonciateur et énonciataire. Mais au-delà, ce moment de l’inversion confine à l’espace protensif de la réception de l’énonciataire-observateur manifestant son /savoir-être/. Cette modalité définit en conséquence, non plus un simulacre existentiel mais surtout un simulacre passionnel. En revanche, le passage du /devoir/ au /pouvoir-être/ confirme le mode d’existence du virtuel au réalisé, autant dans la dimension narrative que tensive. La coexistence de ces deux modes d’existentiels régule la complication et la fausse désillusion.

Enfin, avec ces simulacres existentiels et passionnels, se profile la seconde désillusion matérialisée, au niveau de la praxis énonciative, sur l’axe paradigmatique de ‘’dédale’’ et ‘’débâcle’’ apparaissant dans les termes ‘’dégradation‘’, ‘’destruction ‘’ pour signifier le déni. L’anaphore de ‘’dé’’ extrait de ‘’dédale’’ repris par ‘’débâcle’’ énonce énigmatiquement la disjonction ou la privation d'avec l'objet de la quête de l'identité et de la vérité. Cette anaphore ne prend cependant tout son sens que plusieurs pages plus loin et installe en même temps, et de façon définitive, le sentiment de la désillusion, surtout que le narrateur fait allusion au ‘’démenti‘’[42] soulignant insidieusement le contexte culturel de la remise en question, du désaveu. Toutefois, praxis et simulacres se rejoignent pour dévoiler une autre signification révélée notamment avec l'instabilité actantielle liée, cette fois-ci, aux hésitations entre le «je» embrayé et quasi monologué et le «il» débrayé de l'actant Georges qui, sans en avoir l’air, s’adresse à l’énonciateur pour s’effacer progressivement. Il n’y a donc aucune simplicité dans ce récit qui accorde une place importante à l’énonciataire et fait déchoir l’énonciateur de son rôle pour perturber l’illusion de la narration reposant sur des rôles stabilisés et non sur la réalité de l’esthésie[43] du narrateur-observateur. Le sentiment de la déchéance persiste dans cet exemple indiquant la perturbation de l'énonciateur: 

(....) ses cheveux, son dos se découpant en noir, puis la porte se referma j'entendis son pas rapide s'éloigner décroître puis plus rien et au bout d'un moment je sentis la fraîcheur de l'aube, ramenant le drap sur moi, (...) pensant à ce premier jour trois mois plus tôt où j'avais été chez elle et avais posé ma main sur son bras, pensant qu'après tout elle avait peut-être raison et que ce ne serait pas de cette façon c'est-à-dire avec elle ou plutôt à travers elle que j'y arriverais (mais comment savoir?) peut-être était-ce aussi vain aussi dépourvu de sens (...) mais comment savoir, comment savoir?  (...) Quelle heure pouvait-il bien être? (La Route des Flandres, p. 278-279).

 

Il faut faire remarquer alors que la praxis de l’illusion entretient la désillusion dans les déictiques spatio-temporels qui brouillent la présence de l’énonciateur dans le récit, comme c'est le cas avec: «à ce premier jour trois mois plus tôt». Cetteposition temporelle débrayée dans un discours embrayé faisant croire à la présence ici et maintenant de l’énonciateur accompagné de l’énonciataire est déstabilisante par son indétermination. La distance apparaît pourtant dans les déictiques spatiaux qui déterminent un espace embrayé de l’ici en contradiction avec les pronoms déictiques débrayés, dans un discours débutant par le débrayage: «ses cheveux, son dos [...] j'avais été chez elle». Sans nul doute, l’assemblage des espaces et temps contradictoires maintient la désillusion par les référents différents non conciliables. A cela, il convient de signifier que c’est aussi l’utilisation des questions comme : «mais comment savoir? » qui entretiennent cette incapacité de l'énonciateur à tenir son rôle d'informateur et par voie de conséquence à contraindre l'énonciataire à prendre position, nolens volens, dans le récit. En réalité, cette inaptitude de l'énonciateur imprime sa destitution et induit, avec la praxis et les simulacres, les paradoxes d’une représentation faussement nouvelle qui exploite la déstructuration de la narration.

                                                                                          

3/ La représentation de la déstructuration: Choc et dynamisme de l’image provocante au sein de la controverse de l’écriture  du Nouveau roman

Ce dernier moment de la réflexion sur les représentations de l’illusion ambitionne d’analyser, modestement, les éléments de la polémique entre théoriciens du Nouveau roman et critiques littéraires, à travers l’une des particularités de La Route des Flandres, celle qui matérialise le choc de l’image provocante qui peint doublement l’érotisme.

Les nouveaux romanciers, en effet, dans leur refus de suivre la tradition romanesque, ont opté pour la rupture. La controverse qu’ils ont suscitée se justifie par une déconstruction audacieuse de l’écriture des textes du Nouveau roman. C’est ainsi que, dans le corpus choisi, la déconstruction est d’abord syntagmatique et narrative, par la rare présence des ponctuations. En quelque sorte, l’on peut y voir l’empreinte de l’absurde[44] et de la suppression des lois ainsi que celle des règles de l’existence quotidienne. Il s’agit donc d’une praxis qui indique la révocation de la force de la loi et l’autorisation d’agir comme bon nous semble. De plus, il apparaît que la praxis biaisée, employée pour représenter les objets, relève d’une déstructuration du récit, différente de la conception traditionnelle. La déstructuration se manifeste alors dans l’ambigüité des représentations du monde naturel. Elle est soutenue par un simulacre qui intègre, sans règles établies, les figures du monde.

La dimension des figures du monde qui rend le mieux la déstructuration, par le simulacre de l’illusion et la désillusion, est la suggestion de l’érotisme dévoilée dans la praxis de l’érotisme qui en permet l’étude. L’érotisme considéré comme : «Goût pour ce qui est érotique, ce qui a rapport à l’amour, à la sexualité et à l’art de les représenter ; recherche variée du plaisir sensuel, sexuel» contient, dans sa glose, l’idée de représentation et de représentation du corps. En cela, son apparition dans le récit, sous la forme imagée, est adaptée à sa définition et fait de cette narration un récit des plus conformes au roman classique. Ainsi donc, l’érotisme surgit soudainement, au cours de la traversée des Flandres, alors que l’énonciateur découvre leur hôte féminin ou pendant qu’il discute avec Iglésia, l’aide de camp du capitaine de de Reixach. Malgré cela, l’amour éros est ici suggéré et l’agapè n’existe que dans le processus de la quête qui lie l’énonciateur à son objet qu’est le lien familial, pour fonder l’illusion de la vérité. Pour confirmer la fausse illusion, l’intrusion brutale de l’érotisme est suivie de la narration tout aussi inattendue d’un certain nombre de faits se rapportant à la problématique de la quête identitaire du sujet, comme s’il n’y avait aucun rapport de causalité. C’est le cas des précisions sur la mort de de Reixach qui sont en réalité le point d’ancrage dans l’existence de la relation familiale et la justification de la convocation de l’érotisme. En conséquence, la représentation ambiguë de l’éros renforce le paradoxe de la désillusion et de la rupture, signe de la perturbation ou de la perte de repères de l’énonciateur.

Cependant, insistons à nouveau pour dire que de l’érotisme à la quête identitaire, il n’y a qu’un petit pas que l’énonciateur s’empresse de franchir. C’est une attitude ordinaire correspondant à l’ordre des choses et qui est cachée derrière le tableau érotique. Cette intégration brutale de l’érotisme marque également le profond sentiment de l’attachement traduit par la confusion faite entre identité et érotisme. La peinture de l’érotisme, en tant que représentation, est donc subjective. Elle suggère l’image du parcours de la découverte, calqué sur le parcours de la quête de la filiation tronquée. C’est ainsi que la déstructuration, qui donne la fausse illusion, se révèle dans la perturbation de l’ordre familial et de la quête de la vérité. Ainsi, Blum, qui est parenté à l’énonciateur Georges, n’apparaît pas comme tel, dans la mesure où, à sa première apparition, il est en conflit avec ce jeune soldat, Georges, qu’il ignorera la plupart du temps. En outre, la déstructuration infère une praxis de la synchronie de l’histoire de la crise de l’année 1940, en plus de souligner le récit autobiographique, propre au Nouveau roman. Les analepses attribuées à Georges sont une allusion non voilée à l’impact de l’histoire de la remise en cause d’après-guerre, indiquée par les moments de perte de repères.

La déstructuration se lit également dans l’inversion des grandeurs, en sorte que l’on passe «du banal à l’émouvant[45]», de l’imprécision à la précision, du détail à l’absence de détail. Outre cela, la représentation de la déstructuration est indiquée par les deux formes de la perception. La perception discursive, notamment, traduit la réalité des objets perçus tandis que la perception esthésique indique une re-création, une invention, la fiction de la fiction. C’est en cela que la controverse peut être amplifiée puisque, contrairement à la tradition du roman traditionnel, le récit apparaît rébarbatif par cette absence d’ancrage dans le réel. En conséquence, la question cruciale de la vérité est biaisée dans la déstructuration des structures narratives. Cependant, si la praxis ne peut répondre à la question de la vérité, les simulacres eux parviennent à manifester que la vérité devient toute relative. Cependant, la difficile adéquation entre la réalité et l’imagination existe encore. En un sens, dans La Route des Flandres, la double quête du sujet, quête de l’identité et éclaircissement des circonstances de la mort de de Reixach, manifeste l’idée de la conformité entre la vérité et l’imagination. Cette recherche de la vérité est projetée dans l’ensemble du récit, comme une vérité partielle, parcellaire et relativisée qui n’apparaît dans tous ses contours qu’à la fin du récit.

La représentation de l’érotisme, découlant de la quête de l'identité et de la vérité, est en quelque sorte biaisée, eu égard au genre prôné par les nouveaux romanciers. De ce fait, le récit de cette quête de la vérité sur la mort et l’identité du personnage est émaillé de la représentation de l’érotisme dont l’image donnée dans la perspective de la profondeur se détache de façon insignifiante et paradoxalement bien visible, dans le tableau. De la sorte, l’érotisme apparaît au premier plan et encore dans le point de fuite ; il est le point de fuite. De manière plus précise, il y a lieu de soutenir que deux éléments distinguent la représentation de l’érotisme : l’érotisme et l'absence qui donne lieu à tous les fantasmes. Ils apparaissent alors comme un symbole de la quête du père et de l’identité du sujet. Cette représentation de l’érotisme et du fantasme se positionne comme inaliénable du parcours du sujet et apparaît étrangement, comme une deixis de la vie, dans un texte où l’idée principale porte sur la guerre et l’enquête sur la mort du capitaine de Reixach. En réalité, à côté de ce thème majeur de l’écrasement, avec pour aspectualité la terminativité, se profile l’idée de la refonte, de la continuité sur de nouvelles bases. Et c’est avant tout un problème de l’identité ou du refus de l’identification du personnage d’avec le ''mâle'' sans avenir, dont les chances de survie ont été détruites, piétinées en mille morceaux qu’il faut agencer autrement. La représentation fictionnelle est fondée alors sur les formes concrètes de l’espace du sujet qui sont transmuées en formes érotiques. L’érotisme est donc, de ce fait, figuré à la fois par l’acte sexuel et par la suggestion de l’éros. Ainsi, le sujet énonciateur explique que:

l’amour (…) ce soit cette chose muette, ces élans, ces répulsions, ces haines, tout informulé – et même informé – et donc cette simple suite de gestes, de paroles, de scènes insignifiantes, et au centre, sans préambule, cet assaut, ce corps-à-corps urgent, rapide, sauvage, (…) elle les jupes haut troussées, avec ses bas, ses jarretelles.[46]

 

Ces intrusions de l’éros traduisent la fausse rupture d’avec le roman traditionnel, dans la mesure où il apparaît, par ce corpus, que la description objective et la destitution du narrateur ainsi que l'abolition de toute affirmation subjective ne sont pas fondées. Et c’est en cela que la réflexion menée fait le choix de la fausse rupture. Vaille que vaille, l’énonciateur dispose autrement et recolle les morceaux de la débâcle des Flandres, au même titre que les morceaux de la débâcle du monde littéraire, au cours de cette période d’après-guerre qui resurgit dans toute sa force et conséquence. Ce n’est qu’à première vue que le récit est un leurre. Mais, il est un leurre qui signifie qu’il n’y pas à se leurrer. Il y a à refaire, à recomposer d’une autre façon ce qui ne peut être supprimé. Si les morceaux de la narration sont éparpillés, il faut les rassembler pour les disposer d’une autre manière. Et c’est le cas de La Route des Flandres qui a disposé la narration dans le dévoilement de l’incompréhensible, pour donner un sens ordinaire, celui de la représentation de l’érotisme indéfectible à l’homme et qui ne se perd pas, qui est la valeur sure, valeur refuge incontestée de l’humanité.

 

CONCLUSION

La réflexion menée sur la représentation sémiotique de la désillusion, dans La Route des Flandres écrit par Claude Simon, a mis en exergue la spécificité tensive et iconique du récit du voyage de soldats, revenant de la guerre, après leur défaite et la débâcle consternante qui caractérise leur retour par les Flandres. Encore une fois, le Nouveau roman français restitue cette période de l’histoire, au cœur de la seconde guerre mondiale, dont l’empreinte se dessine dans la narration de la fausse illusion biaisée sur l’érotisme. Les ruptures propres au Nouveau roman sont apparues comme une désillusion puisqu’en réalité, elles restent déterminées en profondeur par des structures similaires au roman classique. Les formes sémiotiques de la représentation rendues par l'iconicité, le simulacre et la praxis manifestent la diversité des angles de lecture de la quête identitaire, dont l'aboutissement ne se perçoit pas, mais est incontestablement biaisée sur l'éros voilé. Seuls demeurent de la destitution du narrateur, de l'absence de résultats probants de la quête, des circonvolutions du récit, seuls demeurent des plans dont la profondeur révèle l'éros, valence sensible cachée dans les gris-obscurs de la représentation de la nuit, par la déstructuration de la description devenue ekphrasis, de l'énonciation, de la narrativité, des circonstances du récit qui désabusent, entre le déni, le désaveu et la déstabilisation.

 

BIBLIOGRAPHIE

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VAREILLE Claude, Fragments d'un imaginaire contemporain, Mayenne, José Corti, 1989.


* Université Alassane Ouattara, Côte d’Ivoire

[1] Claude SIMON, La Route des Flandres, Paris, Editions de minuit, 1997.

[2] M. BORGOMANO et E. RAVOUX-RALLO, La Littérature française du XXème siècle. Le roman et la nouvelle, Paris, A. Colin, 1995, p. 41-69.

[3] Francine DUGAST-PORTES, Le Nouveau Roman, une césure dans l’histoire du récit, Paris, Nathan Université, 2001, p. 30-57.

[4] Claude SIMON, op. cit.

[5] Les philosophes Présocratiques, ayant vécu entre le VIIème et le IIème siècle avant Jésus-Christ, ont muri, dans le champ des réflexions sur le logos et la fusis, la question de l'imitation et du simulacre. C'est à partir du résultat de leurs pensées que les concepts ont été remodelés bien plus tard.

[6] Dans les différents domaines cités, les théoriciens tels Georges MOLINIE, La Sémiostylistique, Paris, PUF, 1998, p. 41-45 et Jean BAUDRILLARD, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, ont proposé de nouvelles perspectives de lecture, en relation avec leur domaine de spécialité.

[7] Michael SCHULZ et Christina VOGEL, La Praxis énonciative, Limoges, NAS, 1995, p. 66.

[8] Jacques FONTANILLE et Claude ZILBERBERG, Tension et signification, Liège, Mardaga, 1998, p. 127.

[9] A. J. GREIMAS et J. FONTANILLE, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Paris, Seuil, 1991, p. 82.

[10] Jacques FONTANILLE, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF p. 82.

[11] A. J. GREIMAS et J. FONTANILLE, op. cit., p. 88.

[12] Ibidem, p 129 et voir Pierre OUELLET, Voir et savoir. La Perception des univers du discours, Montréal, Editions Balzac, 1992, p. 245.

[13] A. J. GREIMAS et J. FONTANILLE, op. cit., p. 88-89 et p. 155.

[14] Ibidem, p. 174-175.

[15] Idem.

[16] A. J. GREIMAS et J. FONTANILLE, op. cit., p. 156.

[17] Ibidem, p. 59.

[18] Ibidem, p. 63.

[19] Idem.

[20] Ibidem, p. 63-64.

[21] Ivan DARRAULT-HARRIS et J. FONTANILLE, Les Äges de la vie. Sémiotique de la culture et du temps, Paris, PUF, 2008, p. 369.

[22] ARISTOTE, Poétique, Paris, Gallimard, 1996, Chapitres I à IV.

[23] Lucile GAUDIN-BORDES, La Représentation au XVII siècle. Pour une approche intersémiotique, Paris, 2007, p. 11.

[24] Paul ROBERT, Dictionnaire, Paris, Le Robert, 1978, p. 1676-1677.

[25] Philippe HAMON, Du descriptif, Paris, Hachette, 1993, p. 13.

[26] Cheikh Mouhamadou DIOP, Fondements et représentations identitaires chez Ahmadou Kourouma, Tahar Ben Jelloun et Abdourahman Waberi, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 315-316. Dans cet ouvrage, Diop C. M. va au-delà de l’effet de réel et retranscrit l’idée de recomposition.

[27] Louis MARIN, De La représentation, Paris, Gallimard, 1994, p. 304-328.

[28] Ibidem, p. 356-357. Sans nul doute, la brève description du tableau renvoie à celui des Ménines de R. Da Silva y Velasquez.

[29] Louis MARIN, op. cit., p. 305.

[30] Lucile GAUDIN-BORDES, op. cit., p. 139.

[31] Ibidem, p. 35.

[32] Pierre OUELLET, op. cit., p. 245.

[33] A. J. GREIMAS et J. COURTES, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, p. 315.

[34] Lucile GAUDIN-BORDES, op. cit., p. 287.

[35] Idem et Pierre OUELLET,, op. cit., p. 245.

[36] Lucile GAUDIN-BORDES, op. cit., p. 12.

[37] Irène ALBERS, Claude Simon, Moments photographiques, Pas de Calais, Presses Universitaires du Septentrion, p. 81-84. L'auteur donne des précisions sur les faits historiques qui se sont déroulés, en 1940, dans Les Flandres françaises, proche de la frontière belge.

[38]Claude SIMON, op. cit., p. 159. L'extrait révèle que les actants qui prennent la parole pour narrer le récit sont différents, en sorte que la narration n'appartient pas à un narrateur hétérodiégétique ainsi qu'un narrateur homodiégétique, mais elle appartient à plusieurs narrateurs hétérodiégétiques et homodiégétiques: «Parce qu'il savait tout de même monter. Faut dire ce qui est: il en connaissait un bout. Parce qu'il avait drôlement bien pris son départ" raconta plus tard Iglésia ; à présent ils se tenaient tous les trois (Georges, Blum et lui [...])».

[39] Jean Claude VAREILLE, Fragments d'un imaginaire contemporain, Mayenne, José Corti, 1989, p. 88-120. Le théoricien définit les ''similantes'' comme les similitudes que l'on retrouve dans les textes du Nouveau roman et qui créent avec les variantes, c'est-à-dire les différences, la cohérence du texte.

[40] Gérard GENETTE, Figures III, Paris, Seuil, 1972 et Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982.

[41] En sémiotique visuelle, la syntaxe du visuel tient compte, entre autres des plans et de la profondeur, tandis que l'étude sémantique de l'image rend compte, notamment, de l'isotopie et des couleurs.

[42] L'extrait ci-contre est l'un des nombreux exemples du paradigme de la débâcle, avec l'emploi de ''dégradation'' et ''démenti'' : «et lui (l'autre Reixach, l'ancêtre) (....) se tenant là, (...) anachroniquement vêtu (....) de cette tenue aristocratique (....) dans laquelle il avait posé pour ce portrait où le temps -la dégradation- avait remédié par la suite (....) à l'oubli -ou plutôt l'imprévision- du peintre, (...) posant là cette tâche rouge et sanglante comme une salissure qui semblait un démenti tragique à tout le reste», Claude SIMON, op. cit., p. 76. Le terme destruction apparaît à la page 282 du même corpus.

[43] A. J. GREIMAS et J. FONTANILLE, op. cit., p. 29-31. L'esthésie ou esthésis est l'émotion esthétique ressentie par un sujet tendant indifféremment vers les caractères opposés d'un phénomène ou d'un objet.

[44] Samuel BECKETT, En attendant Godot, Paris, Les Editions de minuit, 1952.

[45] Claire GUIZARD, Claude Simon : la répétition à l’œuvre : bis repetita, Paris, L'Harmattan, 2005, p. 147.

[46] Claude SIMON, op. cit., p. 48-49.

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Résumé

La langue orale spontanée est le lieu par excellence des variations linguistiques. Le proverbe qui est un genre de la littérature orale ne déroge pas à cette règle. Dans ce travail nous montrons que, dans la parole spontanée, les proverbes baoulés sont sujets à des phénomènes de troncation (aphérèse, asyndète et apocope) qui peuvent affecter, non seulement de simples lexèmes mais aussi des syntagmes voire des propositions entières. Toutefois, quelle que soit l’envergure de la troncation, le sens de l’énoncé ne change pas, il reste intact.

Mots clés : Analyse, baoulé, expression, morphologie, proverbiale, syntaxe.

 

Abstract

The spontaneous oral language is the archetypal place of the linguistic variations. The proverb which is a kind of the oral literature does not break this rule. In this work we show that, in the spontaneous word, the proverbs Baoulé are subject to phenomena of truncating who can affect not only of simple lexemes but also syntagms even whole proposals. However, whatever is the scale of the truncating, the sense (direction) of the statement does not change, it remains intact.

Keywords : Analysis, Baoule, expression, morphology, proverbial, syntax.

 

INTRODUCTION

Caractéristique de la tradition orale, le proverbe est au cœur de plusieurs débats. S’accorder sur les critères qui président sa définition n’est pour le moment pas envisagé. Le présent travail ne vient ni pour participer au débat ni pour y apporter une solution panacée. Notre but est de montrer que le dynamisme des proverbes baoulé donne lieu à des phénomènes morphosyntaxiques et sémantiques diverses dont il convient d’en faire un état des lieux. Il s’agira de montrer les métaplasmes qui surviennent dans les proverbes au cours de la parole spontanée (l’aphérèse, l’asyndète et l’apocope). Un tel projet ne peut s’effectuer sans imposer un certain nombre de questionnements : que recouvre concrètement la notion de proverbe ? Quelles sont ses caractéristiques générales ? Qu’est-ce qui fait la particularité du proverbe baoulé ? Comment ce phénomène se manifeste – il au plan morphosyntaxique ? Voilà des interrogations qui font ressortir la problématique et fondent la méthode d’analyse et de description ; en abordant cette recherche. 

Selon les propos de Mohamed (2010 : 152):

…pour que l’on puisse parler de dénomination d’un élément x par une entité X (Kleibeer 1989 : 2347), « il faut qu’un lien référentiel ait été auparavant instauré entre x et X ». C’est le cas effectivement du proverbe puisse qu’il dénomme (réfère à) une vérité générale.

Quant à Kouadio (2008: 81) s’appuyant sur Cauvin (1995) donne des  généralités descriptives des proverbes, basées sur la forme et le contenu:

Au niveau de la forme

Au plan formel, le proverbe est remarquable par les aspects suivants:

1.       C’est une phrase assez brève ;

2.       C’est une phrase complète et elliptique ;

3.       Sa structure est régulière ;

4.       Il y a des assonances, répétitions et échos.

 

Au niveau du contenu

Examiné à partir à partir de son contenu, le proverbe frappe par ;

1.       L’image et la métaphore dont l’emploi transfère le sens d’un élément concret servant de prétexte à une valeur abstraite et le lie à la sociologie ou à la culture de la société qui l’a créé ;

2.       sa signification qui est une vérité générale universelle valable ;

3.       sa valeur normative qui le met en rapport avec des faits de société ;

4.       son rythme qui en fait une parole artistique proférée.

D’autres auteurs comme Boutin, ‘’à propos des proverbes baoulé’’ ajoute:

Les proverbes sont essentiellement caractérisés par leur généricité : la situation qu’ils signifient métaphoriquement est générique, tout comme le jugement qu’ils induisent, ce qui présuppose à la base une mise en scène des syntagmes nominaux génériques (Kleiber 1994b: 207-224).

 

I.   L’APHERESE DANS LES PROVERBES BAOULE

D’un point de vue phraséologique, le proverbe est considéré comme une unité linguistique qui renvoie à un référent telle une unité lexicale.  Cette façon de considérer le proverbe est soutenue par Kleiber (2000) pour qui le proverbe est une dénomination, un Nom-Name.

Cette idée est discutée par Anscombre (2005). Cependant, qu’il soit un mot ou une phrase, le proverbe admet des métaplasmes linguistiques à l’initiale qui vont du simple lexème au syntagme.

 

1.1. Ellipse lexicale dans le proverbe baoulé

Les proverbes arborent certains comportements linguistiques généralement observés dans les mots ; c’est le cas de l’aphérèse définie par Mounin (1974:35) comme la « chute d’un ou plusieurs phonèmes à l’initiale ». Cela peut être observé dans les exemples 1et 2 ci-dessous :

1.   Autocar = Car

2.   Autobus = Bus

Ce phénomène est fréquent dans les proverbes baoulés au cours des conversations spontanées ; il se caractérise par la chute en début d’énoncé, d’un morphème sans changer le sens de l’énoncé. Ce peut être dans un cas le morphème circonstanciel de temps (kɛ), le morphème du conditionnel (sɛ) ou le morphème de concession (kanzɛ).

 

1.1.1.   La chute de kɛ

Observons 2 et 2’:

2.       kɛ       talɛ     kpaci  jɛ        wɛtrɛwa        nyan   wluwlɛ ɔ

          quand mur    fendre que     blatte  gagner          entrée foc

« C’est lorsque le mur est fendu que la blatte arrive à y pénétrer »

2’.       ᴓ        talɛ     kpaci  jɛ        wɛtrɛwa        nyan   wluwlɛ ɔ

          quand mur    fendre que     blatte  gagner          entrée foc

« (C’est) lorsque le mur est fendu que la blatte arrive  à y pénétrer »

La disparition du morphème kɛ en 2’ ne change pas le sens du proverbe. Le circonstanciel de temps existe de fait ; car il est nécessairement impliqué dans le calcul du sens. On peut reconsidérer un autre exemple, 2a et 2a’

2a.      kɛ         gboklokofi   wan    ɔ        di        wa      i         wan          i         wun    bɔn     boli

quand hyène dire    il         manger         enfant il         dire     son          corps  sentir  cabri

« Lorsque la hyène veut manger son enfant, il l’accuse de sentir le cabri »

2a’.      gboklokofi  wan    ɔ        di        wa      i         wan    i          wun    bɔn     boli

hyène dire     il         manger         enfant il         dire    son     corps          sentir  cabri

« (Lorsque) la hyène veut manger son enfant, il l’accuse de sentir le cabri »

L’énoncé perd un élément important qui se transforme en implicite car son existence est d’une certaine façon marquée par la suite de l’énoncé. Ce fonctionnement n’est pas l’apanage du circonstanciel de temps. La locution conjonctive introductrice d’une proposition concessive subit également le métaplasme.

 

1.1.2.   La chute de kanzɛ

Ce terme introduit une proposition concessive. Dans la parole spontanée, les locuteurs baoulés en font souvent l’ablation. Sa valeur est sous-jacente, son absence n’est que matérielle. C’est pourquoi, même omis, l’énoncé garde son sémantisme. Considérons 3 et 3’

3. kanzɛ  be ci    alua         be    ci     man            I        nuan    nun    nnɛn

    Même si  ils détester chien ils détester Nég. sa bouche dans viande

3’.     be   ci         alua  be    ci         man  i     nuan  nun   nnɛn

          Ils détester  chien ils détester Nég. Sa bouche dans viande

«(Même si) on a le chien  pour  totem, on n’a pas pour  totem  le gibier  qu’il attrape».

Aussi, l’on peut noter l’aphérèse lexicale du morphème de l’hypothétique en baoulé.

1.1.3.   Chute de sɛ

Dans les proverbes baoulé, sɛ assure les fonctions de conditionnel et d’hypothétique comme présenté successivement en 4 et 5. Sɛ introduit une proposition conditionnelle dans l’exemple 4 et une proposition hypothétique en 5.

4.       sɛ       a        ci        man    fɛ        a        di       man    fɛ

          si        tu       priver  pas     agréable       tu       manger          pas     agréable

« Si tu ne te prive pas de l’agréable,  tu ne manger pas d’agréable »

5.   sɛ            be      kun     nnɛn  i         tɛ                  be      bia          man    i         tɛ

si        ils       Tuer   animal          lui       mal     il         dépecer            nég     lui       mal

« Si on tue mal l’animal,  on ne le dépèce  pas mal »

Quelle que  soit  la  valeur  de  sɛ,  il  peut  être  fait  abstraction    lors  de  l’échange  verbale spontanée, sans affecter l’intégrité interprétationnelle de l’énoncé. Cela est visible en 4’ et 5’ ci-après:

4’. ᴓ       a    ci        man    fɛ        a        di        man   fɛ

          tu       priver  pas     agréable       tu       manger         pas          agréable

« Si tu ne te prive pas de l’agréable,  tu ne manger pas d’agréable »

5.                be      kun     nnɛn  i         tɛ                  be      bia          man    i         tɛ

          ils       Tuer   animal          lui       mal     il         dépecer            nég     lui       mal

« (Si) on tue mal l’animal,  on ne le dépèce  pas mal »

La perte de sɛ n’a pas vraiment d’incidence sur 4’ et 5’. Seulement sa suppression peut engendrer une ambiguïté dans l’analyse grammatico-sémantique de l’énoncé, dans la mesure où sɛ co-occure avec le circonstanciel de temps kɛ, dans les proverbes. On aurait donc dans ce cas 4’’ et 5’’.

4’’.      kɛ           a    ci        man    fɛ        a        di       man    fɛ

          quand     tu   priver  pas     agréable       tu       manger          pas     agréable

« Lorsque tu ne te prive  pas de l’agréable, tu ne manger pas d’agréable »

5”.  kɛ           be      kun     nnɛn  i         tɛ                  be      bia          man    i         tɛ

quand ils       tuer    animal          lui       mal     il         dépecer            nég     lui       mal

 « Lorsqu’on tue mal l’animal,  on ne le dépèce  pas mal »

Avec kɛ, on a une proposition circonstancielle tandis qu’avec sɛ, on aura soit une proposition conditionnelle soit une proposition hypothétique. C’est la difficulté que pose la délétion de sɛ et de kɛ ; mais, étant donné que 4, 5, 4’, 5’, et 4’’ et 5’’ sont des variantes, l’écueil devient minimal ou négligeable. Relevons enfin que les métaplasmes à l’initiale ne concernent pas que les lexèmes ou des morphèmes; ils peuvent s’étendre jusqu’à l’entière disparition d’une proposition.

 

1.2.    Ellipse propositionnelle dans les proverbes baoulés

Afin d’obéir à un souci d’économie linguistique, les ellipses infestent   la parole spontanée baoulé. Cette tendance n’épargne pas les proverbes qui donnent lieu à des suppressions ; lesquelles suppressions affectent aussi les propositions entières comme on peut le voir en 6 et 6’.

6.  kpacroun  kpacroun  waka  bu          tɔ     nzue  nun  ɔ   kaci     man jue

       Plouf          plouf          bois    casser tomber eau    dans il changer nég   poisson

« Plouf, un morceau de bois tombé  dans l’eau ne devient pas un poisson  »

6’.    ᴓ           waka  bu      tɔ       nzue   nun     ɔ        kaci    man          jue

          bois    casser          tomber          eau     dans   il          changer        nég     poisson

 « Un morceau de bois tombé  dans  l’eau ne devient pas un poisson  »

La proposition kpacroun kpacroun est présentée comme un déterminant de la deuxième proposition.  Mais pourquoi faut-il faire chuter le déterminant ?  En effet, la première proposition qui est l’objet d’amuïssement est une onomatopée qui a pour signification la deuxième proposition. Sa présence apparaît donc redondante. A juste titre donc les locuteurs baoulés en font l’économie. De même, les proverbes composés de deux propositions contradictoires juxtaposées admettent dans la parole spontanée, des ellipses de la proposition-sujet. Dans ces propositions en effet, la première véhicule une vérité générale supposée admise de fait ; puis, la deuxième vient faire une restriction qui en vérité contredit la première. Examinons 7 et 7’.

7.  a     kwla      si     kwlaa sangɛ a    kwla       si      man    blake

    Tu pouvoir savoir tout    mais tu pouvoir savoir nég convocation

« Tu peux tout  savoir,  mais tu ne peux savoir la cause  d’une convocation »

7’.               a        kwla   si            man          blake

          ᴓ        tu       pouvoir         savoir     nég convocation

« Tu ne peux savoir la cause  d’une convocation »

La proposition amuïe est avancée dans l’énoncé comme un présupposé. Il est présenté par le locuteur comme un préjugé qu’il bat en brèche dans la deuxième. La première proposition serait le thème et la deuxième le rhème.  L’information nouvelle n’apparaît que dans la deuxième partie de l’énoncé. Ainsi, laisser tomber la première partie de l’énoncé n’empiète pas sur le message principal qui est mis en exergue par la restriction avec sangɛ. C’est aussi le cas de 8, duquel la première proposition s’amuït pour donner 8’.

8.   oka           nnyɔn  be   yia      man  nun sangɛ   sran     nnyɔn be  yia       nun

    montagne deux    ils croiser nég  dans  mais    homme deux  ils croiser  dans

«Deux montagnes ne se rencontrent pas mais deux hommes  se rencontrent»

8’.               sran   nnyɔn     be   yia      nun

          ᴓ        homme         deux       ils   croiser          dans

“ᴓ  Deux hommes se rencontrent »

Il n’y a pas de relation de dépendance puisque les propositions s’opposent et que la première est  dénuée de tout contenu informatif (nouveau). Il n’y a alors pas d’inconvénient à occulter cette proposition. Les actants de la conversation  ont la maîtrise de ces règles implicites qui dynamisent leur langue. Certains énoncés proverbiaux du baoulé sont précédés d’une formule de prise en charge qui semble indiquer l’origine ou la source du proverbe. Cette formule se construit sur le modèle X+wan (X+dit), X étant un être vivant (homme, animal, etc.). On peut le voir en 9 et 10.

9.       beyra  wan    klanman        ngboko         ɔ        ti        be          wun    kpɔɛ

          touraco         dit       beauté          trop    il         être    ils          corps  Haine

« Le touraco dit que trop de beauté attire la haine  »

10.     Ø       wanzanni      wan    ɔ        fuman be      su       bue

          ø        gazelle          dit       il         préférable     ils       oreille          moitié

« La gazelle  dit qu’il vaut  mieux avoir l’oreille coupée  »

De façon spontanée, les locuteurs baoulés tronquent à leur guise cette formule de prise en charge pour ne laisser qu’un énoncé apparemment sans prise en charge tel qu’en 9’ et 10’.

9’.       Ø       Klanman       Ngboko         ɔ    ti   be      wun       kpɔɛ

          ø        beauté          trop    il    être         ils       corps     haine

« Trop de beauté attire la haine  »

10.     Ø       ɔ        fuman be      su       bue

          ø        il         préférable     ils       oreille moitié

« Il vaut  mieux  avoir l’oreille coupée  ».

La prise  en charge  est  dans ces cas  assurée par  le  locuteur du  proverbe  qui  assume la responsabilité de la vérité proverbiale. Outre   ces   métaplasmes   à   l’initiale,   la   parole   spontanée,   est   friande   des   structures asyndétiques. Cela entraîne la suppression du morphème marqueur de lien logique de coordination.

 

II.      LA SYNCOPE DANS LES PROVERBES BAOULE

Nombre de proverbes arborent une structure parataxique. Dans ces structures, le lien logique qui relie les propositions est absent. Sa présence formelle est négligée et laissée à la lecture de l’interprétant. Voyons par exemple 11 et 12.

11.     kɔkɔti  ɔ        bo      sɛ       be      fa       man

          cochon         il         casser          décès ils       prendre          nég

« Le cochon  annonce le décès, on ne croit pas »

12.   n    fi            sui         klun   man    fite    n   sro       man    aosin      kun

      je provenir éléphant ventre Acc. sortir je craindre Nég. ténèbres  encore

« Je sors des entrailles de l’éléphant, je ne redoute plus les ténèbres »

   

  

2.1. Les structures asyndétiques

Par analogie aux formes parataxiques de base, les locuteurs créent des énoncés proverbiaux  à structures asyndétiques en omettant délibérément le lien logique de coordination entre ses deux propositions telles que 13 et 13’

13.singlinfuɛ wu      man ndɛ  sangɛ    fɛlɛ           jɛ  ɔ    fɛ         ɔ

       Insensé mourir nég. vite  mais   souffrance que il souffrir  foc

       « L’insensé ne meurt  pas tôt, mais il souffre  ».

13’.  singlinfuɛ    wu       man ndɛ  ᴓ   fɛlɛ             jɛ   ɔ     fɛ       ɔ 

          insensé       mourir nég  vite  ᴓ  souffrance que il souffrir foc

      « L’insensé ne meurt  pas tôt, mais il souffre  ».

L’usage de l’asyndète est fréquent en baoulé. C’est que, même absent matériellement de l’énoncé, le lien de coordination laisse une trace implicite.

 

               2.2. L’arrêt intonatif lié à la trace

De façon pragmatique, la présence de  la trace est sous-entendue par un arrêt intonatif lors de la production de l’énoncé.

14. akɔ         wan ɔ ti man suu sangɛ ɔ ti papa

   Poulet dit il entendre nég Onom. mais il entend Onom.

   « Le poulet  dit qu’il n’entend  pas va mais il entend paf ».

14’. akɔ   wan  ɔ       ti      man   suu     ɔ    ti      papa

     Poulet dit    il entendre nég  Onom. ᴓ il entend Onom.

   « Le poulet  dit qu’il n’entend  pas va mais il entend paf !».

La multiplication des énoncés asyndétiques en baoulé donne ainsi l’impression d’une construction immanente à la langue. Or ce ne sont que des effets de paroles. Il n’y a pas que cela, l’on peut avoir à faire avec des apocopes.

 

III.      L’APOCOPE DANS LES PROVERBES BAOULE

Le phénomène de l’apocope dans les proverbes baoulés se manifeste par la troncation d’une proposition entière à la fin de l’énoncé proverbial.

           

  

             3.1. L’effet de la troncation.

La thèse de la binarité proverbiale pose le postulat que l’énoncé proverbial est composé de deux entités propositionnelles telles que mis en exergue en 15.

15. alua   ja    ko   bu     ɔ       si           i      awlo   atin

   chien pied va   asser  il  connaitre sa maison route

    « Lorsque le chien  a la patte  cassée, il connait la route  de sa maison

Quelquefois, sinon très souvent, les locuteurs baoulés font l’économie de la deuxième entité propositionnelle du proverbe pour ne garder que la première. Ce mécanisme qui est une aposiopèse permet au locuteur d’associer le co-locuteur ou les co-locuteurs à la prise en charge de l’énoncé proverbial. Ainsi, pour l’énoncé 15, on aura 15’ suivant:

15. Locuteur:        alua   ja  ko   bu

15’. Co-locuteur:   ɔ      si   I   awlo atin

L’interruption, après la première entité propositionnelle par le locuteur n’est pas fortuite ; elle ne se fait pas au hasard. Un locuteur ne peut disposer ainsi de tous les proverbes. Le sémantisme de certains proverbes ne permet pas ce genre de troncation. Quel est donc la caractéristique des proverbes qui obéissent à ce fonctionnement ? A priori, il n’y a pas de caractéristique vraiment pertinente.  En effet, le locuteur, conscient de  la  compétence parémique et  communicationnelle  de  son  allocutaire,  se  fonde  sur  la  théorie  de  la connaissance commune pour faire sa troncation ; car il sait que la production de la première entité propositionnelle permettrait au vis-à-vis d’identifier le proverbe. Point donc besoin de citer  toute  la  phrase.  On  se  fonde  ici  sur  un  jugement  intersubjectif  des  actants  de  la conversation. Cela relève peut être de l’arbitraire. C’est le cas des proverbes comme 16.

16.     be      lafi      man    be      cɛn     man    laflɛ

          ils       dormir Nég.   ils       grossir          nég    rêve

« On ne dort pas, on ne rêve pas »

 

              3.2. L’énonciation de  la deuxième entité propositionnelle comme fait de probabilité.

Absolument rien dans la langue n’indique que l’interlocuteur devinera la deuxième entité propositionnelle. Toutefois, certains  proverbes  ont  des  comportements  singuliers,  c'est-à-dire,  une structure particulière qui oblige à faire ces troncations finales. Examinons 17 et 17’.

17. kpacroun kpacroun waka  bu         tɔ     nzue  nun  ɔ   kaci     man jue

         Plouf       plouf          bois  casser tomber eau  dans   il changer nég poisson

  « Plouf, un morceau de bois tombé  dans l’eau ne devient pas un poisson  »

17’. kpacroun    kpacroun

         plouf               plouf

      « Plouf !»

Ignorer la deuxième entité propositionnelle, même si cela est le fait du locuteur, ne relève pas entièrement de sa seule subjectivité. C’est l’énoncé lui-même qui dicte cette troncation. La première est indépendante vis-à-vis de la deuxième ; et les deux propositions signifient la même chose. La première et la deuxième sont deux manières différentes de dire la même chose. Il va de soi qu’après avoir cité la première proposition, le locuteur s’arrête pour éviter la redondance. C’est ce que spontanément, les locuteurs baoulés font sans être des linguistes. Cependant ce genre de proverbes n’abonde pas.

 

CONCLUSION

En définitive, relevons que les proverbes baoulés, lorsqu’ils apparaissent dans le discours spontané peuvent faire l’objet de troncations diverses. Celles-ci pouvant aller du simple au plus complexe. Cependant, l’énoncé garde toujours son sens ; même si dans certains cas marginaux, l’interprétation peut paraître ambiguë. Aussi, faut-il reconnaître que certaines troncations sont dictées par la structure de certains proverbes, lorsque la première proposition et la deuxième proposition font redondance. D’autres troncations sont simplement le fait du locuteur et relèvent donc de la performance.

 

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Résumé

Le processus d’émergence et de signification retrace le parcours long et difficile de la création du personnage historico-romanesque. Il commence par une lutte qui se déroule à l’intérieur de l’écrivain devenu auteur, comme l’expression d’une originalité et d’une spontanéité indispensables pour l’autonomie de la création et l’originalité du créateur.

Cette expérience douloureuse, faite de procréation et d’autocréation, mène vers une seconde étape marquée par la quête d’une signification qui, par un jeu de rapports sémiotiques, procure au personnage une historicité qui garantit son authenticité dans une Amérique Latine contemporaine à la recherche de son identité.

Mots clés: création, signification, personnage, roman, histoire. 

 

Abstract

The process of emergence and meaning traces the long and difficult journey of the creation of the historical and romantic character. It begins with a struggle that takes place within the writer turned author, as the expression of an originality and spontaneity indispensable for the autonomy of creation and the originality of the creator.

This painful experience, made of procreation and self-creation, leads to a second stage marked by the quest for meaning which, by a set of semiotic relationships, gives the character a historicity that guarantees their authenticity in a contemporary Latin America in search of its identity.

Keywords: creation, meaning, character, novel, history

 

 

Introduction  

Dans la présente étude nous entendons apporter notre contribution sur la question de la création du personnage  en tentant de retracer, d’une part, ce que nous appelons le processus d’émergence du personnage et, d’autre part, sa signification, c’est-à-dire la valeur historique que lui confère son statut sémiologique dans le récit romanesque.

En des termes plus précis, la question de l’émergence du personnage renvoie à un  acte sans doute de création, mais surtout de gestation dont l’expérience nous est révélée par des écrivains tels que François Mauriac et Mario Vargas Llosa.  Il s’agit précisément d’un acte de portée esthétique qui interroge directement l’auteur – en  tant que créateur mais un peu différent du démiurge aristotélicien – dans les relations qu’il entretient avec celui qu’il entend créer. A l’acte de procréation vient s’ajouter la dimension historique ou, plutôt, une quête d’historicité qui se manifeste à travers une réappropriation de la chose historique dont le point de départ est marqué par le phénomène de "l’imprégnation" évoqué par Maria José Alonso Seoané. Cette historicité ferme le premier chapitre et ouvre le second dans lequel la signification historique apparaît à travers la transcendance d’un espace textuel et fictif vers un espace extratextuel où se confondent le passé, les mythes et parfois l’inconscient collectif hispano-américain marqué par la conquête et la dictature, notamment chez Alejo Carpentier, Miguel Angel Asturias, Mario Vargas Llosa, Augusto Roa Bastos, etc.  

 

  

I. Du processus d’émergence du personnage

          Le processus d’émergence commence à partir des relatons que l’auteur entretient avec un sujet inexistant, ou qui n’existe plutôt que dans l’imagination de cet auteur. Dans un premier temps, il est question de présenter la nature des relations entre le sujet et son créateur. Curieusement, l’autonomie qui détermine les formes d’émergence du personnage ne compromet pas le positionnement de celui-ci par rapport à la trame historique, pour ne pas dire les épisodes historiques qui marquent la vie de cet être en papier.

 

I.1. Le personnage et son auteur

          Nous avons encore en mémoire les témoignages du professeur Bouna Mouhamed Seck[1], sur l’activité créatrice de l’écrivain hispano-américain Juan Rulfo, notamment sur l’épreuve très difficile à laquelle se livre celui-ci dans la recherche de ses personnages et de leur univers dans le récit. Cette lutte effrénée du romancier est d'autant plus délicate que, dans sa quête, il lui arrive de rencontrer des personnages différents de ceux qu’il cherche.

          Ainsi se pose, chez l’écrivain, la double question de la spontanéité et de l’originalité de la création artistique. Autrement dit, la question du choix du sujet fictionnel renvoie à la grande inconnue que constitue l’essence profonde du personnage, c’est-à-dire son âme, pour reprendre Descartes:                         

Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence et la nature n’est que pensée, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lien, ni ne dépend d’aucune chose matérielle. En sorte que moi c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait d’être pour ce qu’elle est. [2]  

 

Comment expliquer que cette "aisance à connaître" l’âme chez l’auteur du Discours de la méthode soit à l’opposé des efforts considérables que déploie le romancier à la recherche de son personnage ?

          François Mauriac nous retrace le long processus que connaît la génération du personnage. Le créateur se voit soumis à beaucoup de convulsions et d’épreuves, notamment dans son travail de configuration ou de formatage du personnage, une activité dans laquelle, contre toute attente, peuvent surgir des rapports conflictuels entre l’auteur-créateur et son propre personnage, notamment sur les choix esthétiques et parfois idéologiques que l’un veut faire porter à l’autre. Le romancier Mario Vargas Llosa partage ce point de vue:

Oui, je crois que dans mes romans, j’ai toujours expérimenté ce phénomène de personnages qui " "échappent à leurs créateurs". Des personnages qui sont conçus dans une certaine orientation et qui, pendant l’écriture du livre, d’une manière tout à fait spontanée, soit deviennent plus importants soit par contre deviennent des figures vagues ou secondaires. Je dois dire même que, lorsque j’écris, j’attends avec beaucoup d’impatience et de curiosité ces découvertes… Quand un personnage pousse pour être connu, c’est très excitant, c’est un moment très riche car tu découvres comment l’irrationnel joue un rôle si important dans la création. [3]

         

Pour expliquer ce phénomène, François Mauriac condamne sévèrement ce que nous pouvons  appeler la dictature de l’écrivain. Selon lui, d’abord, le romancier aveuglé par une volonté passionnée de créer ses personnages à partir de sa réalité vécue ou d’images préalablement conçues semble perdre la prérogative première qui doit fonder son être, c’est-à-dire la  magie ou l’art de créer. Ensuite, et c’est le plus grave, il se perd lui-même, car l’œuvre de création qui l’interpelle se situe à un double niveau, celui de la création de soi avant la création de l’autre:

A vrai dire, tous les romanciers, même quand ils ne  l’ont pas toujours publiée, ont commencé par cette peinture directe de leur belle âme et de leurs aventures métaphysiques ou sentimentales. Un garçon de dix-huit ans ne peut faire un livre qu’avec ce qu’il connaît de la vie, c’est-à-dire ses propres désirs, ses propres illusions. Il ne peut que décrire l’œuf dont il vient à peine de briser la coquille. Et en général, il s’intéresse trop à lui-même pour songer à observer les autres. C’est lorsque nous commençons à nous déprendre de notre propre cœur que le romancier commence aussi de prendre figure en nous. [4]

 

La création ne devient alors possible qu’à la suite d’une autocréation, après que le romancier se soit libéré de toutes les lourdeurs qui l’astreignent à copier la réalité environnante, à transposer ou à reconduire des personnages parfois connus. C’est à cette condition que le romancier devient un véritable romancier, un démiurge[5] capable de s’élever au-dessus de son ego.

Mieux encore, ce processus de détachement, d’écart entre la création et le vécu, propre  à l’épreuve d’auto-génération,  peut prendre la forme très poussée d’une rébellion ouverte. C’est-à-dire qu’il arrive que le sujet à créer ne veuille non seulement pas se soumettre au bon vouloir de son créateur mais trouve même les moyens d’obliger celui-ci à l’accompagner à vivre conformément au destin qui l’attend:

Il arrive qu’à tête reposée nous finissions par retrouver dans notre propre cœur l’infime point de départ de telle revendication qui éclate dans un de nos héros, mais si démesurément qu’il ne subsiste réellement presque plus rien de commun entre ce qu’a éprouvé le romancier et ce qui se passe dans son personnage… Et c’est par là encore que nos personnages, non seulement ne nous représentent pas mais nous trahissent car le romancier, en même temps qu’il amplifie, simplifie. [6]

 

Pourtant le phénomène dont il est question ici n’est pas spécifique aux êtres en papier. Il est bien comparable à l’expérience de l’être humain. En effet, ce dernier a un lieu de naissance et des parents qui lui donnent vie et qui veillent sur son éducation. Mais son destin très souvent peut ne pas être à l’image de celui ou de ceux qui l’ont mis au monde et protégé. Il peut lui est propre et traduire ainsi ses désirs, ses ambitions, sa raison de vivre. Alors, toute tentative brutale qui irait en sens contraire porterait atteinte à sa raison de vivre et, par conséquent, à son être. Cette autonomie est indispensable parce que vitale pour le personnage:

Peut-être est-ce pour cette raison qu’au lieu de considérer le roman uniquement comme une "autobiographie du possible", selon le mot de Thibaudet, les romanciers de l’entre deux-guerres, en dépit du fort courant autobiographique –  Nimier, Nourissier, etc. – multiplient les déclarations sur l’autonomie du personnage par rapport à son créateur. Voulez-vous que vos personnages vivent ? », demande Sartre dans son article à Mauriac en 1939; « Faites qu’ils soient libres »…La majorité des créateurs tient à marquer sa volonté de laisser les personnages évoluer à leur guise, disparaître soudain ou entraîner leur auteur dans des aventures et des rencontres imprévues. [7] 

 

Beaucoup de personnages fictionnels arrivent à s’émanciper de leurs créateurs et à vivre leur vie, comme c’est le cas d’Augusto Perez de Miguel de Unamuno dans Niebla.  En guise d’illustration, Gabriel García Márquez ne peut pas arrêter le destin qui attend le dernier des Buendia:

Antes de llegar al verso final (Aureliano) ya había comprendido ya no saldría jamás de ese cuarto, pues estaba previsto que la ciudad de los espejos  sería arrasado por el viento, y desterrada de la memoria de los hombres. [8]

 

Roa Bastos, malgré son opposition à la dictature, dont il a souffert en plein vingtième siècle, ne peut pas s’opposer à la soif d’immortalité de Gaspar Rodríguez Francia: « Contesta al comandante de Villa Franca que no he muerto aún, si estar muerto no significa yacer simplemente bajo una lápida donde algún idiota bribón escribía un epitafio por el estilo de: “Aquí yace el Supremo Dictador”.» [9] Flaubert ne s’oppose pas mais accompagne plutôt le silence tyrannique de madame Bovary, etc. ? Au même titre que les personnages, il y a aussi des espaces qui, bien que fictionnels, continuent de vivre, autonomes, après que leurs auteurs eurent mis un terme à leurs récits. C’est pourquoi Villar Raso place entre la réalité et la fantaisie les trois espaces que sont Comala de Juan Rulfo dans Pedro Páramo (1955): « sobre las brasas de la tierra y en la mera boca del infierno», Santa María, de Juan Carlos Onetti dans La vida breve (1950): « donde las gentes están desprovistas de espontaneidad y alegría » et Macondo de García Márquez dans Cien años de soledad (1967): « una aldea de veinte casas de barro y cañabrava construidas a la orilla de un río ». Combien de lecteurs ne se sont pas rendus respectivement au Mexique, à Uruguay, en Colombie, ou tout simplement en Amérique Latine pour retrouver ces trois espaces ou leurs traces à la fois si réels et si imaginaires: « Las tres regiones son tan distintas como pueden serlo países de diferente cultura, aunque fácilmente reconocibles e igualmente inolvidables ». [10]

          Cependant, plus qu’une autonomie, l’indépendance manifestée et vécue par le personnage ne coupe pas le lien ombilical qui le lie à son créateur. Le “ rebelle ” relève souvent d’une excroissance de sentiments, de désirs ou même de rejets occultés ou en latence chez l’auteur. François Mauriac parle d’expression incontrôlée de "déchets" qui trouvent dans le personnage un moyen d’incarnation et de refoulement. Il est fait ici référence, bien sûr, du rôle de l’inconscient –ou  du para-conscient– dans la création littéraire. Chez Bourneuf et Ouellet, il s’agit d’une image prospective que véhicule l’œuvre et dont les protagonistes sont une partie intégrante:

Tout autant sinon plus qu’une "conséquence", l’œuvre est souvent pour son auteur "une manière de s’anticiper":

Loin de se constituer uniquement sous l’influence d’une expérience originelle, d’une passion antérieure, l’œuvre pourrait être considérée elle-même comme un acte originel, comme un point de rupture où l’être, cessant de subir son passé, essaierait d’inventer son passé, un avenir imaginaire, une configuration soustraite au temps. [11]

 

Les relations entre le romancier et son personnage sont ainsi, au-delà du rapport apparent de paternité et de filiation originelle, le résultat d’une profonde transposition involontaire. Il s’agit d’une extériorisation inconsciente de substances ou de valeurs qui quittent l’écrivain pour prendre part à la formation de l’identité spécifique du sujet créé.

Cette découverte de l’expérience douloureuse de la création nous amène à nous poser la question de savoir si chaque "romancier véritable", selon l’appellation de Mauriac, choisit de se lancer ainsi dans l’aventure que devient l’écriture romanesque ignorant quasi totalement la nature du produit auquel il va aboutir.[12] Etant entendu que les quelques retouches souhaitées par le romancier dans le modelage de son personnage sont à négocier avec la plus grande prudence, de peur que la liberté de création ne soit entamée. En ce qui concerne le personnage historique, la limitation de la liberté du sujet-écrivant devrait être renforcée au détriment du sujet créé ou à créer, car il y a des exigences référentielles en l’absence desquelles l’historicité de l’œuvre serait fortement mise à l’épreuve –quelle que soit par ailleurs la relativité parfois très poussée de la notion d’historicité. En d’autres termes, le roman historique renvoie à une époque et à une situation historiques vis-à-vis desquelles il a été conçu, d’où la possibilité d’établir un rapport référentiel entre la production romanesque et l’événement historique, et de prétendre évaluer ainsi le degré d’historicité de l’œuvre en question.

 

 

  1. Le personnage et l’histoire

Dans un essai de synthèse, François Peyrègne met l’accent sur les différents écueils qui se dressent sur le chemin de l’appréhension du personnage historique par rapport au référent historique. Il fait d’abord quelques précisions d’ordre terminologique et conceptuel qui vont être le fondement de ce qui va suivre. En effet, c’est seulement après avoir mis en relief le rôle de représentation  " artistique ou littéraire" du personnage d’une part et, d’autre part, la relation entre l’historique et le "référent objectif" qu’il est possible de "mesurer l’écart" entre le référent et la représentation:

L’analyse de la construction du personnage historique consisterait donc simplement dans ce cas à mesurer l’écart plus ou moins grand supposé exister entre le référent historique et l’élaboration artistique qui en est faite, à peser en quelque sorte la charge d’historicité contenue dans la production culturelle. [13]

 

Mais, la difficulté vient de ce que "l’illusion référentielle" touche autant à la représentation (“l’élaboration artistique”) qu’à "la matière historique" (“le référent historique”). En fait, l’"illusion référentielle" vient brouiller toute approche comparative historico-fictionnelle qui distinguerait le “personnage” historique du référent historique, le faux du vrai. Or, il faut éviter une catégorisation hâtive considérant a priori le référent historique et le sujet romanesque comme deux éléments distincts. La nature historico-fictionnelle est d’autant plus difficile à saisir que sa construction varie en fonction de chaque écrivain. Celui-ci, en toute liberté, peut décrire son sujet conformément  à son modèle, d’où la spécificité de l’œuvre de recréation, où le romancier cherche à "transcender" le personnage historique, à le vider de son " historicité" antérieure.

Mais le processus de construction du personnage historique commence par une identification du sujet historique parodié, une première phase dont Maria José Alonso Seoané dit [14] qu’elle  représente  "l’imprégnation", la documentation. Fernando Aínsa illustre cela en évoquant  l’écriture de Noticias del Imperio qui a requis, selon son auteur  Fernando Del Paso, des années de lecture d’ouvrages historiques divers portant sur Maximiliano et son époque. La belle image métaphorique d’Achille et de la tortue y est utilisée par Del Paso lui-même: «La documentación siempre tendrá el papel de la tortuga, la imaginación el de Aquiles teóricamente Aquiles nunca va a llegar antes que la tortuga pero en la  práctica llegó.»[15] 

L’importance de cette plongée dans les profondeurs du document historique nous est révélée aussi par Alejo Carpentier sur les recherches minutieuses qui ont rendu possible l’écriture de El reino de este mundo:

Es menester advertir que el relato que va a leerse ha sido establecido sobre una documentación extremadamente rigurosa  que no solamente respeta la verdad histórica de los acontecimientos, los nombres de personajes  -de lugares y hasta de calles, sino que oculta, bajo su aparente intemporalidad, un minucioso cotejo de fechas y de cronologías. Y sin embargo, por la dramática singularidad de los momentos, en la encrucijada mágica de la Ciudad del Cabo, todo resulta maravilloso en una historia imposible de situar en Europa, y que es tan real. [16]

 

La consultation de la source historique  reste une constante chez Carpentier car, dans El arpa […], se dégagent une foule de données connues sur le passé de Christophe Colomb, notamment sur le plan social et  culturel. On a l’impression que rien n’a été laissé de côté. L’espace historique colombin est connu jusque dans ses moindres détails. La chambre de Valladolid où mourut Colomb est celle d’où le "yo" du narrateur raconte l’histoire de sa propre vie, une histoire qui retourne vers le même  point qu’est Valladolid avant l’évocation de l’“invisibilité” du personnage. Une quête minutieuse de documents marque aussi l’espace initial du pontificat.

           A l’évidence, Carpentier ne construit pas son personnage à partir de rien. La connaissance du passé colombin lui permet, à travers celui du personnage de Pie IX,  d’engager un dialogue intertextuel qui dévoile la stratégie qu’il entend mettre en place. En effet, le texte romanesque interroge et répond  de manière explicite au texte de Léon Bloy:

El muy Eminente Príncipe Cardenal Donnet, arzobispo de Burdeos hizo conocer hace cuatro años a vuestra Santidad la veneración de los fieles hacia el servidor de Dios Cristóbal Colón, solicitando insistentemente la introducción de la causa  del ilustre personaje por vía extraordinaria » (Apendice "C" del postulatum, publicado al final de Le Révélateur du Globe de Léon Bloy. [17]

 

Un autre texte est interpellé, celui de l’historien français Roselly de Lorgues intitulé Histoire posthume de Christophe Colomb, auquel Carpentier enlève l’adjectif "posthume" comme pour le tirer de la mort: « (El papa) había encargado a un historiador francés, el conde Roselly de Lorgues, una Historia de Cristóbal Colón, varias veces leída y meditada por él.»[18]

Il s’agit de ressusciter, en le réinventant, un personnage colombin dont le profil s’obtient ici à partir d’un autre personnage qu’est le Pape. Celui-ci nous est accessible à travers le dialogue intertextuel qui marque le début d’El arpa […], notamment toute la première partie.[19]

En effet, Carpentier décrit longuement l’attitude fort hésitante du chef de l’Eglise devant le décret qu’il doit signer:

Hacer un santo de Cristóbal Colón era una necesidad, por muchísimos motivos, tanto en el terreno de la fe como en el mismo terreno político –y bien se había visto, desde la publicación del Syllabus, que él, Pio IX, no desdeñaba la acción política, acción política que no podía inspirarse sino en la Política de Dios, bien conocida por quien tanto había estudiado a San Augustín. Firmar el Decreto que tenía delante era un gesto que quedaría como una de las decisiones capitales de su pontificado... Volvió a mojar la pluma en el tintero, y, sin embargo, quedó la pluma otra vez en suspenso. Vacilaba nuevamente, esta tarde de verano en que no tardarían las campanas de Roma a concertar sus resonancias al toque del Angelus. [20]

 

Simultanément, avant que ne s’accomplisse l’acte de signature, sont évoqués des auteurs et des ouvrages sur lesquels semble vouloir s’appuyer le Pape dont est décrit le long voyage effectué en Amérique Latine. A travers ce périple, se constitue une sorte de “personnage-espace” à double visage.[21] Deux actions se superposent et s’unissent [22] puisque le personnage papal accomplit un acte identique à celui de Christophe Colomb. L’espace de départ est unique, celui d’arrivée également. L’acte de voyager confronte et confond en même temps les deux personnages en question.

          Aussi, l’unification du temps efface-t-il toute anachronie. “ Genova ”[23] est la ville d’hier et d’aujourd’hui. “ América ”  appartient à aujourd’hui et virtuellement à hier. Tout entre dans cette immensité de l’espace neutralisé par les étoiles où il n’y a plus qu’un seul personnage: l’être humain: « Camino de América, Camino de Santiago, Campus Stellae –en realidad camino hacia otras estrellas: inicial acceso del ser humano a la pluralidad del inmensidades siderales. » [24]

          Nous pouvons appliquer la même analyse chez Miguel Angel Asturias dans El señor Presidente dont la phase d’imprégnation est à chercher dans la situation sociale de terreur provoquée par la dictature. A ce niveau, il convient de préciser que l’identification de la référence historique au Guatemala dépasse la seule dictature de Estrada Cabrera  pour s’étendre sur celles qui ont suivi, notamment des présidents  Urico et Orellano. Mieux encore, l’impact référentiel rejaillit sur tout le sous-continent: « No denuncia con nombre propio al dictador, sino que lo pinta como un símbolo, un prototipo de los muchos personaje parecidos que se dan sobre todo en Hispanoamérica.»[25] Le récit historico-fictionnel de Asturias vient enrichir ainsi la thématique de la dictature à côté de El otoño del patriarca et El recurso del método d’Alejo Carpentier, Yo el Supremo de Roa Bastos et même  La fiesta del chivo (2010) de Vargas Llosa, sans oublier d’autres œuvres hispaniques bien connues telles que Facundo de Domingo Faustino Sarmiento, Amalia de José Mármol, El matadero d’Esteban Echeverría, Tirano Banderas de Valle-Inclán, etc.

          De manière générale, la référentialité historique et la création du personnage  en liaison avec ce que Maria José Alonso Seoane nomme l’“incrustation” à propos de  Ramón del Valle-Inclán[26] , se manifestent souvent par un usage terminologique et une réappropriation du style documentaire, synonyme de la vitalité d’une intertextualité dialogique historico-romanesque. Alonso Seoane relève la complexité documentaire qui apparait dans la reconstruction historico-fictionnelle:       

         

En esta clase de obras históricas la dificultad mayor consiste en incrustar documentos y episodios de la época. Cuando el relato me da naturalmente ocasión de incrustar una frase, unos versos, una copla, un escrito de la época de la acción,  me convenzo de que todo va bien. Pero si no existe una oportunidad no hay duda de que va mal. Eso suele ocurrir en toda obra literaria. [27] 

 

La régularité avec laquelle les terminologies et les styles  historiques sont "incrustés" dans les romans  –il s’agit du  “ collage ”–  rehausse le degré d’historicité du texte fictionnel, sans pour autant épuiser cette même historicité. En effet, celle-ci s’articule également à ce que le créateur de l’œuvre entend par l’histoire, à sa conception de l'histoire mise au service d'un projet authentiquement littéraire à travers un phénomène de “ transmutation ”:

El último paso -de evidente existencia, aunque Valle no la haya nombrado de ninguna manera-, en la construcción del personaje histórico, es la transmutación o transformación de éste según los presupuestos estéticos y el significado total y último de cada obra. [28]

 

Créer littérairement un personnage “historique” en passant par les différentes phases décrites ci-dessus c’est donc construire et/ou déconstruire un autre personnage. En effet, dès que le référent historique est interrogé par le romancier, ce dernier appréhende son dépassement et sa transcendance historique.

II. De la signification du personnage

En évoquant le personnage et  son rapport référentiel avec l’histoire, on convoque la notion de représentation. Celle-ci,  bien qu’elle prenne le plus souvent une forme parodique dans les textes hispano-américains cités, dévoile l’existence d’une relation sémiotique que confirme Mikhaïl Bakhtine:

La notion de signe recouvre en effet un type particulier d’objets, parfaitement réels, entièrement matérialisés (que ce soit sous la forme d’une perception extérieure ou d’un phénomène cérébral ou organique) mais ne se laissant pas réduire à cette réalité matérielle, puisqu’ils sont indissociables d’une signification. Toutes les idéologies –religion, droit, art, littérature, science- ne sont que des systèmes de signes spécifiques: "le domaine de l’idéologie coïncide avec celui des signes". Le langage n’est que le plus universel de tous, ce qui en fait l’instrument commun" de la plupart des idéologies. [29]

 

Ainsi, par sa signification, le signe échappe à "l’idéalisme purement spéculatif". Il acquiert au contraire une utilité "représentationnelle", comme le montrent les idéologies citées par le même Bakhtine. Chez ce dernier, la caractéristique donnée au signe à travers le rejet du vide spéculatif –la théorie  du signe comme “absence” de la chose– est celle de permettre l’identification d’un objet dans le langage.

           En effet, dans l’ancienne conception, celle de l’Antiquité et de l’époque médiévale vers laquelle tend la conception bakhtinienne, le signe est identifié à la chose. C’est la position de Cratyle chez Platon. Quant à la conception moderne, mais déjà présente chez le même Platon en la personne d'Hermogène, l’interlocuteur de Cratyle, elle ramène le signe à la notion de contrat, de convention. Elle a été adoptée par Ferdinand de Saussure chez qui le langage est perçu comme une structure et c’est dans cette structure que se manifeste le signe:

Depuis F. de Saussure, la linguistique a précisé le rapport que nous entretenons avec le réel par l’intermédiaire du langage: le signe n’existe que dans la relation triangulaire signifiant / signifié / référent. L’oublier, c’est reconstituer comme l’historiographe du XIXe siècle l’"illusion référentielle" décrite par R. Barthes: dans la confusion du "mot" et de la "chose", l’histoire semble alors parler directement et la réalité s’écrire d’elle-même. [30]

 

Poser alors la valeur sémiotique du personnage, c’est le positionner par rapport à un signifiant, un signifié et un référent. Or, comme le dit J. Lyons, le signifiant est de loin plus concret que le signifié parce que renvoyant aux formes des mots.[31] Il est le matériau de base à partir duquel nous cherchons à identifier le signifié. Les deux vont ensemble et sont désignés comme des constituants du signe linguistique. Le signifiant trouve sa raison d’être à travers l’élément auquel il renvoie et qui est son signifié. A quoi il faut ajouter qu’un signifiant peut avoir plusieurs signifiés et inversement un signifié peut avoir plusieurs signifiants. Par ailleurs, nous pouvons penser que le référent, troisième terme de la relation triangulaire, fait intervenir celle de “ contexte ”, lequel devient souvent déterminant. En fait, comme il a été souvent remarqué, les mots n’ont de sens que par rapport à des contextes.[32] 

            Mais la prudence s’impose parce qu’il est évident que le personnage ne saurait se résumer exclusivement à la notion de signe linguistique en tant que moyen d’appréhension de la présence du personnage, par exemple dans le champ textuel sous diverses formes morpho-syntaxiques. Si nous devions nous limiter à ce niveau de la structure verbale, si intéressant fût-il, le personnage ne serait que partiellement interrogé.

           En fait, des écrivains comme Carpentier, Miguel Angel Asturias, à l'instar de beaucoup d'autres romanciers, ne peuvent ignorer la prégnance encore très actuelledu signe cratylien  celui qui fait un tout du monde et des mots  de même  qu'ils ne peuvent ignorer leur appartenance à une modernité fondée sur l'arbitraire du signe. Nous voulons dire celle qu'évoquait Edmond Cross lorsque, reprenant les thèses de Michel Foucault dans son ouvrage Les mots et les choses[33], il examinait la diversité du rapport entre signifiant et signifié dans une analyse comparative  du  Guzmán de Alfarache et du  Don Quichotte. Après avoir constaté le rapport analogique entre le signifiant et le signifié dans le premier, Cross faisait remarquer dans le second une rupture très importante qui semble dès le XVIe siècle donner une idée sur la relativité de la correspondance entre le signifiant et le signifié:

Le statut du signe change radicalement: désormais, il ne saurait tirer sa signifiance de la ressemblance qu’il offrirait avec le signifié. Il ne "colle" plus à l’objet qu’il désigne. Désormais, les codes de communications ne sont plus considérés comme de "codes figuratifs". Entre les  mots et les choses s’établissent des écarts qu’illustre la thématique d’un livre comme Don Quichotte et dans cet écart s’engouffre tout l’art baroque. [34]

 

Au terme de ce parcours sur la signification du personnage à travers la charge sémiologique qu’il tient de la référence historique, nous avons présenté une appréhension théorique de la duplicité du roman historique –à travers sa forme fictionnelle et son contenu historique– et de son personnage. Une bonne partie de la production romanesque hispano-américaine contemporaine peut illustrer la signification historique du personnage fictionnel. Pour illustrer cela, aux ouvrages déjà relevés dans la deuxième partie sur le thème de la dictature nous pouvons ajouter Hijo de hombre de Roa Bastos, Maladrón de Miguel Angel Asturias,  La guerra del fin del mundo de Vargas Llosa, entre autres.

Ces trois romans traduisent, souvent à travers le mythe et l’inconscient collectif porté par leurs protagonistes au-delà de leur fictionnalité, l’histoire profonde de trois peuples et espaces latino-américains. Dans Hijo de hombre,  le vieux Macario revivifie à travers le Karaï Guasu  le personnage politique de José Gaspar Rodriguez de Francia. Maladrón retrace en partie l’histoire du Guatémala au XVe siècle, notamment «  la survivance dans l’inconscient collectif de la tragédie de la conquête et des mythes guatémaltèques. »[35] Enfin, La guerra del fin del mundo renvoie à une histoire politico-religieuse sur fond de contestation relative, notamment à travers le personnage d’Antonio  Conselheiro  bien repris par Euclides da Cunha dans Os sertöes. La question de l’historicité et son développement dans ces œuvres par des personnages fictifs peut faire l’objet de beaucoup d’études qui d’ailleurs ont déjà commencé, notamment chez Jean Franco,[36] Leo Pallmann,[37] Milagros Ezquerro,[38] Jacquelin Covo,[39] Amadeo Lopez,[40] etc.

 

 

Conclusion

Des convulsions gestatoires qui secouent les instances narratrice et actantielle sous le regard de l’écrivain -ou  plutôt de l’auteur-, il se manifeste un sujet en cours de création qui tire sa légitimité historique de sa nature fictionnelle, laquelle est vue non comme une création programmée mais comme le produit d’une imagination libérée. 

Le sujet reconnu comme personnage s’imprègne et transcende une matière brute, historique, à la recherche d’une signification dont la quintessence repose sur un dialogisme bakhtinien et une représentation sémiotique.

Au bout du processus à la fois éprouvant et exaltant de la création romanesque se trouve une historicité nouvelle et profonde, c’est-à-dire libre et authentique, d’une Amérique Latine contemporaine qui y retrouve l’expression de son identité sociale, culturelle et politique.

 

Bibliographie

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-  Cross, Edmond. Théorie et pratique sociocritiques, Montpellier: Une publication du Centre d’Etudes et de Recherches Sociocritiques (C.E.R.S.) U.E.R. II. Université Paul Valéry-Montpellier.

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-  Raso, Villar M. Historia de la literatura hispanoamercicana. Madrid: EDI-6, S.A., 1987.

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-   Vásquez, Carmen, « El reino de este mundo y la función de la historia » in  « La novela histórica », Cuaderno de Cuadernos 1, op. cit., pp. 113-114. 


* Université Gaston Berger de Saint-Louis, Sénégal

[1] “ Cours de littérature latino-américaine ”, U.C.A.D., Dakar, 1980.

[2] Descartes cité par Bourneuf et Ouellet in L’Univers du Roman, Paris: P.U.F., 1972, p. 166.

[3] « Mario Vargas Llosa parle de son œuvre » dans América, Cahiers du CRICCAL, N° 14, Presses de la Sorbonne Nouvelle-Paris III, 1994, p. 209.

[4] Mauriac, François. Le romancier et ses personnages. Paris: Editions R.A. Correa, 1933, p. 82.

[5] Il n’a pas exactement la même signification que celle que lui donne Aristote — que nous verrons plus tard — car Maurice met Dieu au-dessus de tout et considère le romancier comme quelqu’un qui s’en rapproche. Ibid., p. 94.

[6] Mauriac, François. op. cit., pp. 92, 93.

[7]  L’univers du roman, ed.. cit., pp. 172, 173.

[8] García Márquez, Gabriel, Cien años de soledad, Madrid: Biblioteca El Mundo, p. 320.

[9] Roa Bastos, Augusto, Yo el Supremo, Barcelona: RBA Libros,  2012 (1era ed. 1974), p. 42.

[10] Raso, Villar M. Historia de la literatura hispanoamericana. Madrid: EDI-6, S.A., 1987, p.47.

[11] Bourneuf et Ouellet appuient leur affirmation sur D. Fernandez dans « Psychanalyse et critique littéraire », Preuves, mars 1966, p. 31.

[12] Jean Paul Sarte aussi aborde cette question dans son ouvrage Qu’est-ce que la littérature.

[13] F. Peyrègne. « La construction du personnage historique » (Essai de synthèse) in La construction…, op. cit, p.15.

[14] Alonso Seoane, María José, “La construcción del personaje histórico en el modernismo de Valle-Inclán”, dans La construction du personnage, ed. cit., p. 40, 41.

[15] Voir Aínsa, Fernando, « La reescritura de la historia en la nueva narrativa latinoamericana », in Cuaderno de Cuadernos, n°1, Universidad Nacional Autónoma de México, 1991, p.20.

[16]  Citation recueillie par Carmen Vásquez, « El reino de este mundo y la función de la historia » in  « La novela histórica », Cuaderno de Cuadernos 1, op. cit., pp. 113-114. 

[17] Carpentier, Alejo. El arpa y la sombra, p, 51. Nous reviendrons sur cet ouvrage plus tard dans une analyse intertextuelle d’abord sous un angle historique, ensuite sous un angle fictionnel ou plus exactement historico-fictionnel.

[18] El arpa…, ed. cit., p. 20.

[19] Ibid., pp. 13-54.

[20] Ibid., p. 21.

[21] Cela se passe à travers ce qu’on peut appeler une doublure du temps ou, plus exactement, un mélange du temps et de l’espace.

[22] La doublure temporelle peut être aussi appelée une “ doublure actantielle. ”

[23] Ibid.,  p. 31.

[24] Ibid., p. 31.

[25] Galvez Acero, Marina, La novella hispanoamericana del siglo XX.  Cuadernos de Cuadernos. Madrid: Editoria Cincel, 1981, p. 39.

[26] Alonso Seoane cite D. Dougherty, in " La construcción del personaje histórico en el modernismo de V. Inclán" in La construction du personnage, op. cit.,  p. 41.

[27]Ibid., p. 41.

[28] Ibid., p. 41.

[29] Mikhaïl Bakhtine. Esthétique et théorie du roman. Paris: Gallimard, 1978  (1975), p. 12.

[30] Dictionnaire Historique, thématique et technique des Littératures française et étrangères, anciennes et modernes. Paris: Larousse, 1990 (Edition originale en 1985), p. 713.

[31] Lenguaje, significado y contexto. Barcelona: Ed. Paidós, 1981.

[32] Pour ce qui est de la notion de contexte, il faut distinguer entre “ contexte linguistique ” (la “ langue ” au sens de Saussure, la pratique sociale de la langue, la compétence idiolectale de l’émetteur) et le “ contexte extra-linguistique ” (situation de la communication, rapports entre l’auteur et le lecteur, la société, le “ personnage historique ”…)

[33] Foucault, Michel. Les mots et les choses: une archéologie des sciences humaines. Paris: Gallimard, 1989, 408 pages.

[34] Edmond Cross, s’appuyant sur Claude Gilbert Dubois, dans Théorie et pratique sociocritiques, ed. cit. p. 159.

[35] Lopez, Amadeo, « Histoire et roman historique »…

[36] « Antonio Conselheiro: histoire et fiction » in Covo, Jacqueline. Introduction aux civilisations latino-américaines. Paris: Editions Nathan, (Première édition en 1993), 1995, pp. 93-102

[37] « Realidad histórico-ficcional e imaginación mito-poética en Hijo de hombre », in América N° 14, pp. 109-116.

[38] « Narrateurs et projets narratifs dans Hijo de hombre », in ibid., pp. 141-151.

[39] « Espace et histoire dans Maladrón de Miguel Angel Asturias», in Ibid., pp.177-185.

[40] Op. cit.

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Résumé

Cet article explore un domaine à deux versants: linguistique et pédagogique. En effet, il se penche sur le type d’enseignement apprentissage du français destiné aux adultes qui vont en France avec le statut de primo-arrivant. La première partie de cette formation, organisée de concert  par l’O.F.I.I. (Office Français pour l’Immigration et l’intégration) et l’Institut Français de Dakar, surfe essentiellement sur la vague de l’intégration au plan social, économique et de la citoyenneté française. À ce titre, cette formation s’arrime sur le référentiel dénommé F.L.I., Français Langue d’Intégration, sous les auspices duquel se déroule la formation en France. Le caractère asymétrique des profils des apprenants, la disparité de leur prérequis, l’hétérogénéité de leurs origines et conditions sociales, sont autant d’éléments faisant la spécificité d’une telle formation. Aussi, l’article analyse-t-il l’origine sociale des candidats concernés, la réalité linguistique et citoyenne à laquelle ils seront confrontés dans la société d’accueil. Enfin, il tente de délimiter les contours de ce type d’enseignement dans un environnement composé de différents référentiels pour mieux cerner ses enjeux.

Mots clés: Société, langue française, migration/intégration, autonomie, citoyenneté, enseignement/apprentissage

 

Abstract

This article explores an area with two sides: linguistic and educational. Indeed, it looks into the kind of learning a French language intended for adults who go to France with the newcomer status. The learning, organized together by French Institute and F.I.I.O. (French Immigration and Integration Office) makes easier their future integration from a social, economic, and citizenship point of view. From this angle, the learning is based on the frame of reference named F.I.L. (French Integration Language). The asymmetrical characteristic of the students’ profile, the disparity of their knowledge, the diversity of their origin and social conditions form the characteristic of this learning. So, this article analyses the social background of the students, the real nature of the linguistic of their welcome society. Lastly, it tries to situate the kind of learning in an environment made up of various referential in order to define better the questions.

Key words: Society, French language, migration /integration, autonomy, citizenship, teaching/learning,

 

 

INTRODUCTION

Une  dernière trouvaille émerge, qui vient étendre et enrichir le champ de l’enseignement/apprentissage du français aux adultes étrangers vivant en France. Il s’agit du référentiel baptisé Français Langue d’Intégration (F.L.I.[1]). Sa cible ? Les primo arrivants en France, c’est-à-dire les personnes adultes récemment arrivées en France avec un projet migratoire en bandoulière: s’installer, sinon définitivement, du moins durablement en France dans le cadre conjugal ou du regroupement familial. Cependant, l’on note un maillon manquant, en amont de cet enseignement apprentissage qui se déroule au pays de Marianne. On semble oublier ou ignorer qu’un empan de cette activité pédagogique se fait extramuros, hors du territoire français. Elle se déroule à Dakar où les tout premiers jalons sont délicatement posés, en attendant son parachèvement ou sa consolidation en France. À cause sans doute de cette omission, ce type d’activité, n’étant prévu ni couvert par Le C.E.C.R. (Cadre Européen Commun de Référence pour les langues), et, subséquemment, par le F.L.I, demeure le point aveugle de ce nouveau champ. N’empêche, il fait son chemin depuis février 2009. Quatre principaux points d’entrée font l’objet d’étude du présent article qui tentera d’élucider la dénomination « cours O.F.I.I.[2] » (Office Français de l’immigration et de l’Intégration) et d’analyser ses finalités, ses publics cibles, et les caractéristiques de la société d’accueil. Cette réflexion permettra de réaliser que ce type d’enseignement, bien qu’il ait cours en dehors du territoire français, s’inscrit, eu égard aux nombreuses similitudes avec le F.L.I., dans le sillage de celui-ci, au demeurant conçu pour n’être dispensé qu’en France.

 

« LES COURS O.F.I.I. », POURQUOI UNE TELLE DÉNOMINATION ?

          Sous l’appellation « cours O.F.I.I. », est entendu le type d’enseignement/apprentissage développé au sein du réseau sénégambien, à Dakar notamment, à l’intention des adultes en partance pour la France afin de rejoindre leur conjoint(e) ou leur famille. Pour bien des apprenants, cette formation constitue la porte d’entrée de la langue et de la culture françaises. Mais cette dénomination fait sens et est suffisante pour être comprise si nous tenons compte du fait que la copule «français » et «intégration » constitue un commun dénominateur à O.F.I.I. et à F.L.I. En lieu et place, peut-être, du C.E.C.R. (Cadre Européen Commun de Référence pour les langues), c’est plutôt l’O. F.I.I, en relation avec l’Institut Français de Dakar, qui définit et oriente la politique linguistique. Selon les dispositions de l’O.F.I.I., la présence aux évaluations et, le cas échéant, aux formations, est non seulement obligatoire, mais elle est aussi le préalable à la délivrance éventuelle du visa long séjour.

          L’O.F.I.I., en sa qualité de direction axiale du dispositif d’accueil des étrangers, détermine le crédit horaire (60 heures pour les uns et 40 pour les apprenants d’un niveau relativement supérieur), le nombre d’apprenants par classe (une dizaine), le nombre de groupes bénéficiaires mensuellement (deux en moyenne). Enfin, ladite structure délivre les attestations de réussite ou de suivi de formation au double plan linguistique et des Valeurs de la République, condition sine qua non de l’obtention du visa. Quant à l’Institut Français, cheville ouvrière de ce dispositif, il offre le cadre (les salles), la logistique (le tableau blanc inter actif ou T.B.I. qui contribue à la dématérialisation des supports pédagogiques, les ouvrages didactiques, les postes téléviseurs, les ordinateurs, etc.), le personnel enseignant, le personnel administratif et technique, le personnel chargé de la sécurité,  etc. L’agrégation des efforts de ces différentes structures assure efficacité et fiabilité à l’enseignement/apprentissage. Mais, comme toute formation, celle dite « O.F.I.I. » n’est pas sans visée: l’intégration en est la principale finalité. Analysons-en les composantes.

 

LES FINALITÉS

Il semble approprié, à l’entame de cette partie, d’explorer le périmètre notionnel du mot « intégration ». Ce terme est issu du vocable latin integratĭo et signifie l’action ou l’effet d’intégrer ou de s’intégrer, faire en sorte que quelqu’un ou quelque chose  appartienne à un tout. Dans le présent article, nous retiendrons le sens courant dudit terme: la situation d’un individu ou d’un groupe qui est en interaction avec les autres groupes ou individus, qui partagent les normes et les valeurs de la société à laquelle il appartient désormais. Le migrant, se refusant à être un individu « arctique, un simplificateur claquemuré »[3], vise à s’intégrer, à souscrire à la fraternité linguistique pour mieux être en interdépendance étroite avec les membres de sa nouvelle société. Il nourrit cet espoir d’autant plus que, contrairement, par exemple, aux étudiants étrangers qui vont se faire former pour retourner au pays natal, lui, veut rester. Et s’il n’y arrive pas, ce ne serait qu’à son corps défendant. Les plus pessimistes, ce sont les personnes dont le sort est un tantinet assimilable à « celui de l’estafette [qui ne sait pas], au moment de partir de chez lui, s’il reviendra] jamais »[4]. Pour cette catégorie de migrants qui appellent de leurs vœux l’autorisation de durer et de perdurer en France, la connaissance et l’usage de la langue du pays de destination/ou d’accueil constituent le premier facteur de l’intégration. Comme le pense Pascal Ory, « la langue est un élément central de l’identité française et de l’intégration »[5], elle est le gage d’une vie sociale harmonieuse et d’égalité des individus. Laquelle égalité est à la source du vivre ensemble. L’apprentissage permet non pas de se vider et de se dénuder, mais bien « de s’emplir de saveurs et de savoirs [langagiers] nouveaux»[6] qui, sur le chemin de l’intégration, constituent un viatique. 

          À l’issue de la formation, cadre de transmission de compétences par excellence (savoir, savoir-interagir, savoir-devenir), les apprenants devront voir la langue française s’élever à la l’essence d’une langue majeure, politiquement et par l’usage. L’aptitude à parler le français devient à la fois le « fil d’appartenance » qui relie l’apprenant à sa nouvelle société et le fil d’Ariane par lequel il s’y meut à sa guise et en toute autonomie. Le français acquiert cette place d’autant plus que le migrant, dans sa vie quotidienne, ses interactions avec les natifs et même avec les autres migrants dont le français est fatalement la langue-trait d’union, à travers son adhésion aux usages et aux valeurs de la République, n’a d’autre choix que d’avoir recours à cette langue. Dès lors, la connaissance du français, qui s’impose le statut de langue-pont, favorise l’élan vers l’autre, le partage et l’émancipation par l’autonomie sociale, économique et citoyenne, soit trois axes sur lesquels il convient de s’arrêter pour les porter en incandescence et les analyser.

          Intégration économique: le primo-arrivant nourrit le souhait de gagner sa vie par l’exercice d’une activité rémunératrice, par l’insertion professionnelle. Or, toute activité professionnelle, en France, se mène en général dans l’espace linguistique qu’est le français. La pratique de la langue française au sein d’un tel espace est donc une valeur sûre, elle vaut son pesant d’or ; elle serait même « une sorte de placement pour l’avenir »[7].

Face à deux émigrés à la recherche d’un emploi (par exemple un poste de gardien, de technicien de surface, etc.), il paraît avéré que le fait de parler français constitue un avantage concurrentiel fort, parfois même crucial. Le candidat à l’émigration a, par conséquent, tout à gagner en acquérant, au titre de la « culture commune », des compétences tels que échanger oralement avec son employeur et/ou avec les usagers du service où l’on travaille, rédiger ou lire une lettre professionnelle, savoir lire une fiche de paie, lire et signer ses contrats de travail et/ou d’assurance, se servir d’une calculette ou d’un ordinateur, etc. Cet aspect est d’autant plus important que sa non effectivité pourrait faire le lit du terrorisme ou pousser certaines personnes qui ont un parcours de vie plus ou moins dissolue (lequel parcours serait consécutif au manque d’une activité rémunérée) dans les bras d’idéologues radicalistes. Favoriser l’intégration suivant son versant économique compterait donc parmi les « armes de constructions massives »[8] les plus sûres, figurerait au nombre - du reste limité – des remparts les plus rédhibitoires face à toute forme de menace.

 

Intégration sociale: Une vie en société requiert, de la part de chacun de ses membres, d’être à même de déchiffrer les codes sociaux, culturels et linguistiques. La langue est en effet le vecteur de la culture[9], elle seule permet de s’approprier le sens des valeurs que la langue d’origine est inapte à faire circuler et à transmettre. La connaissance de la langue est un moyen qui permet aux migrants et aux natifs d’entrer en communication les uns avec les autres (ici, est envisagée l’autre fonction de la langue, celle d’instrument d’échange) et, ainsi, de «faire société » dans un espace commun où, toute verticalité canonique étant abolie au profit de l’horizontalité interactive, il sera loisible à chacun de faire valoir ses goûts, de faire entendre ses opinions ou d’émettre ses aspirations personnelles.

En outre, la connaissance du français est le premier atout de l’intégration, elle permet d’être à même de s’immiscer posément dans le système axiologique de la société d’accueil. Suivant une approche socioconstructiviste, elle conduit à devenir rapidement autonome afin de trouver du travail, par exemple, pour, le cas échéant, échanger avec le personnel soignant d’un hôpital, pour trouver un logement, pour suivre l’éducation des enfants (être à même de vérifier que ses enfants ne manquent pas la classe, qu’ils arrivent à l’école à l’heure, pouvoir, chaque fois que de besoin, échanger avec leur enseignant au sujet de leur conduite, de leurs performances scolaires, etc.).

 

 Intégration citoyenne: La formation pourrait avoir tort de ne pas faire un sort conséquent aux Valeurs de la République qui se structurent autour de la triade Liberté, Égalité, Fraternité. Celles-ci visent à promouvoir la démocratie, la laïcité et l’autonomie de l’individu. Aussi, à travers l’assimilation de telles valeurs, « la formation O.F.I.I. » vise-t-elle à doter le migrant de compétences propres à lui faire acquérir les droits d’un citoyen en devenir. Une intégration efficace, qui ne soit point synonyme d’aliénation, passe nécessairement par la connaissance des droits et des règles en vigueur dans la sphère sociale et démocratique. Ainsi que l’écrit Antoine JANBON, « la maîtrise du français permet de comprendre le fonctionnement des institutions et les valeurs qui font la France »[10]. Partant, son ignorance ferait courir au migrant le péril de se voir engluer dans sa propre altérité ou de se voir confiner dans  l’aliénation de sa liberté même. Sur la croix de l’analphabétisme, le migrant, ne sachant pas tenir l’ignorance en respect,  ne sera certainement pas en mesure d’accepter « la main tendue de la citoyenneté partagée »[11], ne sera pas non plus à même de cueillir les roses des Valeurs de la République.

Comme le veut la sagesse populaire sénégalaise, « lorsqu’on arrive dans une localité où tous marchent sur une seule jambe, le mieux est de marcher aussi sur une seule jambe ». Ailleurs, on pourrait dire plus simplement: à Rome on fait comme les Romains, car le « vouloir-être » et le « vouloir-faire » dans une communauté suppose un choix librement assumé certes, mais incontournable sous peine de ne pas pouvoir intégrer le « devoir-être » du milieu. Ce parti pris, ou même cette assomption, amène le migrant « à déployer des opérations pour cheminer de [ses] univers sémantiques individuels à l’univers collectif du milieu, pour fusionner deux constructions du monde en un modèle de référence commun »[12].  Toutefois, l’intérêt des compétences linguistiques dans  la citoyenneté peut, dans une certaine mesure, être relatif, sinon relégué au second plan, notamment dans les démocraties modernes et contemporaines, où il suffit d’être homme pour se qualifier d’office et de facto au statut de citoyen. Ainsi que le souligne Alain Finkielkraut,

C’est l’appartenance à l’humanité qui fonde la citoyenneté. C’est du fait de sa qualité d’homme que l’homme a le droit de participer aux affaires communes ou au contrôle de l’autorité publique. La citoyenneté n’est plus un privilège mais, comme le montre Robert Legros, « un droit inhérent à l’homme comme tel, un droit conforme à la vocation humaine[13].

         

En tout état de cause, l’intégration aux trois niveaux qui viennent d’être mis en vedette et analysés conduit le primo-arrivant à adhérer activement à cet unique parti qui, à en croire Renan, s’efforce « d’élargir la grande famille, de donner place à tous au banquet de la lumière »[14]. Ainsi, pourrait-on définir le migrant comme un « crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire, se sent spontanément chez lui dans la culture des autres »[15]. De ce point de vue, la migration n’est pas seulement géographique, elle est translinguistique et, en définitive, transhumaine car l’on sort d’un tissu social différent, de textes de loi (républicaine) particuliers, et de contextes citoyens autres, pour arriver à faire peau neuve dans une société aux caractéristiques assez singulières.    

 

 

CARACTÉRISTIQUES DE LA SOCIÉTÉ D’ACCUEIL

Cette société d’accueil correspond bien entendu à la France, et les caractéristiques dont on envisage de parler sont principalement d’ordre linguistique. Le candidat au voyage pour l’Hexagone est en transit vers une société homoglotte, ou peu s’en faut. Aussi, a-t-il intérêt à s’armer d’outils linguistiques et de compétences socio-langagières qui lui permettront d’entrer et de vivre de manière autonome dans sa nouvelle société. Dans celle-ci, le français est sans conteste la langue la plus utilisée, la langue de partage par excellence de la communauté nationale et même au-delà, si l’on sait qu’elle étend ses tentacules dans tout l’espace que constitue la Francophonie. Mieux encore, elle est la langue officielle de la République Française et, subséquemment, elle est la langue de l’administration, des médias publiques (radio, télévision, presse écrite, presse en ligne, etc.), de l’école et de l’université. Sous cet angle, comme le dit Emil Cioran, reprenant à sa manière Albert Camus, « on n’habite pas un pays, on habite une langue »[16]. Eu égard à cette réalité, le futur migrant se doit de savoir que ce qui représente pour lui une simple langue étrangère s’estompera dès son entrée en territoire français ; cette langue tend à devenir, suivant un processus indéterminé, une langue d’un intérêt crucial pour son intégration. D’où la nécessité pour lui de s’approprier, à travers un processus d’enseignement/apprentissage, la langue française, de substituer à un éventuel « nationalisme linguistique, un patriotisme langagier »[17].

Mais peut-être convient-il, à ce niveau de l’analyse, de lever une possible équivoque: l’enjeu n’est point de remettre en cause la dignité des langues d’origine, ce serait un forfait car, comme le juge et le dénonce Julia KRISTEVA, « il y a du matricide dans l’abandon d’une langue natale ». Donc, il s’agit plutôt de perpétuer un acte digne de l’abeille, « d’accomplir ce que fut d’abord le projet idéal des abeilles natales. Voler plus haut que les parents: plus haut, plus vite, plus fort »[18]. C’est justement ce qui fait dire à Anne VICHER que le F.L.I. « conduit à un plurilinguisme additionnel et non soustractif, il n’efface pas les langues d’origine par une sorte d’effet palimpseste »[19].

D’ailleurs, une certaine philosophie française enseigne que la société ne saurait être un tout symétrique, rigide et verrouillé, mais une totalité flexible et dynamique, ouverte et en constante progression. L’on ne devrait donc pas se méprendre sur la nécessité d’épargner les langues natales, de maintenir vive la flamme du plurilinguisme.  La société contemporaine, solidaire de l’humanité tout court, « n’est pas, [à l’image de la nature], attributive mais conjonctive, elle s’exprime dans le « et », non dans le « est »[20]. Dans une République où le terme « égalité » est à l’honneur, et constitue un pilier massif, le passage au régime de l’équivalence ruine le « est » qui justifiait l’inféodation à des archétypes ou à des prédicats immuables pour porter au pinacle le « et » emblématique de l’égalité et de l’autonomie des individus, c’est-à-dire leur droit d’être ce qu’ils sont et de le dire  ou de l’écrire.

Il n’est que d’observer le degré de porosité de la société française devenue polycéphale, et le rythme d’absorption des demandeurs de nationalité pour se rendre compte de l’intérêt considérable que la langue française revêt dans les enjeux liés à la densification et à la diversité de la société française. En effet, à peu près 200.000 étrangers s’installent annuellement en France. En 2011, par exemple, 191 346 personnes sont admises au séjour en France contre 189 360 en 2010[21]; Parallèlement, l’État français accède à la demande de 130.000[22] personnes intensément désireuses de devenir Françaises et d’intégrer définitivement la communauté nationale. À ces personnes, il conviendrait d’ajouter bien d’autres qui, au-delà de l’espace francophone, marquent leur intérêt pour le français, qu’elles aient ou non le dessein d’aller vivre en France. Ces chiffres, au demeurant  non négligeables, valent également leur pesant d’or  dans la politique visant à promouvoir l’essor du français, à maintenir constant son rayonnement. Comme le reconnaît le Ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius, si la France est une puissance d’influence, c’est bien parce qu’elle rayonne notamment par la présence, entre autres, de sa langue: « le français est une des composantes essentielles de l’influence de la France sur la scène mondiale »[23]. Cette influence contribue aussi, et considérablement, au bien-être de la société voire à sa survie. Jacqueline de Romilly mesure opportunément et à sa juste valeur ce bel enjeu à la faveur de cette image médicale:

 Tout comme le médecin dit à l’enfant « Montre-moi ta langue », au sujet de sa santé […], ce serait s’assurer non seulement de la santé de la langue, mais aussi de la santé d’un peuple et de sa culture, de ce qui compte pour son avenir et même pour sa prospérité[24].

 

Mais qui sont ces candidats à l’émigration destinataires de la formation dite « O.F.I.I. », et quel profil linguistique ont-ils ?    

 

 

HÉTÉROGÉNÉITÉ DES APPRENANTS

          La formation sous la tutelle de l’O.F.I.I. vise exclusivement les adultes qui effectuent « le treizième voyage qui consiste à fréquenter patiemment l’histoire des êtres et des choses, à s’immiscer posément dans leur vie intime »[25], autrement dit, les personnes qui projettent d’aller vivre longtemps en France. Ainsi, ces personnes constituent un public pour le moins spécifique. Sont concernées les individus appelés à être en situation d’immersion linguistique dans un nouvel espace social pour des raisons sociales et non pédagogiques. Ils seront dans un nouvel univers linguistique où, cohabitant avec des natifs, ils recevront un apprentissage qui se fera sans doute plus transitivement, dans la chaleur du quotidien, plutôt que dans la froideur d’un cadre plus ou moins fermé, formel ou solennel. Ayant une culture, une éducation, une expérience et un passé différents, une biographie socio langagière différente d’une personne à l’autre, ces apprenants, sans être des écrins vides, forment des groupes très hétérogènes en formation. L’expérience tirée de la formation des adultes nous permet d’identifier cinq types d’apprenants dans une même classe:

 1. Certains  n’ont jamais été à l’école dite « française », et proviennent de milieux peu formatifs, linguistiquement: ils n’entendent quelqu’un parler français qu’exceptionnellement.

2. D’autres  ont capitalisé environ six ans de scolarité, et, vivant dans un contexte peu favorable parce que pas du tout formatif, ils voient, impuissants, leurs acquis linguistiques s’émousser au fil du temps.

3- D’autres encore, par contre, vivant en zones urbaines, sont parfois en situation d’immersion linguistique occasionnelle relativement à leur activité professionnelle. Il s’agit, par exemple, de guides touristiques ou d’employés frais émoulus des structures hôtelières et de la restauration (où ils étaient plongeurs, serveurs, standardistes, techniciens de surface, etc.) de la capitale Dakar, ou des villes à forte fréquentation touristique comme Mbour, Saly, Saint-Louis, Cap Skiring. Ces catégories d’apprenants comprenant aussi parfois des artistes et des sportifs, peuvent, en général,  grâce à leur formation immersive, s’exprimer approximativement à l’oral, sans être toujours de bons lecteurs et scripteurs.

 4- Une autre catégorie regroupe des personnes mariées à des Français(es) ou à des émigrés vivant en France. Ces personnes sont souvent amenées à parler français, presque quotidiennement, avec leur conjoint(e), par téléphone, Viber, Imo ou par Skype (ce médium s’impose de plus en plus d’ailleurs de nos jours dans l’intimité des couples, en réduisant parfois à presque néant la distance entre conjoints), ou encore à l’occasion du séjour du conjoint ou de la conjointe au Sénégal. D’ailleurs, on constate que cette catégorie de candidats, en plus de se débrouiller en français oral, réussit haut la main aux tests dits « Valeurs de la République », ce qui fait que leur niveau est peu ou prou supérieur, aussi bien en production qu’en réception, à celui des deux premiers groupes cités plus haut.

5- Un tout dernier groupe est constitué de personnes certes alphabétisées, mais dans une tout autre langue. Il s’agit de candidats venus de la Guinée-Bissau (pays lusophone) et de la Gambie (pays anglophone). En général, ils ont peu de compétences en français: tout au plus savent-ils reproduire à l’identique (copie) tout texte français, sont-ils capables de lire malgré quelques accents anglais ou portugais qui viennent parasiter et polluer la lecture. Mais,  de l’écrit, ils ne peuvent tirer du sens, autrement dit, ils ne savent pas lire. En tous les cas, la production orale, comme celle écrite, reste le grand chantier auquel le formateur aura à s’attaquer.

          De cette approche taxinomique, il ressort que les types de formation et les aptitudes  des groupes en formation sont pour le moins asymétriques. Le formateur devra, en conséquence, composer avec la spécificité de la sphère linguistique originelle de chaque apprenant. Les prérequis, souvent diffus et disparates, voire inexistants, doivent faire l’objet d’une attention particulière tout au long du processus enseignement/apprentissage. Étant donné qu’il n’y a de réalité que celle de classe, c’est bien cette hétérogénéité qui doit secréter les stratégies de transmission des connaissances linguistiques, elle doit être à la racine de l’approche pédagogique et en amont de la méthode didactique. Sans doute, parce que les publics-cibles sont hétérogènes, pour ne pas dire bigarrés, leur formation doit-elle, par conséquent, être spécifique à l’image du F.L.I. dont le statut est tout particulier.

 

 

 LE STATUT DU F.L.I.

Si l’on sait que le Français Langue d’Intégration est le dernier  né des référentiels dont l’objectif est d’enseigner le français à des non-Français (Il existe en effet un faisceau de référentiels composés notamment du F.L.E. (Français Langue étrangère), F.L.S (Français Langue Seconde), F.O.S. (Français sur Objectif Spécifique), F.O.U. (Français sur Objectif Universitaire), etc., il est approprié de s’arrêter sur le F.L.I. afin d’en déterminer les contours voire la nature dudit référentiel. Après quoi seulement, pourra se comprendre pourquoi il est si spécifique. Précisons d’ores et déjà que la paternité du F.L.I. est dévolue à la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France, en relation avec La Direction de l’Accueil et de la Citoyenneté.

          Tenant à lever toute équivoque relative à la coexistence du F.L.I. et du F.L.E., M. Christophe M. THIOUX-MACIEJOWSKI voit déjà poindre la distinction qui s’opère entre les deux. Ainsi, il résume le F.L.I. en définissant la limite où doit se fixer le curseur entre ces deux référentiels pour mieux isoler et mettre en évidence leur spécificité mais également leur complémentarité:

Le F.L.I. est bien une démarche originale et fonctionnelle, et non pas une énième déclinaison factice du sigle F.L.E. […] Novateur, le référentiel F.L.I. n’en reste pas moins dans la lignée de ses prédécesseurs, il est là pour guider l’orientation et l’enseignement/apprentissage de la langue, mais il doit également le faire évoluer[26].

 

Aussi, le F.L.I. n’est-il pas un dispositif pédagogique autarcique, son enseignement/apprentissage n’est-il pas donné ni acquis une fois pour toutes. Tout au long de la formation, l’apprenant entend de temps à autressonner la trompette de la destinée, étant donné que le F.L.I. se veut précisément une langue-horizon, une  ouverture sur un avenir indéfini, un point de mire auquel on souhaite parvenir. Et l’on n’y arrivera qu’au terme d’un processus tout au long duquel seront bâties des compétences socio langagières et seront constitués des répertoires langagiers à utiliser par le migrant à tous les échelons de la société d’accueil. La formation dite O.F.I.I. serait à cet égard une boussole, un télescope qui amène les apprenants à une nouvelle connaissance pour, dans un avenir plus ou moins proche, vivre autrement dans un pays autre. Dans de telles compétences, l’oral tient une place de choix. En effet, la première approche du F.L.I est d’essence orale car on cherche à construire des compétences permettant de comprendre les conversations courantes, d’assimiler les manières de parler. C’est pourquoi d’ailleurs soixante-dix pour cent des points aux tests sanctionnant la fin de formation sont attribués aux compétences orales. S’adressant à des publics dont le niveau est plutôt élémentaire, le F.L.I. se veut une langue familière donc d’usage pratique, qui permet d’exprimer les aspects concrets de leur vécu quotidien. Une fois que cela est bien intériorisé, le F.L.I. devient une langue d’autonomie grâce à laquelle l’apprenant arrive à se mouvoir dans les différents espaces de la société et d’avoir sa place où qu’il se trouve.

Contrairement au F.L.E., le F.L.I. ne s’enseigne guère comme une langue étrangère, mais telle une « langue-horizon », c’est-à-dire qui s’intériorise et s’assimile progressivement. C’est peut-être pourquoi il est un peu comme le réceptacle, de tous les niveaux d’enseignement, ou presque. Il a, par exemple, partie liée avec le français à visée professionnelle, car il donne aussi les clés de  l’insertion professionnelle de l’adulte. Le F.L.I. dont la spécificité gît dans sa finalité (il est tout tenduvers l’intégration)  n’est pas non plus totalement étranger au F.O.S (Français sur Objectif Spécifique) en ce que la spécificité de celui-ci réside dans les besoins que le formateur identifie a priori, au point de départ de ladite formation. Dans une certaine mesure d’ailleurs, le F.O.S serait séminal vis-à-vis du F.L.I. Enfin, le F.L.I. a aussi des connexions avec la didactique de la citoyenneté du fait que l’intégration de l’adulte, son savoir-être suppose la connaissance de ses droits et leurs pendants, les devoirs. En un mot, elle exige la connaissance des Valeurs de la République un des sillons qui balisent et escortent le processus d’intégration du migrant. Compte tenu de ses différentes liaisons avec les autres référentiels, le F.L.I. peut, finalement, être considéré comme une matrice, une forme ouverte qui conserve mobilité et multiplicité.         

 

     

 CONCLUSION

          Ainsi, constituant le socle linguistique sur lequel repose la communauté nationale, le français revêt incontestablement un intérêt de premier plan pour les migrants ne parlant pas nativement le français. Compte tenu des affinités de l’enseignement/apprentissage du F.L.I. avec celui  qui se déroule au Sénégal sous les auspices de l’O.F.I.I., il apparaît  que ce dernier constitue le préambule indispensable pour une prise en charge efficace par le F.L.I. des adultes primo-arrivants en France. Revigorer et resserrer ces affinités ferait de l’axeSénégal-France un espace linguistique sans couture, sans solution de continuité où le migrant évoluerait sans grand-peine. Eu égard aussi aux multiples enjeux inhérents à la réalisation de projet migratoire, l’on peut penser qu’il n’y a pas de salut évident en dehors du cadre de transmission de compétences qu’est le F.L.I. C’est pourquoi, une formation bien réussie, un processus efficacement mais agréablement déroulé doit aider à porter le F.L.I. bien plus loin qu’un simple référentiel. Enseignement certes prenant compte tenu de l’asymétrie des niveaux des apprenants qui requiert patience et inventivité de la part du formateur, son caractère en revanche passionnant pourrait contribuer à en faire « une chanson douce »[27], et à le muer en « F.L.C., en français  langue de cœur », « la langue adoptive, la langue épousée, la langue aimée … »[28] ; ce qui serait aussi une bien « meilleure manière [encore] d’apprivoiser la panthère identitaire »[29]. Mieux, dans un contexte terroriste, la formation O.F.I.I., en tant que « arme de construction massive » pour le moyen et long terme, pourrait être un moyen préventif efficace, constituer une alternative face à la surenchère militaire.

  

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ESSAIS 

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-  KRISTEVA, Julia. « Diversité, c’est ma devise », in Diversité et culture. Paris: Cedex / La documentation française, Août 2007, p. 5-23.

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-  ORSENNA, Erick (de l’Académie française). La grammaire est une chanson douce (2001). Paris: Editions Le Livre de poche, 2003.

-  PARENT, Roger. Résoudre des conflits de culture / Essai de sémiotique culturelle appliquée, Laval, Les Presses de l’Université Laval, 2009.

-  ROMILLY, Jacqueline de (de l’Académie française). Dans le jardin des mots. Paris: Editions de Fallois, 2007.

 

 

ŒUVRE DE FICTION 

-  KANE, Cheikh Hamidou. L’Aventure ambiguë. Paris: Julliard, 1961.

 

 

REVUES

-  Le français dans le monde. Revue de la Fédération Internationale des Professeurs de Français, n°390, novembre-décembre 2013.

-  Le français dans le monde. Revue de la Fédération Internationale des Professeurs de Français, n°389, septembre-octobre 2013.

-  Le français dans le monde. Revue de la Fédération Internationale des Professeurs de Français, n°392, mars-avril 2014.

 

 

WÉBOGRAPHIE

-  THIOUX-MACIEJOWSKI, Christophe M.  - « Le Français Langue d’Intégration », en ligne sur www ici et là.fr/fli_article.pdf, visité ce 30 octobre 2013 à 19h 45.

VICHER, Anne - « Référentiel F.L.I. Français Langue d’Intégration », en ligne sur dynadiv.univ-tours.fr/medias/fichier/referentiel-fli_1319449427797.pdf, visité ce 30 octobre 2013 à 13h 50.

-  L’émission hebdomadaire de TV5monde intitulée « Kiosque », spécialement consacrée aux attentats survenus dans la semaine du 13 au 21/11/2015 en ligne sur www.tv5mondeplus.com/video/22-11-2015/beyrouth-paris-bamako, visité ce 22-11-2015 à 20h 50.

 

 

FILMOGRAPHIE

-  Vivre ensemble, en France, un film écrit et réalisé par Antoine JANBON et Quentin WALLON-LEDUCQ, produit par Nicolas NAMUR et Nicolas WIART/Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité Nationale et du Développement solidaire, juin 2006.


* Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal

[1] Tout au long du présent article, F.L.I. désignera Français Langue d’Intégration.

[2] Idem pour O.F.I.I., Office Français de l’Immigration et de l’Intégration.

[3] FINKIELKRAUT, Alain. Une voix venue de l’autre rive. Paris: Gallimard, p. 124.

[4] KANE, Cheikh Hamidou. L’Aventure ambiguë. Paris: Julliard, 1961, p. 124.

[5] Pascal Ory, in Le français dans le monde. Revue de la Fédération Internationale des Professeurs de Français, n°392, mars-avril 2014, p. 14. Pascal Ory est Professeur à l’université Paris I ; il est spécialiste d’histoire politique et culturelle des sociétés modernes. Il a publié un Dictionnaire des étrangers qui ont fait la France, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2013. Cet ouvrage, comme l’indique son titre, est consacré à tous ces étrangers – artistes, intellectuels, ingénieurs, médecins, cuisiniers, ouvriers, entrepreneurs – qui « ont fait la France », c’est-à-dire ceux qui ont, chacun dans son champ d’activité, laissé une trace remarquable.

[6] BORER, Alain et al. Pour une littérature voyageuse. Paris: Editions Complexe, 1992, p.106.

[7] Le français dans le monde. Revue de la Fédération Internationale des Professeurs de Français, n°389, septembre-octobre 2013, p. 10.

[8] Nous reprenons cette expression utilisée par la Secrétaire générale de l’O.I.F., Mikaëlle Jean dans l’émission de TV5 Monde, intitulée Kiosque, du dimanche 22 novembre 2015, en ligne sur www.tv5mondeplus.com/video/22-11-2015/beyrouth-paris-bamako. Visité ce 22-11-2015à 22h10.

[9] Toutefois, cette question ne relevant pas de notre champ d’étude, il y a juste lieu de souligner que le rapport entre le fait de parler français et celui de s’identifier à la culture française véhiculée par la langue est l’objet de débat aujourd’hui, notamment dans certains milieux scolaires de l’Ouest canadien. Là-bas, beaucoup d’enseignants de français langue seconde ont témoigné que leurs étudiants, battant en brèche l’idée que langue et culture sont à l’image de l’avers et l’endroit d’une pièce de monnaie,  se sont « opposés à l’éventuelle introduction d’un volet culturel dans l’apprentissage langagier, car ils se [sont] dit uniquement intéressés à la possibilité de parler français pour augmenter leur chance de décrocher un emploi au gouvernement fédéral ». Témoignage rapporté par Roger PARENT dans son livre, Résoudre des conflits de culture / Essai de sémiotique culturelle appliquée. Laval: Les Presses de l’Université, 2009, p. 47.

[10] Vivre ensemble, en France, un film écrit et réalisé par Antoine JANBON et Quentin WALLON-LEDUCQ, produit par Nicolas NAMUR et Nicolas WIART / Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité Nationale et du Développement solidaire, juin 2006.

[11] Cette formule est du sociologue et anthropologue Abdelkader Djeghloul, in Le français dans le monde. Revue de la Fédération Internationale des Professeurs de Français, n°389, op. cit.,  p. 51.

[12] PARENT, Roger. Résoudre des conflits de culture / Essai de sémiotique culturelle appliquée, op. cit., p. 227.

[13]FINKIELKRAUT, Alain. Une voix venue de l’autre rive, op. cit., p.56. 

[14] RENAN, Ernest. L’Avenir de la science, in « Œuvres complètes », t. III. Paris: Calmann-Lévy, p.995. 

[15]BORER, Alain et al. Pour une littérature voyageuse, op. cit., p. 107. 

[16] Quelques jours après la réception du prix Nobel de littérature, le 10 décembre 1957, Camus déclare « Ma patrie c’est la langue française ». Restée célèbre, cette déclaration de foi sera reprise plus tard par de nombreux écrivains, notamment Emil Cioran, in Le français dans le monde. Revue de la Fédération Internationale des Professeurs de Français, n°389, op. cit.,  p. 32.

[17] Xavier North, délégué général à la langue française et aux langues de France, commentant, à l’intention de la revue Le français dans le monde, les messages clés de sa délégation ; il s’est particulièrement penché sur « langue et patrie ». Voir l’intégralité de cette livraison in Le français dans le monde. Revue de la Fédération Internationale des Professeurs de Français, n°389, op. cit.,  p. 32 à 33.

[18]KRISTEVA, Julia. « Diversité, c’est ma devise », in Diversité et culture. Paris: Cedex, La Documentation française, Août 2007, p. 7. 

[19] VICHER, Anne. « Référentiel F.L.I. Français Langue d’Intégration », in dynadiv.univ-tours.fr/medias/fichier/referentiel-fli_1319449427797.pdf, visité ce 30 octobre 2014 à 13H50.

[20]FINKIELKRAUT, Alain. Une voix venue de l’autre rive. Paris: Gallimard, 2000, p. 76. 

[21] Ces chiffres de 2010 et 2011 nous ont été donnés par l’O.F.I.I. de Dakar. Qu’il en soit remercié.

[22] À titre d’exemple, en 2011, parmi les migrant ayant acquis la nationalité française, on dénombre exactement, d’après l’O.F.I.I de Dakar, 1743 Sénégalais.

[23] Le français dans le monde. Revue de la Fédération Internationale des Professeurs de Français, n°390, novembre-décembre 2013, p. 21.

[24] ROMILLY, Jacqueline de  (de l’Académie française). Dans le jardin des mots. Paris: Éditions de Fallois, 2007, p.122.

[25]LACARRIÈRE, Jacques. “Le Bernard-l’hermite ou le treizième voyage”, in Pour une littérature voyageuse, op. cit., p. 106. 

[26] M. THIOUX-MACIEJOWSKI, Christophe M..« Le Français Langue d’Intégration », www ici et là.fr/fli_article.pdf, visité ce 30 octobre 2013 à 19h 45.

[27] Nous faisons allusion au livre d’Erick Orsenna intitulé La grammaire est une chanson douce (2001). Paris: Editions Le Livre de poche, 2003. Cet ouvrage, traduisant l’amour des mots, se veut un plaidoyer pour la langue française, mais aussi, offrant une approche plus ludique (cette ludicisation s’illustre par de  petits dessins agrémentant la lecture), il émet une pointe contre l’enseignement rébarbatif et rigoriste du français tout en invitant au renouvellement de l’action pédagogique. Tout enseignant du français est ainsi, d’une certaine manière, interpellé, convié à quitter sa zone de confort pour inventer une nouvelle manière d’enseigner. 

[28] MAALOUF, Amin. Les Identités meurtrières. Paris: Grasset& Fasquelle, 1998, p. 162.

[29] Ibid.

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Résumé

Le présent essai est une étude comparative de la situation de la jeune fille dans la littérature écrite sénégambienne. Il a pour objectif majeur d’analyser la position des deux écrivaines qui ont fait de  l’émancipation de la femme un élément fondamental de leur production littéraire. Il s’agit dans cet essai de voir comment la condition de la jeune fille est peinte dans deux œuvres de la littérature sénégambienne en tenant compte de son environnement socioculturel et de l’impact de l’instruction comme vecteur de changement et de promotion. Pour ce faire, notre choix s’est porté sur deux romancières (une sénégalaise, Mariama Bâ et une gambienne, Sally Sadie Singhateh)  qui ont écrit respectivement Une si longue lettre[1]   et The Sun Will Soon Shine.[2]  

Mots-clés: Abus, discrimination, éducation, changement, émancipation

 

Abstract

This essay is a comparative analysis of the situation of young girls in Senegambian written literature. Its main objective is to study young girls’ condition through the lenses of two female writers who have put women empowerment in the heart of their literature production. The study takes into account the sociocultural environment and it reflects on the impact of education as a change and empowerment factor. The present study is based on the works of a Senegalese writer, Mariama Bâ and a Gambian writer, Sally Sadie Singhateh; who wrote respectively Une si longue lettre and The Sun Will Soon Shine.   

Keywords: Abuse, discrimination, education, change, empowerment

 

 

INTRODUCTION

Née en 1929 à Dakar, Mariama Bâ a été membre de plusieurs associations féminines. Elle publie son premier roman Une si longue lettre en 1979, ouvrage qui obtiendra le prix Noma en novembre 1980 à Francfort. Elle décède en 1981, quelques mois avant la parution de son second roman Un chant écarlate. Mariama Bâ fait partie des premières romancières sénégalaises à avoir publié après les indépendances ; Une si longue lettre  constitue de ce fait une peinture de la société sénégalaise postcoloniale.  Elle y insiste tout particulièrement sur la place qui est accordée à la femme dans cette société en pleine mutation.

Sally Sadie Singhateh quant à elle, est née en 1977 à Banjul en Gambie. The Sun Will Soon Shine publié en 2004 est son deuxième roman. Elle a travaillé en Gambie avec la Fondation pour la Recherche sur la Santé des Femmes, la Productivité et l’Environnement (BAFROW) avant de rejoindre le bureau national de l’UNESCO en Gambie. Son roman qui est à la base de notre étude est aussi une peinture de la société où la dénonciation de la situation de la femme en général occupe une place importante.

Ainsi, avec Mariama Bâ et Sallie Singhateh, nous sommes en présence de  deux écrivaines sensibles à la cause féminine ; c’est cela qui a guidé le choix des deux ouvrages qui sont  à la base de cette étude. Le traitement de la chose féminine par les femmes elles-mêmes est une tendance que n’a pas manqué de remarquer  Myriam El Yamani:

Plus que l'accroissement des discours sur les femmes, il me semble qu'un des phénomènes significatifs de ces vingt dernières années reste la prise de parole par les femmes elles-mêmes, tant sur le plan littéraire que journalistique.[3]

 

Le sort de la femme constitue le thème central dans Un chant écarlate et  The Sun Will Soon Shine.  Ces deux romans représentent de notre point de vue des supports privilégiés pour analyser la condition de la jeune fille dans la région sénégambienne d’une part et le rôle de l’éducation dans son émancipation d’autre part.

Cependant, il ne faut pas perdre de vue deux points essentiels: toute une génération sépare Mariama Bâ de Sally Singhateh et il y a un écart de 25 ans entre la parution des deux œuvres. De plus, il est question de deux pays différents, le Sénégal et la Gambie, mais de deux cultures proches: le milieu wolof du Cap-Vert au Sénégal et celui du Lower Niumi en Gambie. Il convient d’ajouter à cela le fait que l’environnement immédiat constitue une clef essentielle à la compréhension de la situation des jeunes filles dans les deux romans. En tenant compte de ce facteur, un constat s’impose: le roman de Mariama Bâ a pour cadre Dakar, les protagonistes évoluent donc dans un cadre urbain ; alors que Sally Singhateh fait passer son héroïne du village à la ville. Il serait intéressant de ce fait de voir dans quelles mesures ces paramètres influent sur la condition des principales intéressées. Partant de là, il se pose un certain nombre de questions, entre autres celles de l’éducation comme moteur de bouleversements sociaux et comme vecteur d’émancipation et d’épanouissement de la jeune fille.

Sur le plan méthodologique, une approche comparative sera utilisée comme stratégie de mise en lumière de la situation de la jeune fille. Elle servira également à étudier l’impact de l’instruction dans le travail d’auto-affirmation de cette dernière dans les deux romans.

 

JOUG ET LIBERTÉ: UN ÉTAT DES LIEUX DE LA CONDITITION DE LA JEUNE FILLE SÉNÉGAMBIENNE

Sally Singhateh ouvre son roman The Sun Will Soon Shine sur l’héroïne, une fille qui sort à peine de l’enfance. Nyima de son nom, est une villageoise de treize ans passionnée par ses études, assoiffée de savoir et guidée par son ambition de devenir institutrice afin de transmettre aux autres ce qu’elle a appris. L’octroi par le gouvernement d’une bourse vient couronner ses brillants résultats scolaires et la possibilité de continuer ses études à Banjul, la capitale. L’auteure Sallie Singhateh souligne que c’est un fait rarissime dans l’espace rural où se meut son héroïne. Son intention étant de se servir de ce tableau singulier pour mettre en exergue le pouvoir absolu que les hommes exercent sur les femmes dans un tel milieu. En effet, alors qu’elle se voyait déjà lycéenne à Banjul, Nyima apprend qu’elle a été dès son enfance promise en mariage à Pa Momat, un homme assez âgé pour être son père. L’oncle paternel de la jeune fille, Modou tient à ce que la promesse soit respectée et il informe Nyima que la date de ses noces a été arrêtée: « Two Fridays from now, you will be given away. Have you heard well ? »  (Singhateh: 14).

Sally Singhateh relève ainsi une caractéristique fondamentale de la société qu’elle peint dans son œuvre: la jeune fille n’a pas le droit d’avoir une ambition différente de celle choisie pour elle par la tutelle masculine. Sa destinée est d’accepter le mari qui a été choisi pour elle et de répondre aux attentes de la communauté en étant une bonne épouse. Acceptation, obéissance et respect des décisions qui la concernent, telle est le sort qui lui est réservé. Nyima ne peut ni manifester sa colère ni défendre son point de vue car elle n’a pas voix au chapitre. Dans cette société patriarcale, en l’absence de son père décédé, le pouvoir coercitif traditionnellement exercé par la figure paternelle échoit à son oncle  Modou. 

Une lecture parallèle d’Une si longue lettre permet de constater que la relation de domination qui existe entre oncle Modou et Nyima se rapproche de celle qui lie Tante Nabou à sa nièce, ‘la petite Nabou’. La différence réside dans le fait que dans le roman de Mariama Bâ,  nous sommes en milieu urbain et en présence d’une vieille femme qui utilise ses valeurs culturelles pour légitimer la tyrannie qu’elle exerce sur son entourage. Dans ce cas de figure, la domination est féminine comme pour montrer que le sort de la jeune fille n’est pas uniquement régit par la gent masculine. Cependant Tante Nabou est une figure plus que symbolique car elle est le bastion de la tradition, son attitude contribue à assurer la pérennité du système patriarcal. Elle a su maintenir sa nièce et homonyme qu’elle a ramenée de son village natal dans le respect des valeurs ancestrales. Mais, au contraire de Nyima qui a évolué pendant toute son adolescence dans un milieu rural, donc dominé par la tradition ; la petite Nabou a été retirée dès son enfance de la campagne par sa tante. Mais force est de constater que la ville et ses valeurs modernes n’ont pas eu une grande influence sur elle, et cela à cause de la détermination de sa tante à l’élever à l’ancienne. Ce travail habile de moulage de la conscience, de façonnement de la personnalité, réalisé par tante Nabou contribuera de manière efficace à pousser sa nièce dans les bras de son fils unique.  En effet sous l’instigation de sa tante, la jeune fille va accepter d’être la seconde épouse de Maodo, même si la différence d’âge entre eux est énorme: 

La petite Nabou avait grandi à côté de sa tante, qui lui avait assigné comme époux son fils Maodo. Ce dernier avait donc peuplé les rêves d’adolescence de la petite Nabou. Habituée à le voir, elle s’était laissée entraînée naturellement, vers lui, sans choc. Ses cheveux grisonnants ne l’offusquaient pas ; ses traits épaissis étaient rassurants pour elle. (Bâ: 70)

 

Tante Nabou a aussi choisi la profession de sa nièce: elle a décidé que la petite Nabou sera une sage-femme.  De jeune fille sage et  obéissante Nabou devient par la logique de sa tante une sage-femme.  Elle accepte tout comme Nyima le choix qui a été fait pour elle. A travers Nyima et la petite Nabou, Sally Singhateh et Mariama Bâ peignent la condition de la jeune fille à la lumière des mœurs anciennes. Accepter les voies tracées pour elles, se résigner à suivre un chemin tout tracé, obéir sans rouspéter, voilà comment elles doivent répondre aux attentes de leur monde. Cela n’est pas uniquement l’apanage des familles traditionalistes. En effet, Mariama Bâ présente aussi dans son œuvre une jeune lycéenne du nom de Bintou qui est poussée par sa mère à épouser le père de sa meilleure amie.

Le mobile de la mère de Bintou est d’ordre économique: la jeunesse et la beauté de Bintou sont utilisées par sa mère comme un capital pour assurer l’avenir de la famille. En effet, la dame voit dans l’union de sa fille et de ce vieil homme nanti le moyen de sortir de la misère. Déterminée à parvenir à ses fins, elle exerce une pression psychologique sur sa fille pour que cette dernière accepte de devenir la deuxième femme de cet homme généreux. Vaincue, la jeune fille cède, abandonne ses études pour épouser Modou Fall et elle devient par la même occasion la coépouse de Ramatoulaye, la mère de Daba, sa meilleure amie.

Le mariage de la petite Nabou est rendu acceptable par le travail psychologique qui a été préalablement accompli par sa tante tandis que celui de Bintou est le résultat du chantage exercé par sa propre mère. Ces unions n’ont pas en apparence le même caractère contraignant que celle qui lie Nyima á Pa Momat, mais elles  ont en commun le fait qu’elles montrent une fois de plus la négation du droit de la jeune fille à décider de son sort, à avoir des ambitions personnelles, à exprimer son point de vue sur des sujets aussi cruciaux que son instruction, son développement intellectuel ou son mariage, donc son avenir.

De plus, dans l’œuvre de Sally Singhateh, le mariage précoce et le mariage forcé semblent être cautionnés par la société traditionnelle.  En témoignent les grandes réjouissances qui accompagnent les noces de Nyima, l’abondance des mets préparés, le nombre important d’invités venus de près ou de loin pour y assister, les chants et les danses. 

La liberté de se choisir  un mari a été d’une manière ou d’une autre refusée à Nyima, Nabou et Bintou. C’est une  violation de leur liberté individuelle, une négation de leur personnalité, de leurs sentiments et aspirations qui peuvent ne pas se limiter à appartenir à un homme.

La mutilation génitale de la fille dans le roman de Sally Singhateh suit cette même logique qui consiste à nier à  la personne concernée le droit d’émettre un avis. Cette autre forme de violence perpétrée contre  les jeunes filles est un sacrifice sanglant sur l’autel de la tradition, mais surtout de la phallocratie. Etre amputée d’une partie de sa féminité parce que les hommes l’exigent et la société l’exécute.

 L’excision est un aspect saillant de la condition féminine sur lequel  Sally Singhateh insiste tout particulièrement. La nuit de noces de Nyima est décrite par l’auteure comme un véritable cauchemar. La jeune fille est rejetée et humiliée par son mari Pa Momat parce qu’elle n’est pas excisée. La tradition de la société à laquelle appartient Nyima veut que les petites filles subissent des mutilations génitales pour qu’elles deviennent ‘propres’ et puissent être considérées comme des femmes. Et puisque Nyima n’a pas été excisée dans sa petite enfance, elle est maintenant obligée de subir cette opération pour non seulement être digne de Pa Momat mais aussi pour sacrifier aux exigences de la communauté. L’excision est une pratique très ancienne à en croire Séverine Auffret:

L’excision des femmes chez les Égyptiens remonte à 5000 ou 6000 ans J.C, c’est-à-dire qu’elle plonge ses racines dans le néolithique, et qu’elle a dû être d’un usage courant dans toute l’humanité protohistorique. L’extension géographique du fait l’atteste: Égypte, Ethiopie, Syrie, Perse. [4]  

 

Nyima est sous l’autorité de son oncle et sa mère est impuissante à la défendre. Après des moments de farouche mais vaine opposition, elle plie et subit cette terrible épreuve. C’est le début d’un long calvaire qui va durer des semaines. Il commence par l’opération effectuée par l’initiatrice appelée ‘nyansingba’. L’extrême douleur fait perdre connaissance à Nyima et Sally Singhateh nous donne dans le paragraphe suivant une idée des souffrances de la jeune fille à son réveil:

When I came to, I was lying on a straw mat next to two other girls, a bit younger than myself. My mind was in a state of confusion as I looked around me. What was that nauseating acrid taste in my mouth? And why did I feel a mixture of burning and itching sensation between my legs? I reached out and scratched the irritated area of my groin. A sharp pain engulfed me and I quickly snatched my hand away just to find my fingers tainted with blood. A cry escaped my mouth even before I felt the pain building up. (Singhateh: 23)

 

L’acte plus-même n’est pas véritablement décrit, mais plutôt ses effets sur la victime ; comme si un voile de pudeur devait encore couvrir cette pratique. Un autre aspect de la description faite par Singhateh est que l’accent est mis sur la douleur, les sensations alors que le corps mutilé est ignoré. Ce procédé n’est pas un cas isolé la littérature africaine comme le révèle une étude menée par Nathalie Etoke sur la représentation du corps féminin notamment en ce qui concerne l’excision. Une analyse de La petite peule [5] de Mariama Barry montre une similitude presque parfaite dans la démarche des deux auteures bien que l’anglais soit la langue d’écriture du roman de Singhateh. Etoke déclare que:

Dans La petite peule (2000), Mariama Barry révèle comment le corps féminin fonctionne comme un médiateur qui permet de trouver un compromis entre le besoin de liberté et les mécanismes socioculturels qui régulent la vie de l’individu. Nous avons constaté que l’écriture du corps souffrant est une écriture étouffée dans la mesure où Mariama Barry n’arrive pas à échapper aux modes de penser traditionnels qui répriment toute manifestation affective. Le tabou qui entoure la pratique sociale de l’excision est levé. Mais la peine subit par la petite fille est passée sous silence. La romancière guinéenne n’enfreint pas totalement la loi. L’affrontement entre la victime et ses oppresseurs est décrit en détails. Le jeune personnage féminin tente de se libérer en se réappropriant un corps que sa communauté veut posséder. La résistance dont fait montre ce personnage est symptomatique de l’aspiration de l’individu à la liberté. Cependant, la communauté exécute l’acte de mutilation sexuelle.[6]

 

Notons que l’intérêt manifesté par Nathalie Etoke pour l’écriture du corps féminin trouve selon son explication dans le fait que c’est un domaine peu exploré par la littérature africaine francophone. L’auteure exprime sa motivation en ces termes:

L’absence de discours critique sur les écritures littéraires du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone a été à l’origine de ce travail. Jusqu’ici les études littéraires ont mis l’accent sur les récits écrits par les femmes africaines sur les femmes africaines. Mon travail de recherche m’a permis de rectifier une insuffisance majeure des approches critiques actuelles de la littérature africaine. Dans ces approches le personnage féminin symbolise très souvent l’oppression féminine ou la libération de ladite oppression sans pour autant s’intéresser aux significations inscrites sur le corps. La recherche universitaire contemporaine a fait montre d’un souci de représentation de l’expérience féminine comme moyen de remise en cause du système patriarcal et comme expression d’une quête de liberté (D’Almeida 1994). Cependant la corporéité du sujet féminin n’est pas discutée. Les figures féminines fonctionnent uniquement comme des corps abstraits. Au lieu de considérer le corps féminin comme signifiant stable de l’oppression féminine et de la résistance au patriarcat, j’estime que le corps féminin expose un ensemble de conflits existant dans les sociétés africaines post-coloniales.[7]

 

Pour en revenir  à Sally Singhateh, l’excision demeure chez elle une préoccupation majeure dans la mesure où cet aspect revient comme un leitmotiv dans diverses sections de son roman.

Son héroïne, Nyima ne comprend véritablement les implications de la violation physique de son intimité que bien plus tard quand elle reprend ses études à Banjul. Elle se lie d’amitié avec Araba, une fille qui a elle aussi subi cette épreuve. Elles décident toutes les deux de faire des recherches à la bibliothèque municipale à ce sujet. C’est ainsi que Nyima découvre que la mutilation qu’elle a subie s’appelle excision et son clitoris et ses grandes lèvres ont été enlevés. Cette découverte la met en état de choc, mais quand son amie Araba lui raconte sa propre expérience de l’excision, Nyima se rend compte que la situation de celle-ci est pire que la sienne. En effet, Araba a été non seulement excisée, mais on lui a introduit quelque chose dans le vagin pour l’obstruer. On ne lui a laissé qu’un trou minuscule pour l’écoulement de l’urine et des menstrues. Araba résume sa condition en ces termes:

There is a chance that I will never have a child. I was sealed at fourteen (about the time I started menstruating). There are times when I can’t get my period out. It sometimes takes up to two weeks for everything to come out, and according to what is written in this book, I could get an infection from that. Perhaps, I already have, for I get these pains in my abdomen sometimes. (Singhateh: 46)

 

Nyima de son côté a remarqué que son amie souffrait beaucoup des conséquences de l’excision et qu’elles étaient toutes les deux différentes des autres filles non excisées: «There was sometimes so much pain, she could barely walk. We realised that we were abnormal and hated it but there was nothing we could do about it. » (Singhateh: 47)

L'excision est un acte violent mais elle est dans le roman de Singhateh légitimée par la tradition. Et Odile Cazenave rappelle à la suite de Bernard Mouralis[8] que pour Awa Thiam, l’homme est celui à qui profitent ces  maux qui accablent la femme et qui ont pour nom polygamie et excision. En effet, la finalité de ces deux pratiques est de le satisfaire:

[…] Sur la base de conversations recueillies faisant état d'expériences de femmes, de la vie en structure polygamique d'une part, de mutilations sexuelles d'autre part, Awa Thiam démonte ces deux mécanismes qui affectent la femme pour la seule satisfaction de l'homme (encore que l'auteur soulève la question de la validité des mutilations sexuelles dans la mesure où précisément se pose celle de la satisfaction de l'homme quant à sa préférence pour une femme excisée ou non).[9]

 

Cela n’exclut néanmoins pas le fait que les mutilations génitales féminines constituent une atteinte grave à l’intégrité physique de la personne, elles peuvent mettre en péril la santé de la femme et entraîner des complications de toutes sortes.

La dénonciation des méfaits des mutilations génitales féminines pose la question de l’engagement de Singhateh car, comme le soutient Rancy N. KABUYA Salomon:

On ne choisit pas impunément de mettre en scène, de représenter, de décrire la violence, […] d’illustrer des injustices sans être confrontée à cette nécessité d’un positionnement. Forcément, lorsqu’un écrivain, un peintre ou un cinéaste traite de la violence, la question soujacente pour ses lecteurs ou pour ce qu’il convient globalement d’appeler «le discours social» est de savoir de quel côté il se situe. Prend-il partie pour les bourreaux ou les victimes, justifie-t-il la violence, la condamne-t-il ?, etc. [10]

 

Dans tous les cas, The Sun will Soon Shine constitue un plaidoyer contre la pratique de toutes formes de violence à l’égard des femmes. Quant à Mariama Bâ, elle fait partie de la première génération d’écrivaines africaines francophones à décrire le sort des femmes. Des femmes qui ont porté la voix de leurs congénères afin de présenter d’autres images que celles véhiculées par les hommes. A ce sujet, Cazenave souligne dans son analyse que:

De fait, les premières œuvres sont-elles essentiellement des œuvres de réaction à la représentation masculine de la femme. C'est ce que note Bernard Mouralis dans «Une parole autre, Aoua Keita, Mariama Bâ et Awa Thiam » où il retrace les étapes de la prise de parole par la femme africaine à ses débuts.[11]

 

De nos jours de grandes avancées dans le sens de l’égalité des genres, de l’accès des filles à l’école et du bannissement des violences faites aux femmes sont survenues. Au Sénégal, l’excision a été déclarée illégale et sa pratique peut entraîner des poursuites judiciaires ; les exciseuses se sont engagées par la déclaration de Malikounda de 1997 à rendre cette pratique caduque. Selon Kalidou Sy, Coordinateur national de l'ONG Tostan, de 1997 à 2007, 4623 communautés à travers tout le Sénégal ont abandonné l'excision et les mariages précoces, soit un taux d'abandon de 77%.  C'est une avancée très significative qui constitue une victoire dans la lutte contre les exactions à l'endroit des jeunes filles.

Dans la même veine, en Gambie, une association nommée Gamcotrap œuvre pour la défense des droits de la femme. Créée en 1984, elle lutte contre les pratiques dangereuses pour la santé de la femme et travaille avec le Ministère de la santé pour lutter contre les mutilations génitales féminines. Son principal champ d’action est les communautés de base où elle mène une campagne de sensibilisation contre ces pratiques. Gamcotrap a aussi pour but de protéger les filles et les femmes contre toutes formes de violence. Elle milite pour l'égalité des genres en vue d'une meilleure participation des femmes au développement de leur pays. Mais la lutte est loin d’être terminée. En effet, l’Organisation mondiale de la santé a affirmé en 2012, qu’en Afrique, 92 millions de filles de dix ans et plus sont sexuellement mutilées. C’est ce que rapporte Trésor Kibangula dans le magazine Jeune Afrique.[12] 

Pour le cas de la Gambie, en 2015, le président Yahya Jammeh a déclaré illégale la pratique de l’excision. Elle est interdite sur toute l’étendue du territoire gambien.

Cependant, Singhateh et Bâ ne présentent pas seulement des jeunes filles enchaînées par les contraintes sociales ou culturelles, il y en a d’autres sur qui la tradition n’a aucune emprise et qui évoluent dans un milieu régi par la modernité. C’est le cas d’Ida, fille de Jainaba, la cousine de Nyima. A douze ans, Ida poursuit déjà ses études aux États-Unis, loin de ses parents restés en Gambie. Elle jouit d’une indépendance d’esprit totale et son séjour américain l’a mise en contact avec une autre culture, ce qui fait d’elle une fille mûre pour son âge, ouverte et moderne. Beaucoup plus tard, à travers leurs discussions, Nyima se rend compte à quel point Ida, à dix-neuf ans est évoluée. Ida ne peut pas concevoir l’idée qu’une jeune fille soit sous l’emprise de ses parents et que ces derniers aient un droit de regard sur ses fréquentations masculines. Pour elle, avant de se marier, une jeune fille a le droit de connaître les hommes, d’avoir sa propre expérience sexuelle. Quand Nyima lui dit qu’il est impensable dans son village natal qu’une jeune fille puisse avoir un amoureux, Ida est ébahie et elle manifeste son étonnement en ces termes: «Isn’t that strange? You know, giving women husbands without them knowing the men first? I can’t imagine my parents doing that to me. » (Singhateh: 75)

En réalité, Nyima et Ida bien qu’étant nées dans le même pays et appartenant à la même génération, ont évolué dans deux univers opposés: pour Nyima le village, une famille pauvre et une société traditionaliste  et pour Ida la ville, une famille aisée, instruite et moderne. C’est cela qui explique leur rapport différent aux hommes. Ce qui était tabou et interdit pour Nyima dans son jeune âge relève pour Ida du normal et du naturel. Nyima mesure l’écart qui sépare son vécu de celui d’Ida ; cette dernière a eu très tôt tous les choix et la liberté de mener sa vie comme elle le souhaite.

Ce rapport entre ville, instruction et modernité dans la libération de la mentalité de la jeune fille se retrouve aussi chez Mariama Bâ à travers notamment les filles de Ramatoulaye. Cette femme qui est l’héroïne du roman a été élevée à l’ancienne par sa grand-mère, mais plus tard,  institutrice et mariée, elle a tenu à donner à ses enfants une éducation moderne. Elle ne leur a pas imposé de choix contraires à leurs désirs et a fait en sorte que les études occupent une part importante dans leur vie. Elle les a laissés mener leur propre barque. Sa fille aînée Daba, est devenue une jeune femme intelligente et équilibrée. L’exemple de Daba a prouvé à  Ramatoulaye que le choix qu’elle a fait de donner une éducation moderne à sa progéniture a été le bon. Mais quatre de ses filles vont remettre ce choix en question. Il s’agit d’abord de celles qu’elle appelle ‘le trio’: ce sont trois de ses filles qui ont à peu près la même taille et font tout ensemble. Elles partagent la même chambre, une garde-robe commune et ont une même passion pour les études ; elles ont aussi les mêmes vices et l’un d’entre ces derniers est la tabagie. Leur mère Ramatoulaye est choquée quand elle découvre ce penchant que les trois adolescentes ont développé à son insu:

 L’autre nuit, j’avais surpris le trio (comme on les appelle familièrement) Arame, Yacine et Dieynaba, en train de fumer dans leur chambre. Tout, dans l’attitude dénonçait l’habitude: la façon de coincer la cigarette entre les doigts, de l’élever gracieusement à la hauteur des lèvres, de la humer en connaisseuses. Les narines frémissaient et laissaient échapper la fumée. Et ces demoiselles aspiraient, expiraient, tout en récitant leurs leçons, tout en rédigeant leurs devoirs. Elles savouraient leur plaisir goulûment, derrière la porte close, car j’essaie de respecter, le plus possible, leur intimité.  (Bâ: 111)

 

Malgré son ouverture d’esprit, Ramatoulaye est contre l’usage du tabac chez la femme ; de ce fait elle interdit formellement à ses filles de fumer et elle commence à se poser des questions sur l’impact de la modernité sur la mentalité et la moralité de ses filles:

J’eus tout d’un coup peur des affluents du progrès. Ne buvaient-elles pas aussi ? Qui sait, un vice pouvant en introduire un autre ? Le modernisme ne peut donc être, sans s’accompagner de la dégradation des mœurs ? (Bâ: 112)

 

Ramatoulaye réfléchit aussi  à sa part de responsabilité dans la mesure où c’est la liberté qu’elle leur a octroyée qui a donné au trio l’opportunité de prendre cette habitude néfaste. Mais un autre coup dur va de même remettre en question son respect de la liberté de ses enfants. Aïssatou, une autre de ses filles tombe enceinte en pleine année scolaire et si la grossesse est découverte par l’administration, elle sera renvoyée du lycée alors qu’elle est en année de baccalauréat. Cette situation a incité Ramatoulaye à s’impliquer davantage dans l’éducation sexuelle du trio de fumeuses avant qu’il ne soit trop tard.

Mariama Bâ a voulu à travers ces jeunes filles mettre en lumière les conséquences que l’éducation moderne peut avoir sur la jeunesse si certaines vertus traditionnelles sont niées ou minimisées.

De la représentation de la jeune fille dans The Sun Will Soon Shine de Sally Singhateh et Une si longue lettre de Mariama Bâ, il faut retenir d’une part que sa condition est fortement liée à son environnement social. La deuxième remarque est que la villageoise subit plus de contraintes que la citadine qui elle, jouit d’une plus grande liberté. Cependant, un point commun aux deux romans et qui revêt une importance particulière est le rôle joué par l’instruction dans l’émancipation de la jeune fille. 

 

L’ÉDUCATION VOIE ROYALE VERS L’ÉMANCIPATION DE LA JEUNE FILLE

Sally Singhateh et Mariama Bâ mettent l'accent sur le rôle joué par l'école dans l'éveil de la conscience de la femme et sur la place de l'instruction dans le processus de changement de la mentalité de la jeune.

Quand Nyima fait face à  son oncle qui l'a donnée en mariage sans son consentement, elle sait qu'elle n'a pas le droit de s'opposer à cette décision, mais son désir de continuer ses études est plus fort que les interdits. Elle brise la loi du silence en rappelant à son oncle qu’elle a une bourse et qu’elle compte aller à Banjul pour continuer ses études. Oncle Modou la rappelle à l’ordre: l’instruction est réservée aux hommes uniquement et la jeune fille doit s’estimer heureuse d’avoir eu le loisir de fréquenter l’école aussi longtemps. Beaucoup de ses camarades n’ont pas eu cette chance. Ces remarques de son oncle rappellent à Nyima qu’il n’y a pas de chances égales entre les garçons et les filles en ce qui concerne l’instruction. Elle vit dans une société où la petite fille n’est éduquée que dans le but d’être épouse soumise, capable de bien servir son homme et de s’occuper de ses enfants. Et pour cela, il n’est point besoin fasse de longues études à l’école. Comme le dit Oncle Modou, à treize ans, il est grand temps que Nyima se prépare à accomplir ses devoirs: « It is time you become a wife and a mother. Education, you leave to us, the men. »  (Singhateh: 15).

Oncle Modou résume un état de fait: en matière d’instruction, les filles n'ont pas les mêmes opportunités que les garçons. Et dans certaines sociétés comme celle décrite par l’auteure, envoyer les filles à l’école n’est pas considéré comme une grande nécessité. C'est aussi ce qui découle de l'analyse menée par Charles Becker, il aboutit au constat suivant:

Les inégalités dans l'accès au savoir, à l'enseignement et à la formation sont très visibles dans beaucoup de sociétés du Sud, et demanderaient aussi des analyses scientifiques et fines pour comprendre les situations et réaliser les changements exigés.[13]

 

Par ailleurs, si Nyima est révoltée par la décision de son oncle de la donner comme quatrième épouse à Pa Momat, c’est parce que le passage par l’école lui a fait comprendre qu’il pouvait y avoir un autre destin pour une fille. L'instruction peut lui offrir la possibilité d'avoir un travail rémunéré et de contribuer au développement de son pays. La différence d’attitude entre Nyima et les autres filles de sa génération telles que Musu, la troisième épouse de son mari, s’explique par sa fréquentation de l’école. Musu accepte naturellement la voie qui est tracée pour elle parce que son horizon est limité par son manque d'instruction. Sa condition lui apparaît de ce fait comme naturelle et elle ne sait de sa place dans la société que ce qu'elle a reçu de son éducation traditionnelle. Il est facile d'accepter une situation que l'on considère comme normale. Ce qui n’est pas le cas de Nyima qui, bien qu'ayant reçu elle aussi une éducation traditionnelle, a pu fréquenter l'école. De plus, le fait même d'avoir une institutrice dans son village lui a montré qu'une femme peut avoir une ambition autre que celle de se marier, d'avoir des enfants et d'être au service de son mari. Cette institutrice devient dès lors son modèle, un exemple à émuler: Nyima souhaite embrasser plus tard cette profession afin de transmettre à son tour le savoir aux enfants. Elle est consciente de l'importance de ce métier dans l'acquisition des connaissances et la formation qui offrent à la femme d'autres opportunités de se réaliser. De plus, ce premier passage de Nyima à l’école a eu pour résultat l’éveil de la conscience de la jeune fille. Il lui a permis de voir sa société d’un œil neuf et de mesurer l’étendue des inégalités entre l’homme et la femme. Il justifie aussi sa révolte contre les injustices à l’encontre de cette dernière.

Interrompues pour cause de mariage, Nyima reprend ses études à Banjul, mais doit les arrêter encore pour cause de grossesse après avoir été violée par le mari de sa cousine. Après l’excision, c’est une autre atteinte à son intégrité physique, une nouvelle violation de son espace privé. C’est un phénomène dénoncé également par d’autres auteurs africains comme le fait remarquer  ici Nathalie Etoke:

La mutilation sexuelle féminine n’est malheureusement pas la seule violence à laquelle les femmes sont confrontées. Le viol en est une autre. C’est le soleil qui m’a brûlée (1987) de Calixthe Beyala offre une représentation du corps violé dans une optique militante. Ce roman raconte les tribulations d’Ateba, une jeune femme dont la vie oscille entre pauvreté, violence et solitude. L’auteur camerounais témoigne de l’importance stratégique de la sexualité dans les sociétés africaines contemporaines. Sous sa plume, le viol devient emblématique de la relation sociale inégalitaire existante entre l’homme et la femme. [14]

 

La ferme détermination de Nyima à continuer ses études la relève de cette tragédie: elle retourne au lycée après cet autre épisode douloureux de sa vie. Elle obtient d’excellents résultats à ses examens qui lui ouvrent la porte de l’université de Strasbourg. Les études supérieures et le milieu universitaire vont largement contribuer à façonner son esprit et à faire d’elle une jeune femme évoluée, indépendante.    

De même, dans Une si longue lettre Daba, la fille aînée de Ramatoulaye, en jeune femme instruite, est consciente de sa valeur, de son statut et du rôle actif qu’elle doit jouer dans la société. Elle est maîtresse de sa vie et a une opinion arrêtée sur le mariage. C’est ainsi qu’elle dit à sa mère que:

Le mariage n’est pas une chaîne. C’est une adhésion réciproque à un programme de vie. Et puis, si l’un des conjoints ne trouve plus son compte dans cette union, pourquoi devrait-il rester ? […] La femme peut prendre l’initiative de la rupture. (Bâ: 107) 

 

Par ailleurs, la position de l’oncle Modou concernant l’instruction de la femme trouve son écho dans le roman de Mariama Bâ en la personne de Tante Nabou. Elle est la plus radicale parmi les détracteurs de l'instruction chez la femme. Tante Nabou considère l’école comme une menace contre les mœurs anciennes dans la mesure où elle libère la jeune fille du pouvoir de contrôle que la société traditionnelle exerce sur elle. Si le contact avec d’autres valeurs venues d’ailleurs et véhiculées par l’école change la mentalité de la jeune fille, alors cette dernière doit y rester le moins longtemps possible. La vieille dame est contre les études poussées chez la jeune fille, de son point de vue, cette dernière ne doit étudier que le minimum qui puisse lui permettre d’exercer un métier utile à la société tout en étant une bonne épouse. Se faisant, elle réconcilie à sa manière l'école et les exigences de la tradition. Tante Nabou résume dans la citation suivante toute la méfiance qu’elle ressent pour l’école: « En vérité, l’instruction d’une femme n’est pas à pousser. » (Bâ: 47)  Et le rapport 2012 de Plan International indique que malgré les progrès enregistrés en Afrique subsaharienne, les filles représentent 54% des enfants non scolarisés.[15]

Tante Nabou se méfie surtout de l’impact de l’instruction sur la femme à savoir la prise de conscience de sa condition, la liberté de pensée, la possibilité d’un rejet de certaines valeurs ancestrales qui l’enchaînent. Vue sous cet angle, l’instruction peut être considérée comme la voie royale pour l’éveil des consciences et l’émancipation de la femme. En ville, à Dakar, la petite Nabou sa nièce et homonyme aurait pu s’éveiller au contact des idées nouvelles sur la femme qui sont véhiculées par l’école et l’environnement urbain. Mais vigilante, Tante Nabou ne manque pas à la maison de rappeler à sa nièce ses racines et les vertus d’une femme modèle. C’est ainsi que même avant d’entrer  à l’école et plus tard parallèlement à ses études, s’opère à la maison une éducation traditionnelle sous la houlette de sa tante. Cette dernière a fort réussi cette entreprise, car elle est parvenue à minimiser l’impact de l’instruction sur la conscience de la jeune fille:

L’empreinte de l’école n’avait pas été forte en la petite Nabou, précédée et dominée par la force de caractère de tante Nabou […] C’était surtout, par les contes, pendant les veillées à la belle étoile, que tante Nabou avait exercé son emprise sur l’âme de la petite Nabou […] Cette éducation orale, facilement assimilée, pleine de charme, a le pouvoir de déclencher de bons réflexes dans une conscience adulte forgée à son contact. (Bâ: 71)

 

En agissant ainsi, elle écarte de l’esprit de sa nièce toute velléité d’émancipation que l’école aurait pu y faire germer. Elle choisit pour sa nièce le métier de sage-femme qui, au-delà du jeu de mots (femme et sage), correspond plus à sa conception du statut de la femme dans la société: être utile tout en restant humble, docile et rangée. L’Ecole des Sages-femmes est la seule école qui trouve grâce aux yeux de la vieille dame, elle vante devant sa nièce les vertus de cette institution en ces termes:

Cette école est bien. Là, on éduque. Nulle guirlande sur les têtes. Des jeunes filles sobres, sans boucles d’oreilles, vêtues de blanc, couleur de la pureté. Le métier que tu y apprendras est beau. (Bâ: 47).

 

Par ailleurs, le métier que Tante Nabou voue aux gémonies, est celui d’institutrice ; c’est la profession d’Aïssatou, sa belle-fille abhorrée. Pourtant, Tante Nabou n’a même pas choisi de scolariser sa nièce: c’est par les soins de Ramatoulaye, l’amie de sa bru que la petite Nabou a franchi les portes de l’école. Institutrices, Ramatoulaye et Aïssatou font partie de cette génération de femmes formées vers la fin de l'époque coloniale et qui vont jouer un rôle essentiel dans le combat pour l'émancipation de la femme africaine. Elles ont eu la chance pendant leur formation de côtoyer des condisciples venues de toute l'Afrique de l'Ouest avec leur propre expérience de la condition féminine. Mariama Bâ insiste sur le rôle prépondérant joué par l’Ecole normale dans la formation de l'élite et spécialement des femmes comme Ramatoulaye qui dans sa lettre rappelle à Aïssatou cette époque-là:

Le recrutement qui se faisait par voie de concours à l'échelle de l'ancienne Afrique Occidentale Française, démantelée aujourd'hui en Républiques autonomes, permettait un brassage fructueux d'intelligences, de caractères, de mœurs et coutumes différents […] nous étions de véritables sœurs destinées à la même mission émancipatrice. (Bâ: 27)

 

Cette école a contribué à l'évolution des mentalités de ses pensionnaires qui, une fois retournées chez elles, sont devenues des militantes de la cause féminine et les véritables  actrices de la libération de la femme dans leurs pays respectifs. La formation qu'elles ont reçue entre dans le cadre d'un programme ambitieux dont la femme occupe la place centrale:

[..] la voie choisie pour notre formation et notre épanouissement ne fut point hasard. Elle concorde avec les options profondes de l'Afrique nouvelle, pour promouvoir la femme noire. (Bâ: 28)

 

En définitive, la femme instruite se libère du poids des coutumes caduques, sa mentalité ayant évolué, elle doit parfois  se battre contre certaines réalités culturelles qui ne sont plus acceptables à ses yeux. De ce fait, l'école qui bouscule le plus souvent la tradition change la donne et contribue à bouleverser certaines  valeurs établies.  L’instruction génère un nouveau type de femme africaine plus à même de prendre en charge sa destinée et de contribuer sur les mêmes terrains que les hommes au développement de leurs pays. L’école contribue en quelque sorte à la renaissance de la femme noire. 

Dans Une si longue lettre et The Sun Will Soon Shine, à l’exception de Bintou sur qui l’école n’a laissé qu’une faible marque, l’instruction  a permis aux filles de devenir des jeunes femmes libérées de la pesanteur sociale et maitresses de leur destin. C’est ainsi que Jainaba, la cousine de Nyima est présentée par Sally Singhateh comme le type même de la jeune femme accomplie: diplômée en droit de la famille, intelligente, déterminée et dotée d’un tempérament bien trempé. Cependant l’émancipation n’a pas pour autant flétri ses racines africaines, mais elle a au contraire renforcé sa détermination à venir en aide aux victimes d’une société phallocrate. De ce fait, Jainaba a largement contribué à la libération de Nyima ; c’est grâce à elle que cette dernière a réussi à se défaire des chaînes d’un mariage dévalorisant, à continuer ses études à Banjul et en France. La possibilité de s’épanouir pleinement est ainsi offerte à Nyima. La solidarité féminine peut contribuer à faire évoluer la situation de la femme surtout dans le cas du respect de ses droits.

 

CONCLUSION

Au terme de cette étude sur la représentation de la condition de la jeune fille dans l’espace sénégambien, il convient de faire le bilan des points saillants de l’analyse menée. Tout d’abord, le choix d’auteurs féminins a permis d’avoir l’opinion de deux intellectuelles de générations différentes sur le sort de la frange la plus tendre de la gent féminine. Les deux œuvres évoquent dans une certaine mesure  un référent semblable, des sociétés voisines et la mise en parallèle d’un texte francophone et d’un texte anglophone a dévoilé une réalité douloureuse: la jeune fille souffre. En ville comme en milieu rural, elle est souvent la victime dans ses rapports à l’homme. Qu’elle soit physique ou morale, cette douleur est révélatrice de la nature des relations masculin-féminin. En effet, dans les sociétés peintes dans Un chant écarlate et  The Sun Will Soon Shine, règne la domination masculine, un ordre phallique que paradoxalement, certaines femmes s’évertuent à perpétuer. La solidarité féminine est présentée comme un moyen de faire face, dans une certaine mesure à la situation. Toutefois, la voie royale pour atteindre l’émancipation  est selon  Mariama Bâ et Sally Singhateh, l’instruction. Elle est facteur d’éveil des consciences tout en offrant la possibilité d’une indépendance matérielle et l’espoir de se libérer du joug qui les oppresse.

Cet essai qui est axé sur la jeune fille uniquement, sera élargi  à une autre étude qui concernera le statut de la femme mariée. Y seront abordés des thèmes aussi cruciaux que la polygamie, le veuvage  et d’autres facteurs qui ajoutent à la précarité de la condition féminine.

 

BIBLIOGRAPHIE 

Œuvres étudiées

BÂ M., Une si longue lettre, Dakar: N.E.A.S, 1986.

SINGHATEH S. S., The Sun Will Soon Shine, London: Athena Press, 2004.

 

Autres ouvrages

AUFFRET S., Des couteaux contre les femmes, Paris, Grasset, 1982.

Barry, M., La petite peule, Paris: Mazarine, 2000.

BECKER C., « Questions Plurielles », in Genres, Inégalités, Religion, Actes du premier colloque inter-réseaux du programme thématique  « Aspects de l’Etat de droit et de démocratie » de l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF), Dakar, 25-27, avril 2006.

Cazenave, O., Femmes rebelles: Naissance d’un nouveau roman au féminin. Paris: L’Harmattan, 1996.

El Yamani, M., Médias et féminisme: Minoritaires sans parole. Paris: L’Harmattan, 1998.

KABUYA Rancy N. Salomon, Les nouvelles écritures de violence en littérature africaine francophone. Les enjeux d’une mutation depuis 1980. Thèse présentée pour l’obtention du doctorat en Langues, Littérature et civilisation. Sous la direction de Mme Dominique RANAIVOSON (Dir) et M. Huit MULONGO Kalonda Ba Mpeta (Dir), 24 juin 2014, 521 p.

Mouralis, B., « Une parole autre, Aoua Keita, Mariama Bâ et Awa Thiam », Notre Libraire – Revue des Littératures du Sud 117, pp. 21-27

YAMB G. D., « Enjeux de la gouvernance démocratique « au féminin » en Afrique noire: du droit à la différence, à l'égalité des chances dans le jeu démocratique et au droit au développement », in Genres, Inégalités, Religion,  Actes du premier colloque inter-réseaux du programme thématique « Aspects de l’Etat de droit et de démocratie » de l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF), Dakar, 25-27 avril 2006.

 

Webographie   

Niang, Xibar.net, Excision,  vendredi 10 décembre 2010, dernière consultation: vendredi 1er avril 2011.   

https://plan-international.org/girls/pdfs/Progres_et_obstacles _education_des_ filles_en_ afrique_plan_international_2012_fr_c.pdf. Consulté le 14/7/2015.

Kibangula, T. « Après 10 ans de lutte contre l’excision, où en est l’Afrique ? », In Jeune Afrique, 10 février 2012.

http://www.jeuneafrique.com/177400/politique/apr-s-10-ans-de-lutte-contre-l-excision-o-en-est-l-afrique/     Consulté le 14/7/2015.

Etoke, N. « Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone: taxonomie, enjeux et défis. » CODESRIA Bulletin, Nos 3 & 4, 2006 Pp 43-47.

http://www.didactibook.com/extract/show/43701    Consultation le 05/1/2016.


* University of the Gambia

[1] L’édition utilisée ici est celle publiée par les éditions N.E.A.S, Dakar, 1986.

[2] Singhateh Sally Sadie, The Sun Will Soon Shine, London, Athena Press, 2004.

[3] El Yamani, Myriam. Médias et féminisme: Minoritaires sans parole. Paris: L’Harmattan, 1998, p. 13.

[4] Séverine Auffret, Des couteaux contre les femmes, Paris, Grasset, 1982,  p. 145.

[5] Mariama Barry, La petite peule, Paris: Mazarine, 2000.

[6] Nathalie Etoke, « Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone: taxonomie, enjeux et défis.» CODESRIA Bulletin, Nos 3 & 4, 2006, p. 44.

[7] Idem, p. 43.

[8] Mouralis Bernard, « Une parole autre, Aoua Keita, Mariama Bâ et Awa Thiam », Notre Libraire – Revue des Littératures du Sud 117, pp. 21-27.

 [9] Odile Cazenave, Femmes rebelles: Naissance d’un nouveau roman au féminin. Paris: L’Harmattan, 1996, pp. 16-17.

[10] Rancy N. KABUYA Salomon, Les nouvelles écritures de violence en littérature africaine francophone. Les enjeux d’une mutation depuis 1980, Thèse présentée pour l’obtention du doctorat en Langues, Littérature et civilisation24 juin 2014. Sous la direction de Mme Dominique RANAIVOSON (Dir) et M. Huit MULONGO Kalonda Ba Mpeta (Dir), p.362.

[11] Odile Cazenave, Femmes rebelles: Naissance d’un nouveau roman au féminin. Paris: L’Harmattan, 1996, p. 16.

[12] Trésor Kibangula, « Après 10 ans de lutte contre l’excision, où en est l’Afrique ? », In Jeune Afrique, 10 février 2012. 

http://www.jeuneafrique.com/177400/politique/apr-s-10-ans-de-lutte-contre-l-excision-o-en-est-l-afrique/

[13] Charles Becker, « Questions Plurielles », in Genres, Inégalités, Religion, Actes du premier colloque inter-réseaux du programme thématique « Aspects de l’Etat de droit et de démocratie » de l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF), Dakar, 25-27 avril 2006, p.30.

[14] Nathalie Etoke, « Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone: taxonomie, enjeux et défis.» CODESRIA Bulletin, Nos 3 & 4, 2006, p. 44.

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