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Résumé

Dans le répertoire collectif et anonyme des légendes urbaines qui circulent activement dans les villes gabonaises, la femme-fantôme apparaît le plus souvent la nuit, dans les lieux de réjouissance et dans les routes périphériques où elle se manifeste sous deux visages : l’image éblouissante et attirante d’une belle femme riche, agressive et dominatrice, ou celle plus ordinaire et sympathique d’une inconnue de condition modeste. Omniprésente dans ces lieux-miroirs, cette double représentation de la femme-fantôme qui structure l’ensemble de notre corpus est une métaphore de l’espace urbain et des mutations profondes et radicales qui touchent les aspects de la vie de la société gabonaise actuelle.

Mots-clés : Légendes urbaines, femme-fantôme, urbanisation, Libreville, nuit, mutations, modernité urbaine.

Abstract

In the collective and anonymous book of urban legends which are actively heard in Gabonese towns, the phantom woman mostly appears in the night, where festivities take place and in peripheral roads where she is seen through two faces: either a flashy and attractive image of a wealthy, aggressive and domineering woman, or that of a most ordinary and kindest unknown lady from a modest background. Omnipresent in those glittering places, this double representation of the phantom woman which is expressed in our whole corpus is a metaphor of the urban space and of the deep and radical mutations which touch on the living aspects of the present Gabonese society.

Key-words: Urban legends, phantom woman, town planning, Libreville, night, mutations, urban modernity.

 

 

Introduction

L’union d’un individu avec un être surnaturel est une croyance toujours vivante dans la société gabonaise où bon nombre de pratiques cérémonielles et de comportements sont observés. La vie quotidienne et les grands moments de fêtes, de manifestations de tous genres sont déterminés par l’idée d’une communication étroite entre le monde visible et le monde invisible (des esprits, des fantômes ou des génies), celui des vivants et des morts, etc.  Chez les Myènè[1], le Mboumba yano[2], par exemple, renvoie à un esprit des eaux très jaloux auquel un homme ou une femme est lié mystiquement dès sa naissance. Lorsque le pacte avec l’esprit est respecté, ce dernier garantit à son partenaire l’aisance matérielle, mais en cas de transgression, surviennent alors malheurs, stérilité, maladies, et autres échecs dans la vie quotidienne.

Par ailleurs, ce motif de la femme fantôme se nourrit en partie d’autres motifs existant dans le répertoire des contes de bien des sociétés d’Afrique et qui sont connus sous les rubriques du « Conjoint animal » ou du « Conjoint surnaturel ». On le retrouve notamment dans le fameux conte-type de la « Fille difficile »[3] répandu dans toute l’Afrique, où c’est alors la femme, et non l’homme, qui est exposée à un partenaire atypique et dangereux, ce qui est l’inverse symétrique du motif qui nous intéresse ici.

Largement réactualisées dans un contexte néo-urbain, les histoires et les faits divers qui relatent les alliances avec des génies, des reptiles, des sirènes ou encore qui mentionnent des rencontres nocturnes avec des fantômes, alimentent le répertoire collectif de nombreuses légendes urbaines qui circulent activement dans la société gabonaise par le moyen de la parole, de l’écrit, de l’image et des réseaux sociaux. Ces petits récits insolites, donnés pour vrais et situés dans le temps actuel, se référent toujours aux lieux connus de tous. Ils se récréent au fil de leur transmission, chacun ajoutant toujours une petite part, le plus souvent faite d’exagération pour accrocher et marquer les esprits : telle est la règle du  kongossa [4] au Gabon.      

Imprégnées, donc, des réalités de la vie quotidienne, les légendes urbaines ne sont pas des « anecdotes insignifiantes ». Comme les contes traditionnels, elles reflètent les modes de vie, les croyances et les pratiques religieuses d’un monde en pleine mutation et véhiculent, en tant que moyen d’expression privilégié du peuple, des valeurs morales et des modèles sociaux qui garantissent la survie du groupe. Il n’est donc pas étonnant qu’elles apparaissent comme le chenal par lequel se révèlent aujourd’hui, sous le double visage de la femme-fantôme et de la permanence spatio-temporelle de ce motif, les valeurs et les modèles qui structurent en profondeur l’occupation des villes gabonaises, ainsi que les figures significatives de la condition urbaine contemporaine.                   

Après avoir présenté les légendes du cycle[5] de la femme-fantôme et dégagé leur modèle de base, nous nous proposons de les interpréter en éclairage les unes avec les autres, et dans leur filiation à la fois aux récits traditionnels, aux pratiques et aux croyances des sociétés gabonaises à partir de deux niveaux de signification : d’une part, le niveau apparent qui découle de la morale explicite et/ou du dénouement de l’histoire et, d’autre part, le sens anthropologique que structurent, à un niveau plus profond, les schèmes et les motifs récurrents associés, dans l’imaginaire collectif, à la figure mythique, terrifiante et obsédante de la femme-fantôme.

 

 

I- Présentation du corpus

Les douze légendes qui constituent notre corpus ont été recueillies à Libreville, de 2009 à 2010 par Falone Lorine Massounga Mihindou (2010), sur le campus universitaire et dans les quartiers très animés de Libreville, généralement auprès des étudiants et étudiantes ou des enseignants. Certaines légendes ont également été racontées par des portiers de boîtes de nuit ou des artistes. Nous avons non seulement gardé les titres initialement choisis pour chacune de ces légendes, mais aussi restitué le style et le registre de langue dans lesquels elles ont été narrées puis notées.         Si les légendes du serpent s’adressent le plus souvent aux jeunes filles fascinées par l’argent et les biens matériels d’un homme (Zame Avezo’o, 2005), les récits du cycle de la femme-fantôme font partie, quant à eux, des textes dont le message indexe particulièrement les hommes qui succombent aux charmes d’une belle inconnue, rencontrée le plus souvent la nuit dans les boîtes de nuit, les bars ou encore sur les routes de la périphérie urbaine. Ces espaces de rencontre et de divertissement où apparaît et disparaît la femme-fantôme sont aussi des lieux intermédiaires symbolisant un « passage » entre l’ici-bas et l’au-delà (Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, 2002 : 57). On remarque néanmoins que les versions où la rencontre nocturne avec la femme-fantôme a lieu la nuit, dans des espaces festifs qui incarnent la grande débauche, véhiculent une morale nettement plus sévère que celles où elle se produit de façon plus fortuite et innocente. Il en va ainsi des rencontres sur les routes de la périphérie urbaine. Car, même définie dans l’horizon de la rencontre nocturne de la femme-fantôme, la route n’ouvre absolument pas au même univers symbolique que les espaces dits festifs. Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard rappellent ici, fort judicieusement, quelques traits caractéristiques rattachés à la symbolique de la route :

La route a de tout temps été le lieu de l’Aventure (…) des rencontres étranges (depuis les diables et les fées jusqu’aux extra-terrestres (…), le symbole de la Destinée. Elle est associée à l’angoisse de la mort : c’est pourquoi les revenants tués dans les accidents de la route deviennent en quelque sorte des divinités protectrices. Quant à l’auto-stoppeur, il est l’inconnu, l’étranger qui peut se révéler sympathique ou antipathique, bénéfique ou maléfique (2002 : 68).

 

 

De ce fait, nous répartirons notre corpus en deux grands ensembles, significatifs chacun de la nature et/ou de la symbolique liées aux lieux d’apparition de la femme-fantôme : d’une part les rencontres nocturnes dans les lieux de réjouissance et de commerce[6], et, d’autre part, les rencontres sur les routes de la périphérie urbaine. Les légendes 7 et 8, qui soulignent clairement la concupiscence du personnage masculin sanctionné de mort ou de folie, seront rattachées au premier ensemble, même si dans la première histoire, il est question d’un chemin inconnu qui pourrait laisser penser à une route.

 

 

  1. Les rencontres nocturnes dans les lieux de réjouissance

Légende 1 : « Mouila-Mangondo[7] »

« L’histoire se passe en 2003 à Mouila. Le soir du défilé[8], après une dure journée, un jeune soldat décide d’aller se divertir avec ses compagnons d’armes dans une boîte de nuit. Tout se passe bien jusqu’au moment où le jeune soldat s’éloigne du groupe pour aller prendre une bouffée d’air frais dehors. Dans la pénombre d’un réverbère, il aperçoit une jeune dame. Il s’approche d’elle et il la courtise. Le soldat finit par faire l’amour avec sa nouvelle conquête du soir en délaissant ses compagnons. La nuit est longue pour lui. Au petit matin, quand le jeune homme se réveille, il est surpris de se retrouver au cimetière Mangondo sur une tombe. Après cette histoire, il devient fou ». 

Dans une autre version du même récit, il est dit que la langue du soldat s’allonge et devient pendante lorsqu’il embrasse la jeune fille. Apeuré, il s’enfuit et rejoint ses compagnons qui le conduisent à l’hôpital. Il meurt peu de temps après.

 

 

Légende 2 : « Des pieds qui ne touchent pas le sol »

« Un jour, à Port-Gentil[9], précisément dans une boîte de nuit située au Bac-Aviation[10], une jeune fille occupe la piste de danse sous le regard conquis des autres danseurs. Un monsieur, sous le charme, décide de l’aborder. Ils font deux ou trois pas de danses et quelques minutes plus tard, le monsieur un peu fatigué, décide de s’asseoir pour récupérer. Quelle n’est pas sa surprise de constater que les pieds de la jeune fille ne touchent pas le sol ! Il n’en revient pas ! Il revient sur la piste de danse, mais il ne voit plus la jeune fille. Elle a profité d’un moment d’inattention du monsieur pour disparaître à jamais. Désormais à Port-Gentil, avant d’aborder une jeune fille dans un night-club, on prend soin de vérifier ses pieds ».

Une autre version de cette histoire met en scène deux amis dans une boîte de nuit de Libreville, la célèbre Maringa[11]. La fille se fait habilement remarquer en dansant, mais l’un des deux amis constate que ses pieds ne touchent pas le sol et la fille disparaît. Une troisième version va au contraire noter que c’est le jeune homme effrayé qui s’enfuit et décide de ne jamais plus aller en boîte de nuit.

   

 

 

Légende 3 : « Le bal du Lycée »

« Lors d’une soirée culturelle organisée dans un lycée de Libreville, un jeune lycéen aperçoit une jeune fille qui le dévore des yeux depuis la piste de danse. Heureux, il la drague et finit par l’entraîner chez lui. Au moment où ils s’apprêtent à faire l’amour, la jeune fille se sent mal, elle urine puis s’évanouit. Pris de panique, il tente d’ouvrir la chambre, mais la clef a disparu de la porte. Finalement, il réussit à sortir en cassant la fenêtre et il ameute le voisinage. Quand les gens arrivent, la jeune fille n’est plus là. Et à l’endroit où elle se trouvait, sur le lit, il ne restait que des asticots. On conduit le lycéen dans une église pour une délivrance ».

Des faits identiques sont rapportés au sujet d’un jeune vacancier qui emmène une inconnue chez lui. Elle disparaît comme par enchantement à l’entrée de la porte. Pris de peur, il appelle sa mère qui lui révèle que la jeune fille est décédée depuis longtemps. Pour le guérir, la mère accomplit très tôt le matin, un rite oral de la société punu[12]appelé  mwandzu[13](Massounga Mihindou, 2010 : 53).

     

 

 

Légende 4 : « Inanga-dehors[14] »

« Un soir de 1995 à Inanga, alors que l’ambiance du lieu est chaude, un monsieur est ébloui par la beauté d’une dame qui paisiblement sirote un jus de fruit. Aussitôt, il décide de l’aborder. Ils échangent quelques paroles à la suite desquelles la dame propose au monsieur d’aller continuer la soirée chez elle. Fasciné par la dame, le monsieur ne peut résister. Les voilà dans le premier taxi qui se présente. Arrivé chez la dame, le monsieur est ébloui par la beauté de sa maison, tout y brille comme de l’or. Rien ne les retient, ils se jettent dans les bras l’un de l’autre. La soirée ne fait que commencer pour eux ! Au petit matin, c’est sur une tombe jouxtantl’Institut Immaculée Conception[15] qu’il se retrouve nu, ses vêtements accrochés sur la croix. Il s’habille et rentre chez lui. On apprend plus tard que ce monsieur s’est donné la mort ».

Une autre version raconte que dans la boîte de nuit « Inanga-dehors », l’homme séduit par une belle dame allume une cigarette, mais celle-ci s’énerve et lui ordonne de l’éteindre. Après une nuit passée chez cette dame, le monsieur se retrouve le matin tout nu dans un cimetière et il devient fou. Une légende rapportant des événements situés en 2007 dans une boîte de nuit nommée « Le 203 », précise qu’avant l’acte sexuel, le monsieur essaie de prier[16], mais la jeune fille contrariée, lui interdit de le faire. Au petit matin, il se retrouve également torse nu à l’entrée du cimetière de Lalala[17]. Traumatisé, il se pend. Le dénouement est moins tragique dans la version où intervient la femme qui emmène son époux, victime de la femme-fantôme, se faire soigner chez un nganga c'est-à-dire un guérisseur.

 

 

Légende 5 : « La femme sans tête »

« Deux amis s’en vont en boîte un soir de décembre 2009. Aux environs de minuit, sur la piste de danse, ils sympathisent avec une très belle demoiselle au visage rayonnant. Ils bavardent en dansant. Pendant que l’un des amis, séduit par la demoiselle danse, l’autre est en train de les filmer. Vers 4 heures du matin, les deux amis, exténués, décident d’aller prendre un verre au comptoir, laissant la demoiselle sur la piste. A leur retour, elle n’est plus là ! Ils continuent la soirée et aux environs de 6 heures du matin ils rentrent chez eux. Le lendemain, ils développent les photos et constatent que la demoiselle de la nuit n’a pas de tête sur toutes les photos. Les deux amis comprennent qu’il s’agit d’un « ditengu »[18], un être de l’autre monde. Après cette aventure, celui des deux garçons qui a longuement dansé avec la demoiselle est en état de transe.  Il s’est retrouvé à l’hôpital, sa mémoire a pris un sérieux coup ».

Une variante du motif de la photo sans tête raconte que le reflet de la jeune fille n’apparaît pas sur le miroir de la piste de danse (Massounga Mihindou 2010 : 52, « Le miroir parlant »). Dans d’autres légendes de la femme-fantôme, on retrouve parfois le même motif associé à plusieurs autres de ses caractéristiques comme la peur de la cigarette et les pieds en apesanteur.

 

 

Légende 6 : « Le numéro de téléphone d’une inconnue »

« Un soir de 2006, un jeune homme rencontre une belle demoiselle dans une boîte de nuit de Libreville. Il discute et danse avec elle un moment, puis elle lui demande de l’accompagner car elle voulait se soulager. Il accepte sans hésiter. Après que la jeune dame eut satisfait son besoin, elle retrouve le monsieur à l’entrée et l’entraîne vers les vestiaires en prétextant qu’il ne fallait pas qu’il y ait de la lumière. Ils font l’amour, puis ils ressortent des vestiaires quelques minutes plus tard et ils se remettent à danser sur la piste. Au moment de rentrer la demoiselle remet au jeune homme son numéro de téléphone. Le lendemain, lorsqu’il se rend au domicile de la fille, il rencontre ses parents qui lui apprennent qu’elle est morte depuis bientôt cinq ans. Il n’en revient pas, il insiste et il présente son numéro de téléphone. Mais les parents lui expliquent que c’est devenu un fait courant qu’elle réapparaisse aux gens et leur donne son ancienne adresse ainsi que son ancien numéro de téléphone. Le jeune homme meurt un an plus tard ».

Dans certaines versions, le personnage masculin, qui recherche le lendemain la belle inconnue rencontrée la nuit, retrouve au domicile des parents de celle-ci, son blouson accroché sur la tombe de leur fille. Il peut également découvrir que la chambre qui l’a ébloui n’est en fait que la tombe de son amante de la veille. Traumatisé par l’horrible vérité, il échappe néanmoins à la mort après s’être fait soigner chez des guérisseurs.

 

 

Légendes 7 : « Les aventures d’un homme concupiscent »

« Un homme changeait de femmes tout le temps. Un jour, il rencontre une très belle femme qui lui plaît. Aussitôt, il l’aborde. Ils partent se balader loin de la ville en empruntant un chemin inconnu. Lorsque le monsieur s’inquiète, la femme le rassure. Finalement, ils arrivent dans un bel endroit lumineux. Ils font l’amour jusqu’à la tombée de la nuit. Au petit matin, lorsque l’homme se réveille, il voit des tombes autour de lui et constate qu’il est étendu nu sur l’une d’elles. Pris de panique, il s’enfuit. Il tombe malade et meurt. On raconte qu’il a commis trop de mauvaises actions ».

 

 

Légende 8 : « L’épicier de Tchibanga[19] »

« Un jour à Tchibanga, au coucher du soleil, un Libanais[20], gérant d’une boucherie, voit entrer une demoiselle très jolie qui vient faire quelques achats. Pendant qu’elle choisit ses produits, le Libanais ne cesse de la déshabiller du regard. Quelques temps plus tard, elle arrive au comptoir. Ebloui, il demande à la revoir le même jour, à la fermeture de sa boucherie. Elle accepte sa proposition.  Ils se rencontrent et tout se passe comme il le souhaite, et cela trois jours durant. Le quatrième jour, vers midi, il téléphone en vain à sa dulcinée. Elle est injoignable ! Quand il se renseigne auprès d’une cliente, celle-ci lui apprend que la fille en question est sa défunte nièce. Pris de peur, il perd sa langue. On raconte qu’il s’est fait soigner par un guérisseur, mais qu’il n’est pas totalement guéri ». 

        

 

   B. Les rencontres nocturnes sur les routes de la périphérie urbaine

Légendes 9 : « La fille du Beau-Séjour [21]»

«  Un soir, très tard, un monsieur rentre chez lui lorsqu’il aperçoit au niveau de la station de Plein-Ciel[22]une fille qui fait des signes de la main. Ne voulant pas la laisser à la merci des bandits, il s’arrête et l’embarque. Il lui demande où sa destination, elle lui dit : « avance, je descends plus loin, encore devant, bientôt ». Elle l’entraîne jusqu’au quartier Beau-Séjour, sur une route en très mauvais état. Lorsqu’ils arrivent près d’un bosquet, elle descend. Au moment de repartir, la voiture ne peut faire demi-tour. Soudain, deux messieurs apparaissent et l’interpellent : « Tu fais trop de bruit, cette voiture n’est pas à toi, attends jusqu’à 7 heures, on verra ». Au lever du jour, il est surpris de constater que la voiture est stationnée devant des tombes. Pris de panique, il abandonne la voiture et s’en va chez lui. Depuis ce jour, il décide de ne jamais plus venir en aide aux gens la nuit ».

 

 

Légende 10 : « Le clando-man[23] et Brigitte »

 «  Un soir du 12 mars 2004[24], un « clando-man » quitte Libreville à 22 heures avec des clients qu’il va déposer au Cap-Estérias[25]. Après avoir déposé ses clients, il s’arrête dans un maquis[26] et prend un verre. Vers minuit, il décide de rentrer à Libreville. Lorsqu’il arrive au carrefour Bolokoboué, à 5 kilomètres du Cap, il aperçoit une dame portant un panier au dos qui fait du stop. Il s’arrête et lui demande sa destination. Elle lui répond qu’elle va non loin de Libreville. Il l’embarque et il poursuit son trajet en bavardant avec elle. Il sympathise avec la dame et elle lui donne son prénom, « Brigitte ». Au niveau du carrefour Malibé 2, le monsieur se rend compte que la dame s’est tue. Ce silence l’intrigue, il regarde par le rétroviseur et il voit qu’elle a la tête baissée. Quelques kilomètres plus loin, précisément au carrefour Bakota, il constate qu’elle n’est plus là. Pris de panique, il se retrouve dans un ravin. Dieu merci, il sort de là sain et sauf. Il raconte sa mésaventure aux gens qu’il rencontre. Ils lui expliquent que cette fille nommée Brigitte est décédée au cours d’un grave accident sur cette route. Depuis ce jour, le clando-man s’arrête de travailler à 20 heures ».

 

 

Légende 11 : « La femme de la Nationale[27] »

« Sur le tronçon Libreville-Ntoum[28], une auto-stoppeuse apparaît souvent aux voyageurs. Un jour, aux environs de 3 heures du matin, un conducteur aperçoit une dame qui fait du stop. Fasciné par sa beauté, il décide de l’embarquer. Elle s’appelle Claire et elle va à Ntoum 6. En chemin, ils discutent joyeusement jusqu’à ce que la dame se sente mal à l’aise à l’écoute du Mungongo[29]. Elle supplie en vain le conducteur d’arrêter cette musique. Elle demande à descendre à la sortie d’Okolassi[30] et il s’arrête. Quand il redémarre, il n’y a plus personne. Depuis ce jour, le conducteur n’a plus embarqué de dame, surtout la nuit ».

 

 

Légende 12 : « Le chauffeur de taxi »

« Une demoiselle arrête un taxi au rond-point de Nzeng-Ayong[31]pour se rendre au PK8[32]. A quelques kilomètres de l’école publique de Sibang 3, la jeune fille demande à descendre. Elle commence à s’agiter et elle dit au taximan qu’elle ne retrouve plus son argent. Elle lui demande donc de revenir chercher son dû le lendemain et lui remet en gage un de ses bijoux. Quand il revient sur les lieux avec le bijou, il aperçoit au loin une vieille dame auprès de qui il se renseigne. La vieille fond en larmes et lui apprend que l’inconnue est sa défunte fille. Pris de peur, il abandonne le bijou entre ses mains et s’enfuit en jurant de ne plus travailler la nuit ».

 

 

  1. Modèle archétypal de la légende de la femme-fantôme

Jean Derive notait :

Les récits produits dans le cadre de la littérature populaire orale ont ceci de particulier qu’on peut les rencontrer en de multiples versions dont les variantes n’empêchent cependant pas l’observateur d’identifier l’expression d’une même œuvre en ses diverses réalisations grâce à un certain nombre de traits constitutifs stables (2001 : 263).

 

 

Cela est vrai, ajoutera-t-on, non pas seulement pour les épopées, les mythes et les contes, mais aussi pour les légendes urbaines dont les histoires tendent à se constituer aujourd’hui, dans les villes gabonaises notamment, en répertoires particuliers connus de tous. Quels sont alors les traits structuraux et thématiques qui fondent l’identité de la légende urbaine de la femme-fantôme et qui « en constituent en quelque sorte le modèle matriciel » ?                                                      

Établir un conte-type c’est « articuler le fonctionnel et le thématique en présentant les unités narratives dans une optique fonctionnelle par rapport à la structure de l’histoire, tout en leur conservant une forme thématisée » rappelle Jean Derive (2001 : 265). En nous inspirant de la démarche proposée par cet auteur, à propos du conte-type de la « Fille difficile », nous allons présenter le modèle matriciel de la légende de la femme-fantôme au Gabon en partant de l’ensemble des réalisations recensées de ce qui nous est apparu comme une même histoire et en opérant « une réduction des unités narratives vers un degré d’abstraction supérieur en passant du figuratif au thématique » (2001 : 265).  En suivant cette démarche, et en admettant que l’accent peut être mis sur l’un ou l’autre des motifs utilisés, nous aboutissons à la forme de base constituée des fonctions narratives qui constituent en quelque sorte l’identité spécifique de la légende de la femme-fantôme au Gabon :

Séquence 1 : L’enchantement

1-    Rencontre nocturne (et une seule fois diurne) d’un homme avec une belle inconnue ou une femme ordinaire dans un lieu intermédiaire (boîte de nuit, bar, route périphérique, etc.).

2-    Il est séduit par l’inconnue et/ou il l’aborde et l’embarque dans son véhicule.

3-     Ils partagent de bons moments, le plus souvent dans une sphère de l’intimité (maison, chambre, voiture, etc.).

Séquence 2 : Le désenchantement

4-    Le lendemain matin il se réveille dans un cimetière ou la fille disparaît et il découvre avec effroi qu’elle est décédée depuis longtemps.

5-    Il meurt ou il sombre dans la folie et quelques rares fois, il guérit de son traumatisme.

 

 

De façon générale, cet archétype s’articule autour de deux brèves séquences juxtaposées, l’une positive et l’autre négative. Elles correspondent à deux registres : d’une part, la nuit qui renvoie au rêve, à la beauté, à l’illusion ou au paraître, et d’autre part, le jour associé au dévoilement et à la réalité. Le passage d’un niveau à l’autre s’effectue à chaque fois de façon très brutale et violente. Dans le scénario commun des légendes urbaines de la femme-fantôme, c’est ce procédé de rupture inattendue associé au motif de la disparition inquiétante ou du réveil sur une tombe, et quelquefois de la langue pendante (légende 1), qui marque toujours les esprits, permettant ainsi de mieux faire passer le message de mise en garde contre les pièges, les dangers invisibles et l’ambivalence du monde de la nuit.

 

 

 

II- La croyance aux fantômes

La croyance en la survie de l’être humain défunt est répandue dans la quasi-totalité des sociétés gabonaises[33]qui répartissentle monde des morts en deux groupes : les esprits bénéfiques qui se manifestent souvent en songe, et ceux malveillants qui rôdent, hantent les maisons ou possèdent les gens. Les premiers renvoient aux ancêtres identifiés de la lignée auxquels un culte est rendu, les seconds sont des fantômes anonymes ou non, qui suscitent toujours de la crainte. Chez les Kota,[34]  par exemple, Louis Perrois distingue les esprits apaisés qui jouent un rôle positif des fantômes, âmes errantes restées coincées entre deux mondes par la faute de leurs descendants qui n’ont pas accomplis les rites funéraires dus (2012 : 36-37).

Qu’ils soient anonymes ou connus, les fantômes semblent toujours constituer une menace pour les vivants dans leur vie quotidienne. Ils sont craints et on leur prête de nombreux pouvoirs et une nette supériorité. C’est ce que nous montre un conte mahongwè[35] où le fils de Zambe, après avoir transgressé un interdit posé par son père défunt, se fait entièrement déposséder et dominer par un fantôme, inkuku. Ce dernier prend d’abord sa peau et ses vêtements, puis s’approprie sa femme, son enfant ainsi que tout ce qui fait son identité humaine et sociale qu’il ne recouvrera que plus tard (Léa Zame Avezo’o 1997 : 93-116). Ici le fantôme, perçu comme l’incarnation du père défunt, vient punir un fils désobéissant pour lui rappeler les normes sociales desquelles il s’est écarté en allant suivre son épouse dans son village. Dans quelques versions du conte de la fille difficile qui affirme son autonomie vis-à-vis de ses parents en choisissant elle-même son époux, le conjoint hors norme qui vient l’épouser pour la punir et lui donner une leçon, est parfois un fantôme (Léa Zame Avezo’o 2000 : 236).

Comme dans les contes, les victimes du fantôme dans les différentes légendes urbaines constituant le corpus, ne sont pas des personnes positivement connotées. En effet, qu’il s’agisse du militaire, du lycéen, du « clando-man » ou de l’épicier libanais, ces personnages incarnent dans la société réelle, comme dans l’imaginaire exprimé par les légendes, l’indiscipline, la débauche, la corruption, la concupiscence. C’est pourquoi, ils font les frais de leur rencontre avec une belle inconnue qui se révèle être un fantôme. En considérant l’issue négative, parfois tragique, de toutes ces légendes et la violence extrême que recèlent les motifs du réveil sur la tombe, de la putréfaction ou de la langue qui s’allonge, on y décèle l’empreinte d’une « idéologie intransigeante » et d’une « éthique sévère » qui impliquent la condamnation sans appel non pas seulement des mœurs et des comportements des hommes, mais aussi et surtout, de « la culture de la fête urbaine » caractérisée par la consommation d’alcool, la musique et le sexe, omniprésents dans la plupart des légendes indiquées. Il n’est d’ailleurs pas anodin de rappeler ici que le 17 août et le 12 mars, qui sont parmi les plus grandes dates de manifestations festives du Gabon, sont clairement évoquées dans les légendes 1 et 10 de notre corpus, comme contextes favorables à une rencontre avec la femme-fantôme. La culture des bars, des boîtes de nuit et de l’alcool, souvent, réprimée sans succès par les autorités,[36] apparaît, d’après les observations de la socio-anthropologue Alice Atérianus-Owanga sur le monde de la nuit à Libreville, comme « un trait culturel gabonais, une habitude ancrée profondément dans les mœurs et l’éducation de façon trans-générationnelle » (2013 : 450).  A propos précisément de la consommation d’alcool dans la société gabonaise, elle fait le constat suivant :

L’alcool est mis au centre des sorties nocturnes, dans les maquis fréquentés par toutes les classes d’âge, mais aussi dans les mariages et d’autres festivités plus traditionnelles. La prolifération des bars autour des établissements scolaires, les déboires du système d’enseignement et le manque d’horizons professionnels contribuent à un accroissement de cette alcoolisation dans la société contemporaine, la sortie dans les bars constituant l’un des pôles majeurs de divertissement populaire-en l’absence de cinéma, de lieux de lecture, de théâtre ou d’activités socio-culturelles bon marché- (Id.).

Face à cette « culture de la fête urbaine » et de l’alcool, qui incarne sur un plan moral le mal et la déchéance, le motif de la femme-fantôme nous apparaît au fond comme le moyen par lequel le monde invisible châtie les concupiscents et met en garde la société contre l’effondrement aussi bien des valeurs que des normes, ce qui est l’expression des vices et des penchants immodérés pour les plaisirs du monde de la nuit. Il est remarquable à cet effet que seuls quelques héros vigilants, avertis et lucides (légende 2 et 12) arrivent à échapper à l’emprise du fantôme.

 

 

 

III- Le double visage de la femme fantôme : « ville blanche », « villages africains »

La rencontre de la femme fantôme avec les personnages masculins se déroule le plus souvent dans des constructions dont les formes s’opposent : il s’agit, dans certains cas, des lieux de réjouissance et de commerce qui sont des établissements clos et bâtis sur le sol de façon verticale. Ce qui évoque pour nous, l’idée d’une installation humaine dans l’espace de manière durable et permanente, autrement dit un enracinement dans la terre ; dans d’autres cas, par contre, il est question de la route périphérique assimilée à une construction ouverte dans l’espace et bâtie sur le sol de manière horizontale. De par la forme, ce type d’infrastructure nous suggère l’idée de mobilité que nous associons ici à une occupation humaine de l’espace de manière provisoire, c’est-à-dire incertaine et précaire.  En effet, les routes gabonaises, qui restent très souvent associées dans l’imaginaire des populations au danger à cause des nombreux accidents enregistrés, incarnent aussi l’échec de l’Etat qui n’a pas pu en cinquante ans, doter le Gabon d’un réseau routier digne d’un pays moderne. On observe que dans toutes les versions où la rencontre a lieu dans une construction close et verticale, c'est-à-dire enracinée dans la terre, le personnage du fantôme est présenté comme une femme qui éblouit son partenaire par la beauté et l’élégance de son corps, mais aussi par la richesse de sa demeure où « tout brille comme de l’or » (légende 4). Cette beauté associée à l’aisance matérielle qu’elle affiche lui confère à la fois une assurance, un pouvoir de persuasion et une autorité exercée sans merci sur tous ses partenaires qui meurent ou deviennent fou : ici ce sont les rapports individualistes marqués par une logique de domination et de prédation de l’autre à travers le sexe et l’argent qui sont soulignés.  

En revanche, dans les constructions ouvertes et horizontales symbolisant la précarité et l’insécurité, la description de la femme-fantôme n’est pas focalisée sur ses attraits physiques et son aisance matérielle. Elle apparaît soit sous les traits d’une auto-stoppeuse aidée par un conducteur bienveillant, soit sous l’apparence d’une cliente qui arrête un moyen de transport terrestre. Et dans les deux cas, la femme-fantôme nous renvoie toujours l’image d’une femme discrète, fragile et aimable et quelquefois démunie au point de ne pouvoir régler sa course[37] (légende 12). Par ses attitudes, son mode de vie et son statut, la figure de la femme-fantôme incarne une personne ordinaire, de condition sociale modeste.

Par ailleurs, il ressort clairement de ce contexte que, c’est la lutte pour la survie quotidienne qui génère des sentiments plus humains, et des liens de solidarité entre cette femme ordinaire et les conducteurs qu’elle croise sur son chemin. Cette proximité se traduit d’ailleurs par le fait qu’ils bavardent longuement et qu’elle lui révèle son prénom (« Brigitte » et « Claire ») dans les légendes 10 et 11, sans qu’il n’y soit fait mention de rapports sexuels entre eux. Ce double visage de la femme-fantôme qui se cristallise dans deux cadres spatiaux associés à des valeurs ainsi qu’à des rapports au monde opposés, restitue de façon symbolique la coexistence de deux types de tissus urbains dans la capitale gabonaise : la ville blanche d’un côté et les villages africains de l’autre. La ville blanche renvoie aux quartiers modernes et huppés de Libreville comme «  La Sablière », «  Le Haut de Gué-Gué », «  Batterie V » qui donnent l’allure de ghettos réservés aux « Mamadou »[38] c'est-à-dire aux puissants. Les habitants de ces quartiers sont des privilégiés (les politiciens et les hommes d’affaires) qui ont acquis par leur richesse le droit du sol et se sont constitués depuis longtemps une généalogie. Dans ce microcosme, les habitations sont bien alignées et de hauts murs protègent l’intimité des occupants tandis que des gardes privés veillent et des chiens méchants dissuadent les passants. Ce bunker pour riches s’oppose aux villages africains, c’est à dire aux quartiers sous-intégrés tels que « Kinguélé », « Atsibi Ntsos », « Venez-Voir », « Avéa », où les familles des plus pauvres, autrement dit les « Makaya », installés « sans aucun droit juridique sur les terrains qu’ils occupent », côtoient directement la classe moyenne (Annie Beka Beka, 2013 : 100-101). Les habitations sont construites généralement en planches et quelquefois en dur, sur des terrains non viabilisés et l’accès en leur sein reste possible uniquement à pied. La vie quotidienne dans ces quartiers qui se développent de façon anarchique se résume par « la précarité et l’insécurité du logement à près de 60% » (Annie Beka Beka, 2013 : 102). De l’avis de nombreux géographes, malgré la modernisation de Libreville, c’est ce modèle d’urbanisation ségrégationniste hérité de la colonisation qui prévaut encore de nos jours[39].  C’est ce qui ressort notamment des propos d’Annie Beka Beka :

L’aspect de la ville aux abords des principaux axes de circulation est cependant plutôt trompeur quant à l’absence de maîtrise de la croissance urbaine. Mais lorsqu’on pénètre dans les quartiers on est frappé par un spectacle digne des favelas que l’on n’imaginait pas rencontrer en ville, surtout dans un pays aux importantes ressources naturelles et à faible population. Le boulevard du Bord de mer, qui assure la vitrine de la ville, est perceptible et le boulevard Triomphal Omar Bongo est longé de constructions prestigieuses. L’urbanisation anarchique se localise dans les bas-fonds et est parfois dissimulée par la végétation (2013 : 94).

 

 

Dans un tel contexte, il est tout à fait significatif que les légendes urbaines participent en tant que moyen d’expression privilégié du peuple à témoigner, et sans doute aussi à dénoncer, ce modèle d’occupation de la ville de Libreville qui perdure depuis sa création en 1849. Si la rencontre de la femme-fantôme avec les hommes se déroule dans deux types d’espaces, on remarque également que les activités et les pratiques attachées à ces lieux nous situent dans deux temps sociaux différents.

 

 

IV- La figure de la « ville à temps continu »

Dans l’ensemble du corpus, la rencontre de la femme-fantôme avec les personnages masculins s’inscrit généralement dans deux temps sociaux : le premier qui a pour cadre privilégié les lieux de réjouissance et de commerce correspond au temps du plaisir et du loisir. Le deuxième temps incarné par l’activité nocturne du chauffeur de taxi sur une route périphérique est celui du travail. A Libreville, ce métier est exercé la plupart du temps par des individus issus de l’immigration africaine installés dans les quartiers populaires.    La figure du chauffeur de taxi qui travaille très tard la nuit, à la merci de tous les dangers, renvoie à une population démunie dont le combat quotidien se résume à la « survie ». Elle s’oppose au militaire et au lycéen, figures-miroirs et insouciantes de la culture de la fête urbaine, qui ne pensent qu’à se divertir la nuit ou encore à celle du commerçant libanais présenté sous les traits du profiteur ou du corrupteur.                

Ainsi, on peut dire que, la manifestation de la femme-fantôme la nuit, où elle fait la connaissance, aussi bien des jeunes que des hommes d’âge mûr, de statut et d’origine différents, rend compte de l’accroissement des possibilités de contact entre les individus, mais aussi de la mixité sociale et de la diversité culturelle qui font des grandes villes gabonaises, et notamment de Libreville, des espaces cosmopolites où vivent diverses communautés :

Plus de cent cinquante ans après sa « création », la capitale gabonaise abrite de nombreux groupes linguistiques tant nationaux qu’étrangers. Chacun marque l’espace urbain selon son dynamisme et sa culture, et ce mouvement est loin de s’arrêter (Casimir Zoo, 2001 : 184 ).

 

 

Par ailleurs, la permanence de la figure de la femme-fantôme dans deux types d’espaces (lieux de réjouissance/commerce et routes périphériques) attachés à des temps sociaux (loisir et travail) généralement distincts en milieu rural[40], suggère une mixité et une fusion des temporalités liées à la vie citadine. A notre avis, la mixité ainsi que le processus d’entremêlement des temps sociaux qui se lisent dans l’ensemble de notre corpus, pourrait témoigner de l’avènement de « La ville à temps continu » qui apparaît à Yves Chalas comme l’une des mutations significatives de l’urbanité contemporaine :

« Dans les villes contemporaines les temporalités s’entremêlent et s’entrechoquent. Les activités ne sont plus séparées les unes des autres dans le temps. (…) Les citadins ne marchent plus d’un seul et même pas, leurs emplois du temps se ressemblent de moins en moins. Certains travaillent pendant que d’autres se distraient, consomment, se déplacent ou que d’autres encore dorment. La réponse à ce processus de désynchronisation et d’imbrication des temps sociaux, mais aussi de sa stimulation par effet rétroactif, a pris la forme de la ville à temps continu, dont l’horizon ultime est représenté par la ville 24 heures sur 24, telle qu’elle existe déjà en partie dans les grandes capitales mondiales, que ce soit à New York ou à Tokyo, par exemple (2003 : 46-47).

 

 

 

Mises en regard, l’apparition diurne de la femme-fantôme (légende 7) ainsi que l’activité nocturne du chauffeur de taxi (légende 11 et 13) témoignent de façon singulière, non seulement du croisement et de l’inversion des temporalités, mais aussi, et surtout, du dynamisme nocturne qui caractérisent la condition de  l’homo urbanus. C’est ce phénomène urbain qui touche la vie de nos sociétés gabonaises qui est souligné dans ce propos d’Alice Atérianus-Owanga :

« Libreville compte parmi ces villes africaines porteuses d’une activité et d’une vie nocturne intenses. Les carrefours des quartiers populaires sont généralement animés jusque 23h par les déplacements des citadins et le trafic des transports en commun (taxi, véhicules « clando » et autres taxi-bus) par la vente sur étals de denrées alimentaires, ou encore par les discussions de groupes de jeunes aux entrées des boutiques de quartier. La quantité innombrable de bars populaires (les « maquis ») - que ce soient les vastes tables au-devant des domiciles -, participe également à cette ambiance urbaine. (…) Alors qu’on dit qu’à Libreville « il ne se passe rien » (…) que les journées scolaires et lycéennes marquent un temps long et monotone, la nuit électrisela vie urbaine de ses pulsations[41] (2014 : 294- 295).

 

 

Dans les sociétés traditionnelles gabonaises, la nuit est sacralisée et frappée d’interdit. C’est le moment de mystère où les morts rôdent et où les esprits maléfiques sortent de leur enveloppe charnelle pour « dévorer » l’énergie des gens.  Ainsi, la valorisation du régime nocturne observée dans la capitale gabonaise par exemple, pourrait sans doute témoigner d’une reconfiguration des imaginaires et des représentations de la nuit dans l’espace urbain.

 

 

Conclusion

Chez les Punu, quand surgit l’extraordinaire ou lorsque l’on veut rendre compte d’une situation anormale, d’une transgression d’un ordre établi ou encore d’un fait inquiétant, on dit, ditengu mapala kana, littéralement « le fantôme est sorti dehors ». Cela sous-entend que le fantôme ne partage pas dans les sociétés villageoises le même espace que les humains ou les vivants. Appliqué à la société gabonaise actuelle, ce proverbe permet d’exprimer de façon plus lapidaire, mais tout aussi effrayante que les légendes de la femme fantôme, les mutations urbaines et contemporaines que vivent les individus.                                                 

Et c’est au regard de ces mutations profondes et radicales qui bouleversent un ordre traditionnel, perçu comme plus stable et sûr, qu’il faut, d’une part, comprendre telle une condamnation qui tient lieu ici de mise en garde, l’issue négative de toutes nos légendes urbaines. D’autre part, qu’il faut y lire comme une prescription et une leçon de sagesse, la promesse de ceux qui, à l’exemple des chauffeurs, jurent de ne plus sortir la nuit pour travailler ou même pour se distraire. C’est à cette seule condition, que le fantôme « restera dedans ». Dans son espace propre : obscur, occulte, impénétrable au commun des mortels car distinct du monde des vivants.

 

 

Bibliographie

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* Université Omar Bongo de Libreville

[1] Le groupe myènè comprend les Mpongwè, les Orungu, les Galwa, les Nkomi, les Adjumba et les Enenga installés principalement dans les provinces de l’Estuaire, de l’Ogooué-Maritime et du Moyen-Ogooué.

[2] Mboumba yano se traduit littéralement par mboumba de la naissance. Le terme mboumba désigne tantôt l’arc-en-ciel, incarnation du serpent-fétiche avec qui on contracte un pacte, tantôt le double spirituel d’un individu acquis dès la naissance, jouant le rôle d’ange gardien ou de génie protecteur qui peut se révéler jaloux. Le rituel durant lequel le Mboumba yano se manifeste à l’individu au cours d’un rêve est présidé par une femme ménopausée qui invoque ce génie à l’aide d’une cloche (tchengué). La personne qui passe le rituel est toujours vêtue de blanc et elle est ointe de kaolin de même couleur. Elle reçoit à la fin une petite pirogue sculptée contenant du kaolin signe du génie des eaux.

[3] Les versions et les variantes de ce conte-type ont été largement analysées dans l’ouvrage collectif La Fille difficile un conte-type africain (2001)

[4] Pour certains, le terme kongossa proviendrait du Congo et se décompose en « Congo » et « Comme ça ». Pour d’autres, il serait importé du Cameroun. Dans tous les cas, Le kongossa désigne la rumeur, les commérages, les ragots et les cancans. C’est l’équivalent de l’expression « crimador » (critiquer-manger-dormir) venue de Côte-d’Ivoire ou de l’acronyme « MCD » (Mauvais Cœur du Diable). Pour le rapport entre le kongossa et le monde politique au Gabon, voir Placide Ondo (2009).

[5] En littérature orale, le cycle renvoie à « des ensembles de contes attachés à la tradition culturelle d’un peuple, dominés par un ou deux animaux vedettes qui y jouent un rôle essentiel »  (Colin, 1965 : 93). Dans la littérature traditionnelle des peuples du Gabon, le cycle le plus connu est celui de Tortue et Panthère.

[6] La boîte de nuit est un lieu de commerce des corps, comme le bistrot est le lieu de commerce de boissons.

[7] Mouila est le chef-lieu de la province de la Nyanga située au sud du Gabon. Mangondo est la désignation d’un célèbre cimetière de la ville de Mouila réputée pour les pratiques de sorcellerie.

[8]  Il s’agit du défilé militaire du 17 août, fête nationale marquant l’indépendance du Gabon.

[9]  Capitale économique du Gabon et chef-lieu de la province de l’Ogooué-Maritime.

[10] Quartier situé vers l’aéroport de Port-Gentil.

[11] Boîte de nuit située autrefois au quartier Quaben, face au bord de mer.

[12] Peuple localisé au sud du Gabon principalement, dans les provinces  de la Nyanga et de la Ngounié.

[13] C’est un discours prononcé généralement par le chef de famille avant chaque événement  de la vie sociale et individuelle ou en cas de délit, pour mettre en garde les personnes malveillantes.

[14]«Inanga » est le nom d’une célèbre boîte de nuit de Libreville située autrefois aux abords du boulevard Bessieux, non loin d’un ancien cimetière. L’expression « Inanga-dehors », par opposition à « Inanga-dedans », renvoie à tous les bars et bistrots situés aux alentours où les gens boiventavant d’aller danser.

[15] Etablissement d’enseignement catholique.

[16] On constate même, dans certaines versions, que la prière, l’eau bénite ou le sel ne suffisent pas toujours à éloigner la femme-fantôme.

[17] Quartier du 5è arrondissement de Libreville abritant de nombreux bars situés de chaque côté d’une célèbre   rue baptisée « Couloir de la mort ».

[18] Terme en langue yipunu désignant le fantôme. Précisons que le terme yipunu est généralement employé pour désigner la langue, alors que le mot punu ou mupunu renvoie au peuple.

[19] Chef-lieu de la province de la Nyanga.

[20] Les Libanais installés dans les grandes villes du Gabon sont pour la plupart des commerçants. Ils maîtrisent plusieurs secteurs économiques et ils sont perçus très souvent comme arrogants et corrupteurs.

[21] Quartier situé à la périphérie est de Libreville dans le 5è arrondissement.

[22] Il s’agit de la station d’essence située sur la voie expresse qui traverse ce quartier de la périphérie est de Libreville.

[23] Dans le français courant du Gabon, « clando » qui est le diminutif de clandestin, désigne un véhicule de transport souvent en mauvais état, mis en service de façon souvent illégale pour circuler en dehors du périmètre urbain ou dans les zones d’accès difficile. Le « clando-man » est le conducteur de ce  type de véhicule.

[24] C’est la date de la fête du Parti Démocratique Gabonais (PDG), parti au pouvoir depuis 1968.

[25] Zone située à la périphérie nord de Libreville. Tous les lieux indiqués dans ce récit sont des villages du nord de Libreville.

[26] « Bar dancing » situé à des endroits peu accessibles.

[27] C’est la voie qui mène à l’intérieur du Gabon.

[28] Ntoum est une petite ville située à plus de 30 km au sud de Libreville.

[29] Arc musical utilisé dans les rituels initiatiques. Le mungongo est désigné en français par l’expression « arc-en-bouche ».

[30] Village situé dans la périphérie de Libreville non loin de Ntoum.

[31] Quartier situé à la périphérie est de Libreville.

[32] Abréviation de Poste Kilométrique. Le quartier PK 8 est à 8 kilomètres au sud de Libreville.

[33] Sur cette question, lire Rites et croyances des peuples du Gabon d’André Raponda Walker  et Roger Sillans (2005 : 16-28).

[34] Ensemble ethnique localisé principalement au nord-est du Gabon dans les provinces de l’Ogooué-Ivindo et de  l’Ogooué-Lolo.

[35] Ethnie du groupe kota localisée au nord-est du Gabon dans la province de l’Ogooué-Ivindo.

[36] Il a existé au Gabon depuis 1970, un décret fixant les conditions d’ouverture et d’exploitation des débits de boissons. Le décret n° 0717 /PR /MISPID du 8 juin 2011 signé par l’actuel président Ali Bongo Ondimba,  qui interdit l’ouverture des bars et des bistrots après 22 heures dans toutes les villes du Gabon, réactualise cet ancien texte resté inappliqué pendant longtemps.

[37] Cette image est confortée dans la légende 11 où elle est présentée comme une femme du monde rural.

[38] Les termes « Mamadou » et « Makaya » qui se rapportent à l’opposition riche/pauvre, ont été popularisés par le quotidien gabonais L’union dans sa rubrique éditoriale qui est en même temps un billet d’humour titré par cette formule : Pour moi quoi … Makaya. Selon Annie Beka Beka, ces dénominations issues des représentations populaires font référence aux premiers commerçants ouest-africains chez qui le Gabonais pauvre, autrement dit, le « Makaya », allait demander crédit (2013 : 96).

[39] Pour une information plus détaillée sur la question de l’urbanisation de Libreville, on pourra se référer à l’ouvrage collectif,  Libreville, la ville et sa région, 50 ans après Guy Lassere (2013).

[40] A propos de cette distinction, on peut se référer à l’interdit de l’énonciation diurne qui réglemente la production de certains genres ludiques  comme le conte dans la plupart des sociétés traditionnelles africaines. A cet effet, dire le conte le jour, moment du travail, a des implications graves sur la prospérité économique et sociale du groupe (Geneviève Calame-Griaule,  1970 : 27-29).

[41] C’est nous qui soulignons.