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Résumé

Nous proposons de déplier ici Il pleut des oiseaux[1] de Joclyne Saucier. A travers cette opération déconstructrice commandée par le texte, nous nous proposons, à partir du thème de la mort, d’aborder la question de l’utopie. C’est par l’utopie définie comme horizon du faire et de l’être que cette œuvre interpelle la pensée et le mode de vie moderne. L’explication libère un certain nombre de thèmes qu’une lecture furtive ne peut pas apercevoir.

Mots clés : Absolu, amour, amitié, asile, avenir, campagne, communauté, compréhension, déconstruction, déployer,

différance, dystopie, entente, existence, fiction, folie, horizon, interprétation, jeu, liberté, marque, messianisme, millénarisme, mort, pensée, phénoménologie, philosophie, pli, politique, relatif, sémiotique, survivre, texte, trace, utopie, vieillesse, ville, vivre

 

Abstract

We intend to unfold here Jocelyn Saucier’s Il pleut des oiseaux. Through this operation of deconstruction, motivated by the text, we aim to deal with the issue of utopia, from the theme of death. It is through utopia, defined as the horizon of action and being, that this literary work questions modern thought and way of life. This explication highlights a certain number of issues which cannot be felt through a furtive reading.

Keywords: Absolute, love, friendship, refuge, future, country, community, understanding, deconstruction, display,

“différance”, dystopia, harmony, existence, fiction, madness, horizon, interpretation, game, freedom, sign, messianism, millenarianism, death, thought, phenomenology, philosophy, fold, politics, relative, semiotics, survive, text, mark, utopia, oldness, city, live.

 

 

Introduction

Incontestablement le jury des 5 continents[2] a fait preuve d’un goût certain en repérant et couronnant ce roman bouleversant de l’écrivaine québécoise Jocelyne Saucier (née en 1948) malgré les thèmes, assez communs, abordés (la mort, la critique quasi-romantique de certains aspects de la vie moderne, l’éloge de la vie dans la forêt...). On y parle, comme elle le dit, des tableaux d’un de ses personnages [il s’agit évidemment de Théodore Boychuck)], d’« amour, [d’]errance, [de] douleur, [de] forêt profonde et [de] rédemption dans l’art, des thèmes chers au cœur de jeunes artistes qui aiment que la vie racle les bas-fonds avant d’atteindre la lumière » [IPO : 173]. Le coup de force a justement été de donner à ces lieux communs une très grande ampleur. Incontestablement, dès l’instant qu’on se laisse entrainer dans le jeu[3] du texte on est irrésistiblement interpellé. Certes dans ce quatrième roman, comme dans toute son œuvre d’ailleurs[4], elle est très modeste dans ses ambitions puisqu’elle ne fait que nous proposer des trajectoires d’êtres simples qui, incapables de s’insérer dans leur société, choisissent d’autres vies alternatives[5] et ce faisant fondent leurs existences sur d’autres valeurs, plus primitives, plus essentielles. Même si, tout le long de son roman, elle n’adopte pas la posture romantique qui consiste à critiquer unilatéralement la civilisation[6] pour des valeurs naturelles (thèmes et figures romanesque dont il nous faudra, grâce aux instruments fournis par la sémiotique[7], élucider les significations), il n’en demeure pas moins que cette œuvre offre matière à penser. L’objectif de cet article est de montrer que le texte de Jocelyne Saucier, derrière sa transparence apparente, dépl(o)ie un jeu de langage philosophique (ce sera l’objet de notre 1er chapitre) et un jeu de langage utopique (ce sera le thème de notre 2e chapitre). Certes les marques[8] de ces isotopies philosophiques et utopiques sont, de l’aveu de l’auteur elle-même[9], extrêmement « sobres » [IPO : 145], mais elles sont suffisamment pertinentes (quoiqu’elles conservent leur réserve discrète et énigmatique de trace[10]) pour se prêter au dépl(o)iement, à l’amplification sémiotique, philosophique… Le texte s’est suffisamment ex-pli-qué[11], les plis d’une sollicitation de traductions suffisamment, dé-signés, marqués (on relèvera, en gras, le vocabulaire derridien que nous mobiliserons tout le long de notre analyse) pour faire subir au texte la contre-épreuve de la pensée, c'est-à-dire de l’interprétation philosophique. En effet, en dispersant nos certitudes, en nous entrainant dans une épochè, ce roman nous oblige à penser. On voit que le mot interprétation (en tant que discours supplémentaire, répétitif) retrouve toute sa charge ambivalente de traduction. Pour dire, lorsque s’agit de lecture, qu’on n’a d’autre choix que de se réapproprier le texte selon ses lignes directrices.

 

1. La dimension philosophique.

Jocelyne Saucier, qui nous vient de la sphère politique, est une écrivaine instinctive. C’est le « talent à l’état brut » [IPO : 172]. Elle a su faire confiance à la puissance de sa vision et à la force de sa sensibilité, le tout mis au service d’une expression variée sans être baroque, sobre sans être simpliste. Cette maîtrise stylistique, ce sens inné des effets et du jeu sont tels qu’elle réalise une écriture où un talent quasi cinématographique est combiné à une vision philosophique parfaitement retenue. Certes l’œuvre déploie une portée philosophique, certes l’œuvre nous interpelle, certes l’œuvre se donne à penser, mais elle reste fondamentalement romanesque, c'est-à-dire enracinée au plus profond de la vie. Gilles Deleuze a raison de signaler dans son magistral Qu’est-ce que la philosophie ?, que « l’artiste est [d’abord] montreur d’affects, inventeur d’affects, créateur d’affects, en rapport avec les percepts ou les visions qu’il nous donne. »[12]

Jocelyne, en bonne phénoménologue, est dotée d’un pouvoir d’empathie on ne peut plus remarquable. À cet effet elle adopte, tout le long du roman, le point de vue de personnages vivants et se sachant mourant. D’où, l’alternance de la narration à la 1e personne (homodiégétique) et de la narration à la 3e (hétérodiégétique), à quoi il faut associer la focalisation interne, le  style indirecte libre... De fait, ce roman est un émouvant document existentialiste. Sachant qu’un romancier est par essence un bon phénoménologue, il est normal que ce bloc d’affects et de percepts qu’est IPO soit un émouvant document de phénoménologie appliquée à la mort et à la vie. Bref la photographe (dont on ne connaîtra jamais le nom, à moins que ce ne soit Jocelyne Saucier elle-même) ne pensait pas, à travers leurs regards, leurs poses tragiques entrer, et faire entrer ses narrataires, dans la conscience, l’âme de survivants. Nous verrons plus loin le sens qu’il faut donner au sur- de survie. La situation de ces survivants des Grands Feux qui ont vu la mort de très près, l’exemple ce mythique « Ed Boychuck, ou Ted ou Edward, l’homme qui avait survécu aux Grands Feux et qui avait fui sa vie dans la forêt » [IPO : 13]  résume toute la trame philosophique du récit. La survie  installe le 3e âge, « Le grand âge qui […]  qui apparaissait comme l’ultime refuge de la liberté, là où on se défait de ses attaches et où on laisse son esprit aller là où il veut » [IPO : 83].

Si, comme le dit Albert Camus, « le roman n’est jamais que de la philosophie mise en en images »[13], la philosophie que nous ressentons ici est enfouie, diffuse dans les phénomènes narratifs, c'est-à-dire dans le magma d’affects et de percepts ou, pour parler comme A-J Greimas  et Jacques Fontanille[14] dans les passions morbides cependant éminemment vivantes. Cette dimension est exposée[15] ici comme elle l’est dans l’existence à cette différence près qu’elle y est légèrement, très légèrement, subtilement accentuée, (re)marquée. Exactement comme dans l’art de Theodore Boychuck :

La scène en elle-même n’était pas très impressionnante. On ne voyait que du noir mêlé à de longues traînées brunes sous un ciel écrasé d’épaisses coulées grises. Tout l’intérêt de la toile était dans un léger coup de pinceau (n.s.) qui dégageait un point lumineux dans un empâtement noir, le trou d’aération par lequel respirait la mère de l’enfant à naître. Il fallait que le texte explique sinon on n’y comprendrait rien. [IPO : 145-146]

 

Cet appel à ex-pli-cation concerne, évidemment, au premier chef l’élucidation philosophique.

En tout cas cette dimension philosophique est à ce point diffus qu’il faut beaucoup de patience pour extraire les philosophèmes, repérer les concepts banalisés et citer les énoncés philosophiques. Afin donc d’éviter de nous livrer à l’exercice, ici artificielle, de la citation, nous dresserons un tableau des concepts sauciériens (dont certains, qui seront mis entre deux slashs[16], n’accèdent pas à l’être d’un vocable). Concepts finement ciselés, concepts suffisamment au point pour que les mots quotidiens pris dans un réseau[17] conceptuel se mettent à fonctionner doublement : comme mots de récit (supports d’affects et percepts) et comme concepts. C’est que, comme le dit le vieillissant et ultra-lucide Gilles Deleuze, philosopher, c’est créer des jeux de concepts[18] qui permettent de survivre. Nous verrons d’ailleurs dans la deuxième section de cet article qu’elle forme une configuration que nous dénommerons utopie, ou, dit en termes deleuziens, ce sont les sommets d’un agencement sur le plan d’immanence[19] appelé utopie :

Plan d’immanence Concepts Repérage

Existence

Mort 36, 38, 44, 45, 83, 142, 159, 162, 163, 165
Vivre 39, 179,
Vieillesse 79, 82,115, 126
suicide 35, 141
Bonheur 179,
Blessure 41

Utopie

Liberté 9,26, 33, 102
Entente 35
cadenas 47
Amour 77, 129, 136, 141
/Folie / 91  107 108 109
/Survivre/ 13, 18, 75, 99, 113, 117
/Compréhension/ Notion Dispersée

Figure 1 : tableau conceptuel d’IPO

 

Ces concepts (de concert avec les affects et les percepts) n’en continuent pas moins d’interpeller notre pensée. La vieillesse comme l’utopie (dont elle ouvre le champ) nous touchent au plus haut point.  Pourvu que l’œuvre soit bien com-prise, pourvu qu’on joue le jeu du texte, quoique l’on soit jeune par l’âge, il est donné au lecteur de vieillir. Vieillir, c'est-à-dire survivre[20], vivre en sachant que l’on va mourir, que l’on est mort, comme si cette sur-vie nous est donnée telle une libération, une deuxième voire une troisième vie (un sursis):

À partir du moment où le mortalis a cédé la place au moriturus et a fortiori au moribundus, où le candidat à la mort, susceptible en général de mourir, a entendu l’appel de la mort imminente, où le « mortel » appelé à une mort possible es devenu un « moribond » en puissance de mort ou en instance de mort, où le destin a inscrit la créature sur la liste restreinte de tout proches élus, à partir de ce moment l’homme a réalisé que la mort n’est plus une éventualité abstraite, mais l’avènement d’un événement.[21]

 

Cette dimension philosophique donne à l’œuvre tout son retentissement, toute sa profondeur, toute sa puissance. Elle imprime au récit, conformément aux recommandations d’Albert Camus, un léger, un très léger pli philosophique qui aiguille la lecture et appelle à lui faire subir la contre-épreuve du dépliage (ou si l’on préfère, de l’élucidation) philosophique. Déplier c'est-à-dire décoder [IPO : 113-114] déchiffrer les re-plis qui parcourent la surface calme du récit.

De toute évidence ce texte à côté du jeu narratif, et en raison de la signature (de l’empreinte[22]) philosophique qu’il porte, donne beaucoup à jouer. Il se prête alors aisément au jeu de langage philosophique. Tout en restant fidèle à la vie, l’œuvre déploie des vagues philosophiques, dépl(o)ie à sa surface de vagues philosophèmes.  Quoiqu’elle n’ait peut-être pas cherché à jouer sur ce contrepoint philosophique.

En tout cas cette Québecoise, si du moins on en croit à sa conversation dans laquelle elle s’identifie complètement à ses personnages, donne l’impression de ne pas vouloir prendre en considération, voire saisir la dimension philosophique de son œuvre. 

Elle nous enseigne magistralement que la Mort, ce Personnage Conceptuel [23]avec lequel le Philosophe mène un dialogue soutenu, qu’on l’accepte ou non, est l’horizon de la vie. Ce Personnage qui peut à tout moment survenir donne cependant toute sa valeur à la vie. La mort donne tout son prix à la vie, de sorteque l’apprendre-à-mourir de Montaigne est bien un apprendre-à-vivre. Apprendre à vivre en se sachant mourant (moribundus), sachant que la vie est un vieillissement permanent. Par la grâce de la conscience de vieillir, la mort cesse d’être la mort de l’autre pour être notre mort prochaine pour  nous concerner[24]. Les héros de Jocelyn Saucier (Ed-Ted-Théodore Boychuck, Tom, Charlie, Tom, Steve, Bruno, Gertrude-Marie-Desneiges,-Ange-Aimée…)  tiennent à ce que la mort anonyme, brutale, avilissante soit leur mort, une mort héroïque. Assumer la mort, dont la forme la plus extrême est le suicide, c’est l’accomplissement d’une vie vécue, ou plus précisément écrite dans la perspective d’une vie-mort dominée.

Mort de sa mort [Il s’agit de Ted], m’a assuré Tom, et j’ai cherché Charlie du regard […].

Il y avait un pacte de mort entre mes p’tits vieux. Je ne dis pas suicide, ils n’aiment pas le mot. Trop lourd, trop pathétique pour une chose qui, en fin de compte, ne les impressionnait pas tellement. Ce qui leur importait, c’était d’être libres, autant dans la vie qu’à la mort, et ils avaient conclu une entente. [IPO : 35]

 

Écrire leur vie pour ces hommes de volonté pour qui il n’y a, rigoureusement parlant, pas d’au-delà de la mort (sinon un néant serein), c’est faire de la mort la note finale d’une symphonie achevée.

Paradoxalement, en cessant d’être le jouet du Personnage de la Mort, en cessant d’être porté à l’espoir[25], en faisant de l’échéance inéluctable de la mort (le philosophe parle de finitude) notre horizon constant, tout un avenir se déploie. En devenant d’emblée vieux, en faisant en somme comme si on était le dernier humain attendant la fin du monde[26], en considérant chaque acte comme le dernier qu’il fallait se hâter de signer, on réalise deux rêves dits u-topiques dont l’essence est de se déployer dans le non-lieu : le rêve de souveraineté et le rêve d’éternité. Dès l’instant qu’au prix d’un véritable renversement de valeurs l’éphémère cesse d’être une valeur relative eu égard au tourment d’une autre vie possible pour devenir la valeur absolue, le désir d’éternité s’accomplit. La mort est alors un pré serein.

Mais cette œuvre n’interpelle pas seulement l’existant que nous sommes en lui ouvrant la perspective inépuisable de la sur-vie, perspective proprement artistique, elle met également en œuvre les catégories les plus puissantes et les plus modernes de la philosophie politique (ce qui ne saurait surprendre) : les catégories utopiques...

 

2. La dimension utopique

Jocelyne Saucier, ce talent brut, pratique, sans le chercher, l’utopie qui est à la fois un genre littéraire, une catégorie morale, une catégorie politique[27] et une catégorie herméneutique[28]. Qu’elle ne cherche pas à faire à de l’utopie est gage de justesse dans la mesure où la création artistique travaillant dans les affects et percepts opère en deçà des catégories analytiques. Elle met intuitivement en œuvre les schémas canoniques[29] dits « utopiques », schémas qui, tout en faisant énigme, ne cessent, cependant, de donner à penser. L’utopie de la « communauté du lac » est proposée à la pensée afin que, comme chez Descartes  elle remette en question ses certitudes. De la même manière que le célèbre « L’homme est né bon mais c’est la société qui le corrompt » fonctionne comme un axiome explicatif, de cette même manière l’utopie est une fiction (on peut même ajouter théorique). Ce n’est pas une rêverie, ce n’est pas comme le prétendent Cioran[30] et Peter Sloterdijk [31]des illusions, un ersatz de réalité. Pour utiliser un langage logique, nous dirons plutôt que les propositions (ou énoncés) utopiques sont des négations d’énoncés présentés comme faux. En d’autres termes ce sont de véritables énoncés fictifs qui représentent, décrivent le monde. De ce point de vue l’utopie est au cœur du récit fictif tel que défini par le philosophe analytique Nelson Goodman :

 […] Représenter consiste à classer les objets plutôt qu’à les imiter à caractériser plutôt qu’à copier, il n’est pas question d’enregistrer passivement. […] Une représentation ou une description convient, est efficace, pénétrante, elle éclaire ou intrigue, dans la mesure où l’artiste ou l’écrivain saisit des rapports nouveaux et significatifs, et imagine des moyens pour les rendre manifestes[32].

 

L’écriture utopique procède en tant que schéma argumentatif, comme l’ont magistralement démontré Ernst Bloch[33] et Jean Servier, d’une critique sans équivoque d’une réalité sociale dans laquelle l’homme est voué à une existence privée de cet  horizon  transcendantal. À l’affairement économique et distrayante, à la déréliction (voir Jean Servier) d’un monde dystocique[34], l’expérience utopique oppose (grâce à l’opération de négation) un monde utopiste arraché à la crainte de la mort. Au Royaume de Dieu des écritures messianiques et millénaristes (figures profondément religieuses), l’écriture oppose un Royaume terrestre. Techniquement donc, on parle de structure utopique dès qu’à une conscience empirique affairée et distraite présentée, pour parler le langage des sémioticiens, comme un contenu inversé, est opposée une conscience se déployant dans l’espace libre (libérateur) du survivre. La conscience utopique apparaît à chaque fois qu’un horizon est ouvert à la créativité indéfinie de l’existant. « Non pas l’horizon relatif qui fonctionne comme une limite, change avec un observateur et englobe des états de choses observables, mais l’horizon absolu, indépendant de tout observateur, et qui rend l’événement comme concept indépendant d’un état de choses visible où il s’effectuerait. »[35]

Le monde utopique est dans l’exposition narrative (qui à tout prendre, comme pour le schème mythique de Jean-Jacques Rousseau, n’est qu’une présentation didactique) un contre-monde. En réalité, si l’on en croit le carré sémiotique de Greimas et Rastier[36], le monde utopique, du point de vue métaphysique, est le monde impliqué, ce qui fait de l’univers empirique le véritable contre-monde (la contre-utopie). L’horizon utopique (d’où sa forme fictive et hyperbolique) est un horizon absolu[37] qui disperse tout horizon relatif dans un mouvement de différance qui ne connaît pas de terme.  C’est dire que les oppositions agissant dans le roman sauciérien, nature/culture, ville/campagne, sont des reprises, dans l’ordre du langage narratif, de l’opposition absolu/relatif. Dès lors les mondes utopiques qu’il faut poser comme des horizons politiques fonctionnent comme un jeu de valeurs directrices et régulatrices. À cet idéal, la mort assumée donne, paradoxalement, toute sa signification puisque, parmi plusieurs choses, elle confère au sujet mortel (au mortalis) toute sa valeur absolue.  Une vie ne vaut rien, certes, mais rien ne vaut une vie.

La communauté que propose Jocelyne, et qui, par sa discrétion interpelle le lecteur, est l’autre de la société qui en est sa négation. Cette société qui regroupe des atomes individuels, lorsqu’elle se croit la plus libre, n’est que la forme euphémique de l’asile. En positivant la folie comme réaction à l’enfermement physique ou mental, Jocelyne s’inscrit, de fait, sur le plan d’analyse de Michel Foucault[38]. C’est dire que l’utopie fonctionne également selon les règles du jeu de langage généalogique :

Elle avait donc trouvé sa parente dans une maison en banlieue de Toronto. Une maison où s’entassaient une cinquantaine d’affreux. Des déficients, des infirmes, des fêlés du bol, on ne faisait pas la différence, personne n’en voulait, personne ne les avait réclamés. Ils avaient vécu toute leur vie en institution. [IPO : 57]

La folie n’était peut-être que cela, un trop-plein de tristesse, il fallait simplement lui donner de l’espace. [IPO : 91]

 

Lorsque dans la société asilaire (dystopique) l’individualité disparaît dans la ressemblance généralisée, dans le monde utopiste la société, en devenant communauté (concept qui surgit naturellement dans le discours utopiste), ne cesse de voir la différance disperser toute identité. Dans la communauté on ne cesse, comme le dit Jean-Jacques Rousseau, d’être présent à soi dans le vivre-ensemble. Il faut plutôt dire, puisque l’utopie est de l’ordre du devoir-être (E. Bloch), puisque c’est un impératif ontologique mais surtout politique, la société ne doit avoir de cesse de devenir communauté.

A eux trois, ils ont formé un compagnonnage qui avait assez d’ampleur et de distance pour permettre à chacun de se croire seul sur sa planète. Chacun disposait d’un campement autonome avec vue sur le lac, mais impossible d’apercevoir son voisin, ils avaient pris soin de laisser une épaisse lisière de forêt de l’un à l’autre. [IPO : 40]

La vérité utopique est apparemment une vérité prématurée pour une époque où le vivre-ensemble signifie privation de liberté. Et pourtant il faudra bien, pour que l’idée de société ait du sens, que le collectif opère sur la trace de la liberté. Chacun obéissant à tout le monde n’obéit pourtant qu’à soi-même disait le grand utopiste Jean-Jacques rousseau. La société doit se fixer comme horizon le modèle de la communauté qui préserve l’autonomie, la liberté grâce

  • À l’entente
  • À l’amour  et
  •  À la compréhension.

 

Par l’amour, je fais don de moi-même à l’autre : ce qu’il me donne je le lui rends au centuple. Cet échange contre-économique, on l’appelle potlach, amour, amitié. Par l’amour, je me donne sans retenue, sans compter. Je donne même ce que j’ai de plus profond, c'est-à-dire ma vie par le sacrifice.

Par la compréhension, cette autre forme du lien qui libère, cette entente qui m’unit à l’Autre sans me lier à lui et au lien, j’accepte l’autre dans sa différence sans pour autant l’aimer. Je m’enrichis de sa différence. C’est l’offrande faite à Steve et Bruno qui « aiment l’illégalité » […].  Par la compréhension, je suis le chemin qui fait bon accueil au différent, qui accueille le visage en hôte à qui je ne donne pas ma loi si elle ne me donne pas sa loi : « Il n’y a rien qu’il [Steve] aime tant que de discuter l’inconnu que lui amène la route » [IPO : 49].

L’utopie libère des catégories existentialistes qui permettent de vivre la vie en sachant qu’on peut à tout moment mourir.

 

Conclusion

Cette œuvre dans sa simplicité n’en recèle pas moins une part fondamentale de profondeur. En se donnant la mort comme thème essentiel, ce texte nous interpelle. Du coup la question du vivre en se posant autrement libère l’espace d’un certain possible ; qui l’analyse verse dans le registre du genre utopie.

Le projet utopique pose à l’horizon des faire social, économique, politique… un idéal à atteindre. Ou plutôt, à travers son faire, on ne doit cesser de créer, d’inventer cette u-topie. À ce non-encore-lieu (c’est ainsi qu’il faut élucider le mot u-topie) en « suspens » [IPO : 179] il faut donner corps. Elle est comme « ces endroits qui ont abandonné toute coquetterie, toute afféterie, et qui s’accrochent à une idée en attendant que le temps vienne leur donner raison. » [IPO :  14].

 

Bibliographie

Corpus de Jocelyne Saucier 

  • SAUCIER, Jocelyne. La Vie comme une image. Montréal : XYZ, 1996 
  • SAUCIER, Jocelyne. Les Héritiers de la mine. Montréal : XYZ, 2000 
  • SAUCIER, Jocelyne. Jeanne sur les routes. Montréal : XYZ, 2006 
  • SAUCIER, Jocelyne. Il pleuvait des oiseaux. Montréal : XYZ, 2011

 

Bibliographie générale

  • BLOCH, Ernst. Geist der utopie. Francfort-sur-le main, 1971 (traduction de A. M. Lang et de C. Piron-Audard. L’Esprit de l’utopie. Paris : Gallimard, 1977).
  • DELEUZE, Gilles. Qu’est-ce que la philosophie. Tunis : éd. Cérès, 1993
  • DERRIDA, Jacques. La dissémination. Paris : Seuil, 1972
  • FONTANILLE, Jacques. Sémiotique du discours. Limoges : Pulim, 2003 (1e édition 1999)
  • GENETTE, Gérard. Figures III. Discours du récit. Paris : Seuil-collection Poétique, 1972
  • GENETTE, Gérard. Nouveau discours du récit. Paris : Seuil-collection Poétique, 1983)
  • GOODMAN, Nelson. Langages de l’art. Paris : Hachette-Littératures/Pluriel, 1990
  • JANKELEVITCH, Vladimir. La mort. Paris : Camps-Flammarion, 1977
  • RABATE, Alain. Lire/écrire le point de vue. Une introduction à la lecture littéraire. Lyon : CRDP de Lyon2002
  • SERVIER, Jean. Histoire de l’utopie. Paris : Gallimard/ Folio-Essais, 1967 et 1991
  • SLOTERDIJCK, Peter. L’Heure du crime et le temps de l’œuvre d’art. Paris : Calman-Lévy, 2000

* Maître de conférences et docteur d’état en littérature française à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis.

[1] Désormais abrégé [IPO : + page(s)].

[2] Créé par l’Organisation Internationale de la  Francophonie ce prix honore depuis 2001  à Beyrouth. L’objectif de cette récompense à laquelle on a d’abord songé à donner le nom de « Prix du roman des terres francophones » est de couronner un roman écrit en langue française par un auteur émergent. Il est attribué depuis 2003. C’est la 10e édition qui a vu le couronnement, pour la première fois, d’un écrivain québécois.

[3] Il va sans dire que le mot jeu renvoie au philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein (1889-1951). Sur cette question nous renvoyons à son Investigations philosophiques qui est un ouvrage posthume publié en 1953. Dans la dernière traduction française de 2004 (chez Gallimard) le titre retenu est celui de Recherches philosophiques.

[4] Cette œuvre comprend à ce jour 4 titres (voir bibliographie à la fin de l’article).

[5] Cette notion renvoie aux mondes utopiques dont nous parlerons plus loin.

[6]

[7] Voir la  bibliographie à la fin.

[8] Nous devons cette notion à Jacques Derrida. Développé en 1971 dans une communication à un colloque portant justement sur la « Communication ». il y pointe la propriété d’un texte qui le rend capable, en l’absence de son auteur de ré-itérer des plis, des parcours virtuels contraignants. Quasi synonyme de signature  la (re)marque la marque opère sous grâce à la réserve que procure l’énigme. Dans leur discrétion elles rendent  possible le décodage, c’est le chiffre inscrit dans li gribouillis s’un tableau [IPO : 144]. Pour plus d’éclairage sur cette question nous renvoyons aux indications bibliographiques.

[9] Elle offre de remarquables leçons d’interprétations à travers des mises en abyme de l’énonciation

[10] Cette notion de trace, à, avers les allomorphes de blessure, cicatrice, énigme parcourent l’œuvre de Jocelyne Saucier.

[11] « Il fallait que le texte s’explique, sinon on n’y comprendrait rien. » [IPO : 145-146]

[12] Tunis : éd. Cérès, 1993, p 197.

[13] « On ne pense que par images. Si tu veux être philosophe, écris des romans. » Ce qui en dit long sur sa position face à la philosophie. On retrouve aussi cette idée dans un commentaire qu'il porte sur La Nausée de Sartre : « Un roman n'est jamais qu'une philosophie mise en images. » (Carnets II. Paris : Les Éditions Gallimard, 1964, p. 134).)

«Un roman n’est jamais qu’une philosophie mise en images. Et dans un bon roman, toute la philosophie est passée dans les images. […] Il s’agit aujourd’hui (avec La Nausée ) d’un roman où cet équilibre est rompu, où la théorie fait du tort à la vie.» Camus qui rendait compte de La Nausée, le 20 octobre 1938

[14] Nous indiquons une piste de lecture dont les éléments théoriques sont exposés dans la Sémiotique des passions (Paris : Seuil, 1991) des auteurs ré-cités.

[15] Ce mot ne peut pas ne pas rappeler l’exposition de l’héroïne principale, exposition dot le principe est ainsi décrit : « Elle voulait des textes sobres. Sa réflexion n’était pas encore très avancée, mais elle savait ue l’émotion qui se dégageait des tableaux se trouverait amplifié par le témoignage de la photo. Donc pas trop de bavardage sur les cartons. » [IPO : 145].

[16] Conformément à la pratique des sémanticiens qui distinguent ainsi par exemple le sémème /chat/ du mot chat.

[17] Deleuze

[18] « Le philosophe est l’ami du concept, il est en puissance de concept. C’est dire que la philosophie n’est pas un simple art de former, d’inventer ou de fabriquer des concepts, car les concepts ne sont pas nécessairement des formes, des trouvailles ou des produits. La philosophie, plus rigoureusement, est la discipline qui consiste à créer des concepts. » (Gilles Deleuze, op. cit., p.9.).

[19] « Les concepts sont l’archipel ou l’ossature, une colonne vertébrale plutôt qu’un crâne, tandis que le plan est la respiration qui baigne ces isolats. Les concepts sont des surfaces ou volumes absolus, difformes et fragmentaires et fragmentaires, tandis que le plan est l’absolu illimité, informe, ni surface, ni volume, mais toujours fractal » (op. cit., p. 40.

[20] Voir « Parjure » de Jacques Derrida publié dans Parages. Paris : Galilée (collection La philosophie en effet), 1986  (p. 117-218). La première version de ce texte parut en anglais dans un ouvrage intitulé Deconstruction and Criticism (The Seabury Press, New York, 1979). ?

[21] Vladimir Jankélévitch. La mort. Paris : Camps-Flammarion, 1977, p. 21.

[22] Et, de fait, il est beaucoup question dans ce texte de deuil et de cicatrice. Or les opérations mises en œuvres dans ce travail de couture, c’enfermement de la folie sont éminemment philosophiques.

[23] « Les personnages conceptuels sont les « hétéronymes » du philosophe, et le nom du philosophe, le simple pseudonyme de ses personnages. Je ne suis plus moi mais une aptitude de la pensée à se voir et se développer à travers un plan qui me traverse en plusieurs endroits. » , F. Nietzsche, op. cit., p. 70.

[24] « Lhomme croyait savoir et il ne savait pas ! Il s’arrange pour être surpris par la chose du monde la moins surprenante… Il s’avise un beau jour de ce qu’il sait déjà depuis longtemps : cette prise de conscience est le plus souvent une brusque intuition et une révélation aussi soudaine que la conscience de vieillir ; car si l’homme vieillit peu à peu, de plus en plus, jour après jour, la conscience de vieillir, elle, advient, elle, tout à coup et d’un seul coup… », V. Jankélévitch, op. cit., p.15.

[25] « On ne peut pas empêcher un cœur d’espérer. » [IPO : 160]

[26] [IPO : 144]

[27] Voir article « Utopie » de l’Encyclopediae universalis et l’Histire de l’utopie de J. Servier (Paris : Gallimard-Folio/Essais, 1967 et 1191) et la fondamentale Histoire de l’utopie de Jean Servier(Paris : Gallimard/ Folio-Essais, 1967 et 1991).

[28] Pour nous situer dans la mouvance ricoeurienne on peut dire que quelque chose de profond et d’enfoui en l’homme lui est révélé dans le récit utopique : « (voir Temps et Récit. Paris : Seuil/)..

[29] « Chaque type de discours, peut-être chaque genre […], et chaque figure de rhétorique  sont ainsi composées d’un ou de plusieurs schémas complexes, dont la reconnaissance par le lecteur est une des plus sûres et plus générales instructions de lecture. Comme ils sont caractéristiques d’un type ou d’un genre, ils guident a priori la compréhension du discours, et ils ont alors le statut de schémas culturels, placés sous-convention ou héritées de la tradition : c’est la raison pour laquelle on les appelle des schémas canoniques. » Jacques Fontanille. Sémiotique du discours. Limoges : Pulim, 2003 (1e édition 1999), p. 116-117.

[30] « L’utopie, d’après Cioran, est une mixture de rationalisme puéril et d’angélisme et d’angélisme sécularisé. » in Histoire et utopie Paris : Gallimard/Folio-Essais, 1960, p. 111

[31] « L’utopie, c’est justement cette fonction auto-hypnotique à travers laquelle l’individu moderne, et surtout le groupe moderne, retrouvent une motivation, une force motivante artificielle. » in Le Magazine littéraire, n° 387 (L’Utopie), mai 2000, p. 56 (colonne B). Voir également, du même philosophe allemand, L’Heure du crime et le temps de l’œuvre d’art. Paris : Calman-Lévy, 2000.

[32] Langages de l’art. Paris : Hachette-Littératures/Pluriel, 1990, p. 86/87.

[33] L’esprit de l’utopie, traduction de A. M. Lang et de C. Piron-Audard. Paris : Gallimard, 1977

[34] C’est le monde à l’envers.

[35] Gilles Deleuze, op.  cit., p. 40.

[36]  A. J. Greimas. Du sens 1. Paris : Seuil : 1970. Voir également sous la direction de Frédéric Nef. Structures élémentaires de la signification. Bruxelles : Éditions Complexe, 1976.

[37] Deleuze

[38] Histoire de la folie à l’âge classique. Folie et déraison. Paris : Gallimard / Tel, 1972.