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Résumé     

D’habitude, tout émigré, tout rapatrié, tout exilé, tout homme éloigné de sa terre natale aspire à y retourner parce qu’étant généralement en proie à la nostalgie du pays perdu. A l’inverse de l’Ulysse homérique, qui ne pense qu’à retrouver son Ithaque natale, Irena et Joseph – les deux protagonistes de L’Ignorance de Milan Kundera – ne souffrent guère de nostalgie, mais éprouvent paradoxalement un sentiment rare, inédit: la « nostalgie de la nostalgie » ou la nostalgie de l’exil. Tout se passe comme si le désir de retour ou même la joie du retour que l’on observe d’ordinaire dans la littérature de l’exil, faisait place à l’horreur du retour. Ainsi, dans cet article, en mettant l’Odyssée d’Homère et L’Ignorance de Milan Kundera en parallèle, tentera-t-on d’examiner le sentiment de la nostalgie du pays perdu, celui de la « nostalgie de la nostalgie », ainsi que le thème de l’horreur du retour ou celui du « retour impossible ».

Mots clés: nostalgie, littératures de l’exil, Lectures intertextuelles, l’Odyssée, Homère, Milan Kundera

 

Abstract

Usually, all emigrated, all repatriated, all exiled, any man away from his homeland aspires to return because being generally prey to nostalgia for the lost country. Contrarily to the Homeric Ulysses who thinks about nothing but to regain his native Ithaca, Irena, and Joseph – the two protagonists of the L’Ignorance by Milan Kundera – do suffer little nostalgia, but paradoxically have a rare and unprecedented feeling: "nostalgia for nostalgia" or the nostalgia of exile. It is as if the desire to return or even the joy of return observed usually in the literature of exile gave way to the horror of the return. Thus, in this article, we put in parallel l’Odyssée by Homer and L’Ignorance by Milan Kundera in an attempt to examine the feeling of nostalgia for the lost country, that of "nostalgia for nostalgia", as well as the theme of the horror of the return or the “impossible return”. 

Key words: nostalgia, literatures of exile, intertextual readings, The Odyssey, Homer, Milan Kundera

 

 

Des œuvres d’exil, traitant des thèmes axés sur le sentiment nostalgique que peut éprouver tout homme éloigné de sa terre natale ou de son pays d’adoption, volontairement ou involontairement, et aspirant à y retourner, ou celles abordant des questions relatives à la désillusion, au désenchantement de tout expatrié, de tout émigré, de tout exilé qui, de retour à la terre patrie, se rend compte que les maisons de sa jeunesse, les paysages de son enfance ont perdu le sens qu’ils gardaient dans sa mémoire, ont changé ou se sont peuplés d’inconnus et n’ont plus rien à lui dire, ces œuvres, répété-je, sont nombreuses et variées. Parmi elles, figurent évidemment l’Odyssée d’Homère, l’épopée originelle, fondatrice de la nostalgie et du retour, mettant en scène l’errance d’un héros, Ulysse, qui ne cesse de vouloir retourner à son pays natal ; L’Ignorance de Milan Kundera aussi, un « roman du retour impossible », empreint de désillusion, ponctué de commentaires sur le voyage homérique et le retour d’Ulysse à Ithaque, donc un texte qui nous confronte à la question de la nostalgie, de la mémoire, du mal-être de l’exilé, de la quête impossible de son identité. Aussi dans cet article, parlera-t-on surtout de la nostalgie de la nostalgie, un phénomène inédit, rare dans les littératures de l’exil, et bien entendu, de la nostalgie du pays perdu, du retour, du désenchantement de l’exilé etc., et cela de l’Odyssée à L’Ignorance.

Dans  l’épopée  homérique, alors que la guerre de Troie est terminée, que la paix proclamée, Ulysse, comme tous les autres vainqueurs, décide de rentrer dans son Ithaque natale. Mais les dieux en décident autrement. Aussi va-t-il encore errer, dix ans durant, en proie à la nostalgie, ce désir intense de revenir au pays d’origine, ce «  mal du pays », éprouvé depuis toujours par tout exilé ou expatrié. Cela apparaît dans les attitudes, les comportements, les dires du héros. D’ailleurs, tout au long de son errance, et même à chaque escale de son voyage, Ulysse meurt de nostalgie, tant il désire retourner dans son pays et y retrouver Pénélope.  Au chant V, lors du conseil des dieux, qui a décidé de son retour, Hermès, envoyé par Zeus, ne le trouva guère dans la caverne. Le héros magnanime « pleuvait [encore] sur le cap, assis en cette place où chaque jour, les larmes, les sanglots, le chagrin lui secouaient le cœur… »[1]

          Dans le même chant, le cinquième, calypso, follement éprise d’Ulysse et cherchant encore à le  retenir dans son île, lui promet de le rendre immortel, s’il consent à rester avec elle. Mais le héros, désireux « de rentrer sous le toit de sa haute maison, au pays de ses pères »,[2] décline cet honneur. Ulysse demeure donc sourd à toutes ces propositions, toutes ces promesses de plaisir ou d’immortalité. De même, il saura résister à Circé, la magicienne, comme à Nausicaa, la jeune princesse. Il reste plus que jamais l’homme d’Ithaque. On se rend  compte même qu’il ne veut s’attarder nulle part. Pressé de rentrer, Ulysse  dit vivement à la reine Arété, comme aux autres convives:

Arété, qu’engendre le noble Rhéxénor ! je viens à ton mari, je viens à tes genoux après bien des traverses !...je viens à tes convives !...Que le ciel vous accorde à tous de vivre heureux et de laisser un jour, chacun à vos enfants, les biens de vos manoirs et les présents d’honneur que le peuple vous offre !... Mais pour me ramener au pays de mes pères, ne tardez pas un  jour: longtemps, loin des miens, j’ai souffert tant de maux ![3]

 

Il tient le même discours au roi Alkinoos, puisqu’il lui dit également:

Seigneur Alkinoos, l’honneur de tout ce peuple, faites aux dieux l’offrande, puis reconduisez-moi sain et sauf au logis. Je vous fais mes adieux. Vous avez accompli tous les vœux de mon cœur: ce départ, ces cadeaux, puissent les dieux du ciel me le rendre prospères ! Et puissé-je au logis retrouver sains et saufs ma femme et tous les miens[4].

 

Ce « désir de retour », il le répète aussi à Laodamas, le fils du roi Alkinoos, et il ne s’épuise à le répéter tout au long des chants qui composent l’Odyssée, ce thème revenant comme une sorte de leitmotiv dans cette épopée homérique:

Pourquoi, Laodamas, ces railleries d’invite ? Si mon cœur s’abandonne aux chagrins plus qu’aux jeux, c’est que j’ai tant souffert naguère et tant peiné ! Ah ! Dans votre assemblée, où tu me vois assis, je n’ai qu’une pensée: le retour que, du roi et du peuple, j’implore.[5]

 

Ulysse n’aspire qu’à rentrer au pays natal, Ithaque, qu’il considère comme un lieu béni, une terre sainte, qui n’est certes « que rochers, mais nourrit de beaux gars: cette terre ! il n’est rien à [ses] yeux de plus doux »[6]. Il ne  se sent vraiment lui-même qu’à Ithaque qu’il souhaite ardemment retrouver, et où il espère revoir ses parents: « Oh ! non, rien n’est plus doux que patrie et parents ; dans l’exil, à quoi bon la plus riche demeure, parmi des étrangers et loin de ses parents. »[7] Il ne connaît pas de terre plus douce que cette terre. Sa nostalgie prend, nous semble-t-il, une forme aiguë. Elle se mue en « nostomanie », sorte de pulsion irrésistible à retourner, à tout prix, quels que soient les efforts à faire ou les peines à supporter, observée chez des exilés. Plus qu’un nostalgique, Ulysse devient, en fait, un nostomaniaque, lorsqu’il avertit la reine Calypso de son impatience:

Si l’un des Immortels, sur les vagues vineuses, désire encore me tourmenter, je tiendrai bon: j’ai toujours là ce cœur endurant tous les maux ; j’ai déjà tant souffert, j’ai déjà tant peiné sur les flots à la guerre !... S’il y faut un surcroît de peines, qu’il m’advienne.[8]

 

Il prévient également le roi Alkinoos, le met en garde:                                                   

…Mais vous, sans plus tarder, dès que poindra l’aurore, rendez un malheureux à sa terre natale ! Que je pâtisse encore, que je perde le jour ; mais que je la revoie, elle, mes serviteurs, mes biens, mon manoir aux grands toits ![9]

 

Le retour auquel songe Ulysse, tous les réfugiés ou émigrés ne l’ont pas désiré. Tous ne se sont pas toujours sentis poussés vers la terre natale, n’ont pas été toujours fascinés par elle. Cette douceur de la patrie, « la douceur angevine », selon la belle formule de Du Bellay, tous ne l’ont pas également, toujours, éprouvée, regrettée. Cela, Milan Kundera nous l’apprend, à juste titre, dans l’Ignorance, achevée en 1999, publiée d’abord en traduction espagnole à Barcelone, en 2000, chez Tousquet, puis en version originale, en 2003, aux Editions Gallimard. Ce texte forme avec La Lenteur (entamée en 1993 et publiée en 1995) et l’Identité  (achevée en 1995 et publiée en 1998) ce que les critiques appellent « le cycle français » ou « le second cycle », regroupant ces trois romans brefs, (cent cinquante pages environ), dont chacun est construit en cinquante - trois chapitres, et chaque chapitre comportant un numéro. Ces romans du « second cycle » sont directement traduits en français, mais non encore, jusqu’à ce jour, traduits en tchèque, alors que le « premier cycle »[10] est composé de sept romans, écrits en tchèque,  traduits, tous, en français.      

          L’Ignorance, qui constitue le troisième volet du « cycle français », est, comme l’Odyssée homérique, centrée  sur l’exil, elle nous parle de ses multiples formes, de son rêve, de sa réalité aussi. Kundera suit les brisées d’Homère, qui demeure encore aujourd’hui un trésor d’images, et surtout une source d’inspiration pour bon nombre de créateurs. L’odyssée reste également un modèle de récit, et « Ulysse, le plus grand aventurier de tous les temps, est aussi le plus grand nostalgique »,[11] comme le précise si bien le narrateur de l’Ignorance. Il n’est donc point étonnant que le héros de l’épopée fondatrice de la nostalgie ait constitué une référence mythologique pour les écrivains de l’exil. Milan Kundera, qui  en est un, s’empare tout naturellement, lui aussi, du mythe d’Ulysse, après Ovide, Virgile, Du Bellay et tant d’autres encore.

          L’Ignorance, ce roman dans lequel apparaissent fortement les différentes visions de l’exil, raconte l’histoire de deux émigrés tchèques, Irena et Joseph, vivant à l’étranger depuis une vingtaine d’années, comme Ulysse, et qui reviennent dans leur Bohême perdue, l’une pour plusieurs mois, l’autre pour quelques jours. Là-bas, dans le pays d’exil, ils se sont construit une vie, Iréna à Paris, Joseph au Danemark.

          Un jour, par hasard, ils réservent une place dans le même avion, devant les ramener à Prague. Passant le contrôle de police à l’aéroport de Paris, Irena voit Joseph et reconnaît tout de suite le jeune homme qu’elle n’a pas eu le temps d’aimer, bien des années plus tôt avant son exil. Alors que Joseph n’ose pas lui avouer qu’il s’adresse à une parfaite inconnue: « Quand Iréna vit Joseph à l’aéroport, elle se rappelait chaque détail de leur aventure passée ; Joseph ne se rappelait rien. Dès la première seconde, leur rencontre reposait sur une inégalité injuste et révoltante »[12]

          Le thème de l’exil, l’un des thèmes privilégiés de Milan Kundera, traverse cette œuvre, comme toutes celles qui l’ont précédée. Dès l’ouverture, dans les premiers chapitres de ce roman, le narrateur donne le ton en nous invitant à réfléchir sur la nostalgie, le retour, ou plutôt sur la difficulté du retour. C’est Sylvie, l’amie française d’Irena qui aborde quelques-unes des multiples questions relatives au retour:

 « Qu’est-ce que tu fais encore ici ? » Sa voix n’était pas méchante, mais elle n’était pas gentille non plus ; Sylvie se fâchait.

 «Et où devrais-je être ? » demanda Irena ?

Chez toi !

Tu veux dire qu’ici je ne suis plus chez moi ? »

Bien sûr, elle ne voulait pas la chasser de France, ni lui donner à penser qu’elle était une étrangère indésirable: « Tu sais ce que je veux dire !»

Oui, je le sais, mais est-ce que tu oublies que j’ai ici mon travail, mon appartement, mes enfants ? …» [13]    

Quelques lignes plus loin, dans le même chapitre, le premier, Sylvie fait encore cette remarque: «  Mais Sylvie ! Il n’y a pas que les choses pratiques, l’emploi, l’appartement. Je vis ici depuis vingt ans. Ma vie est ici ! »

[14]

         

 

La problématique du retour est nettement posée dans cet échange de propos. En effet, Sylvie s’étonnait de l’attitude d’Irena, son amie tchèque, exilée à Paris, et qui après la chute de l’empire communiste en Tchécoslovaquie, ne manifesta aucun engouement pour le retour, le Grand Retour. Elle était même déçue qu’Irena « ne soit pas accourue dès le premier jour à Prague sur les barricades »[15]. Elle tentait de lui faire comprendre qu’un vent de démocratie commençait à souffler dans son pays, que ce qui s’y passait était fascinant. Et pourtant Irena n’avait aucune envie d’y retourner. Prague ne l’enchantait guère. Elle ne se portait pas candidate pour le Grand Retour, d’abord parce que vivant en France depuis vingt ans, elle s’y était construit une nouvelle vie, s’y sentait heureuse plus que chez elle. Elle ne pouvait non plus déposer solennellement sur l’autel de la patrie ce qu’elle a vécu avec les Français. Ces vingt ans d’existence hors du pays natal,  « ces vingt ans de sa vie passés à l’étranger ne [pouvaient] se changer en fumée »[16]. Irena ne pouvait y mettre le feu. Ce serait une amputation. Ensuite, elle n’était plus une étrangère à Paris, mais une Parisienne à part entière. Ne se considérant nullement comme une émigrée, Irena pouvait-elle désirer le retour, comme le héros d’Homère. Rappelons-le, au cœur de la sensualité, alors qu’il n‘ignorait pas qu’auprès de Calypso, Pénélope serait sans gloire, sans beauté, Ulysse ne pensait qu’à une seule chose: rentrer chez lui auprès des siens:

Déesse vénérée, écoute et me pardonne: je me dis tout cela !  … Toute sage qu’elle est, je me dis qu’auprès de toi Pénélope serait sans grandeur ni beauté ; ce n’est qu’une mortelle et tu ne connaîtras ni l’âge ni la mort … Et pourtant le seul vœu, que chaque jour je fasse, est de rentrer là-bas, de voir en mon logis la journée du retour ![17]

 

Si Ulysse se hâte de retourner à son Ithaque natale avec tant d’enthousiasme, s’il exprime tant d’impatience, c’est parce qu’il espère qu’il sera reçu dans son pays non pas comme un vulgaire étranger, mais comme l’un des leurs. De même, après bien des années d’absence d’errance, le héros de l’Odyssée revient avec beaucoup de bonheur sur son île. C’est « le retour, le retour, la grande magie du retour », ainsi que le souligne avec beaucoup de force le narrateur de l’Ignorance. Mais à l’inverse d’Ulysse rentrant à Ithaque, aucune magie ne s’opère avec Irena et Joseph. Les retrouvailles avec le pays natal s’avèrent difficiles, voire douloureuses. La joie du retour pour Ulysse, peut-on dire, fait  place à l’horreur du retour pour les deux protagonistes de l’Ignorance – Irena et Joseph – qui doivent vivre avec l’incompréhension de leur proches face au fait qu’ils n’ont pas envie de renouer avec leur passé, et face également à leurs anciens parents et amis qui ne leur pardonnent pas tout à fait leur départ, et qui ne sont pas intéressés à connaître leur nouvelle vie. Il va sans dire qu’Irena et Joseph n’ont plus en commun avec leur famille, et même leurs anciens amis, leurs proches qu’un passé antérieur, celui d’avant la vie qu’ils se sont construite ailleurs. Notons encore que lorsque la mère d’Irena est venue la voir à Paris où la fille a émigré, elle n’a pas dit un seul mot sur la vie que celle-ci mène en France, dans son pays d’exil. Ce mutisme absolu, « coupable », de la mère n’a pas échappé au narrateur qui fait cette remarque significative:

Et pourquoi, tout au long de ces cinq jours, ne lui pose-t-elle aucune question ? Aucune question sur sa vie et aucune non plus sur la France, sur sa cuisine, sa littérature, ses fromages, ses vins, sa politique, ses théâtres, ses films, ses automobiles, ses pianistes, ses violoncellistes, ses footballeurs ?[18]

 

De même, dans sa conversation avec Milada, ancienne collègue de Martin, son défunt mari, trait d’union commune à Irena et Joseph , la seule qui comprenne la difficulté de son retour à Prague, Irena, l’émigrée tchèque met aussi l’accent sur cette incompréhension: « Elles ne peuvent pas comprendre que nous sommes partis sans garder le moindre espoir de revenir. Nous nous sommes efforcés de nous ancrer là où nous sommes. »[19] Et, ajoute-t-elle encore:

Et puis: tout le monde pense que nous sommes partis pour avoir une vie facile. Ils ne savent pas combien c’est difficile de se faire une petite place à soi dans un monde étranger. Tu te rends compte, quitter avec un bébé et en avoir un autre dans le ventre. Perdre son mari. Elever ses deux filles dans la misère …[20]

 

Tout au long du roman, peut-on encore noter, l’auteur établit une comparaison entre ce que vivent Irena et Joseph, respectivement en France et au Danemark et ce qu’a vécu Ulysse dans l’Odyssée. C’est ce héros d’Homère, une figure principale, centrale, mythique, qui revient en toile de fond pendant toute la durée du récit, que convoque également le narrateur pour mettre en exergue la difficulté du retour:

Pendant vingt ans, il n’avait pensé qu’à son retour. Mais une fois rentré, il comprit étonné, que sa vie, l’essence même de sa vie, son centre, son trésor, se trouvait hors d’Ithaque, dans les vingt ans de son errance. Et ce trésor, il l’avait perdu et n’aurait pu le retrouver qu’en racontant.[21] 

 

Contrairement à Ulysse qui ne pense qu’à son Ithaque natale, Irena et Joseph trouvent plus de place dans le pays d’adoption, celui qui les a accueillis, que dans leur pays d’origine, celui qui les a vus naître. Aucun des deux personnages principaux ne désire le retour, car désirer le retour, c’est vouloir traverser l’espace, mais aussi abolir le temps ; c’est vouloir retrouver un lieu qui ne peut qu’avoir changé avec une même âme qui, elle aussi, a changé à travers l’Histoire et l’expérience de l’exil ; désirer le retour, c’est surtout avoir la nostalgie, c’est-à-dire ce sentiment que doit éprouver tout exilé ou émigré aux yeux des autres, de sa famille, de ses anciens comme de ses nouveaux amis. Or, paradoxalement, ni Irena, ni Joseph ne ressentent véritablement ce sentiment. L’attitude des deux héros du roman de Kundera nous rappelle celle d’Ovide, l’auteur des Tristes et des Pontiques, qui ignorait, royalement, lui aussi, ce culte pour le coin de province où l’on a vu le jour, cet amour du chez-soi. Et, c’est peut-être pour mettre l’accent sur ces paradoxes que Milan Kundera se livre, dans L’Ignorance, à une exploration des mots qui expriment la nostalgie dans toutes les langues d’Europe. En tout état de cause, dans ce roman, il décline les mirages de la nostalgie. Sous un éclairage étymologique précis, en espagnol añoranza vient du verbe añorar – avoir de la nostalgie – qui vient du catalan enyorar, dérivé lui, du mot ignorare[22] (ignorer), Kundera définit la nostalgie comme la souffrance de l’ignorance: « tu es loin, et je ne sais pas ce que tu deviens. Mon pays est loin, et je ne sais pas ce qui s’y passe »[23] C’est cette souffrance que ressent Ulysse et qui lui fait préférer Pénélope à Calypso.

          A leur retour à Prague, « la patrie que les rapatriés retrouvent leur apparaît méconnaissable, hostile de substance et de vérité. Le régime a changé, certes, mais non les êtres, leurs erreurs et leurs mensonges ; c’est la même vieille existence, la même comédie, plus ridicule encore de se croire maintenant innocent et libre »[24]

          Nous avons déjà fait remarquer qu’Irena a réellement souffert de l’incompréhension de ses parents, de ses proches, de son entourage, à sa rentrée dans son pays natal, après des années d’absence. Joseph aussi, quelques jours après son arrivée à Prague, commence à éprouver ce sentiment paradoxal: la nostalgie de « la nostalgie ou la nostalgie » de l’exil. Le malaise qu’ont vécu Irena et Joseph dans leur patrie, a été si intense, si aigu, qu’ils ont préféré repartir, retourner au pays d’exil, bien qu’ils aient aimé leur pays d’origine. L’attitude de Joseph est plus que significative. A son retour au pays, lorsqu’il est allé rendre visite au personnage controversé, nommé N. dans le roman, et que la femme de ce dernier l’a invité à déjeuner avec eux, l’émigré tchèque s’est contenté de regarder sa montre, avant de se lever et de dire:

 «  Dans une demi-heure, j’ai un rendez-vous !

-     Alors viens ce soir ! On va diner ensemble, le pria N. Chaleureusement.

-     Ce soir, je serai déjà chez-moi.

-     Quand tu dis chez moi, tu veux dire…

-     Au Danemark

-     C’est si étrange de t’entendre dire cela. Ton chez-toi, donc, ce n’est plus ici ? demanda la femme de N.

-     Non. C’est là-bas »

Il y eut un long moment de silence et Joseph s’attendait à des questions: Si ton Danemark est maintenant ton chez-toi, comment est-ce-que tu vis là-bas ? Et avec qui ? Raconte ! [25]

 

Joseph comprend  que sa patrie n’est plus  sa patrie, cesse d’être la sienne, et qu’il ne peut avoir qu’une seule demeure, qui est justement le lieu de son exil. A cet égard, comme le note François Ricard, dans son essai Le dernier après-midi d’Agnès, « L’Ignorance, en d’autres mots, ce n’est pas tant le roman du retour que celui de l’impossibilité du retour »[26]. A l’inverse d’Ulysse, le Danemark devient l’Ithaque de Joseph,

sa seule patrie, c’est-à-dire la terre de son exil, habitée par le souvenir de sa femme défunte. Joseph n’appartient plus à sa Bohême natale, il n’est plus le frère de son frère, ni le père de sa belle-mère, ni l’ami de son ami, ni l’amant de sa compatriote Irena ; pour toujours  il est l’émigré, le sans-papier, le neuf[27]

 

 

Au début, à la fin et tout au long du roman, il y a non seulement l’expression de la «  nostalgie de la nostalgie », mais aussi celle de l’horreur du retour. A ce titre, L’Ignorance peut être considérée comme le roman de tous les apatrides. Mais comment peut-on recommencer à vivre dans un monde duquel on a été éloigné des décennies durant ? Ce retour rime-t-il à quelque chose ? Tout avait réellement changé, et l’auteur de se demander alors si aujourd’hui  son Odyssée serait concevable:

Le gigantesque balai insensible qui transforme, défigure, efface des paysages est au travail depuis des millénaires, mais ses mouvements, jadis lents, à peine perceptibles, se sont tellement accélérés que je me demande: L’Odyssée, aujourd’hui, serait-elle concevable ? L’épopée du retour appartient-elle encore à notre époque ? Le matin, quand il se réveille sur la rive d’Ithaque, Ulysse aurait-il pu entendre en extase la musique du Grand Retour si le vieil Olivier avait été abattu et s’il n’avait rien pu reconnaître autour de lui ? [28]

 

Des émigrés qui rêvent  de revenir un jour au pays de leur naissance, dans leur Ithaque natale, qu’ils s’appellent Ulysse, Irena, Joseph ou non, espèrent et même croient y retrouver « le vieil olivier », leur passé, c’est-à-dire, ce qui, par définition ne leur sera jamais donné. Ce temps ne reviendra pas. Et bien qu’Irena et Joseph forment un duo qui est comme une sorte de «personnage central», chacun d’eux vit un destin particulier, qui lui est propre, va seul sur son chemin, même si le destin parallèle des deux protagonistes rythme le récit de l’Ignorance. Comme Ulysse dans l’Odyssée d’Homère, Irena souffre de nostalgie ou plutôt d’insuffisance de nostalgie. C’est une héroïne attachée aux images du passé, prisonnière du regard de l’autre, donc victime du discours dominant. Poursuivie par ses vieux rêves, elle croit avoir retrouvé le même homme qu’elle a connu, aimé des années auparavant, lorsqu’elle a rencontré Joseph, voulant même revivre avec lui un amour quasi éteint. Mais lorsqu’elle se rend compte que l’homme à qui elle s’est adonnée, par amour, « gratuitement », ne la reconnaît pas, ne reconnaît même plus le cendrier exhibé qu’elle a jalousement gardé pendant vingt ans, l’ignore jusqu’à son  nom, elle ne peut s’empêcher de verser des larmes:

 « Tu ne sais pas qui je suis ! Tu as levé une inconnue ! Tu as fait l’amour avec une inconnue qui s’est offerte à toi ! Tu as abusé d’un malentendu ! Tu m’as eue comme une putain ! J’ai été pour toi une putain, une putain inconnue. »

 Elle s’est laissée tomber sur le lit et elle pleure. [29]   

 

Contrairement à Irena, Joseph, qui paraît plus lucide, choisit de vivre le temps présent qu’il exalte, peut-être pour se protéger du passé. C’est pourquoi, de retour à Prague, il déchire en petits morceaux son journal d’adolescent, de lycéen, après l’avoir relu, voulant, par ce geste, montrer qu’il a tourné la page, c’est-à-dire qu’il a oublié le passé, l’a assassiné. Il n’idéalise pas ce passé, ne le magnifie pas comme Irena. A ce niveau, entre les deux émigrés, l’écart est grand et net. Donc leur rencontre,  dans le pays d’origine, ne peut être équilibrée, et son issue ne peut être que malheureuse.

          Et enfin, on le constate nettement, l’Ignorance convoque fréquemment, à plusieurs reprises, le voyage de l’Ulysse homérique. Même à la fin de l’œuvre, à l’hôtel où ils se sont donnés rendez-vous, Irena et Joseph disent encore qu’ils pensent à Ulysse absent pendant vingt ans, à son bonheur possible auprès de sa femme ou à ses malheurs avec les prétendants, à son retour. Mais contrairement au héros du poète d’Ionie, qui ne cesse de désirer le retour, de pleurer le pays perdu, les deux protagonistes du roman de Kundera ne souffrent pas de  nostalgie, ne sont pas fascinés par le pays natal, mais par la terre d’exil. Ils sont plutôt en proie à la nostalgie de la nostalgie. Dans cette production littéraire, on ne rencontre ni le désir de retour, ni la joie du retour au pays d’origine. Un des personnages – Irena – perçoit, par exemple, que s’il revenait s’installer au pays de sa naissance, devenu la République tchèque, après deux décennies d’exil, ce serait vingt ans de sa vie qu’on lui demanderait purement et simplement d’effacer. De même, à la question de Gustaf « Quelle est donc ta ville ? »[30], elle répond: « Paris ! C’est là que je t’ai rencontré, que je vis avec toi. »[31].

          Dans ce texte, on peut lire en filigrane le paradoxal bonheur de l’exil, sa richesse, sa fécondité. Ici l’exil cesse d’être un malheur, une malédiction, un drame pour devenir un salut:

…Et elle [Irena] se rendit compte combien elle était heureuse dans cette ville [Paris]. Elle avait toujours considéré comme une évidence que son émigration était un malheur. Mais, se demande-t-elle en cet instant, n’était-ce pas plutôt une illusion de malheur, une illusion suggérée par la façon dont tout le monde perçoit un émigré ? Ne lisait-elle pas sa propre vie d’après un mode d’emploi que les autres lui avaient glissé entre les mains ? Et elle se dit que son émigration, bien qu’imposée de l’extérieur, contre sa volonté, était peut-être, à son insu, la meilleur issue de sa vie. Les forces implacables qui avaient attenté à sa liberté l’avaient rendu libre.[32]

 

L’Ignorance décrit donc parfaitement ce que Michel Richard appelle « le piège de l’émigration », c’est-à-dire ne jamais arriver à évoluer au juste rythme, celui du pays d’origine ou du pays adoptif. Voilà pourquoi la plupart des personnages qui peuplent ce roman – Irena, Joseph, Gustaf, Sylvie, Milada – vont rencontrer le vide, étant presque tous amputés d’une bonne partie d’eux-mêmes.

          Plus qu’un roman de retour, L’Ignorance est proprement un roman de non-retour ou plutôt celui du « retour impossible.  » A la question de l’identité, s’ajoute celle de l’aliénation.

 

 

Bibliographie sélective

-    Du Bellay, Joachim, Les Regrets, Paris: Gallimard, 1967.

-    Duteurtre, Benoît, L’Eté 1976, Paris: Gallimard, 2011.

-    Homère, Odyssée. Paris: Armand Colin, 1931.

-    Kundera,  Milan, L’Ignorance, Paris: Gallimard, 2003.

-    Jankelevitch, Vladimir, L’irréversible et la nostalgie, Paris: Flammarion Edition, 1974.

-    Le Magazine littéraire, « Kundera en Pléiade. Le sacre d’un incroyant », N° 507, Avril 2011.

-    Ricard, François, Le dernier après-midi d’Agnès. Essai sur l’œuvre de Milan Kundera, Paris: Gallimard, 2003.


* Université Gaston Berger de Saint-Louis, Sénégal

1- Homère, Odyssée. Traduction de Victor Bérard. Introduction de Paul Demont, Paris: Librairie Armand Colin, 1931, p. 176

[2]- Homère, l’Odyssée, Chant VI, p. 203

[3]- Op. cit. , Chant VII, pp.209-210. NB- C’est nous qui soulignons pour mettre l’accent sur la nostalgie et le désir de retour d’Ulysse.

[4]- Idem, chant XIII, p. 316

[5]- chant VIII, p. 222

[6]- Ibidem, chant IX, p.236

[7] - Ibidem, p. 236

[8]- Ibidem, chant V, p. 181.

[9]- Ibidem, chant VII, p. 212,

[10] - Les ouvrages (romans et nouvelles), relevant du cycle tchèque sont au nombre de sept: La plaisanterie (1967), Risibles amours (1968), La vie est ailleurs (1973), La Valse aux adieux (1976) , Le livre du rire et de l’oubli (1978), L’Insoutenable légèreté de l’être (1984), L’Immortalité (1990), Signalons aussi les essais qui sont hors-cycle: L’Art du roman ( 1986 ), Les Testaments trahis ( 1993), D’en bas tu humeras des roses ( 1993), Le Rideau ( 2005 ), Une Rencontre ( 2009 ) .

[11]- Milan Kundera, L’ignorance, Paris: Gallimard, 2003, p. 13

[12]- Milan Kundera, op. cit. , p. 119

[13] Op. cit.. , p. 9

[14]-  Ibidem, p. 10

[15]- Ibidem, p. 158

[16]- cf. L’Ignorance de Milan Kundera, p. 47

[17]- Homère, Odyssée, op. 181

[18]- Milan Kundera, op. cit., p. 24

[19]- « Idem, p.21

[20]-  Ibidem, p. 42-43

[21]- Ibidem, p. 42-43

[22]- Cf. L’Ignorance, p. 12

[23]- Idem., p. 12

[24]- Français Ricard, le dernier après-midi d’Agnès. Essai sur l’œuvre de Milan Kundera, Paris: Gallimard, 2003, p. 191 L’Ignorance, op.,  cit., p. 148

[25]- L’Ignorance, op., cit., p. 148

[26]- François Ricard, Le dernier après-midi d’Agnès, op. cit., p. 191

[27]- François Richard, postface à l’Ignorance, dans la collection « Folio », p. 230

[28]- Ibidem., p. 55

[29]- Ibidem., p. 174

[30]- Ibidem., p. 28

[31]- Ibidem., p. 28 

[32]- Ibidem., p. 27