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Résumé

          Cet article se base sur les notions de pluridiscursivité et d’hétérodiscursivité pour étudier la lutte qui se produit dans le texte littéraire. Nous avons identifié les discours qui sont tissés pour produire Eugénie Grandet et les avons regroupés en discours dominants et contre-discours. Les représentations faites à travers des discours dominants principaux, à savoir, les discours capitaliste et patriarcal, sont contestées par leurs contre-discours, les discours anti-capitaliste et féministe, au moyen de la subversion. Le discours chrétien sert de discours et de contre-discours à la fois, comme il est approprié par les discours dominants capitaliste et patriarcal, d’une part, et par les contre-discours anti-capitaliste et féministe, de l’autre. En tant que discours dominant, le discours chrétien a comme contre-discours, le discours athée. La lutte discursive produit un renversement de catégories identaire/altéritaire: le Moi masculin devient l’Autre et l’Autre féminin, le Moi. Ainsi, la représentation cesse d’être monolithique.

Mots cléfs: Contre-discours, discours, hétérodiscursivité, lutte/contestation, pluridiscursivité, représentation,

subversion

 

Abstract

          Based on the notions of pluridiscursivity and heterodiscursivity, the paper studied the struggle that takes place in the literary text. We identified the discourses woven together to produce Eugénie Grandet and grouped them into dominant discourses and counter-discourses. The representation done through the main dominant discourses, namely, capitalist and patriarchal discourses, are contested by their counter-discourses, anti-capitalist and feminist discourses, through subversion. Christian discourse serves both as discourse and counter-discourse, used by the dominant capitalist and patriarchal discourses, on the one hand, and by anti-capitalist and feminist counter-discourses, on the other hand. As dominant discourse, Christian discourse has Atheistic discourse as its counter-discourse. The discursive struggle brought about a change in the categories of identity and alterity: the masculine Self becomes the Other and the feminine Other, the Self. Thus, representation ceases to be monolithic.

 

 

 

Introduction

          Le texte littéraire est une toile discursive, un carrefour de discours (Riesz 2007, 297), produit au moyen du tissage de plusieurs discours, ce qui fait du texte littéraire un produit pluridiscursif. Gunther Kress affirme cette notion de pluridiscursivité[1] en faisant observer que: “Any particular text may be the result of the expression of a number of discourses, differing, and often contradictory”[2] (Kress 1985, 29). Nous trouvons également dans cette observation la notion d’hétérodiscursivité[3], qui se trouve aussi dans celle de Laurence Dahan-Gaida selon laquelle le texte romanesque est composé de “bribes de discours hétérogènes, des fragments élaborés ailleurs, qui se trouvent réactualisés par une parole toujours déportée” (Dahan-Gaida 1991, 478). Comme ces discours ne sont pas seulement hétérogènes, mais aussi contradictoires, ils s’opposent les uns aux autres, transformant ainsi la représentation littéraire en activité de contestation. Mikhaïl Bakhtine fait remarquer au sujet de cette notion de contestation que: “Sur toutes ses voies vers l’objet, […] le discours en rencontre un autre, ‘étranger’, et ne peut éviter une action vive et intense avec lui” (Bakhtine 1978, 102). Richard Terdiman, pour sa part, souligne cette idée de contestation ainsi: “No dominant discourse is ever fully protected against contestation”[4] (Terdiman 1985, 56). C’est cette action vive et intense entre les discours et cette contestation qui produisent la lutte discursive dans le texte littéraire.

          Nous nous proposons d’identifier, dans ce travail, les discours qui se trouvent dans Eugénie Grandet de Balzac, de les regrouper en discours dominants et contre-discours, et de montrer comment, au moyen des interactions entre ces discours hétérogènes dans la production textuelle, une lutte discursive se produit. Nous montrerons également comment cette lutte/contestation enrichit la représentation et justifie l’observation de Ross Chambers selon laquelle la littérature constitue un “oppositional discourse”[5] (Chambers 1991, 14).

  

 

Discours/Contre-discours

Un énoncé, produit purement linguistique, devient discours lorsqu’on tient compte de sa dimension sociale. Cela se voit dans la définition suivante de Dominique Maingueneau:

On utilise souvent “discours” pour désigner un système de contraintes qui régissent la production d’un ensemble illimité d’énoncés à partir d’une certaine position sociale ou idéologique. Ainsi, lorsqu’on parle du “discours féministe” ou du “discours de l’administration” on ne refère pas à un corpus particulier mais à un certain type d’énonciation, celui que sont censés tenir de manière générale les féministes ou l’administration (Maingueneau 1991, 15). (C’est nous qui soulignons).

 

 

La définition de Norman Fairclough rejoint celle de Maingueneau. Pour lui, le discours, c’est le “systematic, internally consistent body of representations, the language used in representing a given social practice from a particular point of view[6] (Fairclough 1995, 56). (C’est nous qui soulignons).Tout comme Fairclough, Terdiman met l’accent sur l’importance du discours dans la représentation lorsqu’il conçoit les discours comme: “A culture’s determined and determining structures of representation and practice”[7] (Terdiman 1985, 12).

          La représentation ne se fait jamais d’un seul point de vue; il existe toujours plus d’une perspective dans le texte littéraire. Ce produit de l’activité représentationnelle est composé de plus d’un discours, comme nous l’avons déjà vu. Nous venons d’indiquer que, du point de vue bakhtinien, à part le discours, il existe un autre discours ‘étranger’. Ce que Bakhtine appelle discours ‘étranger’ est “contre-discours”, selon Terdiman. Ce dernier définit le contre-discours comme: “The principal discursive systems by which writers and artists sought to project an alternative, liberating newness against the absorptive capacity of […] established discourses”[8] (Terdiman 1985, 13). Il explique comment le contre-discours projette cette nouveauté libératrice:

For every level at which the discourse of power determines dominant forms of speech and thinking, counter-dominant strains challenge and subvert the appearance of inevitability which is ideology’s primary mechanism for sustaining its own self-reproduction[9] (Terdiman 1985, 39-40). (C’est nous qui soulignons).

 

 

L’action vive et intense entre le discours et le discours ‘étranger’ dans la conception bakhtinienne est présentée par Terdiman ainsi: “For every dominant discourse, a contrary and transgressive counter-discourse”[10] (Terdiman 1985, 65). C’est cette contestation du discours dominant, du discours du pouvoir, par le contre-discours transgressif qui produit la lutte discursive dans le texte littéraire, comme nous le montrerons dans l’analyse suivante d’Eugénie Grandet, qui comprend un certain nombre de discours et de contre-discours.

 

 

 Discours et contre-discours dans Eugénie Grandet

          L’activité représentationnelle qui a produit Eugénie Grandet s’est réalisée au moyen d’énoncés qui relèvent d’un certain nombre de discours que nous pouvons regrouper en discours (dominants) et contre-discours. En termes identitaires/altéritaires, nous pouvons considérer les discours (dominants) comme les discours du Moi et les contre-discours, qui s’opposent aux discours (dominants), comme les discours de l’Autre. Nous étudierons par la suite les mécanismes de lutte/contestation entre les discours et les contre-discours tissés pour produire ce texte littéraire.

 

Discours capitaliste/(contre-)discours anti-capitaliste

          Il est question, dans Eugénie Grandet, de la représentation d’un système capitaliste et de l’avarice. Dès le début du roman, le narrateur souligne l’aspect capitaliste de la représentation en faisant observer que: “D’un bout à l’autre de cette rue, l’ancienne Grand-rue de Saumur, ces mots: ‘Voilà un temps d’or!’ se chiffrent de porte en porte. Aussi chacun répond-il au voisin: ‘Il pleut des louis’” (EG 29)[11]. L’importance accordée à l’argent dans cette observation indique qu’il s’agit du discours capitaliste. Les personnages représentés sont des industriels et des commerçants qui passent leur temps “en observations, commentaires, espionnages continuels” (EG 29). M. Grandet est “un maître-tonnelier fort à son aise” (EG 30). Gràce à sa richesse, il devient “le plus imposé de l’arrondissement” (EG 31). On peut le considérer comme l’incarnation du capitalisme. Le capitaliste cherche toujours à maximiser sa marge bénéficiaire, et c’est précisément ce que M. Grandet fait. Le narrateur dit, à ce propos, que M. Grandet

devinait avec la précision d’un astronome quand il fallait fabriquer pour sa récolte mille poinçons ou seulement cinq cents; qui ne manquait pas une seule spéculation, […] pouvait mettre sa vendange dans ses celliers et attendre le moment de livrer son poinçon à deux cents francs quand les petits propriétaires donnaient le leur à cinq Louis (EG 32).

 

 

L’exploitation outrancière est le mot d’ordre du capitalisme. C’est ce qui se voit chez M. Grandet lorsque le narrateur fait observer que:

Financièrement parlant, M. Grandet tenait du tigre et du boa: il savait se coucher, se blottir, envisager longtemps sa proie, sauter dessus, puis il ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d’écus, et se couchait tranquillement, comme le serpent qui digère, impassible, froid, méthodique (EG 32).

 

 

Cette image de la chasse présente avec minutie la stratégie capitaliste par excellence: exploiter autant que possible tout le monde. Ainsi, les paroles suivantes de M. Grandet, qu’il se dit intérieurement, ne nous surprennent pas: “[...] tous ces gens-là me servent de harpons pour pêcher!” (EG 51). Le narrateur fait observer que M. Grandet exploite Nanon, sa femme de ménage, féodalement (EG 41). La question rhétorique suivante du narrateur suffit pour résumer le capitalisme outrancier de M. Grandet: “Chacun dans Saumur n’avait-il pas senti le déchirement poli de ses griffes d’acier?” (EG  32). Une telle représentation du système capitaliste se justifie par l’idéologème darwinien de la survie du plus apte.Devant cette représentation de la férocité de ce système, faite au moyen du discours capitaliste, on ne peut pas ne pas se mettre d’accord avec Michel Foucault que: “Le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte” (Foucault 1971, 12).

          M. Grandet, l’hyper-capitaliste, économise  tout, mȇme le mouvement (EG 35). Le narrateur fait observer qu’il “parlait peu. Généralement il exprimait ses idées par de petites phrases sententieuses et dites d’une voix douce” (EG 34). Il épargne des mots et de l’énergie. Dans sa cuisine, “rien ne devait se perdre” (EG 43). C’est grâce à cette économie outrancière, à cette avarice, que M. Grandet arrive à entasser de l’or, qui devient plus important pour lui que les ȇtres humains. Cela se voit dans le fait qu’il passe la nuit, quand sa femme est endormie, à “choyer, caresser, couver, cuver, cercler son or” (EG 68). Ces mots relèvent du discours érotique; le rapport intime qui doit exister entre M. Grandet et sa compagne existe plutȏt entre lui et son or/son argent.

          Pour faire avancer la propagande capitaliste, le discours capitaliste s’approprie le discours chrétien, comme nous le voyons dans l’observation suivante du narrateur: “N’était-ce pas le seul dieu moderne auquel on ait foi, l’Argent dans toute sa puissance […]?” (EG 51). Nous voyons dans cette observation, qui est la déclaration la plus frappante relevant du discours capitaliste, la déification de l’argent.

          L’un des mécanismes du contre-discours, c’est la subversion. Citons Terdiman à ce propos:

Subversion is the characteristic project of nineteenth-century counter-discourses. They attempt to disrupt the circuit in which the dominant construction of the world asserted its self-evidence [...]. For the most part, counter-discourses sought to imagine alternatives to such a mechanism[12] (Terdiman 1985, 87).

 

 

Après avoir représenté l’argent comme étant tout-puissant, le narrateur fait remarquer qu’“Eugénie et sa mère […] ne prisaient ni ne méprisaient l’argent” (EG 51). N’est-ce pas le discours anti-capitaliste, contre-discours du discours capitaliste, qui mine l’importance de l’argent représentée au moyen du discours capitaliste? La prise de position d’Eugénie et de sa mère à l’égard de l’argent est diamétralement opposée à celle de M. Grandet. S’il prise l’argent au point d’en faire un dieu, elles ne le prisent ni ne le méprisent. Pour elles, la valeur de l’argent se limite à sa valeur d’usage, rien de plus. Le discours anti-capitaliste conteste/subvertit la vérité “absolue” que le discours capitaliste veut faire accepter. D’après Henri Lefebvre, “Le processus d’idéologisation […] consiste en une extrapolation-réduction. L’idéologie transforme en absolu un concept partiel et une vérité relative” (Lefebvre 1968, 185). C’est cette extrapolation-réduction, on ajouterait même simplification, entreprise par l’idéologie, au moyen du discours dominant, que le contre-discours se donne pour tâche de contester. Le discours anti-capitaliste continu sa lutte contre le discours capitaliste dans la remarque suivante du narrateur au sujet de Mme Grandet et sa fille Eugénie: “Leurs sentiments […] en faisaient des exceptions curieuses dans cette réunion de gens dont la vie était purement matérielle” (EG 51). A la vie purement matérielle, représentée à travers le discours capitaliste, s’oppose la vie spirituelle menée par Eugénie et sa mère, qui incarnent le christianisme dans Eugénie Grandet.

          Plus tard dans la narration, Eugénie fait la déclaration anti-capitaliste suivante au moment d’offrir ses économies à son cousin Charles Grandet: “Voici […] les économies d’une pauvre fille qui n’a besoin de rien. […] Ce matin, j’ignorais ce qu’était l’argent, vous me l’avez appris, ce n’est qu’un moyen, voilà tout” (EG 123-124). (C’est nous qui soulignons).  Ainsi, dans le discours anti-capitaliste, l’argent, de son statut de “seul dieu moderne”, presque tout-puissant, est transformé en un simple moyen. Si, pour M. Grandet, “les écus vivent et grouillent comme des hommes” (EG 146), et méritent d’être admirés et adorés, pour sa fille Eugénie, ce n’est qu’une chose dont l’importance se limite à sa valeur d’usage, comme nous l’avons déjà indiqué. A la déification/personnification de l’argent par le discours capitaliste s’oppose sa réification par le discours anti- capitaliste.

          Ailleurs, nous constatons une autre contestation du discours capitaliste par le contre-discours, toujours par rapport au statut de l’argent: Si pour M. Grandet, “il faut de l’argent pour être heureux” (EG 145), pour Mme Grandet, “il n’y a de bonheur que dans le ciel” (EG  163) et pour Eugénie, “l’or était indifférent.” (EG 188). Le contre-discours du discours capitaliste, en l’occurrence le discours chrétien, subvertit ainsi le message du discours capitaliste: au moins Mme Grandet et Eugénie Grandet se sont immunisées contre le virus du matérialisme avec lequel l’idéologie capitaliste essaie d’infecter tout le monde. Ces deux femmes constituent une infime minorité, bien sûr, mais leurs points de vue révèlent les failles de l’idéologie capitaliste. Après tout, le travail du contre-discours “constitutes a mapping of the internal incoherence of the seemingly univocal and monumental institution of dominant discourse”[13] (Terdiman 1985, 77). Une fois que cela se réalise, le contre-discours a accompli sa mission.

 

 

Discours patriarcal / (contre-)discours féministe 

          Le rôle du discours patriarcal, c’est de souligner la supériorité de l’homme à la femme, et par là entériner l’infériorité de celle-ci. Robert Barsky a ceci à dire du projet patriarcal: “On a longtemps infantilisé les femmes, leur refusant des droits fondamentaux, les excluant purement et simplement des sphères importantes de la société et de l’activité socio-économique” (Barsky 1997, 222). La supériorité masculine se manifeste dans Eugénie Grandet à travers la marginalisation de la femme. Le narrateur fait remarquer que M. Grandet ne parle jamais de ses affaires à sa femme (EG 92). Avant de parler affaires avec M. de Bonfons, M. Grandet se débarrasse de sa femme en lui disant de façon dédaigneuse: “Ce que nous avons à dire serait du latin pour vous; il est sept heures et demie, vous devriez aller vous serrer dans votre portefeuille” (EG 105). C’est M. Grandet qui décide ce qu’on doit faire chez lui (EG 94); sa femme n’a pas le droit de lui poser aucune question (EG 80). Comme nous l’avons déjà vu, M. Grandet passe son temps, pendant la nuit, dans son “laboratoire” dont lui seul a la clé, à “choyer, caresser, couver, cuver, cercler son or” (EG 68). Il a plus d’amour pour l’or qu’il n’en a pour les êtres humains.

          La supériorité masculine s’exprime également au moyen de l’oppression du sujet féminin. Mme Grandet exprime une inquiétude plus grave à sa fille: “Il est capable de nous battre” (EG 82). Tout est sous son contrôle à la maison; il garde les clefs de tout. Le narrateur fait remarquer que l’air timide de Mme Grandet “annonçait l’entière servitude conjugale sous laquelle gémissait la pauvre femme” (EG 44). Elle est décrite comme “une de ces femmes qui semblent faites pour être tyrannisées” (EG 44). Il ajoute qu’elle “s’était toujours sentie si profondément humiliée d’une dépendance et d’un îlotisme contre lequel la douceur de son âme lui interdisait de se révolter” (EG 45). Ainsi, dans le système patriarcal, le sujet féminin n’a pas le droit de se révolter contre le sujet masculin.

          Ailleurs, le discours patriarcal s’approprie le discours chrétien pour justifier la marginalisation de la femme. Il s’agit de l’observation du narrateur selon laquelle Mme Grandet est “heureuse de faire quelque chose pour un homme que son confesseur lui représentait comme son seigneur et maître” (EG 45). En fait, il s’agit d’un rapport de maître à esclave, au lieu de celui d’égalité qui doit exister entre un homme et sa femme.

          Nous constatons un rapport encore plus humiliant entre le sujet masculin et le sujet féminin dans l’observation suivante au sujet de Nanon, la femme de ménage des Grandet: “La nécessité rendit cette pauvre fille si avare que Grandet avait fini par l’aimer comme on aime un chien, et Nanon s’était laissé mettre au cou un collier garni de pointes dont les piqûres ne la piquaient plus” (EG 42). Dans ce système patriarco-capitaliste, la femme est reléguée au rang d’animal domestique, privée d’humanité, et elle se laisse exploiter davantage. Nous y voyons la reification de la femme, qui est “the Other of phallocentric discourse”[14] (Cornell and Thurschwell 1987, 143).

          Devant cette représentation altéritaire de la femme, c’est-à-dire la représentation de la femme comme l’Autre, au moyen du discours patriarcal, la déclaration suivante de M. Grandet en affaires: “Je ne puis rien conclure sans avoir consulté ma femme” (EG 34) semble relever du discours féministe qui reclame l’égalité entre l’homme et la femme. Mais le narrateur ajoute: “Sa femme, qu’il avait réduite à un ilotisme complet, était en affaires son paravent le plus commode” (EG 34-35). On comprend alors qu’il s’agit d’une ruse du discours patriarcal, qui regagne immédiatement sa position de discours dominant pour continuer à marginaliser le sujet féminin.

          La véritable lutte contre le discours patriarcal s’annonce dans Eugénie Grandet lorsque le  narrateur fait observer que: “Toutes les femmes, même la plus niaise, savent ruser pour arriver à leurs fins” (EG 76). Cette remarque constitue une subversion de la domination masculine. On voit une contestation plus ouverte dans l’observation suivante du narrateur au sujet d’Eugénie: “Dès ce moment, elle commença à juger son père” (EG 90). (C’est nous qui soulignons). On sait donc qu’à partir de ce moment, la situation oừ la femme se soumet totalement à la domination masculine n’existera plus. M. Grandet se rend compte de ce changement de situation et demande à sa fille: “Est-ce parce que tu es majeure […] que tu voudrais me contrarier?” (EG 90). Nous remarquons une forme naissante du discours féministe.

          La lutte la plus ouverte et la plus intense contre le discours patriarcal se voit dans le dialogue suivant entre M. Grandet et sa fille, au moment où il se met en colère parce qu’Eugénie a donné ses économies à Charles et elle refuse de révéler ce fait à son père:

—Mon père, […] je vous ferai fort humblement observer que j’ai vingt-deux ans. […] je suis majeure […] J’ai fait de mon argent ce qu’il m’a plu d’en faire, et soyez sûr qu’il est bien placé... 

—Où?

—C’est un secret inviolable, […] N’avez-vous pas vos secrets?

—Ne suis-je pas le chef de ma famille, ne puis-je pas avoir mes affaires?

—C’est aussi mon affaire.

[…]

—Etais-je libre, oui ou non, d’en fa

—Majeure.ire ce que bon me semblait? Etait-ce à moi?

—Mais tu es un enfant.

[…]

—…elle est plus Grandet que je ne suis Grandet. (EG 148-149)

 

 

L’argumentation dans ce dialogue constitue une lutte pour la supériorité entre le Moi du discours patriarcal et son Autre, le sujet féminin. D’après Ruth Amossy, dans l’argumentation,

le locuteur doit amener son partenaire à accepter ce qui lui est proposé non seulement en l’empêchant de tenir un contre-discours (c’est dans ce sens qu’il ‘accepte’ ce qui lui est proposé), mais aussi en lui faisant produire un pro-discours (c’est alors qu’il adhère à ce qui lui est proposé). (Amossy 2010, 21).

 

 

Dans cette lutte pour la supériorité, chacun des interlocuteurs, M. Grandet et Eugénie, essaie d’affirmer son identité, d’asseoir son autorité. Le discours patriarcal et son contre-discours, le discours féministe, s’opposent, et dans cette lutte discursive, c’est le contre-discours qui l’emporte. Toute tentative de marginaliser le sujet féminin au moyen du discours patriarcal est subvertie par le discours féministe dans les paroles suivantes d’Eugénie: “— C’est aussi mon affaire.” “— Etais-je libre, oui ou non, d’en faire ce que bon me semblait?”, “—Majeure.” Le ton de finalité qui caractérise ces paroles souligne l’identité du sujet féminin, et mine l’autorité masculine, patriarcale. Le discours féministe subvertit ainsi le discours dominant, le discours patriarcal.

          L’homme (le père) admet son infériorité à la femme (sa fille) à travers le pro-discours suivant: “—…elle est plus Grandet que je ne suis Grandet.” Cette auto-marginalisation se manifeste également dans l’observation suivante du narrateur: “Abasourdi par la logique de sa fille, Grandit pȃlit…” (EG 148). En faisant observer qu’“Eugénie regarda son père, en lui jetant un regard ironique qui l’offensa”  (EG 149), et qu’“(Elle) se leva, lança un regard d’orgueil sur son père” (EG 149), le narrateur souligne la supériorité du sujet féminin au sujet masculin. Ces observations relèvent toutes du discours féministe, le contre-discours du discours patriarcal, comme elles contribuent à la représentation altéritaire de l’homme; l’homme devient l’Autre et la femme, le Moi.

          Cette lutte contre l’autorité patriarcale atteint un tel niveau que même Mme Grandet, qui n’osait, pour rien au monde, contrarier son mari, a l’audace de lui dire au sujet de leur fille: “Elle est plus raisonnable que vous ne l’êtes” (EG 150). Au moyen de cette lutte discursive, le sujet féminin affirme son identité et par là annule l’altérité que le système patriarcal lui impose. La femme est représentée comme étant supérieure à l’homme. Ce dialogue suffit pour nous faire accepter l’observation de Terdiman que: “Engaged with the realities of power, human communities use words not in contemplation but in competition”[15] (Terdiman 1985, 38).

          Le reproche suivant de Nanon adressé à M. Grandet est aussi révélateur de la déchéance de la domination masculine. Nanon, la femme de ménage, s’arroge le droit de dire à son maître: “Soyez donc raisonnable, monsieur, une fois dans votre vie” (EG 161). A en juger par ces paroles, M. Grandet n’a jamais été raisonnable dans sa vie. Nous y voyons donc la marginalisation de l’homme.  Le rapport “maître/esclave” est tellement rigide qu’il est inconcevable que l’esclave soit en mesure de critiquer le comportement du maître. Ici, c’est le discours féministe qui se manifeste dans les paroles de la subalterne, de l’esclave. Du point de vue grammatical, l’impératif est le “mode de domination” (Badasu 1998, 119). Il constitue l’élément grammatical de domination par excellence parce qu’au niveau de l’interlocution, c’est le Moi qui a le droit d’employer ce mode. Il s’en sert pour dominer, pour assujettir l’Autre. Ainsi, l’emploi de l’impératif permet à Nanon, qui est l’Autre des discours patriarcal et capitaliste, de se montrer supérieure au sujet masculin, et d’affirmer par là l’identité du sujet féminin. Le contre-discours féministe lutte contre et subvertit ainsi le discours patriarcal, voire capitaliste.

          Le discours féministe s’engage dans une autre lutte avec le discours patriarcal à propos du mariage d’Eugénie. Lorsque le curé dit à celle-ci qu’un mari lui est utile (EG 181), c’est le discours patriarcal qui se met en jeu pour insister sur le fait qu’une femme a besoin d’un mari pour se sentir complète. Mais lors de la proposition de mariage faite par M. de Bonfons à Eugénie, le discours féministe se manifeste dans les paroles de celle-ci: “Jurez de me laisser libre pendant toute ma vie, de ne me rappeler aucun des droits que le mariage vous donne sur moi, et ma main est à vous. [...] Mais vous ne posséderez ma main et ma fortune qu’au prix d’un immense service” (EG 184). (C’est nous qui soulignons). Le discours féministe lutte ainsi contre la domination, l’exploitation et la marginalisation de la femme par l’homme. Eugénie n’est pas comme sa mère; elle refuse de se laisser exploiter. Nous avons affaire ici à un renversement de rȏles: C’est le sujet féminin qui ordonne et c’est le sujet masculin qui obéit, comme nous le voyons dans la réponse de M. de Bonfons: “Vous me voyez prêt à tout” (EG 184). Elle devient le Moi et il devient l’Autre. Evidemment, le (contre-)discours féministe l’emporte sur le discours dominant patriarcal.

          Pour souligner davantage la subversion de la domination masculine représentée au moyen du discours patriarcal, le narrateur fait remarquer qu’Eugénie voit M. de Bonfons “se mettre à ses genoux” (EG 184), et qu’il s’empresse “d’exécuter ses ordres avec la plus grande promptitude” (EG 185). Ces observations relèvent du discours féministe et constituent une représentation identitaire de la femme ainsi qu’une représentation altéritaire de l’homme. Ce renversement de catégories effectué par le discours féministe, justifie l’observation de Terdiman selon laquelle:

In […] acting upon dominant discourse […] counter-discourse produces a “reading” of the discursive system as a whole in its possibilities and in its operations — a kind of état présent of the residual and emergent tendencies within it which force any synchronic or unitary account of the cultural situation toward the movement of the diachronic and drive it beyond itself[16] (Terdiman 1985, 69).

 

 

Discours chrétien/ (Contre-)discours athée

          Selon Mikhaïl Bakhtine, le fait que des classes sociales différentes usent d’une seule et même langue suffit pour faire du signe “l’arène où se déroule la lutte des classes”    (Bakhtine 1977, 44). Nous pouvons également dire que le fait que plus d’un groupe social  se sert d’un discours fait de ce discours l’arène où se déroule la lutte discursive. C’est ce qui se constate dans ce roman balzacien à propos du discours chrétien. Comme nous l’avons déjà observé, le discours capitaliste s’approprie le discours chrétien pour souligner l’importance de l’argent. Et le même discours se transforme en contre-discours du discours capitaliste pour subvertir la représentation totalitaire de l’argent faite au moyen du discours capitaliste. Ainsi, le discours dominant et le contre-discours s’approprient le même discours pour représenter des points de vue contradictoires. Cela montre le rȏle particulier que joue le discours chrétien dans Eugénie Grandet: discours dominant, d’une part, et contre-discours, de l’autre.

          Dans le dialogue suivant entre Mme Grandet et M. Grandet se juxtaposent des énoncés qui relèvent du discours chrétien et son contre-discours, le discours athée, respectivement:

-- Mon ami, je fais mes prières, attendez, …

-- Que le diable emporte ton bon dieu! répliqua Grandet en grommelant. (EG 97)

 

Cette réponse de M. Grandet constitue, en termes d’échelle de valeur, la déclaration la plus athée du roman. A ces paroles qui relèvent du contre-discours athée s’opposent les suivantes de Mme Grandet qui relèvent du discours chrétien: “Mon ami, je prie pour toi” (EG 98). Plus loin, elle demande à son mari: “Montrez-vous chrétien” (EG 154).

          Vers la fin du dialogue entre M. Grandet et sa fille, pour souligner davantage son autorité paternelle sur elle, il lui dit:  “Eugénie, vous êtes chez moi, chez votre père. Vous devez, pour y rester, vous soumettre à ses ordres. Les prêtres vous ordonnent de m’obéir” (EG 149). (C’est nous qui soulignons). Le sujet énonciateur de l’énoncé le plus athée fait ici un énoncé qui relève du discours chrétien pour obliger sa fille à lui obéir. Le discours patriarcal s’approprie ainsi le discours chrétien pour entériner le pouvoir patriarcal.

          Les paroles suivantes de Mme Grandet relèvent du discours chrétien: “Dieu seul a le droit de connaître nos bonnes oeuvres” (EG 150). Prononcées pour appuyer la décision d’Eugénie de ne pas dire à son père ce qu’elle a fait avec son argent, ces paroles sont au service du discours féministe pour subvertir le discours patriarcal. Ainsi, le discours chrétien devient le contre-discours du discours patriarcal; mais en tant que discours dominant, il a son propre contre-discours: le discours athée.

 

Conclusion

          Nous nous sommes proposé d’étudier les phénomènes de pluridiscursivité et d’hétérodiscursivité dans le texte littéraire et la lutte/contestation qui résulte de l’interaction entre les discours dominants et les contre-discours. Nous avons avons identifié dans le texte choisi, Eugénie Grandet, les discours capitaliste et patriarcal comme les discours dominants principaux et les discours anti-capitaliste et féministe comme les contre-discours principaux. Dans l’acte narratif, le discours chrétien sert non seulement de contre-discours des discours capitaliste et patriarcal, mais aussi de discours dominant, ayant comme contre-discours le discours athée. Les discours dominants et les contre-discours s’approprient d’autres discours, comme le discours érotique, au cours de la représentation.

          Les contre-discours s’engagent dans une lutte intense avec les discours dominants pour subvertir la représentation faite par ces derniers. A travers cette subversion/contestation, les représentations faites par les discours dominants pour entériner la position du Moi et assurer la marginalisation de l’Autre sont annulées. Les contre-discours réussissent à rétablir l’égalité entre le Moi et l’Autre ou à renverser les catégories: faire du Moi un Autre et de l’Autre un Moi.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

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-  TERDIMAN, Richard. Discourse/Counterdiscourse: The Theory and Practice of Symbolic Resistance in Nineteenth-century France. Ithaca: Cornell University Press, 1985.


[1] Nous entendons par “pluridiscursivité” la présence de plusieurs discours dans le texte littéraire. Ce terme se distingue de celui d’intertexualité, qui, selon Nathalie Piégay-Gros, est “le mouvement par lequel un texte récrit un autre texte. […] L’intertextualité renvoie […] à éternelle imitation et transformation de la tradition par les auteurs et les oeuvres qui la reprennent” (Piégay-Gros, 1996, 9-10). Elle considère l’intertexte comme “l’ensemble des texts qu’une oeuvre répercute, qu’il se réfère à lui in absentia (par exemple s’il s’agit d’une allusion) ou l’inscrive in praesentia (c’est le cas de la citation). C’est donc une catégorie générale qui englobe des formes aussi diversifies que la parodie, le plagiat, la récriture, le collage…” (Piégay-Gros, 1996, 9-10).

[2] [Tout texte pourrait être le produit d’un certain nombre de discours, différents et souvent contradictories.] Cette traduction et les suivantes, entre crochets, sont les nȏtres.

[3] Le terme “hétérodiscursivité” nous permet de souligner le fait que parmi les discours dans un texte littéraire, il y en a qui font des représentations diamétralement opposées les unes aux autres. Ces discours sont ainsi des discours hétérogènes, contradictoires. L’hétérodiscursivité est donc la présence de discours hétérogènes dans un texte littéraire.

[4] [Aucun discours dominant n’est jamais à l’abri de la contestation.]

[5] [Discours contestataire.]

[6] [L’ensemble systématique et cohérent de représentations, le langage employé pour représenter une pratique sociale d’un point de vue donné.]

[7] [Les structures déterminées et déterminantes de représentation et de pratique d’une culture.]

[8] [Les systèmes discursifs principaux au moyen desquels les écrivains et les artistes cherchaient à presenter une autre forme de nouveauté libératrice contre la capacité de domination des discours établis.]

[9] [A chaque niveau où le discours du pouvoir détermine les formes principales de parler et de penser, le contre-discours conteste et subvertit l’impression d’inévitabilité qui constitue le mécanisme principal au moyen duquel l’idéologie arrive à se reproduire.]

[10] [A tout discours dominant s’oppose un contre-discours contradictoire et transgressif.]

[11] Le sigle EG, suivi d’un chiffre, mis entre parenthèses, servira pour identifier les citations tirées d’Eugénie Grandet et la page de chaque citation.

[12] [La subversion constitue le projet caractéristique des contre-discours du dix-neuvième siècle. Ils essaient d’interrompre le système dans lequel la construction dominante du monde est présentée comme naturelle […] La plupart des contre-discours essayaient de trouver des alternatives à un tel mécanisme.]

[13] [Comprend l’indentification du manque de cohérence au sein du discours dominant qui a l’air univoque et monumental.]

[14] “L’Autre du discours phallocentrique.”

[15] “Face aux enjeux du pouvoir, les communautés humaines emploient les mots non pas en contemplation, mais en compétition.”

[16] [Dans son interaction avec le discours dominant, le contre-discours produit une “lecture” de tout le système discursive […] une sorte d’état présent des tendances résiduelles et émergentes qui s’y trouvent et qui pousse toute représentation synchronique ou unitaire de la situation culturelle vers une représentation diachronique.] 

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Résumé

          Homme de culture, d’ouverture et d’enracinement, apôtre de la civilisation de l’universel et chantre de la Négritude  le président Léopold Sédar a très tôt compris l’apport de l’arabité comme élément fécondant pour nous  les peuples Soudano-Sahéliens, qui sommes à la frontière de deux aires de civilisation, arabo-islamique et négro-africaine. C’est  la raison pour laquelle, bien avant l’indépendance du Sénégal, sous le régime colonial, le Président Senghor  a fait introduire l’enseignement de la langue et de la civilisation arabe  dans le système éducatif sénégalais au second degré, d’autant plus que tout  au long de l’histoire, voire la préhistoire, nous avons cheminé ensemble  et nous nous sommes mutuellement influencés.D’où l’apparition du concept de la négritude, pour la première fois, en Arabie préislamique, dans les productions des poètes et prosateurs arabes d’origine africaine. 

 

 

Abstract

          A man of culture, openness and rooting, apostle of universal civilization and bard of negritude President Leopold Sedar early understood the contribution of Arabism as a fertilizing element for us, Sudano-Sahelian people, who are on the border of two areas of civilization: the Arab-Islamic and black African. That’s why, long before the independence of Senegal, under colonial rule, President Senghor did introduce the teaching of Arab language and civilization in secondary school in Senegal. Especially since throughout history, even prehistory, we have lived together and influenced each other. Hence the emergence of the concept of negritude for the first time in pre-Islamic Arabia, among Arab poets and prose writers of African descent.

         

 

 

Les intellectuels qui n’ont pas compris la politique éducative du président Senghor, ont diversement, surtout mal interprété son attachement à l’arabité, que nous allons analyser dans cette étude. Pour Senghor  est pour l’un des plus importants apports extérieurs à la civilisation négro-africaine. Apport inhérent à la rencontre de deux peuples: arabe et africain au cours de l’histoire.



L’historique

          Il est difficile, voire, impossible de dater avec précision les premiers contacts entre l’Afrique noire et le monde arabe, mais il y a des siècles que l’Afrique noire est en contact avec l’Arabie. A en croire Mohamed Habib, 

 De nombreux  personnages qui se sont  illustrés lors de l’avènement de l’Islam avaient pour ancêtres des femmes éthiopiennes ; il en était ainsi pour des personnages aussi importants que le calife  Umar lui-même dont le père Khttâb était d’une mère éthiopienne Amr Ibn  al-Âs conquérant d’Egypte et un des architectes de l’Empire arabee[1].

 

 

Le cas de Bilâl Ibn Rabâh en est une parfaite illustration. Né esclave à la Mecque, Bilal s’était très tôt converti à l’Islam, il fut acheté par Abû Bakr le premier calife du Prophète. Comme Bilâl et Ouachi, qui a tué Hamza Ibn Abdel Mouttalib à la bataille de Ouhd, était aussi Ethiopien. Il s’est converti à l’Islam lors de la conquête de la Mecque. Lorsque les guerres d’apostasie ont éclaté, il décide de rejoindre les rangs des troupes de Khalid Ibn Walid. Dans la bataille de Yamama, il a tué Mousaïlimat al-Kazâb (le menteur) avec la même lance par laquelle il a tué Hamza. Pour échapper aux persécutions de leurs compatriotes mecquois, plusieurs compagnons du Prophète Mohamed  avaient trouvé refuge en Ethiopie dans la cinquième année de la mission prophétique. En effet, cet événement historique, d’une importance capital, explique, en partie le développement et la puissance de l’Ethiopie à cette époque. Selon Bernard Lewis:

Dans  l’Arabie préislamique et du début de l’Islam, les Arabes n’avaient aucune raison de considérer les Ethiopiens comme des inférieurs ou l’ascendance éthiopienne comme signe de basse extraction. Au contraire, de très nombreux indices permettent de penser que les Ethiopiens étaient considérés avec respect comme un peuple dont le degré de civilisation était sensiblement supérieur à celui des arabes eux-mêmes[2].

 

 

A la lumière de ces passages, il apparaît clairement que la rencontre  entre l’Arabie et L’Abyssinie (Ethiopie) date de l’époque préislamique. En Afrique de l’Est, et de l’Ouest, c’est à partir du IX siècle que les géographes et les historiens musulmans nous renseignent sur la nature  des  relations avec le monde arabo-musulman. Les premiers auteurs s’intéressent essentiellement au mouvement d’esclaves vers le Nord et l’Est, à travers la Mer Rouge et l’Océan Indien, vers la péninsule arabique et l’Iraq en traversant le Sahara vers les marchés d’esclaves de l’Afrique du Nord-Ouest  Pour le découpage de l’Afrique Noire en plusieurs zones géographiques, les premiers géographes musulmans ont utilisé des termes spécifiques dont  Habassa qui désigne l’Ethiopie et la Corne de l’Afrique, Nûba (Nubie)  correspond à la République du Soudan actuel, le terme Zanj est utilisé pour les peuples de langue bantou. Quant au terme Bilâd a-Sûdân, (pays de Noirs), il désigne toute la zone d’Afrique Noire située au Sud du Sahara,  il englobe tous les Etats noirs d’Afrique Occidentale où la rencontre avec le monde arabo-musulman remonte au IXe siècle pour des besoins commerciaux et esclavagistes. Il en résulte l’islamisation de la population locale à partir du XIe  siècle.  

          Cette islamisation a commencé par les cours royales où les premiers jalons de l’enseignement de l’Islam ont été posés, il bouleversa ainsi les structures sociales politiques, judiciaires, culturelles et, bien sûr, religieuses. Cependant, les habitants du  Royaume du Tekrûr comme tous les autres peuples noirs, étaient des animistes. Il en est ainsi jusqu'au moment où  leur souverain Wara Diabi, fils de Rabis, fut initié au texte fondamental de l’Islam par les érudits visiteurs du nord. Il se convertit à l’Islam et introduisit la loi musulmane. Il décida de s’y conformer, après leur avoir fait ouvrir les yeux à la lumière d’Allah. L’Islam, est sans doute, l’un des apports extérieurs qui ont plus fécondé la civilisation Soudano-Sahelienne. D’autant plus que, tout au long de l’histoire, nous nous sommes réciproquement influencés. La pénétration de l’Islam au Sénégal par la conversion pacifique du souverain du Tekrûr  a entraîné la naissance de l’enseignement de la langue arabe  la première langue écrite  au Sénégal.  

          La  longue présence de l’Islam en Afrique, au centre de grandes civilisations et cultures, a abouti à une influence réciproque qui a profondément marqué la conscience et la culture  africaine de l’Ouest en général et du Sénégal en particulier. Comme disait le professeur Paul Rivet à juste titre, «  Quand deux peuples se rencontrent, s’ils combattent souvent, ils se métissent toujours[3] ». Ce fut le cas entre les peuples Aarabo-musulman et Soudano-Sahelien au cours de leur évolution. Il reste que le métissage religieux et culturel s’est plus développé et plus étendu que le métissage biologique.

 

 

Sa politique éducative

          Le président Senghor a très tôt compris que pour le développement de nos cultures et civilisations respectives les Négro-Africains et Arabo-Berbères sont nécessaires les uns aux autres:

C’est pourquoi, bien avant l’indépendance, sous le régime colonial, j’ai fait introduire l’enseignement de la langue et de la civilisation arabes dans l’enseignement sénégalais de second degré. Car  notre coopération, même économique si fructueuse  qu’elle puisse être ne résisterait pas aux épreuves si, d’abord nous ne  nous connaissons pas, ne nous aimons pas. Et nous ne pouvons le faire qu’en étudiant et goûtant nos civilisations respectives dont la culture est l’esprit[4]

 

 

Le président Senghor étant chrétien et formé à l’école occidentale, la majorité de musulmans Sénégalais n’ont jamais compris sa politique culturelle   et sa volonté d’accorder une telle importance à la langue et la civilisation arabes. En conséquence,  beaucoup d’intellectuels ont critiqué et mal interprété sa décision d’introduire l’enseignement de l’arabe dans le système éducatif sénégalais. Cette attitude s’expliquerait par le fait que, tout au long de la période coloniale, les autorités administratives, dans leur politiques islamique, avaient préconisé l’introduction de l’enseignement de l’arabe à l’Ecole publique pour aboutir à la suppression de l’enseignement musulman dans les écoles coraniques au profit de celui de la langue et  de la civilisation françaises.

          Pour ce faire, ils se sont intéressés à l’enseignement de l’arabe et è son introduction dans l’école publique. En 1844, Abbé David Boilat, en sa qualité de prêtre et Inspecteur de l’instruction publique au Sénégal et Dépendance,  pour l’intérêt de la civilisation française, avait préconisé d’interdire les écoles musulmanes ou  de forcer les parents d’envoyer leurs enfants à l’école publique en y affectant un professeur d’arabe. Dès sa nomination au poste de gouverneur du Sénégal en 1854, Faidherbe s’était fixé les mêmes objectifs. En 1857, il décida, pour la première fois de prendre  des mesures purement politiques pour supprimer ou,  à défaut,  contrôler, les écoles musulmanes, déjà fort prospères dans tous les coins du pays.

          Contrairement aux autorités coloniales, le Président Senghor avait porté  un intérêt particulier à l’enseignement de la langue et de la civilisation arabe dont il avait, très tôt, senti la nécessité pour le Sénégal. En conséquence, bien avant l’indépendance, il avait décidé d’introduire  l’enseignement de la langue arabe dans le système éducatif sénégalais. A partir de la rentrée d’octobre 1976, dans l’enseignement du second degré, tous les élèves de la section littéraire devaient obligatoirement apprendre une langue classique: l’arabe ou le Latin au choix. Il y a mieux  à l’université, ceux qui étudient ces langues furent tous boursiers. 

          Dans son allocution à la cérémonie de remise du diplôme de Doctorat honoris causa, à l’Université d’Alger le 21 février 1969, le Président Senghor expliquait le motif de son attachement à l’arabité:

 Si nous  encourageons et si nous organisons scientifiquement l’enseignement de la langue et de la civilisation  arabes à l’Université de Dakar, c’est parce que l’arabité fait partie du patrimoine culturel africain et que nous autres, de la civilisation nord- soudano-sahelinne, nous l’avons assimilée comme élément fécondant.[5]

 

 

Dans cette allocution, le Président Senghor a ouvert d’importantes pistes des                                             recherches. Il appartiendra aux chercheurs de les approfondir dans les différents domaines éducatif, judiciaire et littéraire.

 

 

L’apport culturel de l’arabité

          Comme nous l’avons signalé plus haut, avant l’introduction de l’enseignement de la langue française en Afrique noire par la ville de Saint-Louis  en 1819, l’arabe était la seule langue écrite au Sénégal et en Afrique Noire enseignée par les marabouts visiteurs (les commerçants arabes). En matière de justice, Idrîssî, dans son ouvrage sur le climat, fait les remarques suivantes  sur les habitants du Sûdan:«Leurs rois acquièrent tout ce qu’ils savent du gouvernement et de la justice, par l’enseignement qu’ils reçoivent de certains visiteurs érudits du nord »[6]  

          Au Sénégal, la société traditionnelle, comme  toutes société humaines, avait sa justice inspirée des coutumes et traditions locales. En effet, l’avènement de l’Islam dans le pays a entraîné la naissance et l’application de la justice musulmane Selon Carson A Ritchie:

La  Justice est administrée par leurs marabouts à qui seul ce droit appartient. La justice est nommée en langue nègre «  hion hialla » (la voix de Dieu » ainsi ils la rendent gratuitement au même temps qu’elle est demandée  par les parties. Car si une personne est mécontente d’une autre ou pour payement ou pour quoi que ce soit  il lui dit le « Hione Hialla » la partie est obligée de la suivre chez le marabout du village, lequel après avoir entendu leur différend, regarde dans le livre de la loy où il cherche le chapitre qui en traite et ce livre chante et le marabout prononce.[7]  

 

 

Dans le domaine littéraire,  le professeur Amar Samb avec  sa thèse de doctorat d’Etat intitulée « La contribution du Sénégal à la littérature  d’expression arabe », sera l’un des premiers chercheurs à explorer cette piste de recherche pour révéler au monde  l’importante production littéraire:   

Jusqu’ici , en effet, presque personne n’avait songé à faire ce travail ni ne s’était intéressé à la production littéraire arabe négro-africaine, le monde arabe qui, au premier chef, devait y porter son attention s’enferme  par chauvinisme linguistique et par mépris, dans le sentiment que seuls les Mutanaî, les Ibn  Hâja les Sawqî peuvent faire de beaux vers arabes  ou écrire dans la langue du Coran, les orientalistes, surtout européens, malgré leur grande réputation  de chercheurs curieux orientent tout bonnement  leur curiosité vers l’Orient. Cette négligence et cet oubli nous ont aussi déterminé à  révéler aux uns et aux autres l’extraordinaire pouvoir d’assimilation  et sens esthétique du Nègre et en particulier du Sénégalais ouvert à tous les vents de la culture d’où qu’il vienne. Cette contribution  du pays de Senghor à la littérature d’expression arabe  sera à la foi, un défi et une caution devant l’histoire[8]        

 

 

Dans cette œuvre exaltante, le professeur Samb semble particulièrement fasciné par deux poètes:

1-Ahmed Iyan Sy  de Saint-Louis pour ses idées « rendues avec simplicité, amour poétique sonorité, cadence  rythme, orfèvre en pleine possession de son art. Il n’est pas exagéré de dire que  Ahmed Iyane Sy est l’un des plus grands poètes sénégalais contemporains »[9] . Nourri des traditions de grands classiques arabes, Ahmed Iyane Sy est un poète tourné vers l’avenir et ouvert à tous les courants de pensée. Outre Allah et son Envoyé Mohamed, il a aussi  abordé les sujets éternels de la poésie ; passion du pays natal, l’amitié, la mort, les aspirations généreuses, la glorification des  grandes figures sénégalaises, africaines et françaises. Enraciné dans sa terre du Sénégal, tout était devenu pour Ahmed Iyan Sy une source d’inspiration poétique.        

 

2- Djûn-Nûn Ly de Thiès. L’auteur se pose la question de savoir si «  la poésie amoureuse et surtout courtoise ne  trouve pas son expression la plus pure chez Djûn-Nûn Ly ? C’est en connaissance de cause que le Grand Saint Cheikh Sad Bhou a dit: « tu es un Arabe qui s’est égaré de sa tribu »[10]  En effet, tous les autres  prosateurs et poètes ont exprimé leur sentiment, leur pensées, leur convictions, leurs amours, leurs passions en arabe  mais surtout dans un style luxuriant et d’extrême clarté. Cette belle réussite s’explique essentiellement par l’assimilation de la culture et la civilisation arabes et islamiques par les Sénégalais. Par conséquent, le Coran et la religion islamique constituent d’importantes sources d’inspirations pour tous les prosateurs et poètes sénégalais. Dans son mémoire de maîtrise  intitulé «  Le Coran source ou influence  de Cheikh Hamidou Kane et d’Amar Samb, les exemples de l’Aventure Ambiguë et de Matraqué par le destin ou la vie d’un Talibé » Moussoukoro Keïta révèle que:

Même  dans les pays musulmans ne parlant pas arabe, le Coran constitue  la source d’inspiration aussi bien au point de vue thématique que poétique, social culturel et religieux que nous nous proposons d’étudier dans ce travail de recherche. C’est d’ailleurs cette conception du Coran que les romanciers sénégalais vont utiliser pour combattre  l’homme blanc. Dans Karime Osumane Socé a eu largement  recours aux textes sacrés. Cependant, s’il faut chercher des textes modèles qui s’inspirent de l’Islam, il faut se pencher du côté de  l’Aventure Ambiguë» de Cheikh Hamidou Kane et de « Matraqué par le destin  de Amar Samb[11]          

 

 

L’analyse de ces différents travaux scientifiques sur la littérature sénégalaise d’expression arabe  et la production romanesque sénégalaise d’inspiration islamique et coranique confirme  l’apport de l’arabité à la civilisation soudano-sahelienne en générale et sénégalaise en particulier production dans lesquelles l’islam est une  référence exceptionnelle En conséquence, la plupart des romans sénégalais sont pleins de références islamiques:  

La religiosité étant variable d’un auteur à l’autre, l’imprégnation du religieux est plus ouu moins marquée d’un texte à l’autre. Le bout de bois de dieu d’Ousmane Sembene, l’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kâne, la grève des baatou d’ Aminata Sow Fall, goor gnack de Cheikh Alioune N’dao manifestent tous, à des niveaux différents, la religiosité de la société sénégalaise. En effet, chacun de ces textes sous la pression de la modernité et des mutations sociales, pose certains aspects de la religion et marqué, dans sa forme, par certaines structure de l’imaginaire religieux. Une si Longue Lettre de Mariama Bâ est marqué par ces déterminations contextuelles et aborde la question religieuse d’une façon singulière ; liée sans doute, à la culture de l’auteur et à sa condition de femme musulmane imbue de culture moderne[12]               

 

 

La saturation  des romans sénégalais de références islamique est une parfaite illustration de la richesse culturelle  de notre pays, fécondée par la civilisation arabo-islamique. En effet, le long cheminement de deux peuples arabe et africain tout au long de l’histoire a radicalement changé l’attitude  des Arabes à l’égard de l’homme noir. 

 

 

L’image de Noir en Arabie  médiévale

          Les anciennes sources nous révèlent que les relations entre les arabes  noires en Arabie médiévale étaient nourries d’un sentiment de supériorité et de mépris à l’égard des Noirs.  Dans son Murûj a-dhab, Masoûdî (mort en 956), à décrit  quelques propriétés exclusivement propres aux Noirs:

Les cheveux crépus ; les sourcils rares, les narines développées, les lèvres  épaisses, les dents aiguës l’odeur forte de peau, la noirceur de la prunelle, les crevasses des pieds et des mains, le développement des parties génitales et une pétulance excessive due à l’organisation imparfaite de son cerveau, d’où résulte la faiblesse de son intelligence[13].

 

 

Nasr ad-Dîn Tûsî, un auteur persan, dans son ouvrage  intitulé At-Taswourât remarque que « les Zanj ( les peuples de langue bantou) sont différents des animaux uniquement en ce que leurs deux mains ne reposent pas sur le sol. Bien des gens ont pu observer qu’il est plus facile  d’apprendre quelque chose aux singes qui sont plus intelligents que les Zanj »[14] Ibn Khaldmun, considéré par beaucoup d’intellectuels africains comme l’un des pères fondateurs de la sociologie, écrit à propos de l’homme noir: « les seuls hommes qui acceptent l’esclavage sont les Nègres, et ce, du fait de leur faible degré d’humanité et leur proximité de l’état animal[15]  Ces considérations et différents jugements témoignent d’un manque d’honnêteté intellectuelle, d’un sentiment de haine et de mépris de la part d’Ibn Khaldûn  et de ces différents auteurs à l’égard de la race noire. Ibn al-Mubârak,  mort en (796 ou en 737), ra conte  cette étonnante histoire:

« J’arrivai à Menine une  année de grande sécheresse. Des gens  sortirent pour faire la prière des rogations. Je sorti avec eux, quant un jeune homme noir se présenta, vêtu de deux pièces de lin: l’une couvrant ses jambes, l’autre jeté sur ses épaules. Il s’assit à mes côtés. Je l’entendis faire cette prière: « Mon Dieu, aurais-tu créé les visages humains pour qu’ils ne soient, à Tes yeux, que péchés et œuvres mauvaises? Retiendrais-Tu l’au du ciel  pour corriger Tes serviteurs? O Toi, le Patient, lin de douceur, Toi dont les serviteurs ne connaissent que le bien, je Te demande de leur accorder la pluie qu’ils demandent » Et il ne cessait de répéter «  tout de suite tout de suite » Si bien que le ciel revêtu dit de nuées et que la pluie tomba de toutes parts Ibn Mubârak ajouta: « J’allai chez al-Fudayl qui me dit: « Pourquoi te vois-je si triste ? Il s’agit d’une affaire où quelqu’un nous a devancé, il se l’est attribuée à nos dépens ». Et je lui raconte l’histoire. Al-Fudayl se mit à crier et tomba en évanoui [16]      

 

 

L’analyse de cette histoire révèle à cette époque, le mépris voire la haine des arabes à l’égard des  noirs, considérés comme des êtres inférieurs qui ne méritent aucune considération. Il faut signaler que même Umar Ibn al-Khattâb, le deuxième calife du Prophète, n’a pas échappé à cette situation à cause de ses origines africaines. Dans son ouvrage kitâb al-Muabbar, Mouhamed Ibn Habib raconte: « Un jour, du vivant du Prophète Mouhamed (P.S.L.), un homme insulta Umar en l’appelant « fils de noir » A la suite de cet incident, Dieu révéla ce verset du Coran[17]  « O vous qui croyez ! Que certains ne se moquent pas des certains (autre) ; peut être les moqués soit-ils meilleurs que les moqueurs. »[18] A propos de la diversité des couleurs, le Coran ajoute: « Parmi ses signes sont la création de cieux et de la terre la diversité de vos idiomes et de vos couleurs. En vérité, en cela sont certes des signes pour vous qui savez. »[19]

Un jeune esclave abyssin se rendait à la mosquée pour y faire toutes ses prières. Le Messager de Dieu, ayant remarqué sa présence assidue, fut étonné un jours de ne pas le voir. Il demanda à son maître: où est le garçon? Il a de la fièvre, Messager de Dieu! Eh bien allons lui rendre visite! Le Messager de Dieu et plusieurs de ses compagnons allèrent sur-le-champ rendre visite au garçon. Quelques jours plus tard, ne le voyant pas revenir, Le Messager de Dieu demanda à son maître: Comment va le garçon ? Il est dans le même état. Le Messager de Dieu alla rendre une nouvelle visite au garçon, qui mourut dans ses bras. Et Le Messager de Dieu  procéda lui-même à l’ablution du corps et à sa mise en linceul et à son enterrement. De nombreux compagnons s’étonnèrent. Les muhâjirûn ( Les musulmans originaires de la Mecque  émigrés à Ythrib) dirent: Nous avons quitté nos maisons, nos biens, nos parents, nous n’avons vu personne des nôtres, jusqu’ici, recevoir un traitement comparable à celui de ce garçon. Et les Ansârs (habitants de Ythrib convertis à l’Islam) dirent: Nous avons accueilli le Prophète chez nous, nous l’avons partagé et soutenu avec nos bien. Et  voilà qu’il nous préfère un esclave abyssin.[20]

 

 

En effet, pour justifier le privilège et la place de choix  auprès d’Allah et de son prophète, qu’occupent ces deux jeunes noirs alors considérés comme des êtres inférieurs, le Coran  écrit: « Homme ! Nous vous avons créés (à partir) d’un mâle et d’une femme et nous vous avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez. Le plus noble d’entre vous aux yeux d’Allah est le plus pieux Allah est Omniscient et bien informé[21] Ce verset est une leçon magistrale pour l’humanité en général et pour la Umma islamique en particulier. Il confirme l’ignorance  et l’incapacité  de certains auteurs d’analyse le texte coranique, qui ne véhicule aucun préjugé de race ou de couleur. Ces considérations sans aucun fondement scientifique ou religieux ont donné naissance en Arabie  à la notion de la «  négritude » chez les poètes et écrivains d’origine africaine.

 

 

L’ancêtre de la Négritude 

          En Arabie, Le sentiment de la négritude a pris naissance chez les poètes et prosateurs arabes d’origine africaine bien avant l’avènement de l’Islam. Il s’agit pour ces hommes de couleur, de défendre  les valeurs morales de la race noire. C’est le cas d’Antara (525-615), un héros et un des plus grands poètes de la période préislamique. Né d’un père arabe et d’une mère éthiopienne, sa peau foncée impliquait nécessairement une infériorisation sociale et en  faisait la victime d’insultes et d’injures. Dans l’un de ses poèmes, il écrit: « Les ennemis m’injuriaient à cause de ma peau noire, mais la blancheur immaculée de mon caractère efface toute noirceur ».[22]

Suhaym, également poète d’origine africaine (mort) en 660); écrit:

- Bien que je sois esclave mon âme est noble.

- Bien que ma peau soit noire mon caractère est blanc.

- La couleur noire de ma peau n’efface pas ma nature, car je suis comme misc

celui qui y goûte ne peut l’oublier.[23]

 

 

Nusyb (mort en 726), était l’un de plus doués de ces poètes noirs. Pour se moquer de lui; un jour le grand poète arabe Kuthayrî dit.:

-Je vis Nusayb égaré parmi les hommes. Sa couleur était celle du bétail.

-On peut le reconnaître à sa couleur noire et luisante et quand bien même il serait opprimé, il a le visage sombre d’un oppresseur[24]

 

 

Nusyb répond:

-Il m’a seulement traité de noir et il n’a fait que dire la vérité

-La couleur de ma peau ne me démunie pas aussi longtemps que je possède cette langue et ce cœur vaillant.

-Certes, ils sont élevés dans leur ligne, pour moi les vers de mes poèmes sont ma lignée.

-Comme il est préférable d’être un Noir à l’esprit vif et a la parole claire que d’être un Blanc et muet.

 

En effet, l’attitude des Arabes tout au long de la  période médiévale à l’égard des hommes de couleurs, a donné naissance à l’ancêtre du mouvement de la négritude, fondée par Césaire, Senghor et Damass.  

 

 

Conclusion

          Le mérite, le grand mérite du président Senghor est d’être l’un de rares, pour ne pas dire le seul, intellectuels africains à comprendre que  pour développer leurs cultures et leurs civilisations respectives, Négro-Africains et Arabo-Musulman ont besoin  les uns aux autres . Et que notre coopération, économique, politique et culturelle,  si fructueuse qu’elles puisse être,

ne résistera pas aux épreuves si, d’abord nous ne nous connaissons pas, ne nous aimons pas. Et nous ne pouvons le faire qu’en étudiant et goûtant nos civilisations respectives dont la culture est l’esprit.[25]

 

 

L’attachement de l’académicien poète président à l’arabité, à la différence de beaucoup des chefs d’Etats négro-africains, est une parfaite illustration de sa dimension universelle. 

 

 

Bibliographie

-    Coran, la traduction de Mouhame Hmidoullah

-    Discours d’ouverture du Président Senghor, première conférence ministérielle arabo- africaine Dakar 1972.

-    Ghzâlî, Temps et Prières, Albin Michel, Paris 1996.

-    Huseïen, Mouhamed. Pensez Le Coran. Paris: Grasset, 2009. 

-    Kebé, Mouhamed Habib. « De la religion dans une Si Longue Lettre de Mariama Ba » in Les cahiers pédagogiques de la Brousse.

-    Keïta, Moussoukoro. « Le Coran source ou influence de Cheikh Hamidou Kane et d’Amar Samb l’exemple de L’Aventure Ambiguë  et de Matraqué par le destin  ou la vie d’un Talibé » Mémoire de maîtrise, Université Gaston Berger de Saint-Louis, 2002- 2003.

-    Lewi, Bernard. Race et couleur en Islam. Paris: Payot, 1982.

-    Samb, Amar.  La contribution du Sénégal à la littérature d’expression arabe. Dakar: IFAN, 1972.

-    Senghor, Léopold Sédar. Liberté 3, Négritude et Civilisation de l’Universel. Paris: Seuil, 1977.


[1] Mouhamed Habib. Kitâb al-Muahbbar, cité par Berrnard Lewis: Race et couleur en pays d’Islam

Paris: Payot, 1982, p. 23.

[2] Bernard Lewis, op cit p. 23.

[3] « Discours d’ouverture du Président Senghor,conférence ministérielle » Dakar ,1976

[4] Discours d’ouverture du Président  Leopold Sedar Senghor  op cit.

[5] Leopold Sedar Senghor, Liberté 3,  Négritude et Civilisation de l’ Universel p 165,

Seuil, Paris 1977.

[6] Po. cit p 63

[7] Carson A Ritche, Deux textes sur le Sénégal ( 1679-1677) p 337

[8] Amar Samb: La contribuition du Sénégal à la littérature d’expression arbe p 98  IFAN 1972

[9] Amar Samb  op cit p 99

[10] Amar Samb op cit  p 544

[11] Moussukoro Keïta: Le Coran source ou influence de Cheikh Hamidou Kane et d ‘Amar Samb  les exemples de l’Aventure Ambiguë et de Matraqué par le destin ou la vie d’un Talibé . Mémoire de maîtrise,  Université Gaston Berger de Saint-Louis, 2002-2003, pp. 2-3.

[12] Mou hamed Habib kebé,  De la religion dans une Si Longue Lettre de Mariama Ba, Les Cahiers pédagogiques. Les Editions de la Brousse, p58

[13] Cf: Bernard Lewis op. cit p p 58-59

[14] .op cit. pp      61-62

[15] Idem

[16] Al-Ghzâlî ,Temps et Prières,  pp 75-76, Albin Michel , Paris 1996.

[17] opcit p 32

[18] Sourate XLIX, verset ii

[19] Sourate XXX,vesret 22

[20] Mahmoud Hussein, Penser le Coran, Grasset, p108, Paris 2009

[21] Sourate, XLIX, verset 13

[22] op cit pp 129-130

[23] op cit p24

[24] Cf,Bernad Lewis op cit p 29

[25] Discours d’ouverture  du président Senghor de la conférence ministérielle arabo- africaine. Dakar 19 et 21 avril 1976.

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Abstract 

          Au Sénégal, la popularité sans cesse grandissante du football pousse les autorités sportives à mettre en œuvre une série de politiques destinées à développer cette pratique. Toutefois, face aux échecs répétés des différentes sélections nationales et au désintérêt des amateurs pour les championnats officiels, le « navétane » se présente comme une alternative crédible pour redorer le blason d’un sport qui suscite néanmoins autant de passions chez les individus. En effet, au-delà des aspects purement sportifs, ce mouvement populaire se singularise par la place de choix qui est accordée à l’environnement socioculturel. Des problèmes demeurent, cependant, dans la conjonction entre la structure formelle représentée par la FSF et le « navétane » qui, de par ses enjeux actuels, fait face à quelques difficultés qui peuvent entraver le développement du football dans son ensemble.

Mots-clefs: « navétane », football, championnat, développement.

 

 

Introduction: Petite épistémologie d’un phénomène socio-sportif

          Dans l’élaboration de sa politique sectorielle, l’État du Sénégal s’est appuyé sur un certain nombre de variables destinées à opérer une classification par ordre d’importance des différentes disciplines sportives. Il s’agit, entre autres, du rang obtenu par les participants durant les jeux olympiques, de la dimension des compétitions, de l’impact social de la discipline.[1] Cependant, depuis l’affiliation de la Fédération sénégalaise de football à la FIFA (1962), l’équipe nationale du Sénégal reste sur une place de finaliste malheureuse en Coupe d’Afrique et une autre de quart de finaliste en Coupe du monde (2002). Une telle situation prouve que le Sénégal n’a vraiment rien gagné à l’échelle internationale qui lui vaille son statut actuel de sport le plus populaire du pays.

          L’absence de rayonnement au sortir de compétitions internationales semble ainsi mettre « en évidence l'inefficacité́ du cadre juridique […] des lois, décrets et arrêtés qui ne suffisent pas pour développer et promouvoir ce sport » (Loum, 2004). A cela s’ajoute le peu de considération dont fait l’objet le championnat national, toutes catégories confondues, de la part aussi bien des organisateurs que des amateurs.De nombreuses voies s’élèvent ainsi qui dénoncent « l’amateurisme du football sénégalais » (Diop, 2006) ; en effet, ce sport a connu une trajectoire assez mouvementée au point de mériter le « carton rouge » du célèbre journaliste et chroniqueur sportif, Serigne Aly Cissé (1995).

          Cependant, et ce malgré la crise que traverse le football, l’engouement qu’il suscite auprès des acteurs sportifs sénégalais ne souffre d’aucune contestation: tout le monde ou presque joue au football ; tout le monde ou presque parle de football. Les autorités sportives du pays, conscientes de la fonction stabilisatrice de cette pratique, n’en continuent pas moins de scruter l’horizon sportif dans l’espoir de mettre cette discipline sur les rampes du succès. Et puisque la Fédération Sénégalaise de Football ne semble pas en mesure de prendre intégralement en charge la demande socio-sportive des usagers du football, une organisation parallèle s’est mise en place et s’est développée de manière fulgurante avant de ravir la vedette aux compétitions dites officielles: c’est le championnat « navétane ».

          Dans sa présentation consacrée à ce phénomène, Olivier Monlouis nous apprend que c’est vers la fin des années 50 que quelques adultes passionnés de football entreprirent « d’organiser, de manière informelle, des tournois pour occuper la jeunesse le temps des vacances »[2]. Par ailleurs, cette occupation finit par prendre une tournure autre que celle pour laquelle elle avait été instituée. Ce mouvement national populaire prendra assurément une grande ampleur au niveau national au point de devenir un vivier très fécond dans la célébration de l’identité de groupe mais aussi dans la dynamisation du football sénégalais dans sa globalité.

          C’est dans cette optique qu’il convient de placer cet article qui se propose d’apporter une modeste contribution à l’évocation de la dimension socioculturelle, économique et sportive de ce championnat fédérateur qui illustre fort bien la manière dont les logiques identitaires se traduisent en actes (Diaw, 1994). Comment est organisé le football au Sénégal ? Quid du championnat « navétane » ? Quelles sont les incidences de ce mouvement aux plans économique, socioculturel et sportif ? Voilà autant de questions dont des éléments de réponse permettront sans doute d’apporter un éclairage sur l’impact de cette pratique typique du football sénégalais.

 

 

 1. Le football au Sénégal: évolution d’un sport à enjeux

1.1. Bref rappel historique

          L’introduction du football au Sénégal reste intimement liée à la colonisation. En effet, « l’introduction du football au Sénégal participait d’une logique d’assimilation des populations colonisées qu’il fallait accommoder à la vie occidentale. » (Sow, 2008) Ainsi la pratique du football, qui était un moyen de détourner les jeunes Noirs d’éventuelles revendications politiques, était-elle assidue dans les comptoirs commerciaux.

          Notons que la première équipe de football dans la colonie du Sénégal fut fondée en 1920 mais ce n’est qu’à partir de 1928 qu’on répertorie les premiers footballeurs sénégalais ; ces joueurs qui recevaient une formation obligatoire évoluaient tous dans des équipes militaires. Le rôle de l’Église fut également déterminant dans la formation des clubs tout comme dans la vulgarisation de ce sport: « l’équipe de la Jeanne d’Arc de Dakar a été créée grâce à la volonté des Pères missionnaires de l’église Sainte Thérèse. » (Sow, 2006)

          Mais il convient de préciser que l’implantation du football dans ce pays a été facilité par le contexte socioculturel sénégalais qui « a constitué un terreau fertile à l’éclosion et à la diffusion de cette pratique sportive » (Sow, 2013). En effet, de nombreux sports traditionnels déjà existants à l’intérieur du pays ont, à bien des égards, permis au football de trouver un véritable point d’ancrage.

          Parmi ces sports figure le « kupe » à propos duquel Geneviève N'Diaye-Corréard (2006) dit qu’il consistait à « toucher un maximum de joueurs du camp adverse avec une balle que l’on lance à la main ». Après avoir touché l’adversaire, il fallait rejoindre son camp sans avoir à subir le même sort.

Schéma reconstituant une rencontre de « kupe »

Schéma reconstituant une rencontre de « kupe »

Source: Centre National d'Éducation Populaire et Sportive (CNEPS)[3].

         

 

Il convient de noter que le « kupe » était presqu’exclusivement pratiqué au Nord-Ouest du Sénégal par les femmes qui lui associaient des relents mystico-religieux. En effet, il se jouait pendant l’hivernage dans le but d’invoquer les esprits afin que la pluie tombe. Au centre du pays, il était le fait aussi bien d’hommes que de femmes qui, après s’être répartis en deux groupes adverses, se livraient à une rencontre de « kupe » pendant plusieurs heures: « de vieux chiffons assemblés en boule servaient de ballon dans lequel les joueurs donnaient des coups de pied. » (Diallo, 1980)

          Dans son organisation matérielle (forme du terrain, répartition des joueurs, etc.) comme dans son mode de fonctionnement (organisation technico-tactique), le kupe ressemble, sous certaines de ses variantes, au déroulement d’un match de football ; à la seule différence qu’on pouvait, selon les contrées, se servir de ses mains ou de ses pieds dans le champ de jeu.

          Concernant la pratique de ce jeu sportif, le sociologue Khaly Sambe (2004) nous apprend que « les passes, les déplacements, les démarquages, les appuis, les occupations des espaces libres et les couvertures sont des éléments qui structurent et valorisent hautement la qualité d’un jeu collectif. » Ainsi tous ces éléments technico-tactiques renvoient à la pratique du football tel qu’il est connu et pratiqué de nos jours.

          En plus du « kupe » qui était la forme la plus élaborée des jeux traditionnels collectifs répertoriés, plusieurs autres jeux sportifs sont recensés qui, en plus d’être de véritables révélateurs socioculturels, ont permis la vulgarisation du football au Sénégal. Le « jam naani », pratique sportive et culturelle des Wolofs[4] du centre du pays, consiste à atteindre son adversaire avec une boule de chiffon qui servait de ballon. Le « jimo » est un jeu traditionnel des Mandingues[5] de la région sud du Sénégal: il était pratiqué par les hommes et consistait en un exercice d’adresse destiné à toucher un adversaire accroupi dans son camp. La balle est faite également de chiffons et a la grosseur d’une balle de tennis. Le « fuku » des Toucouleurs du Fouta (nord du Sénégal) est également pratiqué par des hommes. Deux équipes s’adonnaient, tour à tour, à une chasse à l’homme à coups de « fuku » (balle en chiffons). Parlant de l’évolution de la politique du sport au Sénégal, Abiboulaye Ndiaye (1990) nous explique que la similitude du « fuku » avec la  balle pourrait expliquer que le football ait été appelé chez les Toucouleurs, vers les années 40, « fuku-bal ». Ce jeu se pratique sur un terrain plat d’environ 50 mètres délimité par deux lignes de fond qui représentent les camps des deux équipes.

          Ces jeux traditionnels déjà bien implantés dans le pays avant l’introduction du football présentaient, à bien des égards, quelques similitudes avec ce dernier. Cependant, « il convient de signaler qu’ils restent rarement pratiquées de nos jours puisque le football, dans sa version moderne, a fini d’occuper l’espace national. » (Sow 2013)

 

 

1.2. Du Conseil Supérieur de l’AOF[6] à la FSF[7]

          Durant la présence coloniale au Sénégal, l’autorité administrative qui gérait le football dépendait très étroitement du gouvernement de l’AOF. Ce dernier était chargé, par l’intermédiaire du Comité Régional de l’Éducation Physique et de Préparation Militaire, d’organiser les activités sportives dans les colonies. Abiboulaye Ndiaye (1990) nous apprend que la promulgation de l’arrêté du 24 août portant création du Conseil Supérieur de l’AOF et du Togo s’est déroulée en 1942. C’est ce  conseil qui présidera aux destinées du sport aofien jusqu’en 1948. 

          La Fédération Sénégalaise de Football a été créée dès l’accession du pays en 1960 à la souveraineté internationale. Ses organes sont constitués de l’Assemblée Générale, du Comité Directeur et du Bureau fédéral auquel sont affiliées les ligues régionales. Les clubs sont répartis dans deux différentes ligues (I et II) chapeautées par la Ligue Sénégalaise de Football Professionnel (LSFP) qui a compétence pour prendre les décisions relatives à l’organisation et au développement du football professionnel. C’est à la ligue qu’incombe la « gestion du football professionnel en application et en conformité avec les Règlements de la Fédération Sénégalaise de Football et les dispositions relatives aux accords passés avec cette dernière. »[8]

          Les principales missions auxquelles doivent s’atteler les différents démembrements de la FSF tournent essentiellement autour du développement de la pratique du football. A ce la s’ajoute également le fait que toute politique technique mise en œuvre a l’obligation de prendre en compte les spécificités culturelles du pays constitué d’une trentaine d’ethnies.

          Cependant, dans la réalité des pratiques, le constat est fait que la FSF ne semble pas en mesure de prendre intégralement en charge la demande socio-sportive des usagers du football. C’est ce gap que tente de combler le mouvement « navétane » à travers ses compétitions qui ont fini de ravir la vedette  aux ligues de football dites officielles.

 

 

2. Le « navétane », un mouvement vraiment populaire

2.1. Origines et déploiement d’un phénomène social

          Comme cela a été évoqué dans la partie introductive de cet article, le football « navétane » est né de manière informelle vers les années 50 de la volonté de sportifs qui ont éprouvé le besoin d’organiser des tournois de football afin d’occuper les jeunes. Ces rencontres de football opposaient dans un premier temps des équipes de rues situées à l’intérieur d’un même quartier. C’est après l’indépendance du pays que les compétitions furent élargies pour se tenir à un niveau plus étendu (village, ville, etc.) C’est fort du succès et de la popularité que le « navétane », par l’intermédiaire de quelques responsables de quartiers, fut érigé en mouvement au point que la réforme du football initiée en 1969 par l’ancien Ministre des Sports, Lamine Diack, lui confère une place de choix dans l’énoncé de la politique sportive menée par l’État du Sénégal.

          A ses débuts, le mouvement était essentiellement chargé d’organiser des activités sportives et culturelles au profit des plus grandes masses pendant la saison des pluies. Il faut noter que cette période coïncide avec les vacances scolaires ainsi qu’avec la trêve qu’observe généralement le championnat national officiel. Le mouvement « navétane », à travers les compétitions sportives et culturelles (notamment le théâtre) continue de susciter un grand intérêt au niveau des populations. Les clubs qui y sont affiliés sont plus connus sous le nom d’Associations sportives et culturelles (ASC) ; ces dernières relèvent à chaque fois que le besoin se fait sentir le pari de la mobilisation. Devenu ainsi une réalité institutionnelle, selon les autorités ministérielles, le « navétane » s’est de plus en plus structuré à partir de 1973 avec la création de l’ONCAV (Organisme National de Coordination des activités de Vacances). Le mouvement obtient donc son « récépissé de reconnaissance le 6 Janvier 1992 (N° 06496 MINT- DAGAT) et est reconnu d’utilité publique par décret présidentiel N° 96 - 688 du 17/08/96. »[9]

          Dans sa forme sociale, le « navétane » dépasse le cadre strictement sportif ; en effet, il est d’abord l’affaire de toute une famille, de tout un quartier, de toute une ville. Au-delà de l’aspect sportif, il offre à ses adhérents une occasion d’exhiber leur appartenance à une certaine organisation sociale et culturelle portée par tous les individus de la communauté. Le « navétane », tel qu’il se conçoit actuellement, accorde une place prépondérante à la culture, notamment à travers des compétitions théâtrales. De ce fait, il permet une plus large représentativité des populations (hommes, femmes, enfants, etc.).

          D’un autre côté, les ASC contribuent pleinement aux stratégies de développement local grâce à leur participation très active dans la gestion de leur cadre de vie qu’elles s’attachent à rendre habitable. Ainsi les années 90 ont-elles vu la naissance phénomène socioculturel qui consiste à assainir de manière assez régulière les différents quartiers abritant des équipes de football. Ce phénomène appelé « set setal » (expression wolof qui signifie « être propre et rendre propre ») s’est vite répandu sur toute l’étendue du territoire. Le « set setal » est un vaste mouvement de mobilisation qui met à contribution tous les habitants afin d’assainir le quartier. C’est d’ailleurs un des aspects qui semble en faire « un terrain privilégié à l’affirmation des appartenances collectives » (Bromberger, 1998). 

  

      Opération « set setal » en milieu urbain                           Opération « set setal » en milieu rural

Opération « set setal » en milieu rural (photo ci-après)Opération « set setal » en milieu urbain

 

 Une récente étude de Tado et Chazaud (2010) a permis de mesurer davantage l’ampleur de ce phénomène au sein duquel l’adhésion est motivée par le fait tout simplement qu’« un parent, un frère ou un oncle sont responsables de ces rencontres sportives ou culturelles inter-quartiers. Les maisons et les logements deviennent des lieux de réunion ou de rassemblement. »

L’ampleur du football « navétane » au Sénégal peut se mesurer aussi à la place que lui accordent les institutions étatiques. En raison de sa relative accessibilité à tous, ce « sport qui se développe en marge du système des sports de fédération » (Mbaye, 1997), présente aux yeux des autorités sénégalaises des enjeux multiples de par « sa capacité de mobilisation mais aussi les dérives dont il est la cause ou le prétexte [qui] en font un des domaines qui retient l’attention des pouvoirs publics. »[10]

          C’est le pouvoir de massification du « navétane » qui a poussé le Ministre de la recherche scientifique mettre sur pieds, en 2009, un programme national dénommé « Navétanes TIC » destiné à initier à l’outil informatique 1500 jeunes des ASC. Ces formations allaient de l’initiation simple au réseau WiFi-CPL en passant par l’assemblage d’ordinateurs et l’infographie.Deux années plus tard, c’est au tour de l’ancien ministre de l’énergie de s’attacher les services de ce mouvement populaire pour arriver à sortir le Sénégal de la crise énergétique. C’est d’ailleurs ce qui explique la signature d’une convention avec l’ONCAV dans le but d’impliquer toutes les associations sportives et culturelles réparties du pays. Même l’espace universitaire n’échappe pas à l’appel des « navétanes »: durant l’été 2012, un tournoi inter-pavillons a été organisé pour la première fois à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar pour imprimer à l’évènement un cachet fédérateur.

          A la lumière de l’intérêt que suscite le « navétane », on peut dire que ce championnat parallèle constitue un véritable révélateur social qui donne à l’ensemble du football sénégalais un caractère tout particulier justifiant ainsi la nécessité d’une explication à cette chose sociale intimement liée à l’environnement socioculturel du pays.

 

 

2.2. Organes constitutifs et fonctionnement du National Pop[11]

          Le « navétane » compte à l’heure actuelle plus de 3500 Associations sportives et culturelles réparties à travers le pays avec près de 500000 joueurs licenciés alors que la Fédération en compte 10 fois moins. Ce vaste mouvement est placé sous l’autorité de l’ONCAV (Organisme National de Coordination des Activités de Vacances) qui a pour principaux objectifs[12]:

-     de coordonner l’ensemble des activités de l’organisme sur l’étendue du territoire national ;

-     de faire du sport et de la culture des instruments efficaces pour l’unité de la jeunesse ;

-     d’organiser et de développer les activités culturelles et socio-éducatives ;

-     de favoriser le développement des activités socio-économiques ;

-     de participer activement à l’effort de santé publique ;

-     d’œuvrer à la sauvegarde de l’environnement et à la protection de la nature.

         

 

Dans l’article 4 des Statuts de l’ONCAV relatif à la composition et à l’organigramme de la structure, il est stipulé que cette dernière est formée « par les délégués des Organismes Régionaux de Coordination des Activités de Vacances (ORCAV). » Ces mêmes délégués, mandatés par les différents ORCAV, représentent les ASC qui les élisent à condition qu’ils aient dix huit ans au moins et qu’ils jouissent de leurs droits civiques et politiques.

Les ORCAV sont constituées d’ODCAV (Organismes Départementaux de Coordination des Activités de Vacances)  qui sont segmentés à leur tour en Zones auxquelles sont affiliées les différentes ASC.

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           Quand bien même chacune de ses structures ci-dessus énumérées jouit d’une certaine autonomie dans l’organisation des compétitions, c’est à l’ONCAV qu’incombe l’exercice du contrôle administratif et financier. Les ressources du mouvement « navétane », si l’on en croit l’article 12 des Statuts de l'ONCAV, proviennent essentiellement:

-     des droits d’affiliation et de réaffiliation ;

-     des droits de démission,  de réclamation, de réserve, d’appel et d’évocation ;

-     des recettes des rencontres sportives et culturelles ;

-     des produits générés par les activités socio-économiques ;

-     des redevances provenant de la sponsorisation ;

-     des subventions, dons et legs.

 

 

2.3. Organisation des compétitions « navétanes »

         Comme son nom l’indique, le championnat national parallèle, communément appelé « navétane », se caractérise par des « rencontres sportives qui se déroulent en général pendant la saison des pluies, d’où leur caractère saisonnier, rappelé dans le nom de navétane qui les désigne » (Mbaye, 1998). Les compétitions ont lieu en général de juillet à octobre même si de plus en plus elles ont tendance à se poursuivre jusqu’en décembre (ou parfois au-delà) en raison du manque d’infrastructures susceptibles d’accueillir des clubs de plus en plus nombreux. Cette période coïncide en général avec la trêve observée par le championnat national officiel qu’organise la Fédération sénégalaise de football par l’intermédiaire de ses différentes ligues.

          Ce Championnat national populaire réunit chaque année des milliers de jeunes qui s’affrontent dans le cadre d’activités sportives, culturelles et socio-économiques. Le volet sportif dans les compétitions « navétanes » tourne essentiellement autour du football ; le théâtre constitue la partie culturelle même si la musique et la danse sont très présentes ; la vente de produits divers au stade comme dans les quartiers ainsi que certaines manifestations à but lucratif fondent l’aspect économique ; le volet social concerne principalement les contributions faites aux plans sanitaire, éducatif, environnemental, etc. Ce mouvement permet ainsi d’organiser des vacances saines et utiles qui rapprochent les jeunes du quartier à travers diverses activités.

          Cependant, à l’évocation du nom navétane, toutes les pensées se tournent vers le football qui reste l’activité phare de ce mouvement qui trouve sa racine dans les quartiers. En effet, les compétitions commencent au niveau de la Zone ou les ASC, réparties dans des groupes, cherchent à remporter le trophée zonal au cours d’un mini-championnat. En général, les équipes finalistes de la Zone se qualifient pour les Phases départementales avant la tenue des Phases régionales qui désignent l’équipe représentante de la Région aux Phases nationales.

          Les rencontres se déroulent le plus souvent sur des terrains sablonneux très peu stabilisés comme l’illustre la série de vignettes ci-après.    

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Les ASC, disposant de très peu de moyens, comptent plutôt sur l’aide de mécènes pour faire face aux dépenses liées à l’achat des équipements sportifs et au regroupement des joueurs avant les matches. A ces dépenses s’ajoutent les frais d’affiliation des joueurs, les fonds destinés aux « khons »[13] et au recrutement de « mercenaires »[14], les frais de transport des équipes, etc.

          Les ASC reçoivent néanmoins des autorités municipales une petite subvention qui n’excède pas 1000 euros. La plus grande majorité des joueurs ne peut malheureusement compter que sur ses propres moyens ; c’est ce qui explique la rusticité de leurs équipements sportifs durant les séances d’entraînement (Cf. photos ci-après)

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3. Du football à la formation d’une mémoire collective[15]

3.1. Le « navétane »  comme marqueur d’identité culturelle

          Le « navétane », faut-il le rappeler, dépasse le cadre  strictement sportif en ce sens qu’il est d’abord l’affaire de toute une famille, de tout un quartier, de toute une ville. Au-delà de l’aspect sportif, il offre à ses adhérents une occasion d’exhiber leur appartenance à une certaine organisation sociale et culturelle portée par tous les individus de la communauté. La pratique du football « navétane » constitue ainsi « un terrain privilégié à l’affirmation des appartenances collectives, jette un pont entre le singulier et l’universel, suscite paroles et liens, symbolise les drames et la vie comme valeurs cardinales de nos sociétés. »  (Bromberger, 1998) 

          Pour illustrer la manière dont les logiques identitaires se traduisent en actes, Aminata Diaw (1994) cite l’exemple des « navétanes » qui, selon elles, jouent un rôle fondamental dans l’affirmation des identités locales de quartier ou de village. L’impact de ce type d’organisation populaire mais fédérateur dans la vie d’un quartier peut se mesurer à sa force de mobilisation perceptible lors des évènements qui y sont organisés et qui ne relèvent pas uniquement du cadre sportif. En effet,

On adhère à un groupement de type navétane parce que […] un parent, un frère ou un oncle sont responsables de ces rencontres sportives ou culturelles inter-quartiers. Les maisons et les logements deviennent des lieux de réunion ou de rassemblement. (Tado & Chazaud, 2010)

          C’est ce qui semble d’ailleurs expliquer l’adhésion massive de tous les habitants du quartier sans exclusive. Les femmes au même titre que les hommes sont associées au « navétane » ; elles se mobilisent dans la recherche des moyens financiers au profit de l’ASC en organisant régulièrement des quêtes[16]. Elles sont également sollicitées dans l’organisation des manifestations d’ordre socioculturel et sont très actives au sein des comités de supporters durant les rencontres de football. Une telle démarche permet l’expression d’une identité culturelle qui, selon Joseane Lucia Silva (2009), est vivante à l’image du groupe.

          Les joueurs, dans la majorité des cas, natifs du quartier, réussissent à traduire des sentiments collectifs et à leur donner corps. Ils sont de ce fait « capables d’incarner, à un niveau exemplaire, des représentations, des sentiments et des aspirations qui leur préexistaient » (Faure & Suaud, 1994). Alioune Mbaye, qui analyse le football comme procédant d’une nouvelle forme de culture et du lien social au Sénégal, nous fait savoir que le « navétane » constitue aussi un lieu d’apprentissage de la prise de parole en public au sein duquel les jeunes jouent des rôles sociaux importants au regard des stratégies mises en place (Mbaye, 1997).

          Par ailleurs, porter son choix sur des noms d’équipes révélatrices d’un certain déterminisme culturel, se mobiliser pour défendre ardemment l’image du quartier pendant les rencontres sportives, dépenser sans compter son argent pour l’ASC et ne rien attendre d’elle en retour, telles sont, entre autres, les valeurs qui permettent d’identifier tout adepte digne du mouvement « navétane ».

          Le milieu « navétane » se distingue par sa grande originalité dans la dénomination des ASC: la plupart des noms ont été créés dans le but de toucher la fibre communautariste des adhérents par l’évocation de termes symboliques. En effet, si certains termes constituent le reflet d’une page de l’histoire du pays (ASC Lat Dior[17]) ou tout simplement du terroir (ASC Lébou Gui[18]), d’autres révèlent fortement le processus identitaire qui se déploie à travers l’appropriation voire l’assumation du statut social (ASC Nguéwel[19]). L’analyse onomastique de certaines appellations d’ASC dans le milieu du « navétane » révèle permet aussi le constat suivant: la plupart des noms d’équipes s’inspirent de manière analogique sur le modèle de termes « qui procèdent d’une volonté avouée (ou non) de se démarquer relativement à un protocole social préétabli » (Sow, 2013). Cécile Canut (2001) considère une telle posture comme une volonté de s’affirmer  dans la mesure où « les locuteurs choisissent un nom, en créent, se positionnent socialement, discursivement ». Pour Claude Levi-Strauss (1962), cette dénomination répond à un désir de s’identifier, de marquer une appartenance à un groupe social, à un système culturel donné.

          C’est ce qui explique le foisonnement de noms d’équipes qui émanent d’une scission entre les acteurs d’un seul et même quartier pour des raisons diverses ou d’une alliance entre deux ou plusieurs formations. Les noms d’ASC telles que Deggo, Manko, Benno, Dioubo[20] et de leurs équivalents sémantiques sont attribués le plus souvent à des formations sportives qui ont été créées à la suite de clivages intervenus au sein du club. Au-delà de la simple nomination se cache un appel à une pratique saine et loyale du football, à l’union des cœurs dans le respect des lois et règlements.

 

3.2. La préparation du joueur de « navétane »

          Le leitmotiv du football « navétane » reste assurément le fighting-spirit ; ceci eu égard à deux facteurs essentiellement:

-     la durée du championnat étant relativement courte (3 mois en moyenne), elle ne laisse assurément pas beaucoup de temps aux techniciens pour mettre en place une équipe suffisamment compétitive. La préparation hivernale ou physique dure 2 semaines environ et ne permet pas de se faire une idée précise des capacités physiques des joueurs ; l’accent est donc davantage mis sur le travail de résistance au détriment du développement de la capacité aérobique. Les entraîneurs, pour la plupart d’entre eux, n’ont pas de diplômes ; il s’agit d’anciens footballeurs souvent natifs du quartier qui viennent donner un coup de main au club sans un réel bagage technico-tactique encore moins psychologique ou pédagogique. C’est pourquoi le jeu collectif reste la base de l’entraînement des équipes « navétanes » qui font face à des urgences sportives puisqu’elles disposent de très peu de temps entre l’ouverture officielle du « navétane » et le début rencontres sportives ;

-     les joueurs jouant pour le quartier, la ville voire la région, n’ont en général pour seule satisfaction que leur envie de défendre l’honneur de leur territoire. Ces joueurs sont d’origines socioprofessionnelles diverses: étudiants, élèves, ouvriers, chômeurs, etc.

          Le maître-mot en « navétane » reste la fameuse expression wolofe dem ba diekh /dem ba ɟeex/ qui signifie littéralement « aller jusqu’à épuisement ». Elle se base sur un bon mental des joueurs qui sont sans doute convaincus de ne pas disposer d’arguments techniques et tactiques suffisants ; en somme le dem ba diekh est un appel au dépassement de soi. Cette représentation mentale du football a fini par devenir un label sportif que le « navétane » partage avec d’autres milieux (politique notamment).

          La préparation psychologique du joueur de « navétane » s’appuie essentiellement sur les pratiques mystiques, plus connues sous le nom wolof « khon ». Cet usage socioculturel est en effet très présent dans le milieu sportif sénégalais en général. Cependant, l’ampleur qu’il a prise dans le « navétane » dépasse l’entendement au point que les entraîneurs en ont fait un atout incontournable dans la préparation psychologique d’avant-match. Si la réunion technique à la veille d’un match doit être en général consacrée à la mise sur place du dispositif technico-tactique ou de diverses autres stratégies, dans le « navétane », on lui substitue plutôt des séances de bains rituels en présence ou non du marabout qui en est l’initiateur. Ces bains mystiques auraient le pouvoir de conjurer un hypothétique sort que les adversaires seraient amenés à jeter mais ils permettraient également de protéger les joueurs contre d’éventuelles blessures.

 

Joueurs en regroupement la veille d’un match

sow11

          Les joueurs sont ainsi les premiers à exiger une protection mystique avant leur entrée sur le terrain. Et cette pratique reste de mise quelque soit l’environnement (social, culturel, économique)[21]. C’est dire que la dimension mystique est présente quasiment à chaque rencontre et les consignes des féticheurs prennent souvent des tournures aussi cocasses les unes que les autres. Par exemple,

-     les joueurs ont l’obligation de porter tous des gris-gris avant de fouler la pelouse ;

-     des talismans sont enterrés dans une partie déterminée du terrain de football ;

-     les joueurs peuvent être  soumis au régime du silence absolu quelques minutes avant le match ;

-     on peut demander à un joueur de verser de l’urine ou de jeter un citron dans les buts adverses pour anéantir les fétiches de l’équipe adverse ;

-     un membre d’une équipe peut être amené à brandir un miroir ou à maintenir une lampe torche allumée pendant toute la durée d’un match ;

-     etc.

 

Bains rituels d’avant-match

Bains rituels d’avant-match

 

Photos représentant des amulettes portés par les joueurs

Photos représentant des amulettes portées par les joueursPhotos représentant des amulettes portées par les joueurs

     

 

3.3. Le « navétane », une aubaine pour le football sénégalais ?

         

          C’est connu, le football sénégalais, depuis quelques années, peine beaucoup à mobiliser: les matches des différents championnats organisés par les ligues de football ont toujours du mal à attirer supporters et amateurs. L’équipe nationale qui passionne toujours les sénégalais depuis les prestations historiques de 2002 (en coupe d’Afrique et coupe du monde) traverse des périodes troubles depuis plus d’une décennie maintenant. Le développement technique du football à la base semble être un vœu pieux de la part des autorités sportives du pays: les textes existent mais les moyens pour une bonne mise en œuvre sont inexistants. C’est ainsi que les pays d’Europe (particulièrement la France) sont devenus sans le vouloir les principaux pourvoyeurs de joueurs à la sélection nationale qui est constituée à 99 % de binationaux.

          Face au manque criard de résultats et de popularité du football sénégalais, on est en droit de se demander si  le « navétane » qui a fini de cristalliser l’attention des adeptes autour de lui n’apparaît pas comme une bouée de sauvetage pour les autorités fédérales qui pourraient le structurer davantage et impliquer les organisateurs dans le fonctionnement général et le développement technique du football dans son ensemble. En plus de susciter un très grand intérêt pour les raisons énumérées plus loin, le « navétane » est aujourd’hui devenu une pépinière pour le football d’élite. En effet, la prolifération des centres de formation n’empêche pas les dirigeants de privilégier le recrutement au sein de ce mouvement qui révèle des talents à l’état brut.

          C’est ce sans doute ce qu’ont compris certains dirigeants du Championnat National Populaire qui pensent que le « navétane » ne peut plus se contenter des compétitions inter-quartiers durant la période estivale ; les nombreux enjeux qu’il y a dans le football poussent aujourd’hui les clubs de « navétane » à aspirer intégrer l’élite du football sénégalais. C’est cette prouesse qu’a réussie l’ASC Niarry Tally de Dakar, un des clubs de « navétane » les plus populaires de la capitale. Cette ASC, fondée en 1981, a fait les beaux jours du mouvement national populaire avant de passer en l’espace de quelques années de la Division Régionale à la Première Division  (2009) du championnat national de football en passant par les Divisions III et II. Cette équipe qui a conservé son âme de club « navétane » est parmi les formations sportives qui mobilisent le plus au Sénégal. C’est d’ailleurs ce qui lui a valu d’être vice-championne du Sénégal en 2010 et vainqueur de la Coupe de la Ligue en 2012.

 

 

          ASC Niarry Tally - « Navétane » 2005                                   NGB Niarry Tally – Ligue I 2012

  ASC Niarry Tally - « Navétane » 2005            

                     NGB Niarry Tally – Ligue I 2012

      

 

          Le revers de ce succès d’un club issu du Championnat National Populaire est à chercher, entre autres, dans le manque de professionnalisme des joueurs qui préfèrent le « navétane » au football dit professionnel. En effet, un point des statuts et règlements du « navétane » stipule qu’un joueur qui participe à plus de 5 matches des Championnats de 1ère et 2e division n’est plus qualifié pour les compétitions qu’il organise. L’absence de moyens financiers constitue également une entrave qui peut plonger le club dans des difficultés ; les joueurs quittent pour aller évoluer dans d’autres équipes aux moyens plus conséquents. 

          Un autre phénomène qui gangrène considérablement le milieu du football professionnel est la violence émanant du « navétane » ces dernières années. Pas un jour ne se passe sans que ce milieu ne défraie la chronique de par les batailles rangées et les agressions qui émaillent quasiment chaque rencontre. Le pire est que les violences qui sont souvent le fait de supporters inconscients ont souvent pour origines des pratiques mystiques. Elles se propagent ainsi dans les quartiers qui vivent de véritables cauchemars au point que l’idée de la suppression de ce mouvement est évoquée avec insistance. Cette recrudescence de la violence entache donc fortement le « navétane » qui sort ainsi de son rôle originel et touche parfois le Championnat national professionnel. En lieu et place des attrayantes ASC des débuts du « navétane », on ne voit de nos jours que des AS plus préoccupées par les enjeux sportifs que par autre chose. Il est d’ailleurs reproché à l’État sénégalais une fuite de responsabilités face à ce mouvement populaire souvent utilisé à des fins politiques.

 

 

Conclusion: L'enjeu du « navétane » risque-t-il de tuer le jeu?

          S’il y a un secteur de la vie footballistique sénégalaise qui peut se prévaloir d’un dynamisme réel, c’est bien le « navétane » qui, pour les adeptes du football, apparaît comme une formidable aventure humaine. Grâce à sa très grande capacité de mobilisation, ce mouvement qui a fini de déployer ses activités sur toute l’étendue du territoire présente de multiples enjeux qui légitiment sa structuration actuelle. Sous les oripeaux d’une distraction socio-sportive conçue pour occuper les jeunes pendant la période estivale, le « navétane » s’est développé au fil des années au point de devenir une réalité institutionnelle selon les termes des Pouvoirs publics qui le considèrent comme l’expression du sport de masse par excellence.

          Omniprésente à l’intérieur de ce mouvement, la pratique du football « navétane » recèle de nombreux aspects dont pourraient s’inspirer les autorités fédérales pour mettre en place une politique sportive efficiente qui puisse rendre le football sénégalais plus attractif. C’est parce que le football « navétane », à travers son mode de fonctionnement, a réussi à cristalliser toutes les attentions faisant ainsi du ce mouvement national populaire un lieu de mémoire où se façonne une identité collective. Au-delà des compétitions sportives se tient à l’intérieur des quartiers toute une série d’activités à vocation culturelle etsocio-économique qui contribuent, le temps des vacances scolaires, à occuper sainement les jeunes, à susciter des vocations et à résorber le chômage dans les quartiers. De quoi amplifier le sentiment d’appartenance à un tel mouvement au sein duquel la notion de solidarité organique (Durkheim, 1893) trouve tout son sens.

          Cependant, la passion grandissante liée aux enjeux dans les « navétanes » a tendance à générer de nombreux troubles dans les stades ; ce qui constitue une entrave à la belle impulsion qu’avait prise ce mouvement. Cette violence impacte considérablement l’univers du football au Sénégal dans toutes ses composantes: tout récemment (en octobre 2012), le match retour qui opposait le Sénégal à la Côte d’Ivoire dans le cadre des éliminatoires de la CAN 2013 a été émaillé de graves incidents. Cette situation a eu pour conséquence immédiate l’arrêt de la rencontre avant que l’instance disciplinaire de la CAF ne décide de suspendre le stade Léopold Sédar Senghor pour un an. En plus de l’amende de 100 000 dollars dont doit s’acquitter la FSF, les rencontres de l’équipe nationale se joueront pendant ce temps sur terrain neutre. Des doigts accusateurs sont pointés vers le mouvement « navétane » qui, depuis un certain temps, a habitué les Sénégalais à de pareils débordements autorisant de fait les préoccupations légitimes de ses contempteurs qui estiment que ce phénomène social, malgré les valeurs sportives et morales qu’elle cherche à vulgariser, ne présente pas des gages suffisants pour contribuer de manière significative au développement du football sénégalais.

 

          Scènes de violence dans les stades

Scènes de violence dans les stades

Scènes de violence dans les stades

   

 

Références bibliographiques 

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  • Sow P. A. (2013). Le français parlé dans le milieu du football au Sénégal, une pratique sociolectale. Villetaneuse: Université Paris XIII (en cours).
  • Tado O. & Chazaud P. (2010). Football, religion et politique en Afrique. Sociologie du football africain. Paris: L’Harmattan.



[1] Cf. « Arrêté portant classification des disciplines sportives et récompenses aux sportifs ». Texte officiel disponible sur: http://www.sports.gouv.sn/article.php3?id_article=126&var_recherche=football. Consulté le 21/04/2013.

[2] Olivier Monlouis, 2001, « Navétanes, "La Mousson des Champions" », http://sheepshed.info/navetanes/resume.html (Article consulté le 27/02/2012).

[3]Le document, réalisé sous l'égide de la Conférence des            Ministres de la Jeunesse et des Sports des pays d'expression française (CONFEJES), fut dirigé par Jacques Louhaur, Professeur d'EPS, Conseiller pédagogique de la région de Thiès.

[4] Les wolofs constituent l’ethnie dominante au Sénégal.

[5] Les Mandingues, aussi appelés Mandés, sont un peuple de l’Ouest africain originaire du Mali.

[6] Afrique Occidentale Française.

[7] Fédération Sénégalaise de Football.

[8] « Statut de la ligue sénégalaise de football professionnel » ; les données sont disponibles sur le site internet: http://www.lsfp.sn/index.php?option=com_contentetview=articleetid=68etItemid=66 (consulté le 12/02/2010).

[9] Information fournie par le site du Ministère des Sports: http://www.sports.gouv.sn/article.php3?id_article=90 (vu le 28/02/2012).

[10] République du Sénégal, Ministère des Sports, « Le Navétane dans la du Ministère des Sports: Problèmes et Perspectives » in Le Mouvement Sportif: Le Nawetaan. URL: http://www.sports.gouv.sn/article.php3?id_article=90. Consulté le 08/11/2012.

[11] Le National Pop est le nom donné au Championnat national populaire encore appelé mouvement « navétane ».

[12] Cf. Statuts de l'ONCAV Textes disponibles sur http://guidenawetanes.over-blog.org/pages/Statuts_de_lONCAV-884977.html.

[13] Le mot khon est un terme wolof qui renvoie aux pratiques mystiques, encore appelées fétichismes, très prisées dans le milieu du « navétane » où les équipes lui accordent une très grande place.

[14] Le « mercenaire » est un joueur de football qui fait valoir son talent au profit d’une équipe moyennant une somme d’argent obtenue souvent après d’âpres négociations. Il reste rarement plus de deux années de suite dans la même équipe.

[15] Nous reprenons ici une expression chère au sociologue français Maurice Halbwachs (1950) qui considère la « mémoire collective » comme la mémoire partagée par un groupe, un peuple, une nation... Elle constitue, selon lui, le lieu ou se forme et se modèle l’identité d’un groupe social donné. Halbwachs estime qu’un individu ne se souvient jamais seul ; sa mémoire ainsi que ses souvenirs sont en partie structurés par la société.

[16] Les quêtes consistent à faire le tour de toutes les maisons du quartier pour solliciter un appui financier ; aucun montant n’est cependant fixé aux différents souteneurs.

[17] Souverain du royaume historique du Cayor (Ouest du Sénégal), Lat Dior Ngoné Latyr Diop(1842-1886) est un héros national qui s’est farouchement opposé à la pénétration coloniale française.

[18] Les Lébous constituent une communauté ethnique vivant principalement dans la région de Dakar.

[19] Les « Guéwel » appartiennent à la caste des « Gnégnos » considérés au Sénégal comme le groupe qui se situe au niveau le plus bas dans la stratification sociale du pays.

[20] Ces mots du wolof renvoient presque tous à l’idée d’une union sacrée.

[21] Le Sénégal a la particularité d’être un pays multiculturel car près d’une cinquantaine d’ethnies y vivent ; et chacune d’elles se caractérise par une organisation sociale propre au fonctionnement de la communauté. De même, les différences culturelles et cultuelles assez avérées constituent une véritable richesse pour le pays ; les supporters n’hésitant pas ainsi à puiser dans leur répertoire pour pousser les joueurs au dépassement. 

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INTRODUCTION

 

En élevant la parole au même niveau que le texte écrit, Schleiermacher, un des plus éminents précurseurs de l’herméneutique moderne, introduit dès lors un nouveau paradigme qui nous permet d’élargir l’horizon de sens qui découle de l’interprétation herméneutique et qui fait de la conversation dans sa version question/réponse  le mode opératoire primordial du dialogue. Et ce n’est donc pas un hasard si Kimmerle considère que la distinction entre oralité et écriture reste une trouvaille purement occidentale, reprenant à son compte la thèse de Derrida à propos de sa philosophie de la différence dans laquelle il affirme entre autre que

cette manière de penser qui se trouve consignée dans des textes écrits, se caractérise  non seulement par le logocentrisme et l’ethnocentrisme, mais aussi paradoxalement par le phonocentrisme, c’est-à-dire par le primat de la parole parlée.[1]

 

 

En réalité le texte écrit qui s’incarne dans le signe  permet  de conserver la parole, d’où le primat du verbe sur le mot. Nous voilà donc délivrés du complexe que traîne la culture africaine dans son ensemble, et qui l’a confiné jusque là dans les bas-fonds  de la vie instinctive. Si donc la réception, comme a pu y parvenir l’herméneutique, peut aussi s’appliquer  à la tradition orale, cela veut dire que la philosophie africaine, pour autant qu’elle existe, peut s’extirper de la « provincialité » exotique dans laquelle elle était jusque-là maintenue. Toutefois le mode de réception auquel elle va être soumise se distingue dans une large mesure des méthodes traditionnelles qui ont prévalu jusqu’à présent. En effet, ce dont il s’agit ici, ce n’est pas d’une réception mise en œuvre par un lecteur isolé qui sur la base de sa subjectivité propre, confronte son .horizon de sens avec celui d’une parole transmise. Mais plutôt, comme ce fut le cas avec les contes, il est question pour le philosophe professionnel  d’aller à la rencontre des penseurs traditionnels sur leurs lieux de vie, de les soumettre à des interviews sur leurs réflexions respectives pour en fin de compte les transcrire en leur conférant une certaine cohérence. Cette opération qui consiste à recueillir la parole, se distingue on le voit bien de la démarche de Hans Robert Jauss dans sa théorie de la réception, du fait simplement que les penseurs en question ne maîtrisent pas l’écriture. Elle apparait cependant comme la modalité la plus efficace pour donner une forme et un contenu spécifiques à la philosophie africaine que nous souhaitons de nos vœux, qui doit sortir de son cocon implicite pour conquérir une certaine pertinence sémantique dans l’instance de consécration universelle. C’est en cela que réside semble-t-il la dimension à la fois dialogique et herméneutique de l’interculturalité philosophique qui seule est en mesure de rompre le lien avec un passé qui refuse obstinément de passer. Notre présente réflexion va dès lors s’articuler autour de l’analyse des fondements philosophiques de la sagesse africaine dans ses rapports avec ce qu’il convient d’appeler la rationalité universelle. Dans cette perspective, il s’agira d’abord de mettre en exergue le caractère interculturel de tout discours qui désire aller a la rencontre avec l’autre ensuite d’explorer les modes d’actualisation de la tradition et in fine de jeter les bases  d’une pensée authentique capable de prendre en charge les questionnements et les attentes dans un monde définitivement décloisonné.

 

 

1. DE LA « PHILOSOPHICITE » DE LA SAGAESSE AFRICAINE

                              

          Nous ne reviendrons pas sur la tentative du révérend père Tempels avec sa formulation d’une philosophie bantoue avec laquelle il s’est agi

de reconstruire la philosophie des Lubas, un peuple du Nord-est de la République Démocratique du Congo… à partir des proverbes, des mythes, des rites religieux et des gestes de la vie quotidienne dans lesquels il reconnait une dimension philosophique.[2]

 

 

La valeur d’une telle entreprise de réception d’un savoir latent trouve cependant ses limites dans ses motivations profondes. En réalité sa finalité consistait à « inculturer » la foi chrétienne dans un contexte culturel tout à fait différent, afin que le message biblique puisse prospérer dans cette contrée. Il faut cependant avouer que l’émergence d’une philosophie authentiquement africaine résultera finalement du débat autour de son existence ou non. C’est la raison pour laquelle s’est instaurée à la suite de Tempels une tradition d’explicitation d’une philosophie africaine en latence depuis des millénaires dans la mémoire de certains initiés: conteurs, griots, devins et autres sorciers etc.

          Si donc avec le Révérend-père belge il s’était agi de configurer une ontologie bantu qui soit en mesure de recueillir les enseignements de l’église, les philosophes africains, quant à eux, se sont fixés comme tâche la mise en cohérence d’un savoir disparate éparpillé aux quatre coins du continent. Parmi les pionniers de cette démarche de reconstruction, dénommée ethnophilosophie, on peut citer entre autres  Kwamé Gyékyé du Ghana, Gerald J. Wanjohi du Kénia et Sophie B.  Oluwele du Nigéria qui tous, à des degrés divers, se sont évertués a recueillir les paroles des sages de leurs terroirs respectifs comme contributions pertinentes à l’émergence d’une philosophie africaine digne de ce nom. Mais c’est le philosophe kényan Henry Odera Oruka qui le premier a franchi le pas de la « thématisation » à partir d’un discours philosophique traditionnel plus ou moins élaboré et transmis par la voie orale qu’il dénomma « sage philosophy «. Kimmerle nous présente ce projet en ces termes:

Comme fils de sage lui-même, c’est-à-dire un professeur de sagesse de l’ethnie Luo à l’ouest du Kenya, il a participé activement à la mise en place d’un département de philosophie à l’université de Naïrobi après des études  en

Suède. C’est dans ces circonstances qu’il parvint à la thèse selon laquelle, le contenu de ses études dans les universités occidentales est en conformité avec ce qu’il  a appris dans sa jeunesse à travers les activités de son père. Pour donner un contenu à cette thèse et documenter philosophie traditionnelle africaine, il partit à la rencontre du maximum de sages issus de différents peuples du Kenya en compagnie de plusieurs collaborateurs de l’université de Naïrobi, pour s’entretenir avec eux et consigner par écrit leur pensée. Son premier ouvrage important, « Sage Philosophy », fut publié en 1990.[3]

 

 

Il s’agit de toute évidence ici d’un travail de réception basique qui a consisté à se rendre sur le terrain pour recueillir de vive voix un savoir philosophique, qui jusque-là était transmis oralement de génération en génération, pour le transcrire et le diffuser ainsi à la postérité du continent et d’ailleurs. C’est donc  bien une opération de salubrité publique qui devrait épargner a l’Afrique de vivre sans mémoire et sans repères dans un monde qui s’uniformise de plus en plus. Mais l’on ne peut toutefois pas manquer de faire remarquer que l’aventure peut s’averer périlleuse, du fait que le passage de l’oral à l’écrit se double d’une traduction de la langue vernaculaire à la langue de diffusion. L’exercice apparait d’autant plus complexe qu’il est question non seulement d’un problème de réception, mais aussi et surtout d’interprétation et de traduction donc d’un questionnement fondamentalement herméneutique. Car face à la multiplicité des langues en Afrique, la collecte qui en principe constitue l’étape primordiale de la totalité de la chaîne de transmission et conditionne dans une large mesure la suite de l’opération, est  source d’un certain nombre de contraintes liées notamment au fait que le récepteur peut ne pas maîtriser la langue du sage qu’il est censé interviewer. Et même s’il arrive qu’il comprenne parfaitement la langue en question, la transcription ne va pas de soi, dans la mesure où la subjectivité de l’intervieweur est dans l’obligation d’opérer une sélection dans la masse d’informations qui lui sont transmises d’une part et la traduction exige non seulement une compétence linguistique avérée mais aussi des savoirs extralinguistiques qui éclairent le passage d’une langue à une autre d’autre part. C’est à ce niveau préliminaire qu’intervient la jonction entre réception et herméneutique, pour la simple et bonne raison qu’il y a interprétation chaque fois qu’il y distance, c’est-à-dire mauvaise compréhension et le but de l’exercice consiste dès lors à vaincre cette distance. Cela reste par exemple valable pour la traduction qui, comme mode de franchissement d’un écart, ne signifie pas le passage mécanique d’une langue à l’autre, voire le simple transcodage, dans une sorte de transposition à l’identique. Elle réside essentiellement dans une confrontation entre l’horizon de sens présent du traducteur et celui du texte du passé dans la mesure où il ne s’agit pas de traduire un mot, mais bien une signification. Par conséquent la distance à franchir ne relève pas uniquement de l’histoire, de la langue, mais aussi d’une vision du monde qui veut continuer a exister et qu’il va falloir donc revivifier afin que le message transmis ne soit pas dénaturé dans l’opération de réception. Et entre la parole du dépositaire de la tradition et le destinataire-philosophe s’instaure alors un échange qui ne peut pas ne pas subir l’influence de ce dernier qui met en avant ses attentes diverses, en terme de configuration d’un discours conforme au message qu’il tient lui-même à faire passer. Aussi la démarche choisie par Oruka nous renseigne dans une  large mesure sur ses motivations profondes: en effet,

il met en œuvre une conception de la philosophie fondée sur la rigueur qu’il cherche à mettre en conformité avec les exigences d’une philosophie anglo-saxonne orientée vers l’analytique, selon laquelle le véritable philosophe doit pouvoir argumenter de manière rationnelle et conduire sa pensée sous l’éclairage de la critique et de l’autonomie. Cela mena Oruka à opérer la distinction quelque peu artificielle entre les sages populaires (folk sages) et les sages philosophes chez les maîtres et les maîtresses de la sagesse. Tout ceci pour démontrer le fait que la philosophie, au sens stict du terme, a existé  et existe toujours dans les communautés africaines traditionnelles. La fonction des sages dans les communautés consiste à donner des conseils pratiques aux individus, aux chefs de familles et auxtransmises oralement.[4] 

 

 

2. DIALOGUE HERMENEUTIQUE ET DIVERSITE DES HORIZONS DE SENS

                        

          Ce passage a le mérite de nous renseigner sur la complexité de la réception de la tradition orale.. En effet,  la lisibilité de l’horizon de sens du destinataire lui-même ne relève pas de l’évidence du fait de sa nature fondamentalement composite et de la fusion jusqu’à l’inextricable entre l’origine africaine d’Oruka et les influences issues de sa formation philosophique en Suède. Ce substrat syncrétique oriente ainsi dans une large mesure la démarche du récepteur qui cherche en réalité à concilier les exigences rigoristes et donc systémiques de la philosophie occidentale avec les approximations thématiques de la pensée traditionnelle africaine. En d’autres termes, il s’agit d’entamer un dialogue entre la rationalité occidentale et le caractère specifique de la pensée autochtone. Mais dans la mesure où il s’avère impossible de convertir aux rigueurs de la rationalité tous les sages traditionnels et leurs différents discours qui souvent font fi de la cohérence chronologique et thématique, intervient alors la subjectivité naturellement arbitraire de l’interprète qui, au nom de la lisibilité du discours philosophique débarrasse un mode d’être authentique de ses aspérités afin qu’il conquiert respectabilité et pertinence théorique dans un contexte de rationalité où tout discours doit être repérable et donc classifiable.

          Cependant cette rationalité dont va se prévaloir la philosophie africaine ne résultera-t-elle pas d’une construction qui elle-même découlerait d’une actualisation au cours de laquelle l’horizon du présent dicterait sa volonté à celui du passé de la tradition ?.Senghor aussi a eu à adopter la même démarche lorsqu’il s’est agi pour lui de valider le modèle culturel négro-africain par l’entremise du dialogue des cultures pour aboutir en dernière instance à la Civilisation de l’Universel. Dans un cas comme dans l’autre, le dialogue entre l’horizon de sens du passé et celui du présent a eu pour finalité de rendre le mode d’être africain dans le monde compatible avec une certaine idée de la modernité. Par conséquent, la conversation qui se noue par le mode question/réponse n’obéit pas à la règle de l’échange entre deux protagonistes, elle veut faire la preuve de l’aptitude du discours culturel ou philosophique africain à tenir la dragée haute au modèle de l’instance de consécration.

          Toutefois les  limites d’une telle démarche résident dans le fait qu’elle se fixe une finalité a priori que tout doit concourir à concrétiser, au prix parfois d’entorses déroutantes à la chronologie historique ou à la spécificité de la tradition africaine. Même si l’on constate une différence notoire entre ce processus d’actualisation et le dialogue herméneutique pour qui il ne peut être question de fixer une finalité a priori à l’échange dialogique, l’on se doit d’admettre qu’il y a entente à partir du moment où s’opère une rencontre entre la tradition transmise et l’horizon du présent incarné par le destinataire avec ses préoccupations du moment, qu’il s’agisse de Senghor ou de Oruka. L’on peut alors affirmer sans risque de se tromper qu’il y a  une forme d’appropriation qui adopte la modalité de l’actualisation de la tradition et par voie de conséquence production, plus particulièrement chez Oruka,  où il s’est agi de rendre manifeste ce qui existait sous une forme disparate et latente. Et le résultat obtenu découle donc bien d’un effort de systématisation d’un matériau sémantique de base qui sommeillait dans la mémoire des maîtres de la sagesse, c’est-à-dire d’une réception active qui ne se contente pas simplement de reproduire tel quel un discours transmis par une certaine tradition. Aussi ce processus complexe de réception-production qui va du recueil pur et simple de la parole des sages dans leurs milieux de vie respectifs à la mise en cohérence d’idées exprimées à l’emporte pièce, en passant par un tri tout à fait ciblé s’inscrit donc bien dans la perspective d’une herméneutique qui tente de concilier traduction, interprétation, appropriation et nouvelle production.

          Sans viser les mêmes objectifs, Tempels, Senghor, Oruka et Hampathé Bâ ont exploré la même veine qui consiste à s’appuyer sur l’immense richesse de la tradition pour configurer un tracé de sens qui tout en la perpétuant lui fait franchir de nouveaux paliers dans la perspective d’une insertion harmonieuse dans la sphère d’une certaine idée de la modernité, c’est-à-dire celle de la rationalité. Mieux encore, la philosophie bantoue du Révérend père, la Civilisation de l’universel, la « sage philosophy » du kenyan, la philosophie mystique de Thierno Bocar du sage de Bandiagara participent toutes de ce puissant désir d’exister dans un contexte de négativité. Dans la mesure où il s’avère impossible de créer une identité ex nihilo, l’impératif catégorique du moment exige que l’on se tourne vers l’héritage matériel et immatériel transmis par la tradition. Mais ce paquet dont nous héritons ne peut rester indéfiniment clos, non seulement il faut l’ouvrir comme le suggère Ricoeur, mais il faut aussi le soumettre à l’horizon d’interrogation du présent, pour répondre de manière efficace d’une part aux défis multiples du moment et se projeter vers l’avenir d’autre part. Alors l’éclairage qui nous est fourni par l’herméneutique de la réception  de H.R. Jauss nous permet de dévoiler le processus de l’appropriation d’un héritage culturel dans un premier temps et la production d’un discours autonome dans un second temps qui lui-même se nourrit de la fusion des différents horizons qui entrent en jeu dans la confrontation entre conservation et destruction, fidélité et liberté.

 

 

3. DES MODALITES DE LA RECEPTION PERTINENTE DU PASSE

 

Cette vigilance de tous les instants s’explique dans une large mesure par le fait qu’il n’y a pas de conquête irréversible et que l’ennemi est toujours tapi dans l’ombre, comme en atteste cette remarque de Kimmerle:

Robert Horton, anthropologue britannique devenu citoyen nigérian et enseignant à l’université de Port Harcourt, affirme , sans aucune autre forme de procès, que les africains sont incapables d’élaborer une philosophie propre, car leur manière de penser ne se prête pas à la production d’une théorie de la connaissance et d’une logique, surtout d’une logique formelle qu’il considère comme les disciplines de base de la philosophie.[5]

 

La sentence sans appel de cet intellectuel britannique s’inscrit dans une longue tradition d’ostracisme à l’endroit de l’Afrique qui  lui-même contraint le négro-africain à adopter en toutes circonstances une posture régressive qui consiste à recourir à l’héritage du passé pour configurer une identité compatible avec le discours universel dominant. Toutefois c’est dans cette démarche d’une réception exclusivement tournée vers le passé que réside l’inaptitude de cette « philosophie africaine » à prendre effectivement en charge les multiples problèmes qui assaillent les peuples d’Afrique d’aujourd’hui. Les questions qui se posent à ce propos sont entre autres celles-ci: A quoi pourrait bien servir un système de pensée qui faillirait à relever de manière efficace les défis de l’heure ? Ou faudrait-il se satisfaire d’un édifice virtuel figé dans les brumes du passé que l’on se contenterait de contempler? La réponse à ce genre d’interrogations s’apparente forcément à une œuvre historique, dans la mesure où il est question d’opérer une réception de ce qui a été conçu dans le passé et comme le rappelle  François Dosse dans un article publié dans la Revue d’histoire

l’historien a pour tâche de traduire, de nommer ce qui n’est plus, ce qui fut autre en des termes contemporains. Il se heurte là à une impossible adéquation parfaite entre sa langue et son objet et cela le contraint à un effort d’imagination pour assurer le transfert nécessaire dans u  autre présent que le sien et faire en sorte qu’il soit lisible par ses contemporains. L’imaginationintervient donc comme un moyen heuristique de compréhension. La subjectivité se trouve dans ce cas le passeur nécessaire pour accéder à l’objectivité… Ce que l’histoire veut expliquer et comprendre, en dernier ressort, ce sont les hommes. Autant que par une volonté d’explication, l’historien est animé par une volonté de rencontre. Ce qui accompagne son souci de véridicité… est d’effectuer ce travail sur le passé,au sens quasi psychanalytique de mise au travail, pour partir en quête de l’autre dans un transfert temporel qui est aussi un transport dans une autre subjectivité.[6]

 

A partir du moment la réception d’une tradition qui relève de la culture ou de la philosophie ou des deux à la fois s’apparente à une vaste entreprise de reconstruction de signes épars pour leur conférer une cohérence, elle s’inscrit nécessairement dans la réponse globale aux préoccupations du présent. Dans ce processus dialogique qui s’engage entre la parole du passé et les attentes du présent se joue en réalité une fusion d’horizons qui seule est en mesure d’assurer la survie dans un contexte de globalisation et de nivellement des identités singulières. Mais pour mener un exercice aussi complexe à son terme, il s’agit bien de ne pas céder au charme désuet de la dévotion contemplative face à l’héritage qui nous est transmis. Ce n’est que dans ces conditions qu’il est envisageable d’accéder aux grands espaces de l’infinitude du sens qui pour sa part se nourrit l’échange intersubjectif qui seul est en mesure d’ouvrir de nouvelles interprétations et de nouvelles lectures. Cette réception d’inspiration herméneutique tout en ne s’embarrassant pas de considérations objectivistes s’emploie à configurer un espace à mi-chemin entre le  pôle de la rationalité et celui de la subjectivité. Et le temps, comme conscience de la durée, remplit la fonction de mise en cohérence de la multitude de discours transmis. Saint-Augustin a, à ce propos, raison de camper le décor en ces termes: «le présent du passé, c’est la mémoire, le présent du présent, c’est la vision, le présent du futur, c’est l’attente.[7] »

          De ce point de vue, le contenu de la réception ne se déterminer que par rapport au présent qui sous ce rapport donne un sens au passé et au futur, car ce dont il s’agit fondamentalement, c’est de concilier espace d’expérience et horizon d’attente. Cette

construction de l’herméneutique du temps historique offre un horizon qui n’est plus tissé par la seule finalité scientifique, mais tendu vers un faire humain, un dialogue à instituer entre les générations, un agir sur le présent. C’est dans cette perspective qu’il convient de rouvrir le passé, de revisiter ses potentialités. Le présent réinvestit le passé à partir d’un horizon historique détaché de lui. Il transforme la distance temporelle morte…[8]

 

Ainsi donc la réception de la tradition ne peut pas se laisser confiner à une actualisation du passé dans l’instant présent, elle ne devient réellement pertinente qu’à partir du moment où elle enrichit le faisceau référentiel par le biais de son horizon d’attente comme l’affirmait Saint-Augustin plus haut. Mais pourvu simplement que la tradition transmise soit en mesure de répondre de manière effective aux aspirations des peuples dans leur vie quotidienne et non simplement  pour satisfaire quelque lubie d’intellectuels en mal de repères qui tiennent vaille que vaille à configurer leur discours conformément aux desiderata de la vision occidentale du monde, en termes de rationalité entre autres.

          Mais comme l’affirme Ricoeur, cette quête de la rationalité ne  peut constituer une fin en soi, elle s’articule fondamentalement à un édifice transmis au fil du temps et dont la viabilité réside dans sa résistance à l’érosion du temps, par le renouvellement perpétuel de son tracé de sens. Quel que soit donc le mérite des intellectuels dans leurs efforts multiples de rationalisation du discours africain sur le monde pour des finalités fort louables de lisibilité et d’accessibilité au plus grand nombre, ils doivent garder à l’esprit cet équilibre à ne jamais rompre entre étrangeté et intimité, entre conservation et destruction, entre fidélité et liberté, car en privilégiant un pôle plutôt qu’un autre, l’on court simplement le risque de précipiter le groupe vers la perte de repères. Cette assertion reste d’autant plus valable que soit la société se recroqueville sur elle-même ou soit elle s’ouvre à tout vent et dans les deux cas le résultat reste le même: la désintégration du socle immatériel sur lequel repose sa cohésion. Autant la sauvegarde de la tradition  assure une certaine continuité dans la chaîne de transmission et une stabilité entre les forces sociales en jeu autant l’aventure du dialogue comporte un certain nombre de risques. La fusion des horizons qui s’opère ainsi n’implique pas uniquement l’intérieur et l’extérieur, elle survient aussi entre les composantes constitutives du groupe comme le suggère du reste Kimmerle, car ce qu’il faut éviter, c’est l’historisation d’une tradition vivante. Participeront donc à ce vaste mouvement de fusion

les « sages » tout comme les chefs d’entreprise et les professeurs d’universités, les vendeurs de souvenirs et les escrocs dans les rues de Naïrobi. Dans la période postcoloniale, ce continent a perdu son identité et il ne peut le reconquérir qu’à travers un processus effectif de décolonisation. Et la philosophie peut jouer un rôle déterminant dans ce contexte, comme le confirment Löckle et Kwasi Wiredu. Une contribution irremplaçable de la philosophie pourrait consister à proposer un type de rationalité spécifique qui s’incarne dans la tradition vivante de l’Afrique.[9]

 

 

4. Modes d’actualisation de la tradition et horizons d’attente                                                    

          Il s’avère dont que le dialogue qui s’instaure n’implique pas uniquement une élite intellectuelle formatée dans les facultés de philosophie occidentales et donc familière aux arcanes de la pensée qu’elles véhiculent, elle doit pour être valide s’enraciner dans le vécu quotidien des simples gens qui quelque part maintiennent vivace la tradition. Ce n’est qu’à partir de cette rencontre que peut éclore une réception herméneutique qui découlerait de la traduction, de la compréhension, de l’interprétation, de l’actualisation et du renouvellement à tous les niveaux du spectre socioculturel. Mais tout ceci ne relève-t-il pas d’une vue de l’esprit lorsque l’on sait que dans la réalité de tous les jours, l’exclusion reste la règle, non pas uniquement du fait d’une volonté  clairement affichée des intellectuels, mais à cause surtout de la barrière linguistique qui réduit le cercle des protagonistes du dialogue herméneutique à sa plus simple expression. Il y a comme une conversation par procuration dans laquelle l’on n’est pas sûr de se retrouver à terme. S’il est vrai que l’on ne peut faire l’impasse sur le passé, du fait comme dirait Jankelevtch  celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été ; ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir été est son viatique pour l’éternité. Toutefois comme le suggère Dosse,

il va falloir éviter de tomber dans le piège qui nous est tendu par la tradition, par le biais d’une remise en route du rapport entre passé, présent et devenir constitutif de la discipline historique de la part d’un philosophe qui rappelle les impératifs de l’agir à des historiens qui ont tendance à se complaire dansle ressassement et les commémorations. Il signifie de nouveau… que le travail vise à rendre nos attentes plus déterminées et notre expérience plus indéterminée. C’est à ce travail qu’il convie les historiens et c’est en ce sens qu’il faut comprendre sa notion de travail de mémoire…[10]

 

Ces précautions valent cependant aussi bien pour les historiens que pour les philosophes africains qui ont en commun d’avoir comme matériaux de base les traces du passé qui ne peuvent vivre et prospérer que dans la réception active, c’est-à-dire l’actualisation de la tradition. Elles rejoignent aussi la démarche de la philosophie herméneutique, non pas dans sa finalité, mais particulièrement dans son exigence qui consiste à ne jamais privilégier l’intimité  de la tradition par rapport à l’étrangeté de l’ailleurs, car ce dont il s’agit essentiellement, c’est de configurer un espace de convergence qui concilie les deux pôles, parce qu’en définitive «le trop de mémoire », comme c’est souvent le cas en Afrique,«rappelle particulièrement la compulsion de répétition, dont Freud nous dit qu’elle conduit à substituer le passage à l’acte au souvenir véritable par lequel le présent serait réconcilié avec le passé.[11]» Dans la mesure où une réception qui se réduirait simplement à réitérer  l’avoir-été ne parviendrait pas à se procurer les armes de sa résistance aux assauts de la modernité du fait simplement de sa dimension essentiellement anachronique, l’impératif catégorique consiste alors à briser le cercle vicieux de la transmission-conservation-répétition, pour explorer les sentiers du renouvellement par l’actualisation interprétative. Ainsi donc un passé qui ne veut pas passer reste la voie la plus sûre pour se heurter à une impasse à tous les niveaux. Tout comme l’occultation de la mémoire au nom d’une certaine idée de la modernité relève nécessairement de l’amnésie, car

loin d’être un simple fardeau à porter par les sociétés du présent, la dette (la mémoire) peut devenir gisement de sens à condition de ré-ouvrir la pluralité des mémoires du passé et d’explorer l’énorme ressource des possibles non avérés. Ce travail ne peut se réaliser sans dialectisation de la mémoire et de l’histoire, en distinguant sous le registre de l’histoire critique la mémoire pathologique qui agit comme compulsion de répétition et la mémoire vive qui propose une perspective reconstructive.[12] 

 

 

5. Du glissement paradigmatique de la philosophie comme réponse aux défis du présent.

                       

          L’urgence du moment consiste donc, dans un contexte marqué par la résurgence du réflexe repli identitaire face au rouleau compresseur des forces centrifuges de la globalisation, de restituer à la réception herméneutique sa dimension productive, car pour répondre aux exigences de « l’agir » comme dirait Ricoeur, la récurrence sonne comme une  litanie de formules incantatoires d’une époque définitivement révolue. Tout comme l’histoire, la philosophie aussi en tant que discipline transversale, obéit à la nécessité d’un renouvellement par le dialogue à travers une réception qui ouvre sur l’infinitude des multiples horizons de sens, car comme l’affirme Kimmerle

la philosophie ne peut plus continuer à  avoir comme synonyme l’Europe. Sur la voie qui passe par la découverte de la philosophie en Orient, où l’Inde, la Chine et le Japon n’en sont que des exemples, sans oublier la philosophie arabo-islamique, latino-ibéro-américaine et afro-subsaharienne, s’est ouvert l’horizon pour un concept de la philosophie qui établit un lien consubstantiel avec l’homme et la culture humaine.[13]

 

La disqualification de l’Europe comme berceau de la philosophie doit-elle alors signifier qu’il faille réinventer les modalités de la réflexion en leur conférant des attributs tout à fait en rupture avec une certaine tradition de pensée ou s’agit-il, ce qui nous semble plus réaliste, d’entamer un dialogue véritable entre deux modes d’être dans le monde qui jusque là s’ignoraient totalement. Cependant le dialogue dont il est question ici, s’inscrit résolument dans le sillage  de celui de l’herméneutique de la réception qui ne peut se permettre de faire tabula rasa  de l’héritage transmis car  relevant elle-même d’une certaine idée de la continuité qui claironne à qui veut l’entendre qu’il abhorre la réitération mécanique de la tradition. Donc ni nihilisme réducteur, ni conformisme béat, la seule attitude qui vaille est bien celle qui consiste à réussir le tour de force qui consiste à établir un équilibre dynamique entre les pôles extrêmes pour assurer un renouvellement de la transmission par le biais de l’actualisation interrogative. Formés dans les officines de la philosophie occidentale sous la férule idéologique de Descartes, Bergson, Kant, Hegel, Marx, Heidegger pour ne citer que ceux-là, les nouveaux philosophes africains se voient contraints de négocier une entente parfois précaire  entre leurs origines  incompressibles et les empreintes indélébiles de leurs maîtres à penser qui continuent à peser de tout leur poids sur leur manière de voir le monde. Dans ce contexte, la démarche d’Oruka s’apparente à un exercice de ré-enracinement identitaire dans le terreau de la tradition pour ne pas tomber dans le piège de la réitération aveugle d’un modèle de pensée qui a fait ses preuves ailleurs. C’est en d’autres termes d’une quête d’originalité dont il est question ici pour se faire entendre dans ce concert de dévotion dédié à la pensée dominante.  Car le dénominateur commun à tous ces intellectuels africains, c’est qu’ils soulignent tous le caractère irrationnel du discours africain dit philosophique auquel il faille donner une dimension  scientifique qui va lui confèrer une lisibilité et donc un accès à l’universalité parce que répondant aux normes édictées par l’instance de consécration. Aussi en rejetant la philosophie bantoue du révérend père Tempels à cause de ses relents mythologiques et exclusivement ontologiques, Oruka appelle en réalité de ses vœux une pratique interculturelle qui cependant ne peut se contenter de décrire le monde, comme auraient pu s’exprimer les marxistes, mais plutôt d’avoir prise sur la réalité quotidienne des Africains. A ce propos, écrit-il:

Si le passé peut offrir à l’Africain de la sagesse, pour maîtriser l’avenir, tant mieux. Mais s’il n’était pas en mesure de le faire, alors au diable la sagesse philosophique du passé… Il y a beaucoup de choses du passé que nous devons sacrifier sur l’autel de l’avenir…[14]

 

La réception  ne peut donc se limiter à une sorte de rituel qui célèbre la tradition sans prise réelle sur le vécu des Africains et  qui relèverait par conséquent  essentiellement

de pathologies collectives de la mémoire qui peuvent tout aussi bien se manifester par des situations de trop plein de mémoire, de ressassement dont la « commémorite » et la tendance à patrimonialisation du passé…[15]

 

Face à cette dérive passéiste qui empêche toute forme d’actualisation par rapport à l’horizon du présent en raison d’une vénération de la tradition transmise, la réflexion philosophique est sommée d’opérer un choix entre la béatitude inopérante de la posture régressive et l’acte de transformation qui ouvre sur l’avenir. Et cette prise de conscience d’un enlisement dans l’engrenage de la réitération explique dans une large mesure le tournant paradigmatique entrepris par Oruka qui de toute évidence a semblé tourner le dos à l’angélisme d’une sagesse ancestrale inapte à répondre aux interrogations du présent parce que résolument tourné vers un horizon de sens figé dans les brumes d’une Afrique hors du temps.

 

6. Des limites de la culturalité de la « philosophie africaine »

                   

          Ainsi donc pour se pérenniser, la philosophie africaine à venir  se doit d’éviter de succomber au charme désuet de la célébration du souvenir et jeter des ponts vers l’avenir. Emprunter les sentiers battus de la Négritude reviendrait à occulter la tension permanente qui s’exerce sur le mode « africain » d’être dans le monde ou à se boucher les oreilles pour ne pas entendre l’appel insistant des sirènes d’une planète que la virtualité électronique a réduite à un village. En tentant de se barricader derrière le confort douillet d’une sorte de province mentale, l’on se coupe du même coup des forces du renouvellement de son propre horizon de sens. Se rendant alors compte du fait que l’approche  exclusivement culturaliste du discours philosophique n’est pas en mesure de prendre effectivement en charge les exigences de l’amélioration des conditions d’existence des peuples, le philosophe kenyan s’est engagé, comme le souligne du reste Kimmerle, dans la voie de la conciliation pour ne pas dire du dialogue entre tradition et modernité, culture et développement. En effet:

Oruka imprime à sa perception de la philosophie un tournant qui rend possible son engagement éthique au profit des pays pauvres au sein de la communauté internationale. En dissociant la philosophie des sciences pures, il insiste au même moment sur le fait qu’elle peut, dans le contexte africain, contribuer dans une large mesure à la mise en place d’une plateforme culturelle à côté de sa tâche qui consiste à faire de la recherche fondamentale. Elle peut aider à ce qu’une dimension culturelle soitassociée à un concept du développement orienté exclusivement vers latechnologie, de telle sorte qu’une vie meilleure se rapporte non seulement auniveau de vie matériel, mais aussi au fait que les hommes deviennent plus heureux, plus pacifiques dans leurs relations.[16]

 

Ainsi donc il s’agit d’éviter de tomber dans le piège d’un culturalisme aux allures d’une évocation nostalgique d’un passé révolu sans prise réelle sur la vie quotidienne des peuples d’Afrique, en tentant de concilier les exigences d’une  nécessaire inculturation dans le bassin d’une identité singulière avec les pesanteurs liées à l’omniprésence des défis de la misère, la malnutrition, la mauvaise gouvernance et autres  signes pathologiques du sous-développement. En se confinant dans sa tour d’ivoire, loin des soubresauts de l’existence concrète  et dans un horizon de sens aseptisé, l’on ne peut se fixer comme ambition de sortir l’Afrique de l’ornière, car l’on reste , quoi que l’on fasse,  empêtré dans  une forme d’essentialisme aux antipodes des aspirations légitimes d’émancipation qui peuplent les rêves des hommes et femmes de ce continent. Il s’agit donc de rompre avec cette  vision ontologique négro-africaine qui prend sa source dans la philosophie bantoue du révérend père Tempels pour restituer à l’horizon d’interrogation du destinataire de la tradition transmise toute sa place. Cette rupture qui a valeur d’impératif catégorique ne va cependant pas de soi sur un continent où la réception des œuvres du passé se confond avec un acte d’adoration. Il nous faut donc revenir aux fondamentaux de l’herméneutique philosophique qui postulent en toutes circonstances la configuration d’un espace de convergence entre intimité et étrangeté que nous transposerons dans le contexte africain dans les termes suivants: conciliation entre tradition et modernité/ entre conservation et destruction ou alors entre fidélité et liberté. Une telle dynamique dialectique exige une approche critique du processus de transmission du passé qui se traduit par la confrontation de cette dernière avec  l’horizon d’attente du présent, pour prendre ainsi à revers la trajectoire qu’emprunte l’entente langagière qui reste la pierre angulaire de l’herméneutique philosophique gadamérienne. Mais alors  que vaut dans ce contexte une philosophie africaine qui ne se fixe pas comme finalité une transformation en profondeur des conditions concrètes d’existence des populations de ce continent ? Pouvons- nous continuer à nous satisfaire d’une incantation évocatrice d’un monde idyllique? A ce niveau Oruka a certainement raison d’opérer une rupture paradigmatique par rapport à la réception béate de la tradition transmise qui certes a le mérite de conférer à l’identité  négro-africaine une consistance dans la durée, mais qui se révèle désemparée face aux assauts et autres incertitudes de la modernité.

          En réitérant la bonne vieille dialectique marxiste qui prévaut entre l’être et la conscience, entre infrastructure et infrastructure, nous ramenons du même coup au goût du jour le rapport causal qui existe entre philosophie et existence concrète. Et ce n’est donc pas un hasard si, se rendant compte  de l’incapacité de ce qu’il est convenu de dénommer la philosophie africaine à faire face de manière efficace aux préoccupations matérielles des peuples du continent, Oruka se résout à adjoindre à sa « sage philosophy » une dimension opératoire qui soit en mesure d’affronter toutes les questions relatives au développement économique et social. Aussi face à une globalisation toujours plus exacerbée, il urge d’inventer non seulement des réponses de nature culturelle, mais en plus des stratégies de lutte contre la pauvreté qui fait le lit de toutes les perversions et de toutes les dérives. Et comme le suggère Jean Ziegler dans son ouvrage  Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent:

Au seuil de ce nouveau millénaire, les oligarchies capitalistes transcontinentales dominent la terre entière. Leur pratique quotidienne et leur discours de justification sont en contradiction radicale avec les intérêts  de l’écrasante majorité des habitants de la planète. La globalisation mène à une fusion progressive forcée des économies nationales, vers un marché mondial capitaliste et un cyberespace unique. Cette évolution a pour conséquence un accroissement considérable des forces productives. Des richesses immenses sont créées à tout instant. Le modèle de production et d’accumulation capitaliste témoigne d’une créativité vraiment déroutante et certainement admirable, d’une vitalité et d’une puissance. [17]

                

A partir du moment où l’on ne peut dissocier l’univers immatériel du monde matériel ou plus précisément la réflexion philosophique de l’action de développement, sous peine de tomber dans un unilatéralisme qui à bien des égards s’apparente à une posture unijambiste, il urge de restaurer un certain équilibre entre les deux pôles qui fondent l’existence concrète des hommes. L’on pourrait se demander à ce propos: comment est-il possible de mener une réflexion philosophique sereine dans un contexte de misère et de précarité qui ébranlent les fondements de la vie ? La réponse coule de source, lorsque l’on sait que la culture ne nourrit jamais son homme. Partant de ce constat, l’on ne peut relever les défis de la globalisation, phénomène essentiellement économique, en comptant uniquement sur les vertus salvatrices d’une identité philosophique singulière. Ainsi donc l’universalité que charrie cette forme de globalisation relève à vrai dire de l’universalisation à marche forcée du modèle idéologique particulier distillé par l’Occident. Nous ne reviendrons pas ici sur tout le discours sur les origines grecques de la philosophie qui traverse de part en part la pensée occidentale, comme le confirme du reste  Kimmerle dans son ouvrage Philosophie interculturelle:             

pour Hegel, mais aussi pour Nietzsche et pour Heidegger, pour Whitehead et pour Rüssel, la philosophie commence dans l’antiquité grecque, dans un sens provisoire avec les présocratiques et définitivement avec Platon et Aristote ; la philosophie appartient dès lors à l’Europe et à son histoire. Le fait que cette histoire emprunte un chemin qui mène à l’Europe au Nord des Alpes en passant l’Empire romain antique relève encore aujourd’hui d’un lieu commun. Il y a certes selon cette conception une préhistoire de la philosophie qui remonte jusqu’aux Upanishades (750-550 Av. JC.) dans la tradition indienne et Laozi (né vers 600 av. JC.) dans la tradition chinoise, et il y a des influences en provenance du Proche-Orient avec ses enseignements secrets et d’Egypte avec sa religion des mystères…[18] 

 

Et il ne serait pas superflu  dans ce contexte d’évoquer les influences arabo-islamiques d’al-Farabi, d’Avicenne et d’Averroes sur la théologie et la philosophie occidentales pour illustrer son interculturalité originelle. Cependant la conception téléologique du progrès qui considère l’époque des Lumières comme le point culminant de la civilisation humaine s’inscrit dans  la perpétuation de cette filiation gréco-latine  qui marque de son sceau tout le discours sur le monde de la civilisation européenne. Et ce n’est donc pas un hasard si l’auteur de Leçons sur la philosophie de l’histoire parle de la philosophie de Platon à Hegel comme d’une continuité historique qui plonge ses racines dans l’héritage de l’Antiquité. Ce même constat vaut aussi pour le platonisme chrétien, l’avènement du nihilisme européen chez Nietzsche que pour dévoilement de l’être de l’ontologie heideggerienne. Toutefois dans un univers définitivement ouvert où l’autonomie de pensée relève d’une vue de l’esprit et où l’uniformisation des visions du monde se heurte de plus en plus au désir d’exister des peuples de la périphérie et où pour reprendre les termes de Kimmerle, la globalisation subit les coups de boutoir de la régionalisation, le dialogue s’impose comme antidote au ronronnement de la pensée unique. Ce tournant paradigmatique se traduit par le processus décrit par l’auteur de Philosophie interculturelle en ces termes:

l’extension du concept de philosophie à partir de l’Europe et de son histoire vers l’humanité entière et son histoire exige aussi comme d’autres processus de globalisation comme  mouvement contraire une régionalisation. La philosophie universelle unique n’existe que dans le chœur des nombreuses voix des philosophies issues de cultures spécifiques. Dieter Senghaas qui part de considérations tout à fait différentes pour aboutir à la philosophie interculturelle, voit l’immense chance de la philosophie interculturelle dans le fait que, toutes les cultures plus particulièrement dans le présent, et cela n’est pas seulement valable au plan géographique dans le monde d’aujourd’hui, mais aussi au plan historique dans d’autres situations analogues de l’histoire entrent en conflit avec elles-mêmes et engagent par conséquent une autoréflexion. Et c’est justement cette réflexion sur soi-même en période de conflit ou d’urgence dans laquelle se retrouve une culture qui marque l’heure de naissance de la philosophie dans l’histoire de cette culture.[19]

 

 

CONCLUSION

         

Ce serait  donc un lieu commun que d’affirmer avec Platon que toute philosophie est fille de l’étonnement et que c’est à partir du moment où l’on pose les questions essentielles inhérentes à l’existence elle-même comme individu ou comme entité que survient la réflexion philosophique. Et de ce point de vue, exister revient toujours à se remémorer de ses origines  et à s’enraciner dans son socle culturel sans en faire cependant une fin en soi, mais simplement à s’en servir comme ressort pour résister au rouleau compresseur de la pensée unique secrétée par les officines de la globalisation. Ce processus de recomposition de l’horizon de sens trouve sa pertinence surtout sur un continent  où la parenthèse coloniale, pour ne citer que celle-là,  avait fini de réduire à néant la conviction selon laquelle il puisse exister une histoire ou une philosophie du fait principalement qu’il n’y a pas ou presque pas de traces écrites d’une production intellectuelle en Afrique. Ce contexte de négativité est campé en des termes éloquents par Clanet comme suit:

En situation de domination coloniale, la France – ainsi d’ailleurs que bien d’autres pays européens – ne parvient pas à situer les cultures sur un même point de valeur. La suprématie militaire s’accompagne, parce qu’elle ne peut s’en détacher, d’une suprématie culturelle ; »la culture française » se vit comme plus évoluée que celle des pays colonisés… ce qui donne bonne conscience au colonisateur investi « d’une mission civilisatrice », chargé qu’il est de conduire vers « le progrès »  les peuples « sauvages » ou « barbares ». Dans ce contexte politico-idéologique, l’idée d’une société pluriculturelle qui reconnaîtrait aux cultures dominées une certaine parité ne peut trouver un écho… d’où les références à des idées et des valeurs « universelles » et l’affirmation de la nécessité de les propager… Universalisme est malheureusement presque toujours synonyme d’ethnocentrisme…[20]

                                

 

Il y a donc comme une tare consubstantielle à la perception européenne de l’autre qui plonge ses racines dans un rapport de dominants à dominés et qui se perpétue encore aujourd’hui sous des formes diverses. De ce point de vue d’ailleurs, la globalisation n’est qu’une forme de perpétuation de cette relation asymétrique dont le « dialogue monologique » reste la forme la plus achevée. Aussi le discours universaliste qui en découle, n’est en réalité qu’une parodie de dialogue dont le but ultime est de réitérer la toute puissance de son modèle de pensée. Ainsi la posture ne commence réellement à changer qu’à partir du moment où l’on commence à se con- vaincre du fait que l’autre puisse avoir raison, c’est-à-dire quand:

L’on s’est forcément  rendu compte de sa propre faillibilité, de reconnaître à la culture de l’autre une valeur… autant de valeur qu’à la sienne… et parfois davantage lorsque la culpabilité s’en mêle. Bref, l’idée d’une société interculturelle qui ne pouvait trouver dans les mentalités un écho favorable pendant la période coloniale en vient à être entendue, voire reconnue par certains…comme un modèle socioculturel vers lequel tendre… [21]

 

De ce point de vue, il apparait évident que le dialogue herméneutique ne devient véritablement viable qu’à partir du moment où il parvient à prendre effectivement en charge les défis existentiels des peuples, en termes de mise en perspective de la pluralité des horizons d’attente et d’aspiration à la dignité. C’est la raison pour laquelle, il ne peut se complaire dans la réception béate d’une tradition qui a fini de faire la preuve de ses limites dans un monde soumis aux dérapages d’une globalisation à laquelle rien ne semble pouvoir résister.

 

 

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

  • Clanet, Claude, l’Interculturel, introduction aux approches interculturelles en éducation et en Sciences Humaines, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse le Mirail 1993. 230 pages.
  • Dosse, François, Le moment Ricoeur in Revue d’Histoire N° 1147, Paris 2001.15 pages.
  • Gadamer, Hans-Georg, Vérité et méthode, le Seuil, Paris 1996. 358 pages.
  • Gadamer, Hans-Georg, Phénoménologie, Herméneutique, métaphysique, Mohr-Siebeck, Tübingen 1995.120 pages.
  • Jauss, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris 1978, 342 pages.
  • Kimmerle, Heinz, Introduction à la philosophie interculturelle, Junius Verlag, Hambourg 2002, 130 pages.
  • Oruka-Odera, Henry, Mythologies as african Philosophy, publié par Andrea.Graness et Karl. Kresse in Sagacious reasonning, Hambourg 1997. 250 pages.
  • Ricoeur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli,le Seuil, Paris 2000. 345 pages.
  • Saint-Augustin, Les confessions, livre XI, chapitre XIV, Garnier-Flammarion, Paris 1964. 458 pages.
  • Ziegler, Jean, Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Fayard, Paris 2001. 363 pages.

[1] Cité d’après Heinz Kimmerle, Introduction à la philosophie herméneutique, Junius Verlag, Hambourg 2002, p. 123

[2]Ibid., p. 113

[3]Ibid., p. 115

[4]Ibid., pp. 115-116

[5] Ibidem.

[6] François Dosse, Le moment Ricoeur in Revue d’Histoire, 2001, p. 137

[7] Saint-Augustin, Les Confessions, Livre XI, chap. XIV, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 264

[8] François Dosse, op. cit., p. 145

[9] Heinz Kimmerle, Op.cit., p. 124

[10] François Dosse, op.cit ., p. 150

[11] Paul Ricoeur, la mémoire, l’histoire, l’oubli, le Seuil, Paris 2000, p. 96.

[12] François Dosse, Op.cit., p. 152

[13] Heinz Kimmerle, Op.cit., p. 127

[14] H. Odera Oruka, Mythologies as african  philosophy in  publié  par A.Graness/K. Kresse, Sagacious Reasoning, p. 24

[15] François Dosse, Op.cit., pp. 151-152

[16] H. Odera Oruka, op. cit., p. 139

[17] Jean Ziegler, Les nouveaux maîtres du monde  et ceux qui leur résistent, Fayard, Paris 2001, p. 12

[18] H. Kimmerle, Philosophie interculturelle, Op.cit., p. 125

[19]Ibid., p. 128

[20] Claude Clanet, l’Interculturel…, Op.cit., p. 25

[21]Ibid., p. 26

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Résumé

Terre anciennement islamisée et ouverte par la suite à la conquête coloniale française, la partie septentrionale du Sénégal communément appelée ″Fouta″ fut le théâtre d’un conflit de cultures et de civilisations relaté par Cheikh H. Kane à travers ses deux principales œuvres romanesques: L’Aventure Ambigüe et Les Gardiens du Temple. Par une approche comparatiste, cette étude tente de déceler en quoi l’islam et la modernité peuvent aller ensemble. Deux expressions à connotation civilisationnelle ″Foyer Ardent et école nouvelle″, semblent symboliser, d’une part, les facettes visibles de chaque culture et représenter, d’autre part, les deux visions diamétralement opposées en jeu. Des valeurs et idéaux défendus de part et d’autre, de même que les concepts de progrès et d’évolution véhiculés par cette rencontre de civilisations, imposent de fait une nouvelle lecture des réalités sociohistoriques du Continent. Dès lors, dans un monde en pleine mutation et pour éviter de ramer à contre-courant de l’histoire, quelle portée donner ici à l’opinion de l’auteur qui propose d’adopter le slogan « enracinement et ouverture » cher au poète président Senghor.

  

Abstract

Formerly Islamized and subsequently invadedby the French colonial conquest, the northern part of Senegal commonly called "Fouta" was the scene of a clash of cultures and civilizations narrated by Sheikh H. Kane through its two major novels: L’Aventure Ambigüe and Les Gardiens du Temple. Through a comparative approach, this paper seeks to show how Islam and modernity can go together. Two phrases, with a civilizational connotation, “Foyer Ardent et Ecole nouvelle” ("Burning Fireplace and New School") seem to symbolize, on the one hand, the visible aspects of every culture and,on the other hand, two main approaches totally opposed ; values ​​and ideals defended by each side, as well as the concepts of progress and evolution conveyed by the meeting of civilizations, do impose a new reading of the socio-historical realities of the continent. Therefore, in a changing world, and to avoid rowing against the tide of history, what scope can we give to the proposal of the author to adopt the slogan "rooting and openness",extolledby the late poet President Senghor.

 

     Les chercheurs s’accordent à dire que l’Islam a pénétré, dès le 11e siècle, l’Ouest de l’Afrique subsaharienne par le Tékrour [1], terroir d’origine de Cheikh Hamidou Kane ; et ce, grâce au commerce transsaharien. Depuis War Jabi[2],  premier souverain islamisé du Fouta, la société Diallobé bénéficiait déjà de son privilège d’aire géographique qui a toujours entretenu avec las almoravides d’abord, ensuite avec les grands empires soudano-sahéliens , des relations de d’alliance ou de vassalité. Ainsi, à la faveur de ces ″ brassages d’ethnies et de peuples, d’échanges de biens, de croyances, de mœurs et d’idées″ par l’entremise du fructueux commerce susmentionné entre les structures étatiques médiévales d’une part et l’Afrique du Nord d’autre part, l’empire théocratique du Fouta a su maintenir vivaces les vertus cardinales à travers les siècles.

     Compris comme système de vie proposé par le Créateur, l’Islam est vécu dès son apparition comme un dogme, conception du monde et civilisation. A ces croyances et concepts, par ailleurs universels, sont venues se greffer en Afrique des valeurs ancestrales  dont la plupart sont conformes au dogme islamique. Parmi ces valeurs, on peut citer le droit d’aînesse, la persévérance dans l’épreuve, la solidarité tribale, etc. Mieux, à travers l’histoire événementielle mouvementée de cette partie septentrionale du pays, ce creuset que représentait le Fouta fut exposé – et ce, pendant longtemps- aux aléas des alliances et influences, dictées généralement par le diktat de la raison du plus fort.

    C’est dans cette mouvance  que survint au XIXe siècle la pénétration coloniale occidentale, tous les royaumes furent démantelés et ouverts, de gré ou de force, à l’influence étrangère. Du coup, les nouveaux maîtres du Continent vont tenter d’imposer aux peuples vaincus leur manière de concevoir le monde, une nouvelle façon de vivre et de se comporter, et même de penser, bref une nouvelle civilisation, fille d’une nouvelle religion. Dès lors, nous allons assister à un conflit de cultures et de civilisations. Voilà un des points sur lesquels Cheikh Hamidou Kane s’est appesanti dans l’Aventure Ambiguë et les Gardiens du Temple et qui constitue la trame de notre problématique. Nous tenterons dans cette perspective de présenter le contexte de production des deux œuvres romanesques dans ses différentes composantes sociales pour mesurer l’ampleur et les enjeux de ce conflit de cultures. Ensuite, nous essayerons d’étudier brièvement la représentation de l’Islam et celle de la modernité dans les deux romans.

 

 1. Contexte de production: rencontre de civilisations

Nous sommes là en présence d’un pays des Dialobé fortement islamisé face à un Occident dominé par le culte du matériel. Ce face-à-face est symbolisé d’une part par le Foyer Ardent qui est en quelque sorte la raison d’être du maître Thierno et d’autre part l’Ecole Nouvelle qui incarne le triomphe du matérialisme occidental. L’Aventure Ambiguë présente une société foncièrement traditionnelle et fortement ancrée sur des valeurs représentatives de trois entités à savoir: l’aristocratie, le pouvoir temporel et la religion. Ces trois mémoires collectives respectivement symbolisées par la Grande Royale, le Chef des Dialobé et le Maître d’école coranique, sont appelées  à se concerter pour harmoniser leurs positions car le problème de  la scolarisation  en langue française ainsi posée risque même d’ébranler leur société. Ainsi, il y va de la survie de leur communauté qui leur est chère. L’adjectif ″ nouvelle ″ accollé à l’école des Blancs est perçu différemment par les deux parties en conflit ouvert.

Selon la Métropole, ce qualificatif implique des valeurs et idéaux que  l’Occident  veut inculquer aux jeunes Africains sous la couverture d’une prétendue mission civilisatrice. Convaincu de la capitulation du monde traditionnel devant la civilisation matérialiste, le chef  des Dialobé avait bien raison d’avoir une certaine inquiétude en affirmant: ″Si je leur dis d’aller à l’école nouvelle, ils iront en masse. Mais apprenant, ils oublieront aussi. Ce qu’ils apprendront vaut-il ce qu’ils oublieront.″[3]  Sous l’effet de la contrainte, ils acceptent d’envoyer leurs enfants à l’école nouvelle. Mais ils prennent leurs précautions en s’entourant de garde-fous. A cet effet, l’un des représentants de la société Dialobé dit: ″ Il est certain que l’école apprend (…) à construire des demeures solides pour les hommes. [Mais] il faut sauver Dieu à l’intérieur de ces demeures.″

Dans une réponse à Maryse Condé qui date de 1974, Cheikh H Kane avait bien raison d’affirmer que: ″ Les personnages sont en quelque sorte les porte-parole de ce conflit des cultures.″ Ce fait transparait clairement dans les différentes positions défendues de part et d’autre. Deux conceptions du monde diamétralement opposées s’affrontent dans un contexte colonial favorable aux tenants du prétendu ″progrès″. A ce niveau, l’on devrait relativiser un peu ce terme et se poser deux questions: Progrès par rapport à quoi ? Et quelles sont les finalités de ce progrès ? Peut être en essayant de répondre à ces deux interrogations, un éclaircissement pourrait être apporté à ce dilemme. Dans l’entendement des Occidentaux, le concept de progrès  signifie accéder à une certaine aisance matérielle, bâtir une civilisation matérielle prospère, le tout dans un bien-être visible et palpable.

Jugé à l’aune islamique ce concept renvoie ipso facto à la progression spirituelle du disciple dans sa quête permanente de Dieu. Ce désir de rapprochement de son Créateur  n’est possible que par le biais d’un Murabbî (Maître) maîtrisant les arcanes de la Spiritualité, c’est- à-dire  les tenants et les aboutissants de cette discipline ayant pour objet la relation verticale reliant l’être humain et Dieu. Les finalités n’étant pas les mêmes, l’on ressent une perception contradictoire qui engendre chez les purs conservateurs un sentiment d’immense frustration et un désir de fidélité à leur propre culture. Pourtant un autre groupe représentatif de la société Dialobé accepte, malgré lui la modernisation. Cheikh Hamidou Kane a joué un véritable rôle de régulateur social, conscient qu’il est, des maux de sa société. En effet, cette prise de conscience fut enclenchée par le problème de l’acculturation. Celle-ci a accouché d’un roman l’Aventure Ambiguë  et plus tard d’un autre les Gardiens du Temple. Ces deux ouvrages du romancier reflètent l’état d’âme d’un peuple à qui tout a été nié jusqu’à son existence même en tant que  genre humain.

Et à chaque étape décisive de l’évolution de ce peuple correspondait un type de roman. Au contact d’une civilisation ou d’une culture étrangère, l’homme noir, ayant retrouvé sa dignité, a toujours été rebelle à toute forme d’assimilation. Il a toujours su faire preuve de génie créateur qui peut se résumer par une capacité de maîtrise de soi, d’assimilation et de dépassement. Les exemples abondent dans ce sens. Il suffit, pour s’en convaincre, de citer quelques auteurs africains voire sénégalais qui se sont affirmés tant en littérature française qu’en littérature arabe[5]. Et pourtant, ni la langue française, ni la langue arabe  ne sont citées dans le registre des langues locales. Ces deux langues ont été les supports et les véhicules de deux civilisations.

De cette logique ressort l’universalité de l’Islam, patrimoine vivant et commun de tous les musulmans éparpillés dans tous les coins du Cosmos. Quant à la langue française, elle nous est parvenue par l’entremise de la colonisation. Celle-ci se trouvait  généralement  investie d’une mission civilisatrice ayant comme cheval de bataille l’introduction de la modernité dans les sociétés ainsi colonisées. Sur ce, nous allons tenter d’étudier à travers les différents personnages, comment l’islam et la modernité sont représentés dans les deux romans de Cheikh Hamidou Kane à savoir: l’Aventure Ambiguë  et les Gardiens du Temple.  

  

2. La représentation dans les deux romans

2.1)  Dans l’Aventure Ambiguë

Dans ce roman, deux principaux personnages incarnent la défense de l’Islam à savoir Maître Thierno et Samba Diallo. Le premier est le chef spirituel incontestée de cette contrée ; le second son disciple préféré  sur qui il fonde beaucoup d’espoir . A titre illustratif, le maître à l’endroit du disciple: ″ Tant qu’il vivra avec Dieu, cet enfant, ainsi que l’homme qu’il deviendra, pourra prétendre aux niveaux les plus élevés de la gradeur humaine.″ Dès les deux premiers chapitres, l’auteur répertorie des valeurs de vérité qui  ont pour noms:

  • Sacralisation des écritures saintes (sévérité pour une prononciation correcte du verbe divin).
  • Présence de la spiritualité (ascétisme voulu).
  • Récurrence du nom de Dieu dans les deux premières pages du Chapitre II.
  • Cosmologie avec l’évocation d’Azraël, ange de la mort.

 

En tant qu’homme de Dieu, toute la vie du maître Thierno est consacrée au Créateur et tournait autour des valeurs susmentionnées comme le stipule clairement le verset 51 de la sourate 56 selon lequel les humains, dans leur totalité, ne sont crées que pour adorer Dieu. « Je n’ai créé les humains et les djinns (génies)  que pour qu’ils Me  vouent une adoration exclusive. » Selon Cheikh Hamidou Kane, la profession qu’exerce Thierno avec passion  depuis quarante ans est  «  d’ouvrir à Dieu l’intelligence des fils de l’homme. » Ainsi, sa préoccupation  constante serait de se départir de toute contingence matérielle « chape lourde de ses soucis quotidiens »  afin de pouvoir rendre efficient  « l’élan de sa pensée à Dieu ». Ses qualités d’ascète se reflètent même dans les champs auxquels il n’y consacre que: « le strict minimum de son temps et ne demande à la terre plus qu’il ne faut pour sa nourriture extrêmement frugale, et celle de sa famille ».

Thierno s’inscrit donc dans la lignée des grands mystiques du Fouta tels Almamy Abdul Kader Kane (mort en 1807) et El Hadj Umar Al Futî  (1794- 1864) qui  privilégiaient  le spirituel sur le temporel tout en ne négligeant  pas  leur part dans ce monde. Le verset 77 de la sourate 26 du Coran nous invite à préparer l’au-delà à partir de ce monde terrestre dont la fin est inéluctable. Les œuvres de bienfaisance et actes d’adoration engrangés ici-bas peuvent être multipliés ou décuplés par une simple grâce provenant de la miséricorde divine. Donc, fort de ce constat, un juste équilibre entre la matière et l’esprit est exigé à l’être humain pour mériter le califat de Dieu sur terre. Ce sont ces genres d’hommes qui, plongés dans leurs méditations ou écoutant attentivement le livre saint des musulmans sentent leur cœur se tranquilliser.Nous baignons toujours dans la sphère coranique qui confirme cette assertion [6] en rappelant en substance que le cœur du vrai croyant s’apaise et sa foi se fortifie à l’évocation du verbe divin. 

  

2.1.2)  Maître Thierno et le concept de la violence dans l’Aventure Ambiguë.  

            Certains critiques littéraires taxent Thierno d’être un maître particulièrement violent. Les Occidentaux en ont été choqués et n’ont pas manqué de traiter cet aspect de l’éducation traditionnelle islamique sénégalaise en parlant de fanatisme. Qu’en est –il exactement ? Dans ce contexte précis, avant de porter un jugement de valeur sur Thierno, il faudra saisir sa fonction dans la société des Diallobé.  Il est effectivement le chef spirituel de toute cette localité. Sous ce rapport, il a un rôle sacerdotal à assumer à savoir enseigner la parole divine et la préserver de toute sorte d’altération. Et conscient de cette noble mission, magnifiée par le Coran[7], Maître Thierno ne pouvait qu’être plus exigeant à l’endroit d’un simple serviteur privilégié par le destin – réelles dispositions intellectuelles - et sur qui il nourrissait beaucoup d’espoir. Malgré ce comportement qu’aucun autre personnage du livre ne juge défavorable, Samba Diallo reste le disciple préféré du maître.

      A la page 33, Cheikh Hamidou Kane nous dit: Il l’aime ″ comme jamais il n’avait aimé un disciple.″ Qualifier ce comportement de ″fanatique″ nous semble un peu exagéré car  le constat suivant semble prouver le contraire. Certains instituteurs de l’école française à l’époque coloniale et même postcoloniale agissaient, à quelques variantes près, de la même manière à l’endroit de leurs élèves avec le consentement  de leurs parents. Il en est de même lors de la formation militaire pendant laquelle le risque de décès fait partie des clauses de l’enrôlement. Pourtant, tous ces agissements ne sont pas traités d’excessifs. Dès lors, les loger à la même enseigne ne serait pas du tout injuste. Seul le résultat comptait. Les anciens élèves et militaires, bien corrigés et bien formés, sont présentement aux commandes de nombre de pays africains: les uns au plan temporel et les autres au plan spirituel.  

      Le châtiment corporel a toujours fait partie des méthodes ou moyens d’éducation des sociétés africaines traditionnelles. Cela est un fait indéniable. Les maitres d’école coranique l’ont peut-être hérité de cette tradition séculaire. Un adage bien connu ne dit-il pas: ″ Qui aime bien châtie bien″. Beaucoup d’autres aspects de l’Islam se reflètent à travers la personnalité de Thierno. Nous pouvons en citer l’humilité. Il refuse de se prendre pour un prophète[8] car, en Islam, quelle que soit son érudition, le serviteur reste soumis à une hiérarchisation voulue par le Créateur. Et nul ne peut, en aucun cas se surévaluer. D’abord, les êtres  choisis, élus et appelés prophètes chargés de transmettre le message divin. Leur mission, circonscrite dans une sphère terrestre déterminée, se réduisait uniquement à la transmission ; le pouvoir de guider dans la voie de la félicité ne relevant que du Divin.[9]

        Ensuite, les saints et les intellectuels (ulémas) se positionnent à la deuxième place comme héritiers de la Prophétie avec comme leitmotiv pour les premiers d’éveiller les consciences et de raviver les cœurs et âmes endoloris et les seconds d’attiser la vivacité et la virtuosité de l’esprit et de l’intellect impliqués dans le social. De concert, ce groupe est chargé de mener l’humanité vers  l’épanouissement souhaité. Et au bas de l’échelle se trouvent le commun des mortels, le citoyen lambda invité à suivre les directives et recommandations des hommes de lettres et éveilleurs de conscience susmentionnés. Ainsi, conscient de sa grande responsabilité en tant que représentant de Dieu sur la terre des Diallobé, Maître Thierno est toujours resté humble. C’est la raison de son déplacement pour aller voir le chef et lorsque la délégation est venue le consulter, il répond: ″ Je ne dirai rien (…) car je ne sais rien (…) Gens des Diallobé, je vous jure que je ne sais rien de semblable. Autant que vous, je voudrais savoir.″ [10]   

     La modestie transparaît visiblement à travers cette réponse. Véritable élément régulateur dans sa société et incarnant au plus haut point les valeurs de l’Islam, l’auteur n’a pas caché son admiration à son endroit: ″ Il est l’un des personnages qui me sont les plus chers.″ Et la controverse suscitée par la question de l’école nouvelle pourrait se résumer par une opposition symbolique entre:

  • D’une part ″la main″ qui représente l’Occident et sa technique consistant à ″ lier le bois au bois″,
  • D’autre part ″l’esprit″ qui donne l’image de l’Afrique et de ses valeurs.

 

Au milieu de cette controverse, Maître Thierno a fait preuve d’esprit de synthèse en affirmant: ″Il faut construire des demeures solides pour les hommes [ce qui renvoie à la main] mais il faut sauver Dieu à l’intérieur de ces demeures [ce qui renvoie à l’esprit]. Cheikh H. Kane l’a bien stipulé: ″ Lorsque la main est faible, l’esprit court de grands risques car c’est elle qui le défend. Mais aussi l’esprit court de grands risques lorsque la main est trop forte.″

      Là, un problème de conception du monde se pose. En effet, deux façons diamétralement opposées de concevoir la vie constituent les deux volets de la confrontation. Le Diallobé est profondément religieux. Les positions de Thierno et de Samba Diallo le prouvent. C’est à Dieu qu’il dédie sa vie et son action. Le disciple affirme: ″ Moi, je ne combats pas pour la  liberté, mais pour Dieu.″[11]  Mieux encore, il ajoute: ″ Je crois que je préfère Dieu à ma mère. ″[12] C’est là, selon les tenants de la Mystique musulmane, l’accomplissement total de l’aspirant d’une voie autorisée. L’amour accordé au Prophète Muhammad doit avoir le dessus sur toute autre considération, même filiale. En somme, toute la vie de ces deux personnages se fonde sur la foi en Dieu.

     A l’opposé, nous avons l’occidental qui ne croit qu’en lui-même et en son action pour améliorer ses conditions d’existence. En somme, il ne se sent pas lié par ce qu’il considère comme une contrainte majeure à son épanouissement à savoir la croyance en la vie dernière. Selon le Chevalier à la page 33: ″ L’Occident (…) a  commencé timidement par reléguer Dieu ″entre guillemets″. Puis deux siècles après, ayant acquis plus d’assurance, il décréta: ″Dieu est mort″. ″De ce jour- là, date l’ère du travail frénétique.″ Dans ce sillage, nous constatons que la pensée est submergée de part et d’autre par le doute cartésien et le rejet de Dieu par Nietzsche. L’artificiel et le matériel semblent dès lors prendre la place de la sérénité et de la quiétude spirituelle dans certaines sociétés africaines. C’est ce qui va nous amener à nous intéresser au second roman de Cheikh H. Kane: les Gardiens du Temple.   

  

2.1.3) Représentation dans les Gardiens du Temple.   

     Le ton des Gardiens du Temple avait été annoncé par la voix du Chevalier[13] qui affirmait en substance que dans le monde contemporain tous les hommes sont liés en ces termes: ″ Nous n’avons pas eu le même passé, vous et moi, mais nous n’aurons  le même avenir rigoureusement. L’ère des destinées singulières est révolue. Nul ne peut vivre de la seule préservation de soi.″ Ainsi, la synthèse des deux civilisations apparait donc comme une nécessité inéluctable. Beaucoup d’Africains, ayant suivi à peu près le même cursus que Samba Diallo, peuvent être amenés à se demander si l’homme peut concilier la croyance et l’activité scientifique. Et au-delà des problèmes de développement auxquels les pays africains doivent faire face et, des nombreux défis à relever, Cheikh H. Kane s’inscrit dans une logique de continuité quant à la problématique spiritualité/modernisme.

       Ce manque de rupture semble être apparent surtout dans les trois premiers chapitres du roman. Dès l’entame, l’auteur dresse un tableau captivant dans lequel le lecteur, avide de spiritualité, se sent très à l’aise et peut-être poussé à s’en délecter car, à côté de quelques données astrales (Cosmos, étoiles, etc.) nous constatons la récurrence du jeu lumière/obscurités[14] qui constitue une des clefs de voûte du Coran. Ce livre est conçu par le Créateur afin de servir de phare permettant au musulman de quitter les eaux tortueuses de la déchéance vers la voie lumineuse de la félicité. Selon la perspective islamique, la volonté divine créatrice se fondant essentiellement sur certaine dualité-complémentarité (nuit-jour ; ciel, terre ; homme, femme, etc.) suscite une profonde réflexion sur le sens de la vie sur terre. Ce panorama spirituel si fascinant est teinté quelquefois d’une note traditionnelle. L’auteur fait, à ce propos, une invite à l’Africain qui, selon lui, doit être ancré dans ses valeurs nourricières avant de s’ouvrir à l’extérieur surtout dans ce milieu halpûlareen. Cela montre que la guitare a bien sa place dans la société Diallobé.

       Cette mention rejoint la position de certains mystiques pour qui les notes musicales accompagnées de textes bien mûris, argumentés et défendant une noble cause sont en mesure de procurer à l’âme et au cœur un adoucissement. Ce baume va permettre à l’être humain longtemps soumis à des exercices de mortification et d’ascétisme de se ressaisir afin d’être plus opérationnel pour l’adoration divine. Ce genre de musique sacrée est toléré et même parfois encouragé par certains ulémas soufis modernes à condition qu’elle soit débarrassée de tout ce qui obscène ou dépravateur. Dans cette même perspective, un autre constat s’impose. Sur le plan onomastique, c’est dans ce roman que nous connaissons le vrai nom de  Thierno de l’Aventure Ambiguë. Il s’agit de Thierno Ahmad Baaba Baal qui constitue un repère de la société Diallobé. Il sera remplacé par Thierno Seydou Barry qui appartient, lui, à la seconde génération formée par la première et s’inscrit dans ″ la chaine continuée des maîtres des Djallobé.

     Et c’est bien Cheikh H. Kane dit de lui ″qu’il était habité par une joie et un optimisme qui inspiraient confiance ″ malgré″ son exigence et sa rigueur ″. Ce successeur de maître Thierno de même que Salif Ba, sorte de réincarnation de Samba Diallo, bien que profondément attachés au dogme, semblent être plus réceptifs à l’influence étrangère. A ce propos, face au reproche de Farba Mâri à l’endroit de Salif Ba  de manger comme les Blancs, le nouveau maître des Diallobé donne une réponse nuancée à savoir: ″ Farba a raison d’aimer à manger comme il le fait à présent, mais pour parler comme lui, je trouve qu’il aurait tort de ne pas ″ gouter″ à d’autres manières de manger, si elles ne sont pas illicites selon la loi de Dieu.″ La lancinante problématique de l’assimilation ou  de la modernité des comportements se pose. Face à cette situation, les positions trop tranchées sont à écarter. C’est la raison pour laquelle celle du nouveau maître des Diallobé reste salutaire car tant que le crédo n’est pas écorché, l’adaptation à la nouvelle situation est acceptable.

        D’autre part, bien abreuvé aux deux sources négro-africaine et islamique, Salif Ba se positionne comme un agent de développement devant participer à l’épanouissement de sa société. Ainsi, nous le voyons dans son statut de jeune ingénieur agronome fraîchement revenu d’Europe, s’impliquer dans des projets à caractère communautaire ; et cela, dans son terroir d’origine[15]. L’auteur dit qu’il tenait fermement à appliquer un certain nombre de préceptes et principes dont  toute une génération d’intellectuels se proclamait adepte. De la théorie, il faut maintenant passer à la pratique. Par exemple, il était partisan d’une ″ grande politique de petits aménagements″ par préférence aux réalisations gigantesques. Il se voulait ″ le bâtisseur d’un monde nouveau ″ selon les termes de l’auteur. Aussi, à la faveur des changements bénéfiques introduits et constatés dans le vécu quotidien du peuple diallobé, la position du nouveau maître Thierno Saïdou Barry rejoint celle de son prédécesseur à savoir ″ sauver Dieu à l’intérieur de ces demeures.″

      Il dit à ce propos[16]: ″ S’il ressort que les Blancs, indéniablement, sont d’une mesure sans égale dans l’art de rendre le monde utile à l’homme, nous devons nous mettre à leur école car Dieu ayant fait de l’homme son vicaire ici-bas, le monde doit être aménagé à son service. Soigner les hommes, les nourrir, les vêtir, les protéger, sont œuvres pies.″ Le maître ajouta: ″ Plus efficacement cela est fait, plus aisément l’homme peut s’ouvrir à Dieu.″ Dans cette perspective, Cheikh Hamidou Kane termine le paragraphe en soulignant  l’importance de l’homme et des valeurs qui lui sont intrinsèques en affirmant que: ″ L’homme a besoin de l’homme. L’homme est le remède de l’homme… Les biens matériels ne sont que des moyens destinés à combler ce besoin essentiel que l’homme a de l’homme.″[17]

     A la question d’un possible développement avec ou sans Dieu, les réponses des représentants de la société Diallobé laissent percer, en filigrane, beaucoup de versets coraniques paraphrasés ou commentés. A la question posée par Farba de savoir: ″ Pouvons-nous acquérir le savoir-faire des Blancs tout en nous préservant de leurs travers ? La réponse du maître Thierno a été claire: ″ C’est ce que je crois et que j’espère.″ Cette réponse est très explicite. Elle est teintée d’un fonds religieux de croyance et d’espoir, deux concepts qui n’ont pas la même connotation dans la sphère occidentale. Ce sera le même son de cloche lorsque chacun devait donner sa vision du développement. Thierno Saïdou et Farba réaffirmeront leur conception en ces termes: ″ Pour les Diallobé, le monde qui sera le Monde Commun, sera placé sous le regard et la garantie de Dieu ou ne sera pas.″ Et le maître de confirmer: ″ Il n’est, pour les Diallobé, pas de monde sans Dieu.″[18]     

       Il poursuit son analyse en disant à la page 53: ″ En notre qualité de créatures de Dieu, nous, les Diallobé, avons le devoir, qui nous est prescrit par Lui, de ne pas négliger notre part de ce monde comme le stipule le verset 77 de la sourate 28 ( Le Récit). L’auteur termine ce chapitre en soulevant un problème sensible et d’une brulante actualité à savoir les politiques de population en Afrique. Comme nous le savons tous, les idées malthusiennes ont entrainé et ce, à l’échelle planétaire, une crainte de surpopulation. Les politiques découlant de cette vision appliquées à la lettre entrainent des conséquences sur l’économie, sur un déficit de population jeune chargée de prendre la relève afin de relever des défis portant sur une vision prospective. L’auteur, tout en acceptant de préserver certaines valeurs, est favorable à une  ouverture sur l’extérieur. Dès lors, il rejoint l’idée chère au poète président Léopold Sédar Senghor: enracinement et ouverture.

        Il poursuit aux pages 53-54: ″ Nous devons persévérer dans ce compagnonnage, et ce, d’autant plus, ainsi que tu l’as observé Salif, que nous sommes, Dieu merci, plus nombreux aujourd’hui que du temps que vivait Samba Diallo.il en est de même d’ailleurs dans tous les pays de l’Univers. Il semble cependant percevoir de la part de Salif la crainte que cet accroissement des hommes ne conduise à un épuisement du patrimoine.″  L’auteur termine par ce propos: ″ S’ils adviennent, la pénurie et le désordre ne peuvent naitre que de notre incapacité à exercer de la façon qu’il faut le vicariat que Dieu a confié à l’homme sur l’Univers.″

 

Conclusion

     La lecture de ces deux romans nous a permis de mesurer à sa juste valeur l’impact bénéfique voire salutaire du Foyer Ardent sur l’auteur. De nombreuses expressions à connotation coranique telles que ″ éclairer le cerveau, apaiser le cœur, vicariat de Dieu″ émaillent ses textes. Tout jeune musulman ayant suivi à peu près le même itinéraire que le héros de l’Aventure ambiguë  ne peut se perdre dans les dédales si fascinants de son style. Mais il risque d’être confronté aux mêmes problèmes. C’est pourquoi les turcs, recevant Cheikh Hamidou Kane à Istambul, avaient raison de voir  en lui ″un être universel″ car, eux aussi, ils s’identifient à Samba Diallo. Ayant les mêmes convictions religieuses, et ayant aussi suivi, à quelques variantes près, le même processus d’évolution, ils ont partagé avec lui les mêmes questionnements, les mêmes inquiétudes découlant de la rencontre de deux cultures.

    Heureusement, l’auteur a proposé dans les Gardiens du Temple une réponse prônant, à l’image de son ami Senghor, une sorte de symbiose des cultures et des civilisations, une sorte de coexistence d’une modernité voulue et d’une tradition vitale et vivace. Cheikh H. Kane se demande souvent: ″ Au banquet de l’Universel, qu’apportons-nous, nous autres Africains ?″ Dans un article du Journal le Monde du 09 Février 1996, Eric-Fottorino disait: ″ Cheikh Hamidou Kane continue à sa manière d’inventer un nouvel homme africain, un homme décomplexé, guéri du sentiment de perte hérité de la traite et de la colonisation, un homme qui croit à son histoire.″ La lecture de cet article nous révèle un Cheikh H. Kane profondément attaché à son amour ancestral qui le lie au troupeau. Pour preuve, dit l’auteur de l’article, il s’est allié avec la modernité la plus avancée, transfert de technologie: c’est-à-dire l’implantation d’embryons de vaches américaines sur le maigre cheptel de son pays. C’est toute la leçon de son aventure, prendre chez l’autre ce qu’il sait de mieux pour y trouver la condition de sa propre survie. Cheikh H. Kane donne ici l’image d’un Africain fortement enraciné dans ses valeurs et ouvert à la modernité et prônant un islam pacifiste loin des nouveaux courants ″islamistes″ dont la violence semble être un crédo contraire aux idéaux de l’islam originel.

 

Bibliographie

  • Samb, Amar. Contribution du Sénégal à la littérature d’expression arabe. Dakar: Ifan, 1972.
  • Kane, Cheikh Hamidou. L’Aventure Ambiguë. Paris: Julliard, 1961.
  • Kane, Cheikh H. Les Gardiens du Temple. Paris: Stock, 2004.
  • Ba, Amadou Hampaté. Vie et enseignement de Tierno Bokar. Le Sage de Bandiagara. Paris: Editions du Seuil ,1980.
  • Foucault, Michel. L’archéologie du savoir. Paris: Editions Gallimard, 1969.
  • Touraine, Alain. Critique de la modernité. Paris: Fayard, 1992.
  • Tazi, Abdelwahab Saoud. L’islam, la modernité et l’Occident. in www.marokko.net/info/publikationen (page consultée le 19 Novembre 2013.)



[1]Le Tékrour représentait à l’époque coloniale toute cette région nord du Sénégal frontalière du Trarza mauritanien  et  enjambant sur le Mali et la Guinée.

[2]Cf Samb, Amar. Contribution du Sénégal à la littérature d’expression arabe. Dakar, Ifan, 1972, p 9.

[3]Cf: Cheikh Hamidou Kane. L’Aventure Ambiguë. Paris. Julliard.1961, p

[4] Ibid, p

[5]Les différentes écoles littéraires du Sénégal citées dans la thèse du Professeur Amar Samb sus mentionnée  sont révélatrices de la valeur de ces hommes de lettres.

[6]Cf Sourate 12 ( Le Tonnerre) Verset 28  et Sourate 8 ( Le Butin) Verset 2.

[7]Sourate 15 ( Al Hijr) Verset 9: ″ En vérité, c’est Nous qui avons fait descendre le Coran, et c’est Nous qui en

  sommes gardien″.

[8]C.H.Kane. L’Aventure Ambiguë. Ibid. p 46.

[9]Sourate 28 (Le Récit), Verset 56.

[10]L’Aventure Ambiguë. Op cit, pp 95-97.

[11]C.H.Kane. op cit, p154.

[12]Même référence, p 156.

[13]Op cit, pp 92.

[14]Coran: Sourate 5 (La Table servie), Verset 16 ; Sourate 14( Ibrahim), Verset 1.

[15]Cf. C.H.Kane. Les Gardiens du Temple. Paris: Stock, 2004, p 16.

[16]Même référence, p 48.

[17]Ibid. p 49.

[18]Ibid. p 52.

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