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Résumé

L’Œuvre au noir nous plonge dans l’histoire sublime et sombre de l’Europe du 16e siècle encore sous l’emprise de l’Inquisition. A travers le parcours tumultueux d’un médecin alchimiste et philosophe, nous exhumons diverses modalités de mise en altérité quasi intemporelles et universelles.

Nous étudions l’étrangeté de celui-ci, qui procède tout simplement de son étrangèreté, à travers deux formes de mise en altérité : la forme hétéro-référentielle ou hétéro-phobique et la forme autoréférentielle (selon que le regard du proscripteur part de ses propres valeurs ou des « défauts » de sa victime).

Mais à force d’être fondamentalement un passe-muraille, à cette époque engoncée dans des certitudes étriquées dont l’observance des règles est étroitement et férocement surveillée par le Saint-Office, Zénon, le héros, opère une métamorphose formidable qui va de l’individualisation (identité mensongère qui lui est fabriquée de l’extérieur ) à l’individuation ( pleine assomption de sa personnalité) et de cette dernière à l’universalité (sorte d’épiphanie du héros).

 

Abstract

The Œuvre au Noir takes us back into the dark and sublime history of sixteenth century Europe which still was under the influence of Inquisition. Through the tumultuous experience of a doctor, an alchemist and philosopher, we exhume various, almost timeless and universal strategies of implementing otherness.

Our article examines its strangeness, which simply originates in its oddity through a dual way of setting otherness: the hetero-referential or hetero-phobic form and the self-referential form (according to whether the prohibitor’s perspective is based on his own values or on the victim’s “failings”.

However, by dint of basically being a man who does not mind any kind of border, at a time stifling with its confining certainties the compliance to which is closely and ferociously controlled by the Holy-Office, Zenon, the protagonist, goes through an incredible change stretching from individualization (a deceitful identity made from outside) to individuation (full of the expression of his personality) and from this to universality (as a sort of a hero epiphany).

 

 

La critique de L’Œuvre au noir[2] semble, à propos du héros, s’accorder unanimement sur cette image lisse du courageux humaniste parti en croisade contre les démons contradictoires et injustes d’une société en profonde décadence. Si cette conclusion n’est pas une vue de l’esprit, il faut, en revanche, la nuancer en en rappelant la véritable origine qui pose Zénon, non pas encore en héros, mais d’abord en victime d’une mise en altérité. Selon Denise Jodelet, «l’altérité est le produit d’un double processus de construction et d’exclusion sociale[3] qui, indissolublement liées comme les deux faces d’une même feuille, tiennent ensemble par un système de représentations »[4]. Comment le héros est-il idéologiquement construit par un système fondamentalement liberticide? Comment réagit-il ? Enfin, par quels moyens, l’exemple de la vie de cette victime  désignée s’offre-il comme un viatique universel ?

 

1. Une individualisation marginalisante

 

Avant de se conclure par une fin proche de l’épiphanie, la vie de Zénon a été happée dans le tourbillon d’une chimie sociale qui, en même temps qu’elle lui taille un visage factice, l’expulse de la sphère sociale reconnue. En effet, toute une série de stigmates sociaux disséminés dans le récit de manière subtile ou obvie, matérielle ou symbolique font du personnage une figure à la fois brutale et élaborée de l’ostracisé, un lieu d’irisation du spectre de l’altérité.

C’est d’abord son  propre corps[5] qui constituera le premier objet de cristallisation de ces rejets que Hilzonde, sa propre mère, inaugure dès sa naissance: « Inerte dans son lit d’accouchée, elle regarda avec indifférence les bonnes emmailloter cette petite masse brunâtre à la lueur des braises du foyer » (OAN, p. 27). Plus tard, durant l’épidémie de la peste, Martha, la demi-sœur qu’il n’a jamais connue auparavant remarque « son teint basané [qui] lui donnait l’air d’un étranger » (OAN, p. 125). Dans ces deux regards, que la sensibilité maternelle et la sensibilité sororale auraient dû affectueusement irriguer, se manifeste déjà une mise en altérité.

De fait, la carnation brune de Zénon, « assez rare alors, certes, au nord de l’Europe [et] sans doute une odieuse trace de son père méditerranéen »[6] est perçue comme un stigmate, sur le terreau duquel prospère, comme dans le racisme, une représentation de sa personne. On sait que la personne est une entité à double valence : une valence physique matérialisée par la présence du corps plongé dans le schème spatio-temporel et une valence psychologique difficile, voire impossible à appréhender[7] autrement que par une relation intersubjective[8]. En tant que donnée immédiate, épaisseur palpable et irréductible, le corps offre des  prises faciles à l’imagination qui, volontairement ou non, met en altérité, ostracise, rejette un tiers. C’est cette immédiateté, cette présence pleine qui érige toute différence ténue, la moins évidente qui soit, en un foyer ardent de prédicats – positifs ou non – spéculatifs.

          Ainsi s’expliquent, pour le cas de la mère et de la sœur (doublement victimes : d’abord pour leur statut commun de femme, ensuite, individuellement, chez Martha, pour son jeune esprit encore perméable aux étiquetages les plus  simplistes, et pour Hilzonde, coupable d’avoir osé défier les lois sociales de la procréation), la surprenante attention portée sur la singularité du teint de Zénon et le jugement tu, refoulé,  dont on devine aisément l’orientation. Ainsi s’expliquent surtout les moments de ces perceptions. Elles ont lieu à des moments-seuils, des moments de premier contact où l’esprit s’attelle spontanément à une tâche d’inventaire des différences – processus pendant lequel affleurent et s’imposent des jugements certes hâtifs mais très souvent définitifs – avant, éventuellement, de  les analyser ultérieurement de façon objective[9]. Bien avant quiconque, Hilzonde pose  le premier regard dépréciatif sur Zénon dès la venue au monde de ce dernier.

Cette toute première aperception du corps du nouveau-né s’est, comme on l’a déjà dit, focalisée sur une différence de teint corporel qui, entre autres motifs, favorisera la mise en altérité du héros par sa mère. De même, dès la toute première apparition de Zénon aux yeux de sa sœur Martha – ce qui, sur le plan symbolique, peut être lu comme une naissance –, celle-ci est frappée par son « teint basané » (OAN, p. 125). Aussi a-t-elle tenu, dans sa relation à son frère qui vient d’administrer des soins à  la pestiférée Bénédicte (cousine de Martha) à payer ; geste qui « […] rétablissait les distances, l’élevait bien au-dessus de ce vagabond qui allait de bourg en bourg, gagnant sa pitance au chevet des pestiférés » (OAN, p. 128).

Cette marque est si prégnante qu’elle s’impose sur le plan de la composition du roman. Les premières lignes du texte qui exposent la première apparition du personnage, sa naissance diégétique et donc sa naissance aux yeux du lecteur, sont semées de descriptions sémiosiques dont l’une métaphorise proleptiquement la problématique de sa carnation. Quand le lecteur fait sa connaissance – avec comme point de vue privilégié, celui de Henri-Maximilien – Zénon est coiffé[10] d’un capuchon d’étoffe brune. Rien ne permet certes d’induire que le regard de Henri-Maximilien, circonscrit à cette pièce du vêtement, est tendancieux. Mais la récurrence de cette couleur bistrée dans des moments  cruciaux tant au plan de l’histoire qu’à celui de la diégèse elle-même, avec des témoins privilégiés dont le rapport de parenté ne laisse guère soupçonner une quelconque attitude de rejet, en fait le fil rouge qui, souterrainement, désigne le corps du héros comme, à la fois, le lieu enclenchant, hypertrophié et hypertrophiant, métaphorisé et passif de sa mise en altérité.

Si le dernier carré familial de Zénon cède de façon relativement facile à cette logique d’exclusion, c’est parce qu’il est profondément imprégné des valeurs que secrète cette société. Dans sa réflexion sur le racisme, Albert Memmi a élaboré cette définition devenue classique : « [L]e racisme est la valorisation, généralisée et définitive de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de légitimer une agression»[11]. Mais,  s’empresse-t-il de préciser, « [l]e trait différentiel ne peut justifier à lui seul une accusation ; il ne prend une signification dévergondée que replacé, au contraire, dans une argumentation raciste»[12]. Sans aller jusqu’à tenir L’Œuvre au noir pour un roman sur le racisme[13], on peut pertinemment user des outils de cette définition, en y mettant le bémol nécessaire, pour analyser la variété des phénomènes d’exclusion de Zénon qui s’y expriment.

 On retient ainsi que, s’il ne constitue pas une condition suffisante, le trait différentiel, de quelque nature (biologique, culturelle, morale, etc.) qu’il soit, est nécessaire à la naissance de l’altérité. C’est, en effet, lui qui désigne l’alter ; non tant l’autre identique à soi, comme l’alter ego, que l’autre[14] qui se pose en s’opposant – volontairement ou non – par sa différence, son étrangeté. L’étrangeté de Zénon procède de son étrangèreté marquée, d’une part, par sa carnation, héritage d’une ascendance paternelle méditerranéenne et, d’autre part, sur un autre registre, par son incarnation d’une philosophie que ses censeurs perçoivent comme étrangère à l’univers symbolique vacillant qu’ils tentent vaille que vaille de pérenniser.

À partir de cette double perception dont Zénon est l’objet, se construit alors son individualisation[15] que soulignent les différentes formes de mise en altérité qu’il subit et qui se réduisent schématiquement à deux. La première, qui est qualifiée d’ «  « hétéro-référentielle » ou « hétéro-phobique » [et] qui impute aux caractéristiques de  la victime l’assignation à une place inférieure et maléfique »[16], est déjà analysée dans les lignes précédentes. Elle prend source, pour ce qui concerne Zénon, dans la spécificité de son apparence physique, comme certaines particularités saugrenues, défaillances ou handicaps physiques perçus comme des altérations de l’intégrité de la personne, déclenchent instinctivement une certaine hostilité[17] de l’observateur.

La seconde forme de mise en altérité est « autoréférentielle » en ce sens que ses « termes établissent la supériorité hiérarchique de [l’oppresseur] qui est souvent détenteur du pouvoir »[18]. Elle est plus insidieuse, plus sournoise et donc plus inexpugnable puisqu’elle se nourrit moins du trait différentiel de la victime que de la conviction, chez l’agresseur, que quoi qu’il fasse, quel qu’il soit, il est infailliblement supérieur à l’autre. Mais, pour que cette conviction personnelle s’implante durablement et profondément dans une conscience, il faut qu’il s’étaye par un système de valeurs, un univers symbolique qui la déborde et épouse les dimensions d’un espace social.

C’est ainsi qu’il faut lire, derrière les nombreux coups de boutoir des adversaires de Zénon, une déclinaison des différents masques que la morale de la société européenne, encore médiévale dans son idéologie officielle, arbore pour se perpétuer et se perpétrer. Comme nous l’avons signalé, Zénon est une victime désignée avant même sa venue au monde pour avoir été « conçu hors des lois de l’Église, et contre elles […]  » (OAN, p. 30). Et le fait qu’il est un bâtard  de prêtre n’y change rien. Que peut, en effet, peser, face à l’imposante institution de l’Église aux dogmes millénaires et aux méthodes inquisitoriales radicalement opposés à ses enseignements, le prestige d’une ascendance paternelle qui est tombé de lui-même puisque le père de Zénon, « Messer Alberico de’ Numi, nommé cardinal à 30 ans, avait été tué à Rome au cours d’une débauche dans une vigne de Farnèse » (OAN, p. 31) ? En revanche, impliqué dans l’affaire des anges, « Matthieu Aerts fut arrêté […] mais immédiatement élargi à la suite d’un verdict d’erreur sur la personne. Un de ses oncles était échevin au Franc de Bruges » (OAN, p. 356). Ainsi que le constatera Zénon, « [c]es lois inopérantes par la nature même de ce qu’elles prétendaient punir ne touchaient ni aux riches, ni aux grands de ce monde : le Nonce à Innsbruck s’était vanté de vers obscènes qui eussent fait rôtir un pauvre moine ; on n’avait jamais vu un seigneur jeté aux flammes pour avoir séduit un page» (OAN, p. 295).

          Mais ces lois offrent un double avantage au puissant qu’elles servent : tout en lui garantissant la préservation de ses privilèges, elles lui permettent de « [reconstruire] sa victime selon ses propres besoins (…). Cette reconstruction mythique lui sert de médiation, d’alibi spécifique à l’oppression qu’il souhaite exercer ou qu’il exerce déjà […] »[19] . Dans L’Œuvre au noir, ce processus affabulatoire qui réinvente Zénon, cette individualisation (au sens ricoeurdien)  dépréciative atteint son paroxysme dans le chapitre de « La Voix publique » où la fiction est tellement imbriquée à la réalité que le héros en devient une manière de matière plastique malléable à l’envi et par l’envie, susceptible de donner corps à n’importe quelle figure monstrueuse issue des plus profonds replis de l’imagination. Et, de fait, le Zénon jugé et condamné par l’inquisition est une projection, le produit fictif d’un système, qui a besoin, pour se maintenir, de régulièrement châtier pour l’exemple, quitte à l’exercer sur des innocents.

 

2. L’individuation

 

L’Œuvre au noir enregistre sa première distorsion importante affectant sa structure temporelle dès le second chapitre qui condense les enfances de Zénon. Outre que cette distorsion rétablit la préséance du personnage sur son cousin Henri-Maximilien, cette longue analepse est paradoxalement une explication a posteriori (du point de vue narratif s’entend) de la scène du premier chapitre où Zénon, lancé sur « le grand chemin » du savoir, présente ainsi son programme[20] :

Par-delà ce village, d’autres villages, par-delà cette abbaye, d’autres abbayes, par-delà cette forteresse, d’autres forteresses. Et dans chacun de ces châteaux d’idées, de ces masures d’opinions superposés aux masures de bois et aux châteaux de pierre, la vie emmure les fous et ouvre un pertuis aux sages. Par-delà les Pyrénées, l’Espagne. D’un côté, le pays de La Mirandole, de l’autre, celui d’Avicenne. Et, plus loin encore, la mer, et,  par-delà la mer, sur d’autres rebords de l’immensité, l’Arabie, la Morée, l’Inde, les deux Amériques. Et partout, les vallées où se récoltent les simples, les rochers où se cachent les métaux dont chacun symbolise un moment du Grand Œuvre, les grimoires déposés entre les dents des morts, les dieux dont chacun a sa promesse, les foules dont chaque homme se donne pour centre à l’univers. Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? Vous le voyez, frère Henri, je suis vraiment un pèlerin. La route est longue, mais je suis jeune  (OAN, p. 18).

 

Cette résolution enthousiaste du protagoniste puise ses sources dans la période traumatique de l’enfance et de l’adolescence : naissance bâtarde, mariage de sa mère avec Simon Adriansen dont l’excessif idéalisme religieux l’eût, à coup sûr, autant rebuté que la vénalité de son oncle Henri-Juste ou le « pesant savoir » des docteurs de l’École de théologie où il exprime ses premières fredaines et révoltes[21]. Deux types d’espaces y sont opposés et confrontés. Il y a, d’une part, l’espace clos, étriqué voire enfermé (villages, abbayes, forteresses, châteaux, masure…) où la raréfaction de l’air ou sa monotonie symbolisent l’étouffement même des consciences ; et, d’autre part, l’espace élargi aux dimensions considérables d’un pays (Espagne, Italie), l’espace ouvrant (les frontières naturelles que constituent les Pyrénées et les Alpes métaphorisent malgré leur escarpement cette ouverture) ou l’espace largement ouvert (la mer, l’Arabie, la Morée, l’Inde les deux Amériques, les vallées). Ce second type d’espace, espace d’ouverture, de liberté s’offre, aux « sages » et aux « pèlerins » contrairement au premier type dont la propriété à favoriser et à consolider l’ignorance satisfont pleinement au « fou, à l’insensé ».

          Cependant, avant d’y accéder, et malgré l’enthousiasme candide qui sourd de ses propos – et que renforce l’exergue de la citation de Pic de la Mirandole qui inaugure le roman, et le chapitre –, Zénon devra passer par une série de confrontations éprouvantes qui constituent ce que Carl Gustave Jung appelle « l’individuation », cheminement intérieur nécessaire pour trouver cette part fondamentale, essentielle et unique que tout être conserve en lui- même, mais cheminement difficile, voire douloureux, puisque c’est une entreprise de libération contre le joug écrasant de l’inconscient collectif.

Le psychanalyste suisse écrit :

 La voie de l’individuation signifie tendre à devenir un être réellement individuel et, dans la mesure où nous entendons la forme de notre individualité la plus intime, notre unicité dernière et irrévocable, il s’agit de la réalisation de son soi, dans ce qu’il a de plus personnel et de plus rebelle à toute comparaison. On pourrait donc  traduire le mot d’ « individuation » par « réalisation de soi-même », « réalisation de son Soi»[22].

 

Dans le contexte souvent très contraignant, voire répressif, de cette Europe, qui émerge difficilement du Moyen âge, comprendre la trajectoire cahoteuse et chaotique de Zénon dans la réalisation de son Soi exige d’étudier la posture du personnage par rapport à différents types de morales qu’Émile Durkheim a isolés dans ses Leçons de sociologie : physique des mœurs et du droit[23].

Le fondateur de l’École de sociologie française identifie essentiellement, entre autres règles,

[t]outes celles qui nous prescrivent la manière dont il faut respecter ou développer l’humanité, soit en nous, soit chez nos semblables, [et qui] valent également pour tout ce qui est homme indistinctement. Ces règles morales [universelles] se répartissent en deux groupes : celles qui concernent les rapports de chacun de nous avec soi-même, c’est-à-dire celles qui constituent la morale dite individuelle, celles qui concernent les rapports que nous soutenons avec [tous] les autres hommes abstraction faite de tout groupement particulier […].

[E]ntre ces deux points extrêmes s’intercalent des devoirs d’une autre nature. Ils tiennent non à notre qualité générale d’hommes, mais à des qualités particulières que tous les hommes ne présentent pas. [Ce sont] la morale domestique […], la morale professionnelle […], la morale publique […], et la morale civique […][24].

 

La morale domestique ou morale familiale  régit non seulement les rapports de l’individu à sa famille lato sensu mais également ceux qui le lient à son voisinage immédiat ; la morale professionnelle organise ses rapports avec les membres de sa profession tandis que la morale publique ou sociale définit sa place et ses rôles au sein de la société ; enfin, avec la morale civique, il jouit  de droits que l’Etat lui octroie et auquel il est obligé par des devoirs.

Précisons que l’activation de chacune de ces six morales est rarement exclusive des autres. En chaque homme, elles s’expriment toutes et, souvent concomitamment, même si  on peut percevoir des différences d’intensité liées au degré d’implication de chacune d’elles dans des circonstances particulières données. Cependant, comme toute analyse est nécessairement démontage, désarticulation, la nôtre, pour des raisons d’opérationnalité, retiendra  ce paradigme taxinomique durkheimien qui permet de mettre en exergue les linéaments de la construction de la personnalité du héros. Elle aboutit, ainsi, à ce constat que Zénon est en conflit avec presque toutes les formes de morale, excepté la morale individuelle et la morale universelle avec lesquelles les relations sont beaucoup plus apaisées. Notons, néanmoins, que le trait différentiel qui démarque ces deux types de morale  des morales dites intermédiaires est leur indépendance vis-à-vis de l’État ou de toute autre superstructure équivalente[25]. Les morales domestique, professionnelle, publique, civique font toutes intervenir des entités extérieures qui ont des prétentions hégémoniques sur le moi social de l’individu.

Dans certaines circonstances de déréliction généralisée, de momification totale de l’esprit de la classe dirigeante, comme ce fut le cas dans cette Europe du XVIe siècle, famille, corporation, société, État, enserrent l’individu dans des réseaux de liens si denses et si prégnants que  le « je » qui n’a point de ressources est menacé d’étouffement ou de dissolution. Et, de fait, pour se sauver, Zénon a dû affronter tous ces ogres sociaux  qui menacent l’éclosion et la réalisation de son Soi. La spirale de rejets que le héros essuiera tout le long du roman semble avoir commencé dans l’espace familial.

Nous avons déjà vu comment, dès son  enfance, il se débat dans la glu des préjugés de sa famille. Cependant, à y regarder de près, l’on s’aperçoit que cette famille, dans son attitude et dans sa manière de penser ou de voir les choses, ne fait qu’exprimer une certaine doctrine ambiante secrétée par la société elle-même. Ainsi les attitudes de la mère Hilzonde, de la sœur Martha et du beau-frère Philibert s’originent toutes et trouvent leur pleine justification dans  la conformation idéologique de leur société. Celles d’Hilzonde et de Martha, par exemple, qui se focalisent sur l’étrangeté physique de Zénon, traduisent métaphoriquement le refus d’un système à tolérer toute saillie ou toute différence. Fût-il né, du reste, sans cette différence, Zénon se fût confronté à un rejet général pour avoir été conçu hors des normes de l’Église. Ici, apparaît une imbrication dense entre morale domestique et morale civique – cette dernière bénéficiant d’une incontestable supériorité hiérarchique – symptomatique du totalitarisme d’un système où seuls les esprits opportunistes, comme Philibert,  peuvent tirer leur épingle du jeu. Ainsi, ayant flairé (n’est-il pas, contrairement au lunatique Henri-Maximilien, le digne héritier du riche Henri Ligre qui a su faire des grands du monde ses familiers ?) l’avantageux parti qu’il peut en tirer, Philibert s’adapte à une morale publique dont il enseigne lui-même les principes à son épouse Martha : « Le monde ne demande de nous qu’un peu de discrétion et un peu de prudence. À quoi sert de publier [ainsi que l’a fait Zénon]  des opinions qui déplaisent à la Sorbonne et au Saint-Père ? » (OAN, p. 407), « [n]ous vivons en un temps où un beau nom est indispensable pour se  pousser dans une cour. Il faut hurler avec les loups […] et crier avec les paons » (OAN, p. 409).

Il va sans dire qu’une telle posture morale sied peu à Zénon. Elle déboucherait, en effet, sur une prégnance du corps sur l’esprit, sur une atrophie spirituelle. Il est vrai que, dans la galerie des nombreuses figures qui peuplent L’Œuvre au noir, le personnage de Philibert pourrait s’analyser comme un des symétriques opposables à Zénon, comme une incarnation du corporel[26]. C’est cette menace qu’il tentera encore de conjurer dans les relations heurtées qui l’opposent à ses collègues médecins. Ici, le risque de sclérose vient de la menace qu’un corps (cette fois symbolique) professionnel, engoncé dans ses traditions millénaires pétrifiées, fait peser sur l’esprit d’ouverture, de renouvellement d’un membre un peu trop entreprenant.

 À cette époque, la médecine ne s’était pas libérée de la tradition. À la recherche expérimentale de Galien, et donc à l’esprit critique  qui avait imprimé un bond spectaculaire à l’anatomie, s’est substituée une vénération fanatique de ses commentaires. Toute remise en cause des travaux de Galien était perçue dans le corps médical comme une hérésie, un crime de lèse-majesté dont la phobie de la perpétration paralysa, pendant plus d’un millénaire, cette science au stade où l’avait laissée le médecin grec. C’est pourquoi, dans un contexte aussi peu propice, un esprit tel que celui de Zénon est d’emblée assimilé à celui de rébellion ouverte. En effet, dans sa pratique médicale, Zénon est, selon les circonstances cliniques, tour à tour ou à la fois le scientifique rigoureux, froid, qui expérimente, dissèque et donc sépare parfois le corps de l’âme, et le philosophe hermétique dont les principes empathiques postulent à une vision unique et unitaire du corps et de l’esprit dans une osmose sans fin. Ces deux (res)sources de son art font le lit d’une éthique qui retrouve les sources de l’éthique médicale connue sous le nom de serment d’Hippocrate :

[c]e n’est pas à moi de décider si cet avare atteint de la colique mérite de durer dix ans de plus , et s’il est bon que ce tyran meure. Le pire ou le plus sot de nos patients nous instruisent encore et leurs sanies ne sont pas plus infectes que celles d’un habile homme ou d’un juste  (OAN, p. 148).

 

Sans ce profond ancrage éthique, Zénon eût pu difficilement affronter la  peur des conséquences d’une prise en charge de Han, insurgé circonstanciel qui, sur  un coup de colère, a assassiné le capitaine Vargaz, un des piliers de l’oppression espagnole[27] et qui s’est fracturé la jambe dans sa retraite après son forfait.  Peu de médecins eussent accepté de recueillir et de soigner celui qui était devenu l’ennemi public numéro un de l’occupation espagnole, tant la propension à préserver les prébendes et la paralysie provoquée par la peur de la torture avaient fini d’inféoder l’esprit collectif au pouvoir. Beaucoup eussent excipé, a posteriori, de la reconversion professionnelle de Han pour justifier leur lâcheté. Il finira, en effet, par se faire embaucher comme charpentier sur un négrier[28](OAN, p. 268). Celui qui s’est rebellé contre la brutalité du capitaine Vargaz et de ses troupes nourrit indirectement un autre type d’oppression – de loin le plus féroce, le plus destructeur, puisqu’il est fondé sur la dénégation radicale de la dignité de ses victimes.

Mais Zénon est un contestataire, du moins,

[s]i par contestataire on entend  anti-institutionnel […]. Parce que Zénon s’oppose à tout : aux universités quand il est jeune ; à la famille, où il est bâtard et dont il dédaigne la grossière richesse ; au couvent espagnol […] aux professeurs de Montpellier  quand il y étudie l’anatomie et la médecine, aux autorités, aux princes, etc. Il récuse l’idéologie et l’intellectualisme de son temps avec leur magma de mots […]. Bien entendu, il récuse la pensée chrétienne […]. Il assiste, ou plutôt dédaigne d’assister à l’effondrement de l’aile gauche du protestantisme et constate le scandale de l’alliance cimentée par la Contre-Réforme entre l’Église et les monarchies; tout s’effondre autour de lui, mais il sent que c’est la condition humaine elle-même qui est en cause[29].

 

Il sent surtout qu’il est un des derniers bastions de cette humanité qu’il faut à tout prix préserver de la ruine généralisée. Et, c’est ce sentiment, que ce qui se joue là déborde largement les perspectives modestes de son individualité, qui sublime son individuation aux dimensions de l’universel.

 

3. L’universalité

 

Cette universalité du personnage, le texte la prend en charge assez tôt, dès ses premières pages, en l’instillant à doses homéopathiques jusqu’à la faire exploser en gerbes cosmiques dans les dernières lignes. Elle transparaît dans les représentations que sa personne suscite dans les esprits tiers aussi bien que dans le sien propre. Pour un esprit simple, transi d’amour tel que Wiwine, quelques éclaboussures de boue et des traces de  sang suffisent à transfigurer Zénon :

Il semblait qu’on l’eût lapidé, ou qu’il fût tombé, car son visage n’était plus qu’une meurtrissure, et le rebord d’une de ses manches était strié de sang […]. Wiwine troublée le trouvait beau comme le sombre Christ de bois peint gisant près d’eux sous une arche et elle s’empressait autour de lui telle une petite Madeleine innocente  (OAN, p. 70).

 

Mais ce nouveau Christ est un Christ nouveau, un Christ qui, sous le regard du premier et dans le cadre lourd de symboles de l’Église, « professe [s]a foi en un dieu qui n’est pas né d’une vierge, ne ressuscitera pas au  troisième jour, mais dont le royaume est de ce monde » (OAN, p. 72). Il n’en est pas moins un passe-muraille, un être qui brouille les frontières du réel et de la fiction, de la vérité et de la légende, bref de l’entre-deux qui étourdit le sens commun sans déboucher dans la superstition d’un au-delà. Être de papier, si on l’aborde du point de vue auctorial, Zénon acquiert incontestablement une épaisseur historique une fois saisi dans la diégèse. Toute une série de références donnent une consistance crédible à la thèse de son historicité. « Si l’on met en regard les événements proprement fictifs et les  références à l’histoire insérées dans le texte de L’Œuvre au noir (faits de guerre, soulèvements,  traités,  figures   du siècle)  on  constate  l’abondance  de  ces jalons historiques […] »[30].

Néanmoins, cette historicité actoriale est elle-même trouée de fiction. Ainsi, le chapitre de « La voix publique » se construit-il sur un type de narration qui ouvre le probable, espace mixte du vrai et du faux. Zénon y est saisi (par le lecteur) à travers des rumeurs, il n’est plus que rumeurs, c’est-à-dire produit d’un discours incertain émis par des locuteurs incertains sur le mode de l’incertitude. Dans ce magma biographique, où se trouvent substantiellement incorporés la consistance visqueuse de la réalité et la visquosité consistante de la fiction, démêler le vrai de l’ivraie est une gageure. Il n’empêche qu’il ajoute une nouvelle strate énigmatique et donc charismatique  à la construction du personnage qui, au demeurant, semble se complaire dans ces équivoques au point, non seulement de s’abstenir de les éclairer, mais d’en inventer.

En effet, ce mystère autour de sa vie, il l’entretient en prenant une nouvelle identité. Zénon disparaît derrière le masque de Sébastien Théus. Ce tournant  symbolique est structurellement marqué dans la composition de L’Œuvre au noir. Le titre de la première partie de l’ouvrage, « La Vie errante », pointe explicitement un parcours, un itinéraire hasardeux dans un espace morcelé, clivé voire dispersé. Cette partie – et le roman avec lui – s’ouvre, comme nous l’avons indiqué, par un personnage itinérant que rejoindra un autre, le protagoniste Zénon. Si la vie de Henri-Maximilien, sorte de double contrapuntique de Zénon[31], est brève – elle n’épuise même pas la première partie de l’œuvre – celle de son cousin permet de suivre les étapes de cette longue marche symbolique.

Ainsi, « La Vie errante », ouverte par le mouvement centrifuge d’un Zénon au seuil de sa quête, se clôt-elle par cette séquence de réflexion – au sens physique et intellectuel – sur sa vie dans un miroir florentin « formé d’un assemblage d’une vingtaine de petits miroirs bombés » :

[à] la lueur grise d’une aube parisienne, Zénon s’y regarda. Il y aperçut vingt figures tassées et rapetissées (…) vingt images d’un homme (…) au teint hâve et jaune, aux yeux luisants qui étaient     eux-mêmes des miroirs. Cet homme en fuite, enfermé dans un monde bien à soi, séparé de ses semblables qui fuyaient aussi dans des mondes parallèles, lui rappela l’hypothèse du Grec Démocrite, une série infinie d’univers identiques où vivent et meurent une série de philosophes prisonniers. Cette fantaisie le fit amèrement sourire. Les vingt petits personnages du miroir sourirent aussi, chacun pour soi. Il les vit ensuite détourner à demi la tête et se diriger vers la porte (OAN, p. 187).

 

Cette convergence virtuelle de cette multitude de visages, reflets de l’atomisation de sa personne, amorce le mouvement centripète de son unification. L’errance, qui a frôlé l’errement, fait place nette à l’immobilité comme le suggère le titre de la deuxième partie : « La Vie immobile ». Le retour vers Bruges « ville natale – ville mère, ville matricielle en même temps que créatrice – ville originaire de Zénon »[32] est,  en effet, un retour vers soi, vers son Soi, vers son unité primordiale comme dans Vendredi ou les limbes du Pacifique[33], la descente dans la grotte, avatar du sein intra-utérin  permet à Robinson de retrouver, pendant ce séjour, la sienne propre. Le Zénon des premières pages est, ainsi que le remarque Henri-Maximilien, un Zénon morphologiquement christique dont la corporéité très ressemblante à celle du messie n’en enferme pas encore l’éblouissante lumière universelle. Cette quête, cette expérience – cette expérimentation ? – immanente est censée la combler. Elle le fera  d’une manière inattendue pour le héros ; car au lieu de l’emplir, elle va la vider par une série de déceptions qui font naître en lui le sentiment que partout sur cette terre la propension au mal semble gouverner la passion des hommes. Subsisteront – trophées non méprisables – « une universalité scientifique [et une] universalité géographique »[34] qui irrigueront plus tard l’universalité spirituelle et cosmique de la fin de Zénon.

Mais ce vide éthique qui saisit le monde se creuse en lui  pour accueillir son humanisme en gestation. En découvrant que l’ailleurs n’est pas l’universel mais seulement, entre autres, un moyen – efficient, certes – Zénon opère un retour. Ce retour, cheminement géographique et spirituel vers l’unité, le sauve de la dispersion identitaire enclenchée dans     «  La Voie publique ». Il n’est plus cette péripatéticienne figure  christique dont la vacuité (spirituelle) l’expose à la déliquescence, ni, à l’inverse, cette boursouflure identitaire construite par l’inflation discursive des rumeurs de « La Voie publique », mais ce Sébastien Théus dont le nom, usurpé[35] – et gréco-latinisé – rappelle pourtant impérieusement Dieu, cette entité moins sujette à l’historicité.

Le programme de Zénon change, en effet, de celui d’un être itinérant et apprenant dans « La Vie errante » à celui d’un être qui n’a point besoin de se mouvoir puisqu’il est l’espace, l’univers. À l’arpenteur, explorateur horizontal aux prises avec les réalités de l’histoire et de la géographie, se substitue le spéléologue aventurier de la verticalité, inspecteur des profondeurs abyssales de l’homme. Bruges est, à cet égard, à la fois ce lieu d’attente et de comblement de sa soif, ce point de l’espace où Zénon s’immerge dans le monde souterrain de l’humanité. De sorte que « La Vie immobile » est  la partie du mouvement, de la mobilité symbolique, de la méditation, celle où,  pour étudier cette terra incognita, Zénon doit avancer incognito, en Sébastien Théus.

          Mais tout masque, quel qu’il soit, cèle un maléfice, quelque chose de biaisé qui menace l’intégrité psychique et qui s’emballe inopinément telle une machine infernale. Celui de Zénon lui faisait courir le risque d’une néantisation identitaire, c’est-à-dire, après les investissements horizontaux, le risque d’être définitivement piégé dans la verticalité descendante, dans l’enfer des bassesses humaines. Or l’autre sens directionnel de la verticalité, celle de l’élévation qui est le point d’horizon travaillant impérieusement sa quête, requiert un investissement holistique de soi qui exige à son tour d’être soi. « [L]a marginalité est […] douloureuse mais elle constitue aussi une marque d’élection prouvant la perversion sociale et la capacité à préserver l’être naturel »[36]. Aussi, Zénon sauvegarde-t-il son essence naturelle en retrouvant sa véritable identité : il «  se tenait prêt. Il se livra sans résistance. En arrivant chez le greffe, il surprit tout le monde en donnant son vrai nom » (OAN, p. 359). C’est à partir de cet instant précis que le Zénon in aeternum (OAN, p. 434) commence à coïncider avec le Zénon universel, c’est-à-dire avec celui « qui s’étend à l’univers entier »[37], le Zénon cosmique, et avec l’«être présentant d’une manière éminente le type que d’autres êtres réalisent imparfaitement, ou l’idéal qu’ils s’efforcent d’atteindre »[38].

Ainsi donc, tout au long de sa vie, Zénon se sera confronté à diverses formes d’exclusion. De la première mise en altérité de son corps – dès sa naissance –  à la sentence de la destruction par le feu de ce même corps –  désormais décharné, vieilli –, il aura prouvé, quelquefois, à son corps défendant, son irréductibilité à un système symbolique inhumain. Dans cet océan d’obscurantisme, il incarne, par ses refus, ses combats, voire ses faiblesses ou ses défaites, une de ces lueurs d’humanité qui ont troué puis déchiré, à divers titres et avec diverses fortunes, la longue nuit du pouvoir de l’Inquisition et des guerres de religion du XVIe siècle, et qui ont ainsi posé les premiers jalons de la modernité. Il ne réalise ce tour de force, il n’accède à cet universel que par la recherche de sa propre voie, par la construction de son soi, bref, par son individuation tant il est vrai que « vivre en marge de la société, c’est retrouver pour un temps le cachot pascalien pour l’ouvrir vers la participation au cosmique »[39].                   

 

Bibliographie

1. Œuvres de Marguerite Yourcenar

-  Yourcenar, Marguerite. L’Œuvre au noir. Paris : Gallimard, 2001.

-  -----------------------------. Mémoires d’Hadrien. Paris : Gallimard, 2006.

-  ----------------------------. Les Yeux bien ouverts : entretien avec Matthieu Galey. Paris : Édition du Centurion, 1980.

 

2. Autres ouvrages

-  La Bible de T.O.B.

-  Julien, Anne-Yvonne. L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar. Paris : Gallimard,  1993.

-  Durkheim, Emile. Leçons de sociologie : physique des mœurs et du droit. Paris : PUF, 1969.

-  Greimas, Algirdas Julien. Du sens. Paris : Seuil, 1970.

-  Jankélévitch, Vladimir. Le Pur et l’impur. Paris : Flammarion, 2004.

-  Jung,Carl Gustav. Dialectique du moi et de l’inconscient. trad. R. Cohen, Paris: Gallimard, 1964.

-  Lalande, André. Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris : Presses Universitaires Françaises, 2006.

-  Memmi, Albert. Le Racisme, description, définition, traitement. 1982, Paris : Gallimard, nouvelle édition revue, 2002.

-  Pineau, Gastonet Le Grand, Jean-Louis. Les Histoires de vie. Paris : PUF, 1993.

-  Ricœur, Paul. Soi-même comme un autre. Paris : Seuil, 1990.

-  Tournier, Michel. Vendredi ou les limbes du Pacifique. Paris : Gallimard, 2008.  

-  Xiberras, Martine. Les Théories de l’exclusion. Paris : Armand Colin, 1996, 2e éd., 2000.

 

3. Articles

-  BARTOLI, Véronique. « Figures de la marginalité (II) ». L’École des lettres II, no 4, 1987-1988, p. 3-16.

-  BARTOLI, Véronique. « Figures de la marginalité (III) ». L’École des lettres II, no5, 1987-1988, pp. 3-13.

-  Corbeau, Jean-Pierre. « Trajectoires sociales de pathologies alimentaires ». Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé (sous la direction de Boëtsch Gilles et al.). Bruxelles : De Boeck, 2007, pp. 249-271.

-  Delgado, Arturo. « L’universel et l’intemporel dans L’Œuvre au noir ». L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Actes du colloque de Tenerife, vol. 2. novembre, 1993. Tours : SIEY, 1995, pp. 251-261.

-  Gayon, Jean. « La philosophie et la notion de race ». L’Aventure humaine. no8, 1997, pp. 19-43.

-  Golieth, Catherine. « L’écriture de l’ego dans L’Œuvre au noir ». L’Écriture du moi dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Actes du colloque de Bogota 5-7 septembre 2001.  Clermont-Ferrand : SIEY 2004, p. 177-188.

-  Jodelet, Denise. « Formes et figures de l’altérité ». L’Autre : regards psychosociaux (sous la direction de Sanchez-Mazas, Margarita et Licata, Laurent). Grenoble : Les Presses de l’Université de Grenoble, 2005, p. 23-47.

-  Marcq, Edith.« De D’après Dürer à L’Œuvre au noir ». Marguerite Yourcenar : Écriture, Réécriture, traduction. Actes du colloque international   de Tours.  Tours : SIEY, 2000, pp. 237-245.

-  Vanegas, Leonardo, « L’Œuvre au noir : la trace de « l’illustre melancholia » dans la formation du moi de Zénon ». L’Écriture du moi dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Actes   du   colloque de Bogota   5-7   septembre 2001.  Clermont-Ferrand : SIEY, 2004, pp. 161-175.

-  WUNENBURGER, Jean-Jacques. « Éthique et esthétique du corps différent ». Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé (sous la direction de   Boëtsch, Gilles et al.). Bruxelles : De Boeck, 2007, pp. 147-153.


[1]Département de Lettres Modernes, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Université Cheikh Anta Diop.

[2]Le roman est publié en 1968. Pour le présent article, nous avons travaillé avec l’édition  Paris: Gallimard, 2001. Pour toute référence ultérieure, nous utiliserons le sigle  OAN. 

[3] C’est nous qui soulignons

[4] Denise Jodelet. « Formes et figures de l’altérité ». L’Autre : regards psychosociaux. (sous la direction de Margarita Sanchez-Mazas et Laurent Licata).Grenoble : Les Presses de l’Université de Grenoble, 2005, p. 27. On consultera, aussi, avec profit l’ouvrage synthétique mais non exhaustif de Martine Xiberras. Les Théories de l’exclusion. Paris: Armand Colin, 1996, 2e éd., 2000.

[5] Analysant le concept de « personne » chez Peter Strawson, Les Individus, Paul Ricœur retient du philosophe anglais que « les premiers particuliers de base sont les corps, parce qu’ils satisfont à titre primaire aux critères de localisation dans l’unique schème spatio-temporel ». Soi-même comme un autre. Paris: Seuil, 1990, p. 46.

[6] Leonardo Vanegas. « L’œuvre au noir : la trace de « l’illustre melancholia » dans la formation du moi de Zénon », in L’Écriture du moi dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Actes du colloque de Bogota, 5-7 septembre 2001., Clermont-Ferrand : SIEY, 2004, p. 166.

[7] Il va sans dire que nous parlons du contenu et de la signification de l’activité psychique. Nous n’ignorons pas que la science a élaboré toute une batterie d’instruments de  mesure, d’évaluation, etc. de l’activité mentale. Mais ces outils, dont la performance et l’importance sont à démontrer dans la science, ont leurs limites car les (in)flux électriques et/ou chimiques qu’ils détectent ne renseignent, au mieux, que sur l’intensité de l’activité mentale en question ou sur les zones du cerveau mises à contribution dans cette même activité.

[8] Encore que, là aussi, le résultat soit largement en-deçà des espérances à cause,  d’une part, de la complexité du monde psychique et de sa difficulté de pénétration et, d’autre part, principalement, à cause des motivations personnelles inavouées, voire inavouables, de chaque acteur de l’intersubjectivité qui gauchissent la relation.

[9] Reconnaissons, cependant, que le texte laisse entendre que, dans sa vie prénatale, Zénon a été  la cible d’une haine déclenchée, chez sa mère, par un dépit amoureux.

[10] Deux remarques sont nécessaires. D’abord, l’habit est une seconde peau qui cristallise facilement les jugements hâtifs – qu’ils soient positifs ou négatifs. C’est, du reste, ce que semble dénoncer le sens parémiologique  de l’expression populaire : « l’habit ne fait pas le moine ». Dans la Bible aussi, on lit ceci : « L’Éternel fit à Adam et à sa femme des habits de peau [c’est nous qui soulignons] et ils les en revêtit », Genèse III, 21.

Ensuite, si la restriction du champ – qui cadre, ici, la tête du personnage - interdit de conclure franchement que c’est tout l’habit de Zénon qui est ainsi métonymiquement coloré, même en pensant que le capuchon et le reste de l’ensemble vestimentaire sont en général d’un seul tenant, elle a néanmoins l’avantage non négligeable de focaliser l’attention sur la tête, partie du corps qui, tant sur le plan physionomique que psychique, est souvent surdéterminé dans la construction et la représentation de l’identité d’une personne.

Enfin, l’auteur lui-même a subodoré le parti éminemment littéraire (à la fois narratif et poétique) qu’elle pouvait tirer de cette singularité physique de Zénon. Elle confie à Mathieu Galey : « Je le [Zénon] vois blême, dans ses années d’étudiant basané [c’est nous qui soulignons] par le soleil et le vent des routes […] ». Les Yeux bien ouverts : entretien avec Matthieu Galey. Paris: Edition du Centurion, coll. « Livres de poche », 1980, p. 161.

[11] Le Racisme, description, définition, traitement. Paris: Gallimard, 1982, nouvelle édition revue, 2002, p.14.

Pour une archéologie des concepts de race et de racisme, lire l’intéressante étude de Jean Gayon. « La philosophie et la notion de race ». L’Aventure humaine, no8, 1997, pp. 19-43.

[12] Ibid., p. 51.

[13] Quoique les exemples ne manquent pas. Voir, par exemple, dans l’œuvre l’image de la Moricaude, des Arabes et même des Européens vus par les Arabes.

 D’autre part, Memmi aborde dans son étude toute une variété d’exclusions dont le plus radical est le racisme. Le racisme n’est donc qu’un cas particulier de ce qu’il appelle l’ « hétérophobie », p. 132.

[14] « L’allogène et l’hétérogène n’ont-ils pas en commun d’être pour le moi la source de l’impureté exogène ? » s’interroge faussement Vladimir Jankélévitch dans Le Pur et l’impur (1960). Paris: Flammarion, 2004, p. 67. À une communauté obsessionnellement travaillée par la tentation de la pureté, cette question rhétorique est valablement applicable. 

[15] Pour Paul Ricœur, « [L]’individualisation  peut  être  caractérisée,  en  gros,  comme  le  procès  inverse  de  la classification,  lequel  abolit  les  singularités  au  profit du  concept […]. On n’individualise que si on conceptualise […] ». Soi-même comme un autre, op. cit., p. 40.

Nous retenons de ce concept d’individualisation, son aspect non réflexif et non réciproque : c’est essentiellement la mise en regard de Zénon par les autres que nous analysons ici. 

[16] Denise Jodelet, art. cit., p. 40.

[17] L’hostilité qui n’est autre que l’instinct de conservation a deux modes d’expression, eux aussi, archaïques : la peur et/ou l’agressivité. Ces deux impulsions sont inhérentes à l’homme et même à l’espèce animale – mais leur maîtrise plus ou moins optimale, le caractère discret ou tapageur de  leur manifestation dépend, pour beaucoup, du caractère de l’individu et surtout de sa culture, c’est-à-dire de l’intensité et de la profondeur avec lesquelles il est sorti de lui-même pour comprendre ce qui n’est pas lui.

[18] Denise Jodelet, op. cit., p. 40.

[19] Albert Memmi, op. cit.,  p. 7O.

[20] Ce programme fait penser au  programme narratif tel que théorisé par A. J. Greimas dans Du sens. Paris: Seuil, 1970, dont il est cependant assez différent. Le programme narratif, selon Greimas, se constitue d’une séquence de quatre phases : la manipulation, la compétence, la performance et la sanction. Le programme de Zénon, à ce stade,  ne peut correspondre donc qu’à la phase « manipulation ». Mais  il a le mérite de souligner déjà la singularité du personnage, sa volonté de sortir des ornières pédagogiques, intellectuelles, etc. 

[21] Voir l’épisode de la bataille rangée déclenchée après que Zénon s’est « vanté d’obtenir, s’il lui plaisait, les faveurs » de « Jeannette Fauconnier, hardie comme un page, habituée à traîner après ses jupons une escorte d’étudiants »  « en moins de temps qu’il n’en faut pour galoper des Halles à l’église Saint-Pierre » (OAN, p.40) ; et quand « [p]endant quelques jours on le vit insolemment se promener au côté de cette fille perdue, bravant les fastidieuses semonces du Recteur » (OAN, p. 41).

On pourra compléter le dossier de cette personnalité révoltée en train de s’ébaucher, par la lecture des trois chapitres suivants : « Les loisirs de l’été » ; « La fête à Dranoutre » ; et « Le Départ de Bruges » qui closent l’analepse et ramènent le lecteur au seuil du premier chapitre.

[22] Dialectique du moi et de l’inconscient (1933). Paris: Gallimard, (trad. R. Cohen) 1964, pp. 254-255.

[23] Paris: Presses Universitaires de France (1950), 2e éd., 1969. L’ouvrage, posthume est constitué de cours donnés par le savant français à Istanbul.

[24] Ibid., p. 43 et passim.

[25] Si l’État peut, d’une façon ou d’une autre, influencer la morale individuelle et la morale universelle, il n’a en revanche aucun moyen d’en contrôler ni l’intensité ni l’orientation, ni même la nature car, tandis que la morale individuelle est logée dans la forteresse imprenable de la psychologie individuelle, la morale universelle déborde largement les cadres de la compétence de l’État.

[26] Ce qui ne signifie guère que le corps soit royalement ignoré du médecin philosophe. Il s’agit de voir que,  comme le montre Jean-Pierre Corbeau dans son article « Trajectoires sociales de pathologies alimentaires », « le paraître corporel exprime le beau et le sain tels qu’une société, à un moment de son dynamisme, les conçoit » in, Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé (sous la direction de Gilles Boëtsch et al.). Bruxelles : De Boeck, 2007, p. 250. Ainsi, Philibert qui entretient un rapport au corps presque animal, fondé sur la satisfaction primaire, voire hédoniste, essentiellement nutritive du corps, et dont l’embonpoint et la maladie qui sanctionnent cet excès (ou ce manque ?) sont la preuve, donne-t-il l’image idéale du sujet tel que le rêve le pouvoir. Au rebours, Zénon, sobre, de constitution sèche, a une approche beaucoup plus abstraite du corps et donc un comportement plus séditieux ; chez lui la corporéité - fait d’être présent au monde, d’être appréhendé comme une personne - prend le pas sur le corporel, et pèse donc sur son esprit. Grâce à cette mise à distance, Zénon prend conscience de la fragilité de son propre corps et, donc,  de son être, même s’il fonde celui-ci sur celui-là. Il  réussit, à la fin, par le suicide, à se libérer de la dictature du corps et même à en libérer d’autres malheureux –  dont la fin devait se réaliser dans un supplice du feu –, en obtenant, du bourreau corrompu, qu’ils soient étranglés. Cf. p. 370. 

[27] Cette occupation n’est pas sans rappeler fortement l’occupation nazie de la France durant la deuxième guerre mondiale. En réinvestissant l’époque historique du Moyen-Age et de la Renaissance, l’auteur tend à l’homme du XXe siècle un miroir troublant. On retrouve d’ailleurs le même procédé dans Mémoires d’Hadrien, 1951, où cette fois-ci c’est le monde antique du premier siècle qui est  visité dans une perspective spéculaire.

[28] L’Œuvre au noir, est balisé de ces  exemples qui invalident toute lecture manichéiste que l’on serait tenté d’en faire. Le prieur Jean-Louis Berlaimont, un des personnages les plus humains pour ne pas dire humanistes, est le père de Lancelot Berlaimont, aide de camp du duc d’Alve, le visage de la répression espagnole. Zénon lui-même « buta sur un souvenir : dans sa jeunesse, il avait vendu à l’émir Nourreddin sa recette de feu liquide dont on s’était servi en Alger dans un combat. […] [I]l était lui aussi auteur et complice d’outrages infligés à la misérable chair de l’homme […] » (OAN, p. 372). Comme le reconnaît le prieur « sur le ton  de  quelqu’un  qui  s’oblige  à  un possible aveu, [n]ous sommes tous mêlés au mal » (OAN, p. 267). La grandeur de tout homme résidera donc dans le formidable investissement qu’il est prêt à consentir pour résister à la tentation du mal.

[29] Marguerite Yourcenar. Les Yeux bien ouverts : entretien avec Matthieu Galey. op. cit., p. 160. En ce sens, malgré la distance historique, Zénon nous parle comme à un contemporain car « [l]a sensibilité morale contemporaine est, en effet, marquée par la reconnaissance des promesses d’humanité inhérentes à tout visage de l’Autre homme, quelles que soient ses singularités, parce que le regard éthique [consiste] précisément à voir dans  l’Autre particulier la trace de l’universel », Jean-Jacques Wunenburger. « Éthique et esthétique du corps différent ». (sous la direction de) Gilles Boëtsch et al. Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé. op. cit., p. 148.

[30] Anne-Yvonne Julien.  L’Œuvre  au  noir de Marguerite Yourcenar. Paris: Gallimard, 1993, p. 44.

[31] « Henri-Maximilien sert de repoussoir à Zénon qui aurait pu suivre la même voie : doué d’une même substance que son alter ego, il s’en différencie par son refus d’appartenir à un groupe, à un ordre communautaire qui s’imposerait à sa volonté individuelle », écrit Catherine Golieth dans « L’écriture de l’ego dans L’Œuvre au noir ». L’Écriture du moi dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Actes du colloque de Bogota, 5-7 septembre 2001. Clermont-Ferrand : SIEY 2004, p. 182.

[32] Edith Marcq. « De D’après Dürer à L’Œuvre au noir ». Marguerite Yourcenar : Écriture, Réécriture, traduction. Actes du colloque international de Tours, Tours : SIEY, 2000, p. 241.

[33] Michel Tournier. Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967),  Paris: Gallimard, 2008. Cf. notamment le chapitre V.  

[34] Arturo Delgado, « L’universel et l’intemporel dans L’Œuvre au noir », in, L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Actes du colloque de Tenerife, vol. 2, novembre, 1993, Tours : SIEY, 1995, p. 255.

[35] « Vouloir faire une histoire de sa vie c’est vouloir accéder à l’historicité, c’est-à-dire à la construction personnelle de sens […] » soutiennent Gaston Pineau et Jean-Louis Le Grand, dans Les Histoires de vie (Paris: PUF, 1993, p. 77). Zénon se crée, de toutes pièces, une nouvelle biographie. En tirant du néant ce fantôme, il produit un écran de fumée qui lui permet de se soustraire à l’historicisation conformément  aux canons officiels, imposée par le pouvoir, tout en préservant – dans les limites concédées par cet artifice – son être.

[36] Véronique Bartoli. « Figures de la marginalité (II)». L’École des lettres II, no 4, 1987-1988, p. 11.

[37] André Lalande. Vocabulaire technique et critique de la philosophie (Paris: Alcan, 1926).Paris, Presses Universitaires Françaises, 2006, p. 1170.

[38] Ibid., p.1173.

[39] Véronique Bartoli. « Figures de la marginalité (III) ». L’École des lettres II, no  5, 1987-1988, p. 10.

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Résumé

En assignant à son « dialogue des cultures » comme finalités la validation d’un modèle culturel singulier et son intégration dans le champ de la production universelle de sens, Senghor jette les bases objectives et subjectives d’un dialogue essentiellement herméneutique qui, tout en transgressant les limites structurelles de l’espace et du temps, n’en conserve pas moins sa dimension interactive. En réalité, le chantre de la Négritude semble donner raison à Gadamer qui dans son ouvrage Vérité et méthode considère que dans la mesure où il n’y a pas d’étrangeté absolue entre des protagonistes issus de cultures différentes, comprendre l’autre revient toujours à franchir la distance qui nous sépare de lui. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle toute velléité de repli identitaire s’apparente dans ce contexte à une incantation monologique. L’urgence de l’heure consisterait plutôt à tracer les contours d’une fusion des horizons culturels, gage d’ouverture sur l’infinitude de sens des discours respectifs sur le monde.  D’où le caractère fondamentalement existential de tout dialogue authentique qui relève par conséquent à la fois du culturel et de l’herméneutique.

Mots-clés : Dialogue, herméneutique, interculturel, fusion, horizons de sens, vouloir dire, infinitude…

 

 

Introduction

A l’opposé du dialogue classique entre interlocuteurs où la poursuite de l’échange présuppose une forme de réciprocité réactive ou la mise en présence d’un texte et de son interprète ou de son traducteur, le dialogue des cultures se déroule dans un au-delà des contraintes spatiales et temporelles liées au jeu question-réponse dans sa configuration habituelle. En effet, dans la perspective d’une intégration de l’identité particulière d’une culture qui se veut singulière dans le réseau sémantique universel de production de sens, le dialogue prend les allures d’une quête de validation de sa propre vision du monde par les instances de consécration de la production universelle de sens. De ce point de vue, l’on ne peut parler d’échange effectif, car il s’agit plutôt de la mise en perspective d’un espace de convergence où s’opère une universalisation des visions particulières. La finalité de l’échange consiste alors à rechercher et à trouver dans les discours émis par d’autres et parfois pour d’autres les termes de référence d’une entente sur le fond, car exister dans un contexte de négativité, voire de marginalisation, c’est faire coïncider sa voix avec celle émise dans les lieux de production de la pertinence sémantique planétaire. Dans un texte intitulé De la poésie française à la poésie francophone ou apports des Nègres à la poésie francophone [2]Senghor parle « des fécondations réciproques » [3]comme modalités du dialogue allant jusqu’à évoquer les « violences que les Nègres de langue anglaise font subir à la langue de Shakespeare. » [4]

          Cette confrontation du discours négro-africain spécifique avec le champ sémantique universel, que la terminologie de l’herméneutique philosophique, comme modalité de compréhension et d’interprétation de tout discours, dénommerait la mise en perspective des horizons de sens respectifs qui vise un accès à l’espace de production de sens universel exprime de manière indéniable un désir incompressible d’exister comme maillon majeur de la chaîne ininterrompue de transmission du  legs culturel du genre humain et non plus comme une forme d’apparition a-historique d’une identité singulière, coupé du reste du monde. Dans ce contexte, le dialogue herméneutique, dans sa configuration qui fait du jeu question-réponse un mode opératoire de la compréhension de l’autre, se décline chez Senghor en termes d’appropriations de modes d’expression éprouvés dans un ailleurs plus ou moins lointain de reformulations sémantico-lexicales d’œuvres majeures du génie humain et de déstructuration d’édifices linguistiques qui ont fait la preuve de leur résistance à l’usure du temps. Tour de force qu’ont réussi bon nombre d’auteurs africains dont le plus déroutant et le plus créatif n’est autre que l’auteur ivoirien Ahmadou Kourouma. Au-delà donc de la quête de validation d’hypothèses qui soient en mesure de fonder le caractère transnational de l’identité culturelle négro-africaine, il s’agit d’adopter une posture de sujet autonome et non d’objet amorphe de sa propre histoire dans la perspective de la configuration d’un  mode d’être dans le monde résolument ouvert sur le grand  large, car il est question « en un mot, non plus d’être un consommateur, mais un producteur de civilisation : la seule façon, en définitive, qu’il y eût d’être »[5], comme le martèle avec force Senghor, car son leitmotiv  réside dans la conviction qui veut que pour dialoguer, il faut commencer par exister, et exister c’est s’enraciner dans les valeurs esthétiques et éthiques singulières de son terroir. Mais dans un monde de plus en plus globalisé, le repli identitaire s’apparente à un combat perdu d’avance du fait simplement de la disproportion qui prévaut entre les forces en présence.  Mais n’est-ce pas là la seule manière de continuer à exister contre vents et marées ? Ou ne s’agirait-il pas plutôt de dégager des espaces de convergence entre intimité et étrangeté, l’ici et l’ailleurs pour mettre en œuvre une entente fondée sur la réciprocité et l’équité ? La philosophie herméneutique qui trouve sa concrétisation dans la fusion des horizons et le dialogue des cultures qui a pour mode opératoire le métissage culturel semblent de fait en mesure de se rejoindre dans un au-delà d’une confrontation sans concessions.

 

1.   Dialogue des cultures et affirmation identitaire

 

          Pour le dialogue des cultures, il ne peut être question d’attendre le signal de l’autre, dans un sens ou dans un autre, pour enclencher une conversation au-delà des contingences liées à la distance historique, linguistique et idéologique et nonobstant le mépris culturel auquel peut se heurter cet esprit d’ouverture à toute épreuve. Cette conception du dialogue qui fait de la transgression une manière d’être dans l’univers, permet alors au  Négro-africain d’accéder à l’infinitude de sens d’un horizon  aux couleurs arc-en-ciel. Cependant le statut de producteur de civilisation que Senghor appelle de ses vœux ne s’acquiert que dans la confrontation avec divers modèles de pensée qui eux-mêmes sont logés dans des horizons de sens qui dépassent les limites des aires de civilisation. Car il ne s’agit pas simplement de produire pour soi, ce qui pourrait être considéré comme une forme d’incantation identitaire, il est plutôt question de tenir compte des règles basiques du « marketing commercial » et même de l’étude de marché pour se conformer aux référents immatériels du groupe cible, c’est-à-dire du protagoniste du dialogue qui se noue. A partir du moment où l’on conquiert la certitude de ne pas être seul au monde, l’on n’a d’autre choix que celui qui consiste à réitérer sa disponibilité à aller à la rencontre de l’autre, ce qui suppose que l’on se départisse  de toute forme d’arrogance, en acceptant, comme le suggère Gadamer, que l’autre puisse avoir raison, et que l’on prenne conscience du fait que l’aventure peut déboucher sur une impasse et parfois même sur un clash. Le dialogue apparaît dans ce contexte comme une promesse de libération d’énergies créatrices et de conquête d’univers nouveaux, du fait principalement de son aptitude à ouvrir sur l’incommensurable espace de confluences qu’est l’instance de la fusion des horizons.

De ce point de vue, la finalité du dialogue dont il est question ici ne réside pas simplement dans la réitération incantatoire de la formule de l’appartenance au réseau sémantique universel, elle se confond quelque part avec un élargissement de son propre champ de visibilité culturelle et historique et par conséquent avec un enrichissement du faisceau référentiel dans sa globalité. Ce qui de toute évidence confère à l’échange une dimension existentiale qui le déleste de sa fonction strictement instrumentale et en fait un processus ininterrompu de conquête d’un horizon de sens transculturel que l’on ne parvient jamais à circonscrire du fait de son infinitude.  Cette aspiration au plus être,[6]   comme l’affirme Senghor, ne se conçoit cependant pas en terme de lutte à mort, c’est-à-dire d’une victoire de l’un des protagonistes sur l’autre, elle a plutôt pour dessein ultime de rendre possible l’inter- fécondation entre les champs de visibilité culturelle constitutifs de la mosaïque du genre humain.  Comme le stipule Gadamer, il n’est pas question de se dissoudre dans l’univers de sens de l’autre ou de renoncer au sien propre. C’est la raison pour laquelle ni la « distance » linguistique, historique ou rhétorique ne représentent des obstacles infranchissables face à l’obsession dialogique du négro-africain, dans la mesure où elle a pour espace de déploiement la planète entière, à la conquête de l’Esprit Universel. Ou comme l’affirme Senghor en prenant à témoin le style du poète Léon Gontran Damas :

On l’aura remarqué Damas n’a pas hésité à prendre son bien là où il était ; jusque dans la langue anglaise. C’est cela qui explique, plus que l’intention d’exotisme, la prédilection de nos poètes pour les mots transférés, tels quels, des langues négro-africaines, du malgache ou du patois « créole. On aura également remarqué avec l’assonance et l’allitération, que nous sommes rentrés depuis quelques minutes, dans le rythme nègre, qui s’est propagé, pour l’animer au sens étymologique du mot, à toute la Planète Terre, jusqu'à ses extrémités mongoliques.[7]  

 

Pour illustrer donc ses propos, Senghor évoque une modalité stylistique du dialogue des cultures et en arrive par conséquent à considérer que des techniques d’écriture que sont l’assonance et l’allitération comme des modes d’expression caractéristiques du Nègre sont parvenues à s’extirper de leur « provincialité » pour s’acclimater sur les terres lointaines de la Mongolie. Ainsi donc s’opère une des prouesses du dialogue herméneutique, la victoire sur la distance spatio-culturelle au-delà de toute espérance. En s’adressant ainsi au Mongol, il réussit le tour de force de se rapprocher d’un interlocuteur aux antipodes de son environnement immédiat tant au plan de la civilisation qu’à celui de la langue tout simplement, sans toutefois sacrifier la finalité de l’entente langagière sur l’autel d’un formalisme nécessairement réducteur. Faire de l’univers de la production de sens de la planète entière notre champ de mise en œuvre de la dimension productive de l’intersubjectivité dialogique, telle semble être l’ambition pour le moins démesurée du chantre de la Négritude. Le monde comme village planétaire prend alors tout son sens dans un tel contexte de réduction des distances et des différences par la simple magie du jeu question/réponse, selon le bon vieux précepte socratique. De ce point de vue, l’entente langagière englobe dans un élan énergique de significations aussi bien la validation d’un modèle culturel que la reconnaissance par l’autre de la pertinence d’une vision particulière du monde. Si donc la compréhension de l’autre passe par le franchissement de la multitude de distances qui nous sépare de lui, elle ne constitue qu’une étape dans le long processus de convergence qui s’apparente à un saut d’obstacles.

 

2. Des conditions objectives et subjectives de l’entente herméneutique

 

Il s’agit donc en réalité, dans le dialogue des cultures tout comme dans le processus du comprendre herméneutique, de transformer la distance linguistique en une esthétique productive qui, tout en intégrant l’identité singulière négro-africaine, n’en assure pas moins une jonction organique avec l’espace dialogique universel. Ainsi la déconstruction sémantico- idéologique de la langue littéraire classique structure le cadre global du dialogue des cultures qui dès lors participe de la configuration d’une signification commune à tous. Tout comme l’obstacle linguistique, la distance historique aussi s’avère être un modus operandi du dialogue des cultures, dans le sens d’une transgression de la chronologie dans le temps des faits de culture. En effet, dans son texte intitulé Grèce Antique et Négritude, Senghor, s’appuyant sur l’oeuvre de Frobenius Histoire de la Civilisation africaine et sur l’ouvrage d’Alain Bourgeois La Grèce Antique devant la Négritude, Senghor établit la jonction entre la Négritude et la Civilisation gréco-latine dans un au-delà des contingences liées à la chronologie historique. Si l’on considère que le dialogue des cultures dans la perspective de la Négritude a pour finalité non équivoque la quête de la validation d’une vision particulière du monde par une instance de consécration supposée relever d’une culture majeure, l’on constatera du même coup avec Senghor que:

En vérité, il s’agit essentiellement de l’idée que les Grecs se faisaient des Ethiopiens, c’est-à-dire des Nègres, et de leur Civilisation. On devine l’importance que revêt leur jugement, puisque la langue et la civilisation grecques ont dominé la Méditerranée pendant quelque dix siècles, du moins sa partie orientale, qui fut la matrice de la civilisation appelée aujourd’hui « occidentale » ou « chrétienne».[8]

 

Ainsi donc l’entente, qu’elle soit langagière ou culturelle, trouve nécessairement sa concrétisation dans un au-delà de ce qui est en jeu dans l’échange dialogique. Il ne s’agit donc point de s’accrocher à un fétichisme formaliste qui tente de perpétuer le rituel socratique du jeu question-réponse même s’il ne fait l’ombre d’un doute que seule la question  pertinente est en mesure de restituer à une conversation menacée de tomber dans une impasse vigueur et créativité. Il y est question plutôt de la pérennisation d’une dimension fondamentale de la coexistence interhumaine et interculturelle, c’est-à-dire cette aptitude à briser les cloisons latentes ou manifestes de la différence et de l’indifférence, en instaurant une posture qui exclut toute forme d’arrogance.  De ce point de vue, la monologisation du comportement humain mise en exergue par Gadamer dans son texte intitulé De l’incapacité au dialogue se retrouve aussi dans toutes les manifestations du mépris culturel qui sous-tend les relations de domination entre le centre et la périphérie, entre colonisé et colonisateur d’hier. Dans un contexte de négation tenace d’une identité culturelle singulière, la tentation du repli dans le cocon maternel s’impose comme l’unique voie de salut et s’apparente sous bien de ses aspects à l’isolement de l’individu dans les sociétés modernes.  Nous sommes en face d’un parallélisme des formes qui, dans ses deux extrêmes, traduit un refus de l’altérité de l’autre, et illustre l’immensité du fossé qui subsiste entre frilosité des uns et arrogance des autres. Mais dans un univers définitivement décloisonné, où l’étanchéité supposée des frontières parvient péniblement à arrêter le flux des hommes et des idées et où exister ne peut plus se résumer à une incantation identitaire dans un réduit  « robinsonien »,  mais à un arrimage au réseau universel de la production de sens, la quête de reconnaissance dans un dialogue subi ou sollicité reste le seul gage de pérennité  et de résistance à l’érosion  du substrat  identitaire d’une aire culturelle, quelle qu’elle soit d’ailleurs. Sous ce rapport, la distance historique elle aussi apparaît comme une instance d’élucidation herméneutique dans la perspective de la configuration d’espaces de convergence par le biais de l’exercice dialogique même dans sa dérive unilatérale,  telle qu’elle fut pratiquée par Senghor et  bon nombre de générations d’intellectuels africains. Donc même dans sa forme monologique, la quête de validation sémantico-culturelle tente d’imposer le dialogue à toutes les instances de consécration de ce qu’il est convenu d’appeler les modèles dominants de la pensée universelle. C’est en cela que réside le caractère syllogique de l’assertion senghorienne qui affirme que si les Grecs ont dominé la Méditerranée et si la Méditerranée est la matrice de la civilisation occidentalo-chrétienne, cette civilisation doit par conséquent être considérée comme le modèle de pensée de référence du genre humain, passage obligé pour toutes les cultures dites mineures qui aspirent à l’universalité, car comme l’affirme Gadamer , comme pour conforter Senghor dans sa conviction:

Quand une tradition écrite nous parvient, ce n’est pas seulement un phénomène isolé qui se révèle, mais c’est une humanité pensée qui nous devient présente en personne, dans sa façon générale d’appréhender le monde[9]

 

Ainsi donc, toute tradition humaine parvient au bout du compte à s’extirper de son lieu de production à partir du moment où elle est confrontée à d’autres traditions dans un dialogue  qui se perpétue dans la dynamique de la réception. D’où le caractère fondamentalement existential du dialogue des cultures qui se confond quelque part avec le destin des peuples, à partir du moment où il tente de prendre en charge leur aspiration à la visibilité, l’audibilité et par conséquent à la dignité.

 

3. De la dimension existentiale du dialogue des Cultures

 

De ce point de vue, la magie du dialogue n’ opère alors qu’à partir du moment où elle parvient à fondre l’horizon de l’autre dans le nôtre propre au point qu’il puisse sembler illusoire de vouloir dissocier a posteriori ce qui appartenait au départ à l’un ou l’autre des protagonistes de l’échange. Aussi notre interlocuteur, qu’il s’agisse d’une personne ou d’un texte, ne représente pas uniquement son individualité en soi, il reste en réalité l’incarnation d’une certaine manière l’humanité toute entière. S’il est donc question d’entente sur l’essentiel ou d’impasse comme issues possibles de la conversation, cela ne réside pas exclusivement dans un condensé plus ou moins exhaustif du processus cumulatif des questions et des réponses qui se succèdent dans le flux dialogique. Il y a depuis le tournant ontologique heideggérien du Dasein opéré dans la philosophie herméneutique une épaisseur existentiale qui fait du dialogue une fusion d’horizons de sens qui ne se laissent déterminer que par rapport à l’horizon de civilisations aux dimension qui épousent celles de l’univers tout entier, reproduisant le schéma  de l’auteur de l’être et le temps qui illustre le rapport entre l’Etant et l’Etant suprême. En partant de l’hypothèse selon laquelle il ne peut exister d’étrangeté absolue entre deux aires culturelles données et qu’il subsiste par voie de conséquence une précompréhension de la réalité autre dans un au-delà de l’espace et du temps, Senghor pose de manière effective, à travers ses textes sur le dialogue des cultures, les jalons d’une intégration de la spécificité africaine dans le champ de production universelle de sens. De ce point de vue, sa démarche s’apparente à bien des égards à celle de l’herméneutique gadamérienne de la tradition, notamment dans sa résolution du  problème de la précompréhension dans le Dasein chez Heidegger, puis dans le langage et la tradition chez Gadamer, pour qui la certitude du sens précède encore l’interrogation sur le comprendre. Si donc Senghor en arrive à trouver une proximité entre les civilisations grecque, méditerranéenne, japonaise ou normande entre autres d’une part et civilisation négro-africaine d’autre part, c’est parce qu’il s’appuie sur une vision fondamentalement interculturelle  et donc nécessairement transhistorique des modes d’être dans le monde, telle qu’elle a été définie par  Heinz Kimmerle dans son ouvrage Interkulturelle Philosophie :

L’orientation de base de la philosophie interculturelle repose  sur le même socle que la critique heideggérienne de la Métaphysique qui mesure tout Etant à l’aune d’un Etant suprême (Dieu, sujet transcendant ou Esprit absolu), le rejet par Adorno de la pensée de l’identité ou la philosophie de la différence de Levinas, Foucault, Deleuze, Liotard, Derrida, Kristeva ou Irigaray, qui face aux systèmes philosophiques globalisants se tournent vers l’Autre dont la différence n’est pas seulement comprise par rapport à leur propre  identité[10]

 

La sollicitation de l’autre par le biais du dialogue interculturel apparaît toujours non seulement comme un enrichissement de l’horizon de sens initial, mais aussi comme une forme de révolte contre les systèmes de pensée dominants dont il s’agit de montrer les limites. Cette entreprise de transgression du provincialisme philosophique est le moyen le plus approprié pour clouer au pilori l’arrogance des systèmes clos, leur suffisance et leur mépris à l’endroit de tout ce qui est différent. Aussi pour renouveler une pensée occidentale qui se sclérose à force de tourner en rond sur elle-même, il est de plus en plus question de s’ouvrir au souffle vivifiant de l’ailleurs lointain. Autant l’intellectuel africain appelle de ses vœux le dialogue des cultures pour assouvir son désir de validation et de reconnaissance de sa vision particulière du monde, autant la pensée occidentale manifeste un besoin vital de se connecter au réseau sémantique dit exotique pour briser le carcan devenu étroit de la pensée unique et de l’incantation monologique, qui à force de garder les yeux rivés sur le nombril finissent par se convaincre d’être seules au monde.  Dans la mesure où l’ailleurs véhicule toujours la promesse d’une multiplicité d’univers qui chacun en ce qui le concerne contribue à l’enrichissement de notre horizon de sens et confère dans une fécondation réciproque entre contenant et contenu une certaine pertinence à un horizon universel dans un au-delà des cercles singuliers.  C’est la raison pour laquelle, il ne fait l’ombre d’un doute que le dialogue des cultures est au cœur de la volonté incompressible d’exister des peuples d’Afrique et qu’il acquiert de ce fait une dimension fondamentalement existentiale. Et comme le suggère Gadamer, le dialogue ne se construit pas dans la mise en œuvre d’un ensemble de préceptes méthodologiques, il se réalise dans la confrontation d’horizons de sens divers qui, in fine, aspirent à une fusion de leurs singularités respectives dans une infinitude à la mesure du génie humain.   

 

4. Herméneutique dialogique et universalité

 

C’est la raison pour laquelle, l’éclatement de l’Univers en plusieurs entités monadologiques dans un contexte de résistance à la globalisation ne peut remettre en cause l’unité intrinsèque de la culture humaine sur la base du déjà là du comprendre herméneutique. Ainsi donc l’étrangeté d’une culture, c’est-à-dire sa distance linguistique, historique ou rhétorique ne peut sous aucun rapport déboucher sur une impasse dialogique dans la mesure où la quête d’espaces de convergence réconcilie quelque part cette même étrangeté avec l’intimité dans une perspective de dialogue entre singularité identitaire et civilisation de l’Universel. Ainsi donc l’horizon de sens qui résulte de la fusion des tracés de sens singuliers transcende celui des interlocuteurs en situation et érige le dialogue au rang d’élévation vers l’universalité. C’est pour cette raison que le concept de dialogue des cultures mis en œuvre par Senghor recoupe, dans ses préoccupations fondamentales, les motivations de l’herméneutique philosophique, notamment dans sa phase de fusion des horizons et dans celle de l’entente langagière, et c’est la raison pour laquelle son accomplissement relève toujours de l’ordre du métalangage.

Toutefois cette aspiration à la transcendance du comprendre herméneutique ne vide-t-elle pas les faits de culture de leur ancrage historique, c’est-à-dire de leur contextualité spatio-temporelle, dans la mesure où toute transgression obéit en définitive à une logique de sélection d’un matériau compatible avec la finalité qu’on assigne à son projet de Civilisation. Quid alors de la prise en compte de la chronologie historique des événements et de leur distribution géographique. Au nom de la quête de validation du projet culturel négro-africain, le désir d’aller à la rencontre de l’autre prend le dessus sur les impératifs de la rigueur méthodologique du dialogue conventionnel. Mais que vaut la méthode, si elle ne nous permet pas d’atteindre les objectifs que nous nous fixons ? Et même le refus du dialogue de la part de l’interlocuteur sollicité ne peut en aucune manière réfréner l’ardent désir de poursuivre l’acte dialogique posé. Dialoguer ou périr, tel semble être le leitmotiv des tenants de cette conversation à bâtons rompus entre les cultures. Et dans ce combat pour l’accès à l’instance de production de sens universel, Senghor a reçu un appui de taille avec Souleymane Niang qui, dans un article intitulé Négritude et Mathématique publié dans la Revue Présence Africaine affirme entre autre :

Après l’émotion, je retiendrai les vertus du dialogue comme valeurs nègres… Tout se passe comme si le donné sensoriel brut était source inépuisable d’ondes chargées de messages et ébranlant continûment l’appareil émotif du nègre. Et de l’interprétation de ces messages, fonction de la densité émotionnelle ressentie, s’amorce inévitablement un dialogue. Ce dialogue est d’abord intérieur, entre l’être et l’objet ; ce dernier par un étrange phénomène, se réfléchit dans l’être et s’y développe…  Alors par une sorte d’alchimie particulière, le dialogue se transmue et s’extériorise et donne naissance à ce besoin irrésistible de communication avec l’espace environnant, à un désir tenace d’expliquer et de s’expliquer, à une forte envie de comprendre pour se faire comprendre, à une volonté affirmée d’entendre toute voix et d’écouter toute chose. Il en résulte cette longue et belle patience du négro-africain, qui n’est ni faiblesse, ni résignation, mais fille vertueuse du dialogue. [11]

 

En d’autres termes, je dialogue, donc je suis. Par conséquent, le dialogue n’est pas simplement un instrument dont on se sert pour entrer en contact avec l’autre dans les limites d’une convivialité de circonstances, il est consubstantiel à l’âme nègre et reste de ce point de vue une dimension irréductible de son identité singulière. Et en établissant un lien indissoluble entre émotion et communication, Niang conforte Senghor dans sa conviction selon laquelle il ne peut subsister d’obstacle infranchissable au désir du Négro-Africain de communier avec son alter ego au-delà des époques et des océans et d’ériger le dialogue en mode d’être dans le monde. Ex-istere aurait dit Heidegger, ce qui signifie se projeter dans le monde pour en dévoiler l’être. Sur ce point, Niang et Senghor rejoignent Gadamer avec son tournant existential de l’herméneutique philosophique qui, sans tomber dans un sensualisme à fleur de peau, considère le dialogue non pas simplement comme la mise en œuvre d’une méthode dont on veut éprouver l’efficience, mais comme un modus operandi de « l’exister » et reste de ce point de vue une quête de vérité.

En réalité, il est question d’un exercice de transgression périlleux, au regard des distances incalculables qu’il faille parfois franchir dans l’espace et dans le temps, pour nouer l’échange qui va nous permettre de nous extraire de la solitude du cloisonnement. En effet, que d’océans à franchir, que de monts et collines à enjamber, entre la Mongolie et le Sahel ! Mais n’est-ce pas là le prix à payer pour se connecter au réseau sémantique universel. Il reste  toutefois entendu que  l’unanimité autour de  la pertinence de cette démarche ne peut aller de soi pour  plusieurs  générations d’intellectuels africains pour qui cette substantialisation de l’exercice dialogique prend les allures d’un exhibitionnisme de mauvais goût à usage externe qui laisse l’âme du nègre flotter dans les brumes de l’a-temporalité. Ce même déficit d’ancrage dans la réalité historique a été aussi reproché à l’herméneutique philosophique gadamérienne qui, pour sa part, s’est évertuée à loger son entente langagière, comme aboutissement du dialogue, dans un au-delà des contingences historiques. Mais n’est-ce pas là le risque qu’il fallait prendre pour accéder à l’instance de consécration universelle de la production de sens et pour rendre son discours sur le monde audible. Par voie de conséquence, l’entente qui se réalise au terme de la confrontation des horizons de sens s’appuie sur un langage commun qui se forge au fil du jeu question/réponse et qui alors reflète une diversité assumée.

 

5. Dialogue herméneutique et renouveau culturel

 

Mais si Hountoundji en arrive à considérer cette posture du dialogue vaille que vaille comme relevant de la virtualité exhibitionniste, c’est parce qu’il reste convaincu de son caractère fondamentalement culturaliste à usage externe. En effet fait-il remarquer :

Car l’Europe n’a jamais attendu de nous autre chose sur le plan culturel, que de lui offrir nos civilisations en spectacle, et de nous allier dans un dialogue fictif avec elle, par-dessus les épaules de nos peuples. C’est à cette aliénation que l’on nous convie chaque fois qu’on nous invite à faire œuvre d’africanistes, sous prétexte de préserver notre authenticité culturelle. On oublie trop facilement que l’africanisme a été aussi inventé par l’Europe et que les « sciences » ethnographiques sont partie intégrante du patriotisme culturel de l’occident ne formant, somme toute, qu’un épisode passager dans la tradition théorique des peuples occidentaux[12].

 

Cette critique acerbe de la posture dialogique à tout prix renvoie en réalité à un débat récurrent entre Négritude et Modernité où les tenants du premier reprochent aux seconds de renoncer à leur identité singulière, au nom d’une certaine idée de la modernité ; et les seconds de reprocher aux premiers de se livrer à l’exhibitionnisme, pour répondre aux attentes de consommateurs d’art et de civilisation en mal d’exotisme. Même si l’universalité à laquelle aspire le dialogue des cultures peut sembler sous bien de ses aspects relever de la naïveté feinte ou de l’utopie, elle reste consubstantielle à cette volonté inextinguible d’exister envers et contre tout. Et par voie de conséquence, le dialogue, qu’il soit herméneutique, culturel ou philosophique n’offre-t-il pas aux civilisations l’opportunité de se renouveler et ainsi donc de se régénérer afin de résister à l’usure du temps et aux agressions de toute nature dans un environnement où aucune position n’est définitivement acquise. L’ouverture sur le monde n’est-elle pas alors sous ce rapport l’antidote la plus sûre contre l’immobilisme sclérosant et la tentation du repli identitaire. Comme l’affirme Ricoeur dans son ouvrage Histoire et Vérité :

Une culture s’écroule dès qu’elle ne se renouvelle et ne se recrée plus ; un romancier, un penseur, un sage, un prêtre doit se charger de relancer la culture afin de pouvoir la remettre en jeu dans une nouvelle aventure et dans un risque total. L’acte créatif se dérobe à toute prévision, toute planification et toute décision d’un parti ou d’un état. L’artiste que nous voulons appeler ici comme témoin de la création culturelle, n’exprime alors seulement son peuple que lorsque personne ne le commet à cette tâche.[13] 

 

« Remettre la culture en jeu dans une nouvelle aventure » équivaut à s’engager résolument dans la voie de la rencontre avec l’autre qui, à travers l’itinéraire qu’elle emprunte et l’issue qui la clôt ou pas, s’apparente à un exercice dont le parcours ne peut être circonscrit a priori. Et le risque encouru réside dans le fait que le dialogue qui s’enclenche peut déboucher sur une impasse insurmontable ou alors transformer totalement les protagonistes au point qu’ils ne parviennent pas à se reconnaître tant la métamorphose qui s’opère au terme de la confrontation modifie fondamentalement leurs visions du monde respectives.  C’est là  cependant un acte de liberté que de choisir de prendre le risque de s’engager dans l’aventure à l’issue hypothétique ou de se cloîtrer dans le confort douillet du cocon maternel. Le dialogue herméneutique pourrait, dans un tel contexte tout à fait indéfinissable, se targuer de colporter des vertus énergisantes auxquelles rien ne peut résister, car l’horizon de sens qui résulte de la fusion de ceux en jeu dans la phase préliminaire de la conversation possède des propriétés tout à fait novatrices, en termes d’élargissement des champs de visibilité respectifs et de transgression des limites de son individualité initiale.

 

6. Du dialogue des cultures comme instance de la critique historique

 

De ce point de vue, l’instauration du dialogue prend tout à fait les allures d’une cure de jouvence, d’une quête des forces vitales seules à même d’insuffler la créativité perdue à une aire de civilisation engluée dans les impasses liées à l’histoire particulière des peuples. Pour le cas de l’Afrique, on peut évoquer, au risque de faire preuve peut-être d’un certain goût pour l’auto-flagellation, l’esclavage, la colonisation ou les multiples foyers de désastre qui jalonnent encore aujourd’hui le destin chaotique du continent. Mais le détournement d’objectif dont se sont rendus coupables nombre d’africanistes qui, sous le prétexte de contribuer à l’émancipation du continent, se livrent en réalité à une autocélébration d’une culture dominante, ne doit pas nous faire perdre de vue la nécessité impérieuse de nous mêler au dialogue permanent qui se noue entre les peuples. Que d’autres continuent à le mener en notre nom devrait plutôt nous inciter à plus de hardiesse dans la prise de parole qui n’incombe à personne d’autre qu’à nous-mêmes. La nature ayant fondamentalement horreur du vide, il s’agit de prendre l’initiative du dialogue, faute de quoi d’autres se feront le devoir de s’exprimer à notre place, et ceci en mettant en avant leurs propres préoccupations esthétiques, éthiques et économiques. Ce dialogue que nous appelons de nos vœux ne doit pas se limiter  à un inventaire plus ou moins exhaustif de nos valeurs de culture dans une perspective résolument exhibitionniste, il doit s’accomplir dans une dynamique véritablement critique, dans laquelle notre propre culture se verra confrontée à d’autres cultures, notre horizon de sens à d’autres, tout en n’excluant pas d’avoir tort,  de renoncer à un certain nombre de certitudes qui structurent notre vision du monde, d’accepter que l’autre ait pu avoir raison sur nous, de tirer des leçons de notre face-à-face pour aller de l’avant. Bref, il s’agit de se rendre à l’évidence que nous ne sommes peut-être pas les meilleurs, mais aussi pas les pires et, par ce biais, il est question de nous convaincre que le dialogue des cultures s’impose à nous comme dimension existentiale du mode d’être dans le monde de l’homme d’aujourd’hui et nul ne peut y échapper. Plus particulièrement ceux qui pour diffuser leur production de sens à une échelle significative ont recours à une langue autre que la leur. De quelle autonomie d’esprit peut-on se prévaloir si l’on doit passer par l’idiome de l’autre pour exister culturellement, philosophiquement et même économiquement. Et le concept de village planétaire prend ici tout son sens, lorsque l’on sait qu’il est illusoire d’exister sans échanger ou de faire sereinement le tri entre ce que l’on doit conserver ou ce que l’on finit par rejeter au cœur du flot interminable des informations  non sollicitées qui nous assaillent comme a pu le penser Senghor en d’autres circonstances et à une autre époque. Ou encore à quel moment et dans quelles circonstances faut-il s’enraciner et dans quelles autres s’agit-il de s’ouvrir ? Ou tout ceci ne relèverait-il pas d’une posture métaphysique, sans prise sur le réel ?

Rejoignant ainsi Gadamer (avec son entente langagière comme issue du dialogue herméneutique), Senghor réussit la prouesse d’évacuer l’esprit critique du processus de la conversation. Nous sommes chez l’un comme chez l’autre dans un univers aseptisé où tout semble suivre tranquillement son cours dans le meilleur des mondes possibles. Et ce n’est donc pas un hasard si l’image du Nègre proposée par Senghor comme être essentiellement a-historique a dû subir des critiques acerbes de la part de plusieurs générations de philosophes africains parmi lesquels Stanislas Adotévi qui sans concessions cloue la théorie senghorienne au pilori dans son ouvrage célèbre Négritudes et négrologues en ces termes :

    Mais la colonisation et le christianisme ? Mais la traite et son terrible traumatisme ? Mais le cauchemar de nos indépendances reprises ? Et puis enfin, tout ce qu’implique aujourd’hui le renouvellement des forces productives, le théoricien qu’il se veut, ignorerait-il les horribles grimace qu’ils font dans le ciel de nos rêves et de nos désirs. L’attitude intellectuellement irrecevable de cette école fait dévier sciemment et dangereusement à des fins réactionnaires de sujétion à l’étranger le mouvement originel de la négritude… Ensuite parce que la thèse fixiste qui la [la fraternité abstraite des nègres] soutient est non seulement antiscientifique mais procède de la fantaisie. Elle suppose une essence rigide du nègre que le temps n’atteint pas. A cette permanence s’ajoute une spécificité que ni les déterminations sociologiques ni les variations historiques ni les réalités géographiques ne confirment. Elle fait des nègres des êtres semblables partout et dans le temps.

 

Toute interprétation qui ne s’enracine pas dans la trajectoire souvent chaotique de l’histoire reste avant tout une construction abstraite qui alors privilégie l’entente sur la confrontation des horizons de sens. La même critique vaut d’ailleurs pour le dialogue herméneutique gadamérien qui pour sa part sacrifie le caractère parfois conflictuel de la conversation sur l’autel de l’impératif de l’entente langagière. Il est vrai cependant que l’interprétation comme mode opératoire du dialogue herméneutique ou de celui des cultures reste essentiellement un exercice de reconstruction qui bien que se fondant sur le matériau historique dans toute sa facticité tente de tirer à partir des combinaisons parfois abstraites des conclusions qui, elles, obéissent à des considérations d’ordre purement idéologique. Mais alors si le monologue n’est soutenable que pour ceux qui croient pouvoir faire l’impasse sur la contribution de l’autre dans la configuration de leur propre horizon de sens, que dire alors de cette obsession qui pousse le Négro-Africain à nouer le dialogue virtuel avec un interlocuteur qui le plus souvent n’exprime d’aucune manière son désir de rencontre, s’il ne va pas parfois jusqu’à  refuser toute forme de sollicitation allant dans ce sens? Ce constat nous pousse à réitérer la dimension existentiale du dialogue, qui, plus qu’une méthode, reste avant tout un mode d’être dans le monde et donc simplement une certaine conception de la fraternité humaine.

 

Conclusion

 

Dans un tel contexte dynamique, la critique par Hountoundji de l’ethnophilosophie illustre si besoin en est que la transgression spatio-temporelle participe en réalité d’une stratégie de prise de parole dans un débat où l’on n’est forcément pas le bienvenu. Par voie de conséquence, l’incapacité au dialogue ne se situe pas au même niveau que le refus du dialogue qui, lui, relève d’un choix stratégique du mépris culturel qui structure la vision occidentale du monde. La posture du philosophe béninois aura toutefois le mérite de démontrer que celui qui sollicite le dialogue doit nécessairement faire preuve de plus de patience que celui pour qui l’exercice relève plus de la corvée ou, mieux, de « l’expédition des affaires courantes » sans passion et dans l’indifférence. Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, ni l’un ni l’autre ne sortiront indemnes de l’opération du simple fait que même s’il s’agit d’un texte, c’est-à-dire un objet figé, la métamorphose qui s’opère ne va laisser aucun des protagonistes tel qu’il était à l’entame de l’échange. Alors un texte qui passe sous les fourches caudines de l’interprète ou du traducteur ne sera plus le même au terme de l’exercice.

Pour user et peut-être abuser de l’expressivité anthropomorphique, l’on pourrait affirmer qu’il entame « une nouvelle carrière » dans le vaste horizon de l’infinitude du sens. Ne serait-ce que du point de vue de l’enrichissement des faisceaux référentiels respectifs, mais aussi plus fondamentalement de celle de la manière de voir le monde, rien ne sera plus comme avant. Celui qui sort indemne de l’exercice dialogique doit bien se dire qu’il n’a pas dû mener un dialogue sincère et qu’au mieux il était dans la simulation et qu’au pire il évoluait dans les brumes d’un rêve éveillé. Dans la mesure où l’espace dialogique se situe dans un au-delà de ce qui se laisse dire dans l’échange, la conversation débouche nécessairement sur une réalité autre que celle à laquelle on s’attendait. Cependant l’impératif catégorique consiste à ne pas céder aux sirènes d’un passéisme inopérant qui considère que l’avoir-été reste l’unique instance de validation de tout tracé de sens. Et Njoh-Mouelle de nous mettre en garde contre cette forme d’immobilisme en ces termes :

Par contre, en Afrique aujourd’hui, la tâche de la philosophie ne saurait consister à aller chercher dans le passé des visions du monde qui ont cessé de vivre. Le philosophe qui tient office de conservateur de musée est un pseudo-philosophe, inutile à la société. Car la philosophie par essence est un acte réflexif par lequel on prend ses distances, on se détache des déterminations singulières et engluantes pour créer perpétuellement du nouveau. L’interrogation philosophique angoissée est une interrogation qui doit viser à ouvrir des voies nouvelles.[15]

 

Mieux encore, il s’agit de ne pas quitter du regard les zones de clair-obscur qui rechignent à dévoiler le sens dont elles sont porteuses. Ce processus fusionnel toujours en devenir constitue en réalité la modalité véritable du dialogue herméneutique, car la finalité ultime de l’échange en cours consiste à explorer l’infinitude de sens de l’horizon de l’autre pour l’exposer à une confrontation sans concessions avec le nôtre. C’est pour cette raison d’ailleurs que la littérature se prête merveilleusement bien à l’expérimentation de procédés dialogiques autant au niveau de la thématique que de la stylistique dans la mesure où elle permet à l’auteur de transgresser les limites de la bienséance linguistique et de donner ainsi libre cours à la créativité combinatoire et de s’approprier des tracés de sens aux antipodes du sien. La question qui se pose dès lors c’est bien celle de la capacité de la « fictionnalisation » du dialogue herméneutique à prendre effectivement en charge cette ouverture sur l’infinitude du sens du discours auquel nous avons accès. C’est la raison pour laquelle l’aboutissement du dialogue des cultures comme celui du comprendre herméneutique représentent toujours un plus-être pour les interlocuteurs, dans la mesure où la fusion des horizons survient toujours dans un au-delà de ce qui se dit pour tenter d’épouser les contours indéfinissables du vouloir-dire. La preuve a été faite depuis des lustres dans des domaines comme la musique, la littérature, la peinture que le dialogue est en mesure d’enfanter des merveilles, pourvu que l’on daigne s’extirper de son cocon provincial.

 

 

Bibliographie

- Adotévi, Stanislas. Négritudes et négrologues, U.G.E., Paris 1972.

- Gadamer, Hans-Georg  Vérité et méthode. Paris : Editions du Seuil, 1996.

--------------------------. La philosophie herméneutique.Paris : P.U..F, 1996.

- Habermas, Jürgen. « La compréhension du sens » in Logique des sciences sociales. Paris : P.U.F., 1987.

- Jauss, Hans Robert.  Pour une herméneutique littéraire. Paris : Gallimard, 1988.

----------------------. Pour une esthétique de la réception. Paris : Gallimard, 1978. - Kimmerle, Heinz.  Introduction à la philosophie interculturelle. Hambourg : Junius-Verlag, 2002.

- Niang, Souleymane. Négritude et mathématique.  Paris : Présence Africaine, 1966.

- Njoh-Mouelle, Ebénézer. Jalons. Yaoundé : Editions Clé, 1970.

- Ricoeur, Paul. Le conflit des interprétations, Essais d’herméneutique. Paris : Editions du Seuil, 1976.

- Senghor, Léopold Sédar. Dialogue des cultures. Paris : Editions du Seuil, 1993.

-------------------------------. Hommage à Pierre Teilhard de Chardin,

-------------------------------. De la poésie française à la poésie francophone…, op.cit.

-------------------------------.Grèce antique  et Négritude, op.cit.

-------------------------------.Liberté I, Négritude et humanisme, Paris : Ed. du Seuil, 1976.


[1]Section LEA, Université Gaston Berger de Saint-Louis, Sénégal.

[2] Léopold Sédar Senghor. Le dialogue des cultures. Paris: Editions du Seuil, 1993, p. 68.

[3] Ibidem.

[4] Ibid., p.79.

[5] Léopold Sédar Senghor. Hommage à Pierre Teilhard de Chardin.  op.cit., p. 9.

[6] Idem., p. 13.

[7] Léopold Sédar Senghor. De la poésie française à la poésie francophone ou apports nègres à la poésie francophone, op.cit., p. 69.

[8] Léopold Sédar Senghor. Grèce antique et Négritude, op.cit., p. 43.

.

[9] Gadamer, Vérité et méthode, op.cit., p. 232

[10] Heinz Kimmerle. Introduction à la philosophie interculturelle. Hambourg: Junius-Verlag, 2002,  p. 11.

[11] Souleymane Niang. Négritude et mathématique. Paris: Présence africaine, 1966, p. 42.

[12] P.J. Hountoundji. Sur la philosophie africaine, Critique de l’ethnophilosophie. Paris: F.Maspero, 1977, p.

[13] Paul Ricoeur. Histoire et Vérité. Paris: Editions du Seuil, 1955,  p. 289.

[14] Stanislas Adotévi. Négritudes et négrologues. Paris: Union Générale d’Editions, 1972, pp. 44-46.

[15] Njoh-Mouelle Ebénézer. Jalons. Yaoundé : Editions Clé, 1970, pp. 86-87.

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Résumé

Une caractéristique du roman El reino d’este mundo du Cubain Alejo Carpentier est d’embrasser un espace temporel très vaste partant de l’esclavage des Noirs en Haïti à la période de l’indépendance de la première République noire.

Les quatre temps que nous y analysons entretiennent une relation dynamique dont la progression peut être comparée à celle des trois mimèsis de Platon dans sa Poétique, en ce sens que chaque séquence temporelle se déploie et se referme sur une autre séquence jusqu’à la dernière qui échappe à toutes les autres.

De manière plus précise, le temps chronologique constitue le point de départ du processus de transformation – ensuite vient le temps élastique, puis le temps circulaire – dont l’aboutissement est l’intemporalité, c’est-à-dire un monde où tous les temps s’universalisent en un temps unique, le seul à même d’appréhender ce que l’auteur nomme l’authentique permanence de l’homme.    

 

 

Introducción

La concepción carpentieriana del tiempo en la novela El reino de este mundo saca sus raíces del universo real maravilloso descubierto cuando la visita de la tierra de Haití por el novelista:

El libro que va a leerse ha sido establecido sobre una documentación extremadamente rigurosa que no solamente respeta la verdad histórica de los acontecimientos, los nombres de personajes –incluso secundarios-, de lugares y hasta de calles, sino que oculta bajo su aparente intemporalidad un minucioso cotejo de fechas y cronologías, y sin embargo, por la dramática singularidad de los acontecimientos, por la fantástica apostura de los personajes que se encontraron en determinado momento en la encrucijada mágica de la Ciudad del Cabo, todo resulta maravilloso en una historia imposible de situar en Europa, y es tan real, sin embargo, como cualquier suceso ejemplar de los consignados para pedagógica edificación, en los manuales escolares…[2]

 

De esta descripción del mundo recién descubierto, aparece una paradoja a partir de la cual se desarrolla una visión dialéctica de la temporalidad. Es decir que el tiempo cronológico tiende, mediante su novelización, a su propia negación y desaparición para dejar paso más tarde a otros tiempos.

En otros términos, las cronologías representan el punto de arranque y la palanca de un proceso de transformación gradual de alcance simbólico que acaba por llevarnos hacia la intemporalidad de un mundo de todos los tiempos. Éste es el mundo de la auténtica permanencia del hombre, un mundo en el que todos los seres humanos somos contemporáneos, los de todos los siglos, sean prehistóricos, medievales o modernos. Esta visión está sustentada en las siguientes palabras de Cesar Leante:

No existe la modernidad en el sentido que se le otorga, el hombre es a veces el mismo en diferentes edades y situarlo en su pasado puede ser también situarlo en su presente… (Ama) los grandes temas, los grandes movimientos colectivos. Ellos dan más alta riqueza a los personajes y a la trama[3]

 

Pero en esta aparición simultánea de varios tiempos en un tiempo único, sinónimo de intemporalidad, se encuentra la esencia de lo que lleva a dicha intemporalidad: la movilidad o elasticidad del tiempo. Éste, vuelto inestable, goza de la extraña facultad de alargarse o de reducirse en la trama de la historia narrada. Es pues un tiempo multiforme que fraterniza con otro tiempo que es circular, un tiempo que sigue la trayectoria de un círculo cerrado, por no decir como Mario Vargas Llosa, de una serpiente o “episodios que se muerden la cola”[4]

Como es de notar, la elasticidad o circularidad son los procedimientos técnicos con los cuales el novelista cubano maneja los acontecimientos para sacarlos de su nivel cronológico y llevarlos al de una intemporalidad psicológica y mítica, al tiempo o mundo de lo inmutable y eterno, como viene mencionado en El Siglo de las Luces.

Esta aprehensión teórica de la temporalidad la vamos a desarrollar en torno a tres ejes que representan cuatro tiempos. El primer eje corresponde a la presentación cronológica de la historia. El segundo consiste en el manejo de esta cronología mediante la movilidad elástica y circular. El tercer y último eje, que es una negación de la temporalidad en todos sus aspectos móviles, postula la trascendencia de lo inmóvil, es decir un tiempo único situado más allá de todos los anteriores con más duración en la eternidad mítica que lo caracteriza.

  

I. El tiempo cronológico o histórico

 

Entre su descubrimiento y su desaparición intentamos presentar los hitos predominantes de su trayectoria y la estimación de su cronología.

 

I.1. El hilo del relato

“El hilo del relato" corresponde a la trayectoria de la historia narrada. En El reino de este mundo, vamos de La Llanura del Norte para Santiago de Cuba de donde regresamos con Ti Noel a Haití que dejamos de nuevo para ir a Europa pasando por el gran imperio de Henri Christophe. El retorno final nos lleva hacia el punto de partida: La Llanura del Norte. La narración se hace casi siempre con el personaje de Ti Noel –excepto en la estancia de Roma – hasta la desaparición de éste provocada por el “gran viento verde” cuyo soplo terrorífico y destructor recuerda aquel ya famoso viento bíblico que aniquila Macondo y cierra Cien años de soledad de Gabriel García Márquez.

Por el personaje de Ti Noel al que volveremos al final de este estudio, conocemos a Mackandal y su gran influjo en los esclavos negros quienes, después de la muerte del rebelde mandinga, no dejan de confiar en su regreso. También, descubrimos a Bouckman, el iniciado jamaicano que capitanea una nueva rebelión de negros. Este suceso vivido casi accidentalmente por Ti Noel cuando el  embarque de perros destinados a cazar cimarrones en Haití nos introduce en el mundo de desvarío de Paulina Bonaparte antes del descubrimiento sucesivo del palacio fabuloso de Sans Souci, de la ciudadela La Ferrière y del monarca negro Henri Christophe. Sigue pues el horrible suplicio de Cornejo Breille y por fin el mundo de negros felices y libres, fruto de la imaginación del mismo Ti Noel. Entonces, con éste, termina la novela como había empezado.   

  

I.2. La cronología de El reino de este mundo

 

Se trata de una agrupación ordenada de los grandes focos históricos a que se ha referido Carpentier. En esta presentación, aparece un paralelismo constante entre la narración y los episodios históricos, episodios sangrientos de Haití que abarcan un período de unos sesenta años, desde mediados del siglo dieciocho hasta principios del diecinueve.

En esta temporalidad cifrada, El reino de este mundo aparece dividido en cuatro partes:

- La primera parte se desarrolla en la segunda mitad de los años sesenta del siglo dieciocho[5].  Comprendemos la falta de una mayor precisión en esta fecha que se refiere a hechos nada oscuros, bien escritos en libros de historia haitiana consultados por el escritor cubano, como el de Mackandal y la famosa rebelión del Veneno encabezada por éste hasta su muerte en mil setecientos cincuenta y ocho.[6]

- La segunda parte abarca la gran rebelión de los negros dirigidos por el jamaicano Bouckman y la emigración masiva de los colonos blancos a Santiago de Cuba. Se sitúa entre el período de la Revolución francesa[7], aludida a través de la expresión “algo había ocurrido en Francia”[8], hasta mil ochocientos dos, año que corresponde a la muerte del general Leclerc llegado a la isla con su regimiento y su mujer Paulina Bonaparte, hija del rey francés Napoleón.

- La tercera parte cubre el año mil ochocientos veinte y toca al reino de Henri Christophe quien, proclamado monarca de Haití en mil ochocientos once, muere tras nueve años de un poder tiránico.

- La última parte “transcurre en la primera mitad de los veinte del siglo diecinueve”[9]. Nos lleva a Italia en compañía de la reina María Luisa (viuda de Christophe) y de las princesas con el lacayo Solimán antes de transportarnos de repente a una tierra de Haití llena de agrimensores, quienes abren paso para republicanos mulatos como el Presidente Boyer, entre otros.

Cabe precisar que entre estas diferentes partes, hay unos cuantos años de intervalo, más precisamente unos veinte entre la primera y la segunda y entre la segunda y la tercera, mientras que entre la tercera y la última hay una relación de sucesión casi inmediata.    

 

II. La transformación de la cronología

 

La reconsideración de la visión cronológica del tiempo se hace mediante la presentación de otros tiempos que son dos: el tiempo elástico y el tiempo circular.

 

II.1. El tiempo elástico

 

La particularidad de este tiempo radica en su doble capacidad de prolongar su duración hacia épocas remotas y de reducirla a veces en un abrir y cerrar de ojos. De compararlo con el tiempo estudiado anteriormente, éste, según la dirección de su transcurso, está en oposición con el tiempo cronológico o histórico y corresponde con el alargamiento de éste. Es decir que a veces sigue un camino completamente opuesto al fluir temporal convencional, a veces remonta el curso de la historia hacia orígenes que fechan de muy lejos. En ello, los relojes retroceden en vez de avanzar. A título de ilustración, podemos citar la escena de “Marcial donde los relojes de la casa daban las cinco, luego las cuatro y media, luego las cuatro, luego las tres y media… Era como la percepción remota de otras posibilidades.”[10]

Por lo demás, el tiempo elástico se manifiesta como el alargamiento del tiempo cronológico con una duración más rápida, una característica que veremos a través de la distancia de muchos kilómetros y ¿por qué no? de muchos meses, años y hasta siglos entre la colonia y la metrópoli.  Pues, no es de extrañar la inconformidad de este aspecto temporal con las leyes naturales espaciotemporales comunes, su inestabilidad y sus grandes facultades de transformación. Veamos ahora cómo se manifiesta esto en El reino de este mundo.

A causa de los malos tratamientos de que son víctimas los esclavos negros ante sus amos blancos, emprenden un largo y profundo viaje interior hacia África. Ésta aparece pues desde el mundo antillano con sus eminentes héroes como:

Adonhueso, el rey de Angola, el Rey Dá, encarnación de la Serpiente, que es eterno principio nunca, nunca acabar, y que se holgaba místicamente con una reina que era el Arco Iris, señora del agua y de todo parto. Pero, sobre todo, se hacía prolijo con la gesta de Kankán Muza, el fiero Muza, hacedor del invencible imperio de los mandingas, cuyos caballos se adornaban con monedas de plata y gualdrapas bordadas y relinchaban más arriba del fragor de los hierros, llevando el trueno en los parches de los tambores colgados de la cruz.[11]

 

En su presente de esclavos negros deportados a América, recurren a su glorioso pasado para mejor oponerse a sus amos blancos. De donde la coexistencia entre dos tiempos distintos, entre la vida real y triste de la servidumbre y la otra, más alegre de un pasado perdido. Luego, de dos, los tiempos pasan a tres que siguen yuxtaponiéndose. En efecto, al pasado africano ya presente en el presente americano viene a juntarse el pasado europeo, un antagonismo afro-euro-americano protagonizado por las dos mismas clases sociales: esclavos y amos. Graciela Maturo intenta aclarar este asombroso encuentro:

Carpentier presenta una violenta simbiosis de tiempos y culturas que se afirma en hechos reales aunque totalmente insólitos y sorprendentes: los negros de Haití, al protagonizar una revolución dentro del mundo blanco, irrumpen en la historia occidental desde el estático y mitológico Gran Allá, la Guinea de los mayores a la que permanecen ligados. Elementos de contratación que enfrentan de manera continua el mundo refinado y decadente del europeo Siglo de la Razón y el mundo mágico afro-americano que encarna la figura de Mackandal. [12]

 

Esta “violenta simbiosis”, supera pues el protagonismo personal – o antagonismo entre personas – para situarse en el enfrentamiento temporal ya evocado entre dos pasados – europeo y negro-africano – en un presente americano.

De manera más precisa, el conflicto afro-europeo está descrito entre menosprecio de unos y alabanzas de otros, en un tono muy de provocación, por no decir de ironía, en cuyo uso mucha dexteridad demuestra el novelista cubano:

En el África, el rey era guerrero, cazador, juez y sacerdote; su simiente preciosa engrosa estirpe de héroes. En Francia, en España, en cambio, el rey enviaba sus generales a combatir; era incompetente para dirimir litigios, se hacía regañar por cualquier fraile confesor, y, en cuanto a riñones, no pasaba de engendrar un príncipe debilucho, incapaz de acabar con un venado sin ayuda de sus monteros, al que designaban, con inconsciente ironía, por el nombre de un pez tan inofensivo y frívolo como del delfín. Allá, en cambio –en Gran Allá–, había príncipes duros como el yunque, y príncipes que eran el leopardo, y príncipes que conocían el lenguaje de los árboles, y príncipes que mandaban sobre los cuatro puntos cardinales, dueños de la nube, de la semilla, del bronce y del fuego.[13]

 

A continuación, en el mismo marco de encuentros y choques de tiempos distintos, tenemos las prácticas místico-religiosas. En Bois Caiman, presenciamos el sacrificio de un cerdo negro por una sacerdotisa negra para sellar el Pacto Mayor con las divinidades africanas, un rito sagrado celebrado en la tierra haitiana igual que hubiera sido celebrado en un santuario de África.[14]

          Más allá del contexto religioso, otro desajuste temporal se manifiesta de manera más patente entre los colonos emigrados a Santiago de Cuba donde “se anunciaba un gran baile de pastores – de estilo ya muy envejecido en París – para cuyo vestuario habían colaborado en común todos los baúles salvados del saqueo de los negros… Por primera vez se escuchaban en santiago de Cuba músicas de pasapiés y de contradanzas”[15]  Entonces, se estila en la colonia una moda musical ya muy anticuada en la metrópoli. Quizá por la distancia, el presente americano de Santiago corresponde al pasado europeo de París, el mismo pasado que revive Solimán en el Palacio Borghese en Roma ante la estatua de su antigua señora Paulina Bonaparte de quien fue el masajista. Allí, reanudando con costumbres bien aferradas en su memoria, empieza a repetir los mismos gestos que hacía antes: “Siguiendo el camino de los músculos, el relieve de los tendones, frotando la espalda de adentro afuera, tentando los pectorales con el pulgar, percutiendo aquí y allá.”[16]

Como lo notamos, Solimán está repitiendo movimientos de un tiempo bastante remoto. Esta repetición que sí corresponde a un desajuste temporal no dista mucho de ilustrar otro aspecto, es decir la circularidad que siguen las acciones y el tiempo.

 

II. 2. El tiempo circular

 

 Partiendo del compañerismo constante entre tiempo y espacio, podemos ver cierta relación entre esta forma circular del tiempo y la redondez de la tierra, es decir la forma circular que sigue el movimiento continuo de la tierra, con horas, días, meses, años, etc., que van y vienen.

De ello deducimos que no es grande la diferencia entre el tiempo cronológico o histórico y el tiempo circular. El primero se apoya en la sucesión irreversible de los días, semanas, meses, etc., con una progresión hacia el futuro mientras que el segundo está caracterizado por un vaivén que supone una falta de progresión. Las siguientes palabras de Carpentier tocan a este aspecto rutinario de la historia: “Historia que era la suya puesto que ella desempeñaba un papel, era historia que se mordía la cola, se tragaba a sí misma, se inmovilizaba cada vez, era un mismo desfile de uniformes y levitas…”[17]  

El tiempo circular abarca todo el relato de El reino de este mundo desde su comienzo hasta su final. La circularidad se nota en la repetición de las mismas situaciones y acciones. El punto central en torno al cual gira el círculo aquí es la esclavitud. Es el caso de Ti Noel, Mackandal y otros muchos que son esclavos de Monsieur Lenormand de Mezy,[18] también uno de los muchos amos de la colonia, como lo podemos notar en esta escena de la Plaza Mayor: “Conducidos por sus amos y mayorales a caballo, escoltados por guardias con armamento de campaña, los negros iban ennegreciendo lentamente la Plaza Mayor”.[19]

Esta situación sigue hasta la emigración de los colonos blancos a Santiago de Cuba de donde obtiene Ti Noel una libertad que no es más que provisional:

Estos desafortunados se debatían en un círculo de miserias, sin que nada pudiese hacerles escapar. La paz era amenazadora como la guerra, la guerra inútil como la paz. Cada esfuerzo les sumergía más profundamente en el abismo de maldades que debía devorarles hasta el último.[20]

 

Más tarde, después de la independencia de Haití, precisamente en 1811, Henri Christophe toma el relevo de los colonos blancos.  Ti Noel quien piensa hallarse en “una tierra en que la esclavitud había sido abolida para siempre”[21] está maravillado ante el triste espectáculo siguiente:

Mucha gente trabajaba en esos campos, bajo la vigilancia de soldados armados de látigos que, de cuando en cuando, lanzaban un guijarro a un perezoso. “Presos”, pensó Ti Noel, al ver que los guardianes eran negros, pero que los trabajadores también eran negros.[22]

         

Es obvio que el tiempo de la gente de la colonia no cambia. El mantenimiento de la misma esclavitud (a veces peor) remite a épocas ya vividas y que se repiten. Henri Christophe, a su vez, deja paso a gobernantes mulatos nada distintos de los tiranos anteriores porque con éstos también “las tareas se habían vuelto obligatorias y… el látigo está ahora en manos de Mulatos Republicanos, nuevos amos de la Llanura del Norte.”[23]

          Detengámonos en una escena muy ilustrativa de la circularidad del destino en El reino de este mundo. Cuando las difíciles obras de construcción de la ciudadela La Ferrière, Ti Noel, arrestado por los guardias, está sometido a una muy agotadora tarea de subir y bajar una montaña:

Por la tarde se le llevó con otros presos, hasta el pie del Gorro del Obispo, donde había grandes montones de materiales de construcción. Le entregaron un ladrillo.

- ¡Súbelo! … ¡Y baja por otro!

- Estoy muy viejo.

Ti Noel recibió un garrotazo en el cráneo. Sin objetar más, emprendió la ascensión de la empinada montaña, metiéndose en una larga fila de niños, de muchachas embarazadas, de mujeres y de ancianos, que también llevaban un ladrillo en la mano[24]

 

Esta trágica escena, que reproduce el Mito de Sísifo descrito por el escritor francés Albert Camus, pone de realce la permanente existencia del sufrimiento en este mundo de abajo, un mundo donde las masas humildes no pueden aliviarse de la piedra del martirio y tienen que seguir con él el círculo sin cesar de su destino de haitianos.

Por fin, la circularidad del tiempo y de los acontecimientos puede completarse por una serie de ciclos o secuencias de actuaciones sobre cuyos contenidos no vamos a insistir por temor a repetirnos. Se trata de los ciclos respectivos de Mackandal, de Bouckman, de Paulina y General Leclerc, y del saqueo del palacio de Sans Souci que termina por el suicidio del monarca negro Henri Christophe.[25] Por supuesto, cada ciclo desemboca en el restablecimiento de la esclavitud.  

 

III. La intemporalidad

 

A este nivel llegamos al final de un proceso que hemos seguido desde el principio de este estudio, es decir desde la presentación del tiempo cronológico histórico. Es precisamente detrás de este largo proceso marcado por la permanencia del sufrimiento donde se ha de buscar el sentido de la intemporalidad.

 

III. 1. El sentido de la intemporalidad

 

La intemporalidad consiste precisamente en el rechazo del tiempo cronológico o, más bien, en la demostración de la falta de pertinencia de éste como forma de aprehensión de la vida del pueblo haitiano que es una vida de esclavos de siempre bajo una tiranía permanente que no deja de regenerarse en distintos responsables del poder político y económico. Es pues un tiempo interior que viven los negros víctimas de la explotación colonial y postcolonial, renunciando a una vida fea e insoportable y refugiándose en una memoria colectiva salvadora o, más bien, una representación desde dentro de las glorias de un mundo perdido.

          Como es de notar, el tiempo elástico y el tiempo circular que acabamos de ver participan con creces en el desarrollo del proceso y, por lo tanto, enriquecen el cuestionamiento que lo sustenta.

 Para traducir la ya evocada negación de la forma cronológica de la historia de la colonia haitiana en sus aspectos más determinantes y populares, recurrimos a la expresión “tiempo psicológico o mítico”.  En efecto, este tiempo mantiene una relación constante con la psicología y el ambiente interior de los esclavos con creencias y convicciones propias que les conectan no sólo con divinidades suyas sino también con seres humanos que para ellos encarnan la sabiduría y la fuerza, la valentía y el espíritu elevado, virtudes imprescindibles para su muy deseada salvación.

Por lo que al mito respecta, encontramos en el Petit Robert la definición siguiente: “Récit fabuleux, transmis par la tradition, qui met en scène des êtres incarnant sous une forme symbolique des forces de la nature, des aspects de la condition humaine”.

Al aspecto fabuloso y al simbolismo muy destacados aquí, el Diccionario de la Real Academia Española agrega una como negación del tiempo histórico: “Narración maravillosa situada fuera del tiempo histórico y protagonizada por personajes de carácter divino o heroico”.

 A partir de estas definiciones y, más precisamente, de esta última con su muy interesante alusión al tiempo, damos un pequeño salto para entrar en el contexto mágico-religioso que tanto determina la intemporalidad que planteamos. Se trata del tiempo de los grandes hombres, de los héroes reverenciados por los esclavos negros desde su lejana África hasta su América presente.

En suma, en comparación con los otros tiempos, el tiempo psicológico y mítico no conoce ningún movimiento – ni progresivo, ni regresivo, ni circular. Es decir que nada cambia. El tiempo está parado y estamos como ante una fotografía que inmortaliza hechos y hombres magnos. Veamos a continuación cómo ocurre esto.

 

III.2. La manifestación de la intemporalidad

 

La primera ilustración son aquellos ilustres hombres del África pre-colonial presentados al principio del relato. Su grandeza hace de ellos unos personajes inmutables cuyas virtudes no dejan de elogiar los esclavos. Así pueden despojarse de aquel pasado de mil trescientos veinte y aun antes gracias al “pacto (sagrado que) se ha sellado entre los iniciados de acá y los grandes loas del África”. El pasado está aún presente en la memoria de los negros que conviven con reyes de la estirpe del ya mencionado Kankán Muza. Hablando de aquellos príncipes que eran tan fuertes y valientes como los más temibles y regios animales de las selvas y sabanas africanas, no podemos dejar de pensar en el eminente personaje de Mackandal que, por lo que ha cumplido, ocupa ya su reservado asiento en el inmutable mundo del tiempo detenido, un mundo mítico sostenido por las fuerzas sagradas y ocultas del Vodú[26].

Graciela Maturo confirma la particular notoriedad del manco: “Figura arquetípica de esta conjunción histórico-religiosa es Mackandal, héroe real de la insurrección haitiana (1757) elevado a la categoría de inmortal por sus seguidores.”[27]  Recordemos que las muchas metamorfosis que culminan en la escena del “vuelo” consagran a este personaje un estatuto inasequible y eterno.[28] Su combate fue también el de Bouckman, un combate entre la razón cartesiana y el irracionalismo religioso afro-americano, una lucha fuera del tiempo ya que “nadie hacía caso de los relojes, ni las noches terminaban porque hubiera amanecido”[29]        

 

Conclusión

 

Asentamos nuestra conclusión en el personaje de Ti Noel quien, por estar en todo el relato, ilustra al mismo tiempo la temporalidad y la intemporalidad. En efecto, tras vivir como un protagonista pasivo en todo el reino del mundo haitiano en los aspectos más cronológicos y repetitivos – circulares pues – de una existencia de sufrimiento caracterizada por una esclavitud permanente, se proyecta hacia la intemporalidad, según el mismo Carpentier: “Comenzaba a cobrar la certeza de que tenía una misión que cumplir, aunque ninguna advertencia, ningún signo, le hubiese revelado la índole de su misión.”[30]

          Su decisión final de ingresar en la intemporalidad del mundo eterno y mágico resulta de una desilusión suya provocada por una real desconfianza para con todos los seres humanos en su conjunto. Más precisamente, a la llegada de los agrimensores, el antiguo esclavo se deshace de su vestidura de hombre que según él “sabía traer tantas calamidades”[31] Así sigue su viaje mítico por el tiempo y “se sorprendió de lo fácil que es transformarse en animal cuando se tienen poderes para ello…”[32]

          A partir de este momento, Ti Noel se mueve por un mundo mitológico. Pero sus transformaciones ya no son un medio de evasión sino de lucha y de enseñanza. Cuando declara la guerra a los Republicanos Mulatos, la naturaleza acude a su ayuda por una tormenta que lo hace desaparecer todo. Vuelto luego ave, abre simbólicamente sus plumas en forma de cruz, “una cruz de plumas que acabó por plegarse y hundir su vuelo en las espesuras de Bois Caiman.”[33] Esta última elevación de Ti Noel lo eterniza para siempre conforme al sentido de su sagrado nombre:

Asume el sufrimiento y la lucha de su raza y se vuelve redentor y libertador de ella. O eventualmente, del hombre como tal (Recordemos el valor simbólico de su nombre: Noël significa en francés Navidad, cuando nace el redentor cristiano.) El personaje de Ti Noel llega a ser por un instante la concentración simbólica de la esencia de la historia del hombre, o sea, de la historia y del hombre[34]

 

 

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[1] Hispanista, Profesor Universidad Gaston Berger, Saint-Louis, Senegal; Becario de la Agencia Española para Cooperación Internacional y el Desarrollo (A.E.C.I.D), Octubre-Diciembre de 2010 (Universidad Complutense de Madrid).

[2] Prólogo de la primea edición de El reino de este mundo, Historia y mito en la obra de A. Carpentier, p. 72.

[3] “Confesiones sencillas de un escritor barroco” en  Homenaje a A. Carpentier. New York: Editor General Helmy F. Giacoman LAS AMERICAS PUBLISHING CO., 1970, p. 23.

[4] Vargas Llosa, Mario. García Márquez: Historia de un deicidio. Barcelona: Barral Editores, 1970.

[5] Mocega, Gonzalo Esther P. La narrativa de A. Carpentier, el concepto del tiempo como tema fundamental (ensayo de interpretación y análisis). New York: Torres Library of Literary Studies, 1975, p. 90.

[6] “El novelista no pudo fabular minuciosamente el dinamismo histórico de esos sesenta años en una novela tan corta… entresaca los episodios de las revoluciones haitianas que más le subyugaran.”, Ibid., p. 90.

[7] Volek, Emil, “Análisis e interpretación de El reino de este mundo en Homenaje a A. Carpentier, Varias interpretaciones en torno a su obra. New York: Editor general Helmy F. Giacoman, Las Américas Publishing C.O., 1970, p. 151.

[8] Carpentier, Alejo. El reino de este mundo: Barcelona-Caracas-México: Biblioteca Breve de Bolsillo, Seix Barral, 1969, p. 144.

[9] Volek, Emil, op. cit., p. 151.

[10] Carpentier, Alejo. Viaje a la semilla, in Tiempo y Narración de Pedro Ramírez Molas, Madrid: Gredos, 1978, p. 57.

[11] Carpentier, Alejo. El reino de este mundo, ed. cit., p. 12

[12] Maturo, Graciela, “Religiosidad y liberación en El reino de este mundo” in Historia y mito en la obra de A. Carpentier.  Zulma Palermo. Buenos Aires: Ed. Fernando Cambeiro, 1972, p. 73.

[13] Carpentier, Alejo. El reino de este mundo, ed. cit., p. 13.

[14] Ibid., pp. 51-54.

[15] Ibid., p. 65.

[16]Ibid., p. 130.

[17] Se trata de la historia del Dictador en El Recurso del Método de A. Carpentier, México: Siglo Veintiunos Editores S.A., 1971.

[18] Carpentier, Alejo. El reino de este mundo, ed. cit., p. 21.

[19]Ibid., p. 39.

[20] Regnault, Elias. Histoire des Antilles. Paris: Edit. Imprimeur de l’Institut, 1849, p. 12.

[21] Carpentier, Alejo. El reino de este mundo, ed. cit., p. 83.

[22] Ibid., p. 88.

[23] Ibid., p. 138.

[24] Ibid., pp. 90, 91

[25] Mocega, Gonzalo Esther P. op. cit., pp. 101-115.

[26] Métraux, Alfred. Vod. Buenos Aires: Ed. Sudamenricana, 1963, p. 9. Véase también a Roger Bastide, Las Américas Negras, Madrid: Alianza Editorial, 1968.

[27] “Religiosidad y liberación en El reino de este mundo”, ed. cit., p. 74.

[28] Carpentier, Alejo. El reino de este mundo, ed. cit., pp. 31-34.

[29] Maturo, Graciela. op. cit., p. 80.

[30] Carpentier, Alejo. El reino de este mundo, ed. cit., p. 134.

[31]Ibid., p. 139.

[32]Ibid., p. 139.

[33]Ibid., p. 145.

[34] Volek, Emil. op. cit., p. 162.

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Abstract

What connexion can one make between Giono’s nocturnes and his fictitous incipit? What significance is hidden under that connexion? That is the very issue the present article intends to discuss. In that respect, we have selected two major moments in Giono’s literary production. First of all, the panique vein and the ironic vein. As far as the first moment is concerned, the analysis of introductions has shown the gigantism of telluric forces, with their double edge, is the very emblem of the clair-obscure. A clair obscure turned dim by the interwining of fthe three reigns and by that sort of lyrical retreat house that the author endeavours to build for himself gathering whole chunks of timelessness. In the ironic tunnel, nighttime stands for and illustrates the esthetics of loss. Here, nighttime is linked to the author’s own biography.  Loathing war to destraction with an unswerving attachment to peace, he debunks history and venerates timelessness that has turned to be his Noah Raft. That rejection of History turns night time into an instance favorable for the setting up of a frivolous esthetics resulting from a creative writing anomy rebellous against any traditional novel writing. Lexique, syntax and images become the catalyctic tryptic of the crash between night time and incipit, crash that could be representative of the identity features of most novels by Giono.

 

 

Introduction

Les romans les plus emblématiques de l’œuvre gionienne se servent du nocturne comme point d’appui voire comme rampe de lancement au récit. Il n’est que d’ouvrir les premières pages pour s’apercevoir que les toutes premières phrases s’embrayent par le mot nuit ou par un terme à peu près équivalent : « La nuit d’avant, on avait vu le grand départ de tous les hommes ». (Le Grand troupeau[2], ligne 1, ) ; « La nuit ». (Le Chant du monde[3], ligne 1) ; « C’était une nuit extraordinaire. » (Que ma joie demeure[4], ligne 1) ; « …à l’ombre froide des monts de Lure ». (Colline[5], phrase 11, ligne 17) ; « - Nous venons veiller le corps du pauvre Albert. » (Les Âmes fortes[6], ligne 1). Certes des recherches se sont intéressées à la place de la nuit[7], d’autres encore aux incipit, dans la production romanesque de Giono[8], mais aucune n’a encore - à notre connaissance en tout cas - exploré les liens qui existeraient entre l’ombre (la nuit ou encore les ténèbres) et les débuts des romans de Giono. Pour ce qui nous concerne, nous sommes parti du constat que cinq débuts de romans au moins ont partie liée avec l’ombre, et constituent encore un empan libre dans le champ de la critique.

Mais, comme par atavisme, l’emploi du mot « nuit », en pivot des énoncés initiaux narratifs, réapparaît d’un roman à un autre ou presque, en tout cas il demeure constant en passant les frontières délimitant ce que Béatrice Bonhomme appelle « les lignées panique, ironique et romantique »[9] . Seulement les modes de présences du terme diffèrent d’une « lignée » à une autre. Ce trait distinctif de ces romans où l’incipit coopère et interfère avec la nuit a jusqu’ici constitué un point aveugle dans le champ de la critique consacrée à Jean Giono. L’objet de cet article est, par conséquent, de combler tant soit peu cette béance. Analyser les sens et signifiances de ces incipit dans la première lignée, puis s’intéresser à l’ombre comme figure inaugurale dans la deuxième, telles seront les lignes de force de ces pages.

  

I – La nuit comme formule d’initialité dans la lignée panique

 

Au premier abord, il nous semble approprié d’effectuer un bref retour à l’étymologie pour élucider l’acception du terme incipit. À en croire Pierre Marc de Biasi, les livres, à l’origine, commençaient par la forme « Incipit liber… »[10] pour désigner la première phrase d’un texte. Tout pertinent que peut être ce retour aux sources, nous nous proposons néanmoins de nous appuyer sur la définition synthétique d’Andrea Del Lungo. Pour ce dernier, l’incipit est « un fragment textuel qui commence au seuil d’entrée dans la fiction (…) et qui se termine à la première fracture importante du texte »[11]. C’est dire, par conséquent, que « les premiers indices d’une interpellation textuelle du lecteur se trouvent dans « l’incipit » car c’est là où (sic.) la voix narrative commence à émerger dans l’univers de la fiction »[12].

Appliquée à l’œuvre romanesque de Giono,  cette interpellation textuelle du lecteur a permis de découvrir que les incipit d’au moins trois romans de la lignée panique, encore appelée première manière, sont marqués par le « côté noir »[13] : il s’agit en l’occurrence de Colline, Le Grand troupeau, Le Chant du monde et Que ma joie demeure.

Le noir semble marquer d’une pierre blanche le début de Giono dans l’univers littéraire. Comme s’il s’essayait à une étiologie ou une archéologie de sa carrière littéraire, l’enfant de Manosque se rappelle, dans Jean le Bleu, un homme noir (c’est Giono qui souligne), piémontais et ami de son père, venu des environs de Marseille apporter un lot de livres : « l’Odyssée, Hésiode, un petit Virgile en deux volumes et une bible toute noire ». La façon bien singulière du colporteur de lire les textes, en donnant à ceux-ci une présence charnelle et une proximité caractéristique de la transmission orale, est comme un élixir noir (teinté de la couleur de cet homme et de celle du livre sacré) qui enflamme l’imagination enfantine, irrigue son inspiration et l’intronise définitivement dans le royaume de l’art. Nous avons là une sorte d’incipit d’avant la lettre. On pourrait même parler d’incipit (qui serait l’introït rythmant les premiers pas de l’enfant vers l’univers des lettres) de l’incipit (précisément les propos liminaires de chacun de ses romans à venir).  Ainsi, à jamais tenu par le nocturne, Giono, presque instinctivement, du moins obsessionnellement[14], verra bien de ses romans, de Colline aux Âmes fortes, procéder, comme d’un ventre maternel, de l’intimité et de la fécondité de la nuit.     

  

I.1- Le versant assombrissant de Colline

 

Dans ce roman, l’incipit déborde la phrase-seuil, et c’est pourquoi, à la suite de Graham Falconer et Jacques du Bois[15] qui ne se préoccupent pas, ou presque, de critère de découpage, nous employons l’expression, plus souple, « entrée en matière ».

Ainsi, dans Colline, l’entrée en matière est marquée par le nocturne connoté par la récurrence des prépositions « sous », « entre », et le syntagme « à l’ombre des monts de Lure » contrastant avec le vide et le blanc précédents mais constituant l’épiphanie de ce qui vient d’être écrit. Cette mitoyenneté de la présence et de l’absence semble être à la fois annonciatrice et allégorique de l’adret (blancheur de la page) et l’ubac (la noirceur de l’écriture) de la montagne de mots que le romancier s’emploie à accumuler au fil des pages. Plus qu’allégorique, elle est surtout annonciatrice et métaphorique de la montagne de Lure qui se dresse dès la quatrième page en un couple inséparable : noir /blanc. Lure exsude tout le pittoresque de son aspect phallique puisqu’elle « monte entre la terre et le soleil » et « bouche [ainsi] l’ouest de son grand corps de montagne insensible ». Alors, « c’est, bien en avant de la nuit, son ombre qui fait la nuit aux Bastides » (p.12). Le pittoresque de cette montagne, l’auteur semble le mettre au service de son projet de produire du nocturne au seuil du roman. Peut-être est-ce au nom d’un tel projet que Colline, en raison de son caractère, de son intérêt ou de sa valeur littéraire, ne saurait être lu comme un guide bleu. La Provence où se situe cette montagne Lure, sous l’inspiration de Giono, voit s’émousser son aspect géographique et son caractère authentique. C’est, précise G. Lapouge, « un bric-à-brac qui emmêle la Durance et l’Amazone, le Luberon et les volcans du Ténériffe, des lochs d’Ecosse et le plateau de Ganagobie »[16]. Cela témoigne du peu de réalité de la réalité de Lure, et l’auto-stoppeur[17] de Lapouge l’a appris à ses dépens en parcourant les Alpes et la Provence, les romans de Giono en bandoulière. Il fait ce témoignage empreint de désenchantement voire de bovarysme :

J’ai bêtement gravi la montagne de Lure, parce que Giono prétend qu’elle culmine à mille mètres au-dessus du Tibet et qu’elle permet de voir à la fois le mont Blanc, la Méditerranée et, plus loin, Samarkand et les premiers contreforts des Andes. Je n’ai pas vu Samarkand et les Andes m’ont paru un peu floues […]. Giono a ajouté une montagne, des forêts, et ces forêts, il me semble même qu’elles bougent…[18].

 

Ainsi le gigantisme de la montagne qui impose son ombre trône dès le début du roman, pourrait relever moins de la réalité que de boîtes à malice. Et, comme pour rendre le nocturne encore plus épais, pour lui pourvoir un supplément d’opacité et élever d’un cran le coefficient d’invisibilité qui en procède, le romancier n’hésite pas à engranger d’autres écosystèmes, d’Amérique, d’Asie, entre autres, à telle enseigne que, finalement, ici est nulle part.   

L’évocation et la représentation de cette montagne (de terre et de mots) peut ainsi connoter le caractère bifide du sens : elle divise l’espace en deux plans, un plan qui s’offre à la visibilité voire à la « vi-lisibilité »[19], et un autre correspondant à la face mystérieuse d’un espace irréductiblement insondable. Ainsi sa présence dans l’incipit fonctionne comme une espèce d’alerte au lecteur : Colline, par le fait qu’il tient des « arts du sens » est le lieu « d’un papillotement de présence et d’absence »[20] consacrant l’inanité de toute tentative de mainmise sur la signification des phrases qui tisseront le roman. Tout effort, fût-il soutenu jusqu’au sommet, connaîtra le sort du rocher de Sisyphe, qui tombera, inexorable, dans la nuit du versant correspondant à l’ubac. Cette phrase-seuil introduit le lecteur dans une aura d’indétermination et d’imprévisibilité, il le rend incapable de savoir ce qui va survenir. La signification que recherche le lecteur « en est suspendue [car] c’est quelque chose de remis à plus tard, qui doit encore venir […] et même si la phrase peut prendre fin, le processus langagier lui-même est infini »[21].   Tout au plus, dans cette nuit, le lecteur peut-il voir comme en plein jour ce qu’à l’instar des cybernéticiens, Barthes a appelé la « boîte noire » du texte[22], le déroulement de celui-ci n’étant contrôlable qu’a posteriori. Ce caractère incontournable serait lié à la démesure de la montagne fondatrice de nuit qui se révèle comme un véhicule imaginaire particulièrement propre à fonder un monde présentant deux risques majeurs: engloutissement et pétrification (d’autant que la veine panique recrée une nature horrifiante). Cette dernière est à entendre au double sens de changement en pierre, et d’action d’immobiliser par une émotion violente (être pétrifié de terreur, par exemple). Ensuite cette immobilité et cette dureté sont les attributs de la montagne fondatrice de catégorie nocturne qui, à son tour, et comme par atavisme –vis-à-vis de la montagne qui en a accouché-, inspire peur et immobilité. Giono paraît vouloir créer un univers à la dimension et à l’image d’un tel monde. Aussi a-t-il jeté son dévolu sur une forme d’écriture proche de la démesure, de l’incommensurable voire du monstrueux, illustrative de la lignée panique. Subséquemment, ainsi que le voit Luce Ricatte, Colline «est en quelque sorte un poème en prose démesuré »[23]. Dans un cadre qui est de l’ordre d’un « pathétique naturel »[24], l’homme, cherchant ses origines dans ce contact avec les sources primitives, se trouve enivré par la contemplation des forces naturelles, chtoniennes, et en en particulier telluriques.

Cette composante tellurique qu’est la montagne, en vertu de sa verticalité ombrageuse, accoucheuse d’ombre, s’offre comme une image phallique dont le torrent séminal fera éclore le roman. Par voie de conséquence, à travers cette obscurité correspondant à l’ubac de la montagne, s’illustrent les vertus génétiques du nocturne. En plus, cette verticalité peut fonder une supériorité et même une suprématie de la montagne (se confondant avec la nuit) sur le lecteur. Dès lors, celui-ci peut faire sien cet avertissement empreint de désenchantement : « Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d’eux » (R. Char). Se profilent ainsi les propriétés d’une écriture romanesque reposant sur un « langage en soi oppresseur »[25] (nous avons tantôt parlé des risques d’engloutissement et de pétrification), un langage sans concession qui fait valoir son ascendant sur le lecteur en face de qui il ne se propose guère en instrument de sauvetage. 

En revanche, la montagne peut bien être un instrument de sauvetage pour l’écrivain quand on sait qu’à l’intérieur du roman il est question d’un univers sur le point de sombrer dans le chaos et la démesure à cause d’un incendie on ne peut plus ravageur. Le personnage, s’escrime alors à le pacifier, à le sublimer dans la pure tradition orphique de la montée vers la lumière et la sérénité. De ce point de vue, le sublime a partie liée avec une géographie des sommets qui tiennent aussi bien de l’espace que de l’art : la terre monte jusqu’à tutoyer le ciel et à revêtir les attributs du sacré. Giono en arrive alors à parler, dans un passage intitulé « Provence », de « distance magique », d’« ivresse divine » au moment où l’on se sent immergé dans l’aura d’un « dieu de lumière et de pureté »[26]. Dans ce lieu des essences, presque hors d’atteinte, juché sur les crêtes du sublime, l’écrivain, s’extrayant du mortier du social où les hommes sont brassés, recouvre l’essence de son être et savoure son expérience d’une verticalité libératrice. Cette vertu du sublime, E. Cassirer en mesure l’incomparable intensité : « Le sublime isole […]. Il n’est aucune autre expérience esthétique qui donne à l’homme au même point que le sentiment du sublime le courage d’être soi-même, le courage de sa propre ‘‘originalitéˮ, de sa nature profonde »[27]. Dans d’autres romans, l’artiste tire le nocturne du frottement entre l’humain, l’animal et le végétal.

 

I.2- Le nocturne né de la confusion des règnes

 

Dans le Chant du monde, la formule d’initialité trouve sa vigueur dans son caractère abrupt et s’épanouit paradoxalement dans l’indigence de la syntaxe qui consiste en une phrase nominale et lilliputienne : « La nuit. ». Fonctionnant comme un élément déictique, cette phrase elliptique devient plus prosaïque, plus frontale, voire plus ostensible, en saillie dans Le Chant du monde. Le nocturne émerge au grand jour à travers le mot « “nuit“, réduit par l’athanor de la syntaxe en un véritable mot-phrase comme pour en exprimer tout le poids, le relief, et l’élever en thème dont la composante prédicative sera la suite du roman : « La nuit ». (p. 7) Et, comme pour rendre plus épaisse cette nuit, le romancier évoque aussitôt le fleuve dont les agitations produisent un effet d’obscurité, d’opacité et de confusion. Il a recours à l’allégorie et à la comparaison : au fleuve sont prêtées des épaules, au « gué » (Ibid.), des « hennissements » (Ibid.), tandis qu’à l’arbre sont attribués des « tremblements » (Ibid.). Une double comparaison vient jouer sa partition dans cette entreprise d’assombrissement : ainsi, « l’eau profonde » est-elle « souple comme du poil de chat » (Ibid.), « un vieux chêne » se révèle-t-il « plus gros qu’un homme de la montagne » (Ibid.). Ainsi l’intrication de la nuit, de la forêt, de la montagne et du fleuve, l’imbrication des trois règnes, humain, animal et végétal, tout en produisant un effet d’obscurité, achève de créer un espace chtonien. Dans un tel espace, l’homme semble être pris dans les rets de l’intime où « par une sorte d’effet minimaliste, [il] atteint l’essentiel de l’expérience vitale, ramenée à un sensualisme biologique : l’être dénudé épouse dans ces conditions les apparitions les plus ténues du principe vital »[28].

Cette nuit figure alors une sylve épaisse – qui n’est pas sans rappeler Brocéliande- toute différente du palais de glace dostoïevskien illuminé par la lumière froide et désenchantée de la raison cartésienne. Dans un contexte où, à cause de cette même raison cartésienne, la guerre a été particulièrement meurtrière, l’auteur cherchait à se faire un outsider du temps plus que de l’espace, à habiter une nuit plutôt achronologique et cosmique dont les limbes correspondent aux premières lignes du Chant du monde. Giono l’avouera plus tard dans un entretien avec Pierre Citron qui lui demandait quels étaient ses sentiments au moment où il rédigeait le roman. En guise de réponse, il mettra l’accent sur le caractère volontairement intemporel de son récit : « Je voulais sortir tout à fait de la géographie et du temps et voilà pourquoi c’était volontairement intemporel et volontairement imprécis dans la géographie »[29]. Ainsi il s’agit d’une nuit chamanique, patrie esthétique du romancier qui coupe définitivement celui-ci du temps présent pour lequel Giono clame son aversion. Dans un de ses manuscrits dactylographiés de la bibliothèque de Manosque vraisemblablement contemporain du Chant du monde, l’on retrouve un texte intitulé « Prière d’insérer » où l’auteur dit : « j’ai essayé de faire un roman d’aventures dans lequel il n’y avait absolument rien d’actuel. Les temps présents me dégoûtent même pour les décrire. C’est bien assez de les subir »[30].Voilà sans doute pourquoi, à l’image de « sa forêt de Brocéliande » la nuit deviendra, ainsi que le voit Jacques Chabot, « une résidence secondaire lyrique, un conservatoire des passions humaines intemporelles et impersonnelles »[31].  

Un autre effet de cette nuit qui tombe en même temps que commence le roman, c’est l’abolition des barrières qui favorisent l’entrée dans l’univers du mythe et de l’épopée. Les ténèbres métaphorisent ainsi l’ignorance des frontières de la sacro-sainte distinction des genres. 

 

I.3- Nuit thaumaturgique

 

L’objet de cette introduction dans le monde du mythe et de l’épopée se précise davantage dans le Grand troupeau dont l’énoncé narratif initial fait penser à une « formule propitiatoire et apéritive »[32] d’autant plus qu’il comporte des verbes à valeur inchoative. Dans ce roman, l’incipit est marqué par le mot « nuit » (p. 11) que le romancier érige ainsi à la dignité d’une catégorie « transitionnelle qui désigne le passage du hors-texte au texte »[33].  Ainsi, à la coupée de la narration, marquant le passage de type verbal (silence / parole) et celui de type spatial (absence /présence ; blanc/ texte), Giono écrit : 

La nuit d’avant, on avait vu le grand départ de tous les hommes. C’était une épaisse nuit d’août qui sentait le blé et la sueur de cheval […] Le train doucement s’en alla dans la nuit : il cracha de la braise dans les saules, il prit sa vitesse. Alors les chevaux se mirent à gémir tous ensemble. (Le Grand troupeau, p. 11)

 

Ces actions commençantes, racontées à la faveur d’un travail d’anamnèse, suggèrent d’emblée que le narrateur omniscient voit les hommes, les animaux et les objets passer d’invisibles frontières. La nuit offre à la nature la capacité de redevenir un tout indifférencié. Au romancier, encore attaché à une conception magique de la nuit, ces frontières qui s’estompent donnent la possibilité de se métamorphoser, de devenir un élément de la nature, une force éolienne propre à renforcer l’épaisseur cosmique. Et cette nuit magique n’est pas sans effet sur les lecteurs comme Jean Carrière qui trouve magique la phrase liminaire de Que ma joie demeure : « C’était une nuit extraordinaire ». Du fait de son caractère magique, cette phrase devient, d’entrée de jeu, ce « moyen d’établir entre le monde et nous une relation impossible »[34], mais aussi le moyen par lequel le livre qu’elle inaugure parvient à « remplacer autrement les mondes disparus - ou désirés »[35].  Ce pouvoir thaumaturgique de la nuit, Giono le reconnaît, qui trouve que le seuil de l’ombre marque les battements de nouvelles pulsions transformatrices. C’est « la ligne où se fait le juste départ, la ligne au-delà de laquelle je cesse d’être moi pour devenir houle ondulée des collines »[36]. Ainsi cette ligne « du juste départ » qu’on pourrait confondre avec les limbes de la nuit relevant d’une intense poésie, marque la rupture d’avec le monde réel, celui des hostilités, la proie de la marchandise et de l’esprit de calcul. Ce nocturne ébranlement, Giono l’assimile, avec des accents baudelairiens[37], aux « grands départs de la pensée vers les choses cruelles et tristes qui sont au-delà des clartés raisonnables »[38] où l’être pourrait enfin s’accomplir pleinement, comme le dit Giono en concluant cet entretien : « Nous ne nous réalisons que lorsque nous passons du côté noir »[39].

Placée à l’orée des récits, la nuit est généralement un temps non de glas, mais d’annonciations enchanteresses car figurant souvent une espèce d’arche de Noé. Et, dans les Âmes fortes, cette arche de Noé mène tout droit à la régénération ; elle est alors symbole de résurrection. C’est à tout le moins le sens de la palingénésie - suggérée par l’image florale - de Thérèse, celle du romancier aussi, mais dans sa version onirique, à la fin du roman : l’héroïne, tandis que « le jour se lève », (A.F., p. 370) donc au sortir de la nuit, est « fraîche comme la rose » (Ibid.).

L’on peut aussi remarquer que le mot « nuit » est précédé, dans la quasi-totalité de ses occurrences, de l’article défini « la ». C’est le cas dans Le Chant du monde, Le Grand troupeau, Les Ậmes fortes et Colline (dans sa quatrième page), comme pour connoter non une familiarité, mais pour témoigner du caractère unique de cette catégorie, et de sa généralité. Chez Giono, ce déterminant est totalisant, voire universalisant. Il sert à flétrir, ou du moins à nier, toutes les facettes dégradantes du passé de l’homme tout court, indépendamment de son temps et de son lieu d’évolution. Ainsi que l’écrit J.-F. Durand, « chez Giono, la nuit recouvre la quasi-totalité de l’Histoire des hommes, dont elle est en quelque sorte la face nihiliste »[40]

 

II- La figure inaugurale de l’ombre dans la lignée ironique

 

Quant aux romans appartenant à « la lignée ironique », leur seuil est, certes, tout aussi placé sous le signe du nocturne, mais la motivation en est tout autre. Le temps des ténèbres sied au grand nocturne qui s’abat sur le monde[41], inspirant à Giono les éléments esthétiques d’un romantisme noir au moment où la réalité devient angoissante et l’avenir brouillé. Il relève d’un parti pris conscient et lucide : le désenchantement consécutif à la guerre qui installe Giono dans une posture politique inédite. La mort dans l’âme, il dresse le constat peu amène du décès de la croyance au progrès ainsi que le constat de suicide de la civilisation scientifique, technique, industrielle qui a commencé avec l’invention du feu et qui va s’anéantir avec la conflagration générale de la 2nde Guerre Mondiale. La lassitude qu’il éprouve au sortir de ce conflit planétaire l’astreint et le consigne au repos. « Homme de fuite et des grands chemins »[42], s’échappant des serres de la guerre, il trouve refuge dans les ailes protectrices de « la nuit des temps »[43], véritables arches de Noé, imprenables bastions.

 

II.1- Au commencement d’une nouvelle esthétique était « la nuit des temps »

 

L’expression « la nuit des temps », à la fois populaire et littéraire chez Giono, apparaît dans Noé : 

Pour que puisse s’élever cet extraordinaire échafaudage de branches, on se perd dans la nuit des temps. Et actuellement, je ne connais pas de repos plus magnifique que celui qui consiste, quand on peut, à se perdre dans la nuit des temps[44].

 

Ainsi est lâché le mot qui va marquer la rupture dans son œuvre et qui devient désormais la clé de voûte de son esthétique. En effet, dans ses écrits contemporains de la guerre et de l’après-guerre, il crée un nouveau programme esthétique fondé sur la rupture, la déchirure, et la perte. Il existerait une affinité avec l’œuvre de G. Perec qui fait de la perte le titre de son roman lipogrammatique : La disparition[45], roman ne contenant pas une seule fois la voyelle e. Giono se désole de la guerre dont il reconstitue l’image tout en la supprimant. La nuit sera l’image de cette perte. Du « vis caché » de Montaigne, il fait un principe de vie mais aussi de création : « On n’avait vraiment pas envie d’être visible, de se faire voir, de se flatter de vivre. Non, il ne fallait pas. Il fallait se faire le plus petit, se faire oublier. Disparaitre »[46]. Pour y parvenir, Giono invente l’art du camouflage : se faire herbeux parmi les herbes. Et, là, on note une évolution du risque de pétrification que nous évoquions tantôt : un glissement s’est opéré de la notion de changement en pierre vers celle de transformation en végétal ; la peur panique éprouvée devant les forces cosmiques, ayant subi les outrages du temps, de la guerre précisément, s’émousse pour laisser la place à un pacifisme né de la fielleuse expérience de la guerre. Ce qui reste constant malgré cette évolution, c’est le nocturne dans lequel le romancier érige son texte. Ce nocturne, bien loin d’ouvrir sur un avenir, donne lieu à un univers autarcique (c’est le sens qui pourrait être donné aux Âmes fortes dont toute la narration se tient en une veillée, les limites du monde n’étant plus que celles de la nuit ), conséquence de l’antihistoricisme de Giono qui n’a plus d’autre choix que de valoriser l’instant par le dialogue, c’est-à-dire par le verbe créateur de cet univers rêvé, comme pour réactualiser le mythe de la création par le verbe divin. Ainsi c’est comme si ce refuge dans la nuit était « l’image symbolique de ce processus régulateur de la nature qui constitue la conception gionienne du monde »[47]. Le nocturne devient donc une figure servant de représentation à un combat qui, en raison de son caractère invisible (c’est un combat intérieur), est d’une autre nature.

 

II.2- Incipit et résurgence de l’oralité

 

Ce combat rendu invisible par le nocturne qui lui sert de théâtre illustre la volonté de l’auteur de donner à son texte écrit les apparences de l’oralité caractéristique de l’ethos du conte et de la performance épique.

 

1-Oralité, une revanche sur Gutenberg ?

 

C’est le cas en particulier des Âmes fortes[48] où le propos liminaire coïncide avec l’introduction du lecteur dans une sorte de « nuit conteuse » dont les protagonistes sont Thérèse et une femme anonyme qui fait office de « contre ». Ici, oralité et nuit semblent se conjuguer pour donner lieu à une sorte d’introït profanatoire. En effet, ce roman débute par un dialogue relevant de la forme du texte emboîtant, phénomène rarissime pour ne pas dire une sorte d’hapax dans la production de Giono et dans le genre romanesque en général. Ici rien n’est plus approprié que de parler d’incipit in medias res. Cette catégorie d’incipit joue le rôle de dramatisation transitive et immédiate. Du coup, le lecteur se trouve d’emblée devant une histoire qui a déjà commencé sans introduction transitionnelle. Aussi cette entrée abrupte par une séquence dialoguée élève-t-elle Les Âmes fortes à la dignité d’un « chef d’œuvre d’esthétique libertaire »[49], résultant de l’anomie créatrice de Giono et de son refus principiel de s’inscrire dans la chaîne d’une tradition. Quant à la faconde des commères sur fond de veillée mortuaire, elle paraît figurer le vœu de l’artiste de ressusciter et de réhabiliter le conteur et l’orateur (symbolisés par le défunt pour lequel la veillée a lieu) mis à mort par la technologie. Aussi Giono, à travers les réparties de ses personnages, prend-il à partie l’imprimerie en soutenant que l’invention de Gutenberg a été l’une « des plus grandes catastrophes du monde »[50]. Le romancier, justifie son sentiment par le fait que celle-ci a anéanti toute possibilité de « contact loyal de l’artiste et du public »[51]. Les bibliothèques, filles monstrueuses de l’imprimerie, n’ont fait que tuer le conteur, l’orateur et le chanteur[52] (c’est Giono qui souligne) et, dissipant l’immédiateté caractéristique de la création orale, ériger un rideau de fer entre l’homme et le monde. Pourtant, Giono s’est bien accommodé de cette trouvaille car c’est grâce à l’écriture de romans qu’il est parvenu à ne pas se désespérer de qu’il appelle « un monde pourri »[53]. D’ailleurs, dans une lettre à Hélène Laguerre, il semble faire l’éloge des vertus salvatrices de l’écrit qui lui permet de créer des lieux innommables et inexistants : « Une sorte de mépris me fait habiter un pays où vous n’entrerez jamais »[54] . Deuxième élément illustratif de ce caractère profanatoire (de l’introït), transgressif, c’est  que cette nuit conteuse (qu’on pourrait aussi dire honteuse), animée par des homo ludens, fait le lit du ludique, offre une aire de jeu littéraire propre à tenir le tragique à distance alors même que l’on est dans un contexte  funèbre, tel que le manifeste le propos d’ouverture aux allures nécrologiques : 

-   Nous venons veiller le corps du pauvre Albert.

-   Merci. Entrez. Assoyez-vous.

-   Ne te dérange pas. Tu as encore un mauvais jour devant toi. Va te reposer. Nous passerons la nuit [...] (Les Âmes fortes, p.7). 

 

Manifestement, la création de ce contexte tragique est empreinte d’ironie, et l’on sait qu’une certaine taxinomie inscrit celle-ci parmi les genres qui font rire. Dès l’entame donc, Giono paraît porter son dévolu sur ce qui constitue l’une des limites de la représentation indirecte et que Freud a baptisée « la représentation par le contraire »[55]. Selon Memmi, les vertus cathartiques de ce mode de représentation résident dans le fait que celui-ci constitue, dans l’appareil conceptuel freudien, une stratégie de contournement, un remarquable mouvement d’évitement : il « permet de déjouer les inhibitions externes ou internes que rencontrerait une extériorisation directe et univoque »[56]. Il est mis au service d’un langage cherchant à édifier sinon un anti -monde, du moins ce que « la logique et la grammatologie définissent comme l’ « anti-factuel »[57]. Ainsi la nuit funèbre comme incipit vise à exorciser le tragique par l’ironie et par une théâtralisation de la noirceur elle-même.

 

2.Une parole multiple

 

Le choix de ce type de représentation affichée transitivement dès l’incipit confère à celui-ci une fonction apéritive et révèle, dans le contexte singulier des Âmes fortes, une poétique de l’énigme. Il « ouvre un espace de méconnaissance et de conjecture »[58] du fait que la forme de la nuit qu’il s’approprie « est d’une consistance énigmatique et irréductible, sa disposition est certaine, mais son sens est au-devant d’elle »[59]. Une telle poétique, qui rompt volontiers les fibres de la cohérence sémantique, s’illustre à travers la totalité énigmatique des discours possibles prononcés par les trois veilleuses commères conjointement narratrices dans le roman. Chacune, dans ce qui sera le corps de l’œuvre, résultat d’un entretissage de récits à la première personne, prétendra détenir et dire la bonne et vraie version. C’est peut-être conscient de cette multiplicité du discours que Lapouge voit dans Les Âmes fortes « le heurt non pas de deux mensonges, mais de deux vérités »[60]. Seulement, et dans le même temps, aucune de ces versions n’a de force probatoire quant à la vérité et à la valeur de sa critique. Leurs propos ainsi déroulés forment «cette formidable polysémie narrative »[61] qui fourmille d’incertitudes, et sur laquelle n’a barre aucun métalangage. C’est comme si elles cherchaient non point à dévoiler mais à libérer « le réel dans ce qu’il a de mat, de contingent, de fortuit, d’irréductible, d’intraitable »[62]. Confirmation et infirmation étant l’avers et l’endroit indissociables de la même pièce, le sens devient à jamais erratique et instable. Cette instabilité est d’autant plus marquée que leur impuissance à tout dire est insurmontable : « Se dire sans cesse que tout ce que je raconte ici est faussé par ce que je ne raconte pas ; ces notes ne cernent qu’une lacune »[63]. Les divergences qui caractérisent les prises de positions des narratrices dont les mots se jettent sans concession contre les mots sont des produits tout à fait légitimes de la nature non circonscrite du champ sémantique et de l’imprévisible variété de la psyché humaine. L’incipit incite le lecteur à se faire à l’idée que « Le royaume du langage ne s’étend pas à l’infini, tout n’est pas texte, le hors-texte résiste et même impose silencieusement sa loi »[64]. Ce hors-texte élargi par les omissions volontaires des narratrices, amène Julie Mallon à dire que « Les Âmes fortes semblent couler de ‘‘Silence’’», malgré la longueur des propos, « la vérité reste, elle, dans le…silence »[65], car les mots qui les portent, étant empreints de nocturne, en deviennent abstraits et abscons. Par ailleurs, le nocturne propice au ludique et au récréatif qui ont partie liée avec le conte confère aux conteuses et à Giono une dimension tutélaire. Ils sont les gardiens et les initiateurs qui font sentir à une humanité sortie exsangue de la guerre qu’il est possible d’enfoncer des horizons nouveaux, que des sources de renouveau et de dépassement de soi existent. Ce qui renforce l’opacité de la nuit dans les Âmes fortes, c’est que, de l’incipit à la clausule, le romancier fait entendre des voix d’ombre, celles de deux narratrices anonymes (à l’exception de Thérèse dont l’identité n’est pas masquée). De telles voix, non seulement interrogent le lecteur pris entre plusieurs chemins de lecture, mais aussi jettent le doute sur des pans entiers du réel, sur l’ordre cosmique désormais dépeint comme un décor théâtral, comme l’illusion d’un plein qui marque et masque le vide. Ainsi la réalité est piégée et truquée à la racine même des voix censées l’évoquer. Dès lors, ce réel relève du désordre qui reste, pour Giono, « un état dont l’ordre nous est inintelligible »[66]

Par ailleurs, le corollaire de cette notice nécrologique à l’orée du récit est la promotion du lecteur. R. Barthes s’en est aperçu, qui redéfinit ainsi le lecteur dont il lie l’existence à la disparition de l’auteur :

Le lecteur est l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture ; l’unité d’un texte n’est pas dans son origine, mais dans sa destination […] ; il est seulement ce quelqu’un qui tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l’écrit. […] Il faut renverser le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur [67].

 

Dès lors, la compétence gnomique du lecteur, dernière instance par laquelle la lumière de la vérité jaillira, est requise. 

L’incipit, s’abreuvant à la source du nocturne propice au ludique, trouve aussi un terreau fertile dans Un Roi sans divertissement où il acquiert une dimension temporelle. Dès les toutes premières lignes, en effet, l’ombre se profile sous les dehors de l’antériorité. Le personnage semble sortir d’une nékuia, du royaume des morts, il semble dévaler les pentes de la nuit des temps, se révélant ainsi comme le dernier maillon d’une chaîne temporelle familiale : « Frédéric a la scierie sur la route d’Avers. Il y succède à son père, à son grand-père, à son arrière grand-père, à tous les Frédéric » (p. 9). Qu’on se situe donc dans la lignée panique ou dans celle ironique, le nocturne apparaît comme une centralité incontournable de la fabrique de l’écriture gionienne. Et cela ne procède guère d’un phénomène fortuit ou inconscient. S’expliquant sur son imaginaire, l’auteur de Colline souligne à grands traits la prépondérance du nocturne et sa puissance créatrice. Il avoue :

Je ne connais pas la Provence. C’est une région inventée comme Faulkner a inventé avec le comté de Yoknapatawpha […] Ce n’est pas un pays plein de soleil, c’est un pays noir, […]

Dans mes livres, très souvent, les scènes se passent la nuit, ou au milieu d’un orage, ou au milieu de la pluie, il y a beaucoup plus de scènes nocturnes, de scènes d’ombre que de scènes lumineuses et claires avec du soleil […]. Si je décris parfois de grands paysages ensoleillés, c’est toujours pour un événement triste et très dramatique […][68]. Je suis toujours intéressé par le côté noir. Sans parler de la nuit ; même la journée dans le plein soleil, le centre de la lumière est noir […]. C’est toujours dans le côté noir que nous voulons aller, dans le côté obscur. […] Le côté noir est forcément un côté cruel. Il ne peut y avoir de bonté dans le côté noir[69].

Mais les ténèbres sont aussi glorieuses que le soleil. Et le monde noir est également un monde magique pour moi.[70]

 

Ainsi tout porterait à croire qu’à l’entame de ses romans, et comme dans un rituel, l’auteur des Âmes fortes invoque les mânes de l’ombre (comme on invoque les mânes des ancêtres qui sont au royaume des ombres) pour une belle survenue de l’inspiration nécessaire à l’accomplissement de l’œuvre. La Provence qu’il dit relever du cru de sa propre imagination ne peut pourtant pas empêcher de penser à sa Manosque natale dominée par les montagnes et les hautes Alpes au reste ombrageuses, et assimilables à ce que Gilles Lapouge décrit comme un « un monumental stock de géographie »[71]. Ainsi Giono a beau défendre le caractère imaginaire de ses géographies, il ne peut s’agir que d’un mensonge lilliputien dans la mesure où elles restent des trompe-l’œil. En fait, ainsi que le voit G. Lapouge, Giono « frôle la réalité, il tourne autour d’elle comme une abeille sur une fleur, il la caresse, il la fait jouir, la réalité, mais il ne l’offense ni ne la massacre. Ses inventions sont réfléchies »[72]. D’ailleurs, voudrait-il offenser la réalité qu’il ne le pourrait pas, car, comme le prouve A. Ferré, « les conditions géographiques influent encore sur la vie de l’écrivain – et par répercussion sur son œuvre – par […] l’attirance qu’exercent sur l’imagination certaines zones »[73]. Par ailleurs, ce faible du romancier pour le noir qu’il aime à lier intimement à l’incipit, sa noirite, pourrait symboliser les profondeurs du psychisme où se réfugient les créateurs désireux de s’extirper des lourds instants de leur époque. L’auteur des Chroniques a fortement exprimé cette plongée dans les strates obscures de l’inconscient qui sont la part d’ombre de l’humain, son versant sauvage que l’œuvre littéraire a pour fonction, entre autres, d’exorciser en l’éclairant. La nuit peut dès lors être vue comme l’emblème et la litote de la création qui n’est rien d’autre qu’une immersion dans ce fonds surabondant d’histoires où lectures, souvenirs, rêves et affectivités forment un monceau indifférencié.

 

Conclusion

 

Le pari que constituait une entrée par les ouvertures des romans gioniens a révélé qu’étudier le lien entre nuit et incipit c’est finalement mettre en lumière l’intervention du poïein au cœur de l’imaginaire gionien. Quels que soient sa catégorie ou son contexte, le nocturne, marque de fabrique de l’écriture de Giono, met en tension le cuit et le cru, les images inventées et les images mnésiques. Il constitue un motif qui court dans tous ces romans avec des allures et des envergures différentes. Ce fil rouge (plutôt noir, serions-nous tenté de dire) pourrait constituer le trait identitaire de la production gionienne. Mieux, ce fil peut s’offrir comme ce que Ricatte appelle « la mémoire du texte »[74], étant donné qu’il traverse, en les reliant, les incipit de ces cinq romans pourtant appartenant à des lignées différentes. Cela justifierait le fait que Giono, parce que rétif à toute velléité tendant à le périodiser, établit une dialectique en spirale, dont les seuls et uniques points focaux sont l’ombre et l'incipit, dans laquelle il glisse sans cesse comme un téflon pour n’être jamais prisonnier de son propre discours tel que nous le recevons et l’interprétons. La prépondérance du nocturne illustrée par sa fusion avec l’incipit ne doit pas faire croire qu’il n’est que l’entrée géométrique du roman ; bien plus que cela, il en constitue le centre imaginaire dont procède toute la suite. Si dans la première manière la nuit est annonciatrice d’une démesure panique, dans la seconde, consacrant une sorte de palingénésie de Giono et de son absolue froideur vis-à-vis de toute téléonomie historique, la nuit voit s’estomper sa catégorie temporelle, pour figurer une patrie esthétique, le territoire d’une épaisseur cosmique, propice à « un exotisme intérieur »[75]. Giono renouvelle certes sa manière suivant les principales périodes et phases de son expérience, mais sa matière reste inchangée, car celle-ci est consubstantielle à la vie de l’écrivain fondée sur la trilogie enfance-livres-guerre, pierre de touche et clef de voûte de sa création.    

Subséquemment à notre analyse, il reste à préciser que, du latent au manifeste, d’une façon littérale à la manière la plus poétique, au travers de registres lexicaux comme de la syntaxe, la nuit, temporalité d’élection de Giono, rarement empirique et souvent créée dans et par le roman, est différemment connotée pour tendre la main à l’incipit en vue de cheminer avec lui et revêtir une diversité de sens, une polysémie.

 

 

Bibliographie

Corpus

GIONO, Jean. Colline. Paris : éd. Bernard Grasset, 1929.

------------------. Le Chant du monde. Paris : Gallimard, 1934.

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------------------. Le Grand troupeau. Paris : Gallimard, 1931.

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  1. Sur l’œuvre de Jean Giono

Articles

- CHABOT, Jacques. « Mémoire de la nuit des temps ». In Giono. La mémoire à l’œuvre, sous la direction de J.-Y. Laurichesse et S. Vignes. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2009, pp. 243-253.

- DELÉAGE, J.-P. « Le destin et l’homme obligé. Les Grands Chemins de l’Épopée ». In Analyses et réflexions sur Jean Giono Les Grands Chemins. Paris : ellipses/éd. Marketing S.A., 1998, pp. 56- 61.

- LE GALL, Jacques. « Topoï d’ouverture dans les romans de Giono ». In Giono l’enchanteur (Colloque international de Paris, Bibliothèque Nationale de France, 2, 3 et 4 octobre 1995, sous la direction de Mireille Sacotte). Paris : éd. Bernard Grasset et Fasquelle, 1996, pp. 125-138.

- MALLON, Julie. « Ceux qui ont vu la chose ou les bifurcations de la mémoire ». In Giono La mémoire à l’œuvre. op. cit., pp. 269-280.

- MOILLO, Irène. « La figure de l’ombre ». In Analyses & et réflexions sur Jean Giono (Les Grands chemins).

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Essais critiques

- Analyses & réflexions sur Jean Giono. op. cit., Les Grands Chemins. Ouvrage collectif. Paris : ellipses /éd. Marketing S.A., 1998.

- BONHOMME, Béatrice. Jean Giono. Paris : Ellipses /éd. Marketing S.A., 1998.

- CARRIÈRE, Jean. Jean Giono. Qui êtes-vous ? Lyon : La Manufacture, 1996.

- CENTENAIRE de Jean Giono. Giono l’enchanteur. Paris : B. Grasset, 1996.

- DURAND, Jean-François. Giono. Le jeu du condottiere. Aix-en-Provence : Édisud, 2007.

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- LAURICHESSE. Giono La mémoire à l’œuvre. Sous la direction de J.-Y. Laurichesse et S. Vignes. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2009.

 

Journal et Entretiens

- CARRIÈRE, Jean. Jean Giono. Besançon : Éditions La Manufacture, 1991.

- GIONO, Jean. Récits et essais. Paris : Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1989.

--------------------. Journal. Paris : Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1995.

--------------------. Journal de l’Occupation. Paris : Bibliothèque de la Pléiade : Gallimard, 1995.

--------------------. Entretiens avec Jean et Taos Amrouche. Paris : Gallimard, 1990.

 

  1. Ouvrages d’ensemble

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[1]Assistant, Université Cheikh Anta Diop de Dakr, Sénégal

[2] J. Giono. Le Grand troupeau. Paris: Gallimard, 1931.

[3] J. Giono. Le Chant du monde. Paris: Gallimard, 1934.

[4] J. Giono. Que ma joie demeure. Paris: éd. Bernard Grasset, 1934.

[5] J. Giono. Colline. Paris: éd. Bernard Grasset, 1929.

[6] J. Giono. Les Âmes fortes. Paris: Gallimard, 1950.

[7] Nous faisons allusion à l’article d’Irène Moillo, « La figure de l’ombre ». In Analyses & et réflexions sur Jean Giono (Les Grands chemins). Ouvrage collectif. Paris: ellipses /éd. Marketing S.A., 1998, p. 122-126.

[8] Il s’agit de l’article de Jacques Le Gall, « Topoï d’ouverture dans les romans de Giono », in Giono l’enchanteur (Colloque international de Paris. Bibliothèque Nationale de France 2, 3 et 4 octobre 1995, sous la direction de Mireille Sacotte), Paris: éd. Bernard Grasset et Fasquelle, 1996, p. 125-138.

Entre ces deux articles, gît un domaine peu ou pas exploré: l’ombre dans les incipits des romans gioniens. C’est l’objet du présent article qui vise ainsi à remplir le vide laissé entre l’article d’Irène Moillo et celui de Jacques Le Gall.

[9] B. Bonhomme. Jean Giono. Paris: ellipses /édition marketing S.A., 1998, pp. 31- 48. En décrivant les grandes périodes de la production littéraire à travers un chapitre intitulé « Approche de l’œuvre », cette spécialiste de Giono distingue trois parties qu’elle baptise successivement: la lignée « panique », la lignée ironique, et la lignée romantique. 

[10] Pierre-Marc de Biasi. « Les points stratégiques du texte » in Le grand Atlas des littératures. Encyclopaedia universalis, 1990, p. 28.

[11] Andrea Del Lungo. « Pour une poétique de l’incipit ». Paris: Poétique, n° 94 - avril 1993, p. 136.

[12] Khalid Zekri. Etudes des incipit et des clausules dans l’œuvre romanesque de Rachid Mimouni et celle de Jean-Marie Gustave Le Clézio, http ://www.limag. refer.org/theses/zekri.PDF, p.11 ( consulté le 26 novembre 2010).

[13] Ibidem, p. 13.

[14] Nous paraphrasons Charles Mauron, auteur Des Métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique. Paris: José Corti, 1962. 

[15] C’est Khalid Zekri qui cite ces deux auteurs, in  Étude des incipit et des clausules dans l’œuvre de Rachid Mimouni et celle de Jean-Marie Gustave Le Clézio. op. cit., p. 41.

[16] Gilles Lapouge. Le Bruit de la neige. Paris: Albin Michel, S.A., 1996, p. 68.

[17] Ce lecteur anonyme de Giono a été pris en auto-stop entre Forcalquier et Lurs par Gilles Lapouge. Les deux hommes se sont saisi de cette occasion pour s’entretenir au sujet des romans de Giono, notamment sur l’authenticité ou la fausseté des considérations de lieux. Lapouge a fait grand cas de cet entretien au travers d’un chapitre intitulé « Les géographies de Giono ». In Le Bruit de la neige. Op. cit., pp. 66- 73.

[18] Ibid., p. 68-69.

[19]  Jacques Anis. « Visibilité du texte poétique ». Langue française, n°59, 1953, ( cité par  J.-M. Adam. In Pour lire le poème. Bruxelles : De Boeck-Duculot, 1984, p. 29). Anis a montré dans un article récent que les ressources typographiques, la spatialisation réglée par le blanc font partie du sens. Constituant un corps signifiant, elles doivent donc être intégrées aux isotopies textuelles. J. Anis soutient cela à propos du texte poétique certes, mais nous pensons que cette dimension de la question peut tout aussi intéresser les incipits romanesques.

[20] G. Steiner. Réelles Présences. Les arts du sens (éd. Faber and Faber, 1989). Paris: éd. Gallimard, 1991, p. 153.

[21]Ibid. (G. Steiner cite Terry Eagleton).

[22] R. Barthes. « Par où commencer ? ». In Le Degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques. Paris: Seuil. « Coll. Points », 1972, p.146.

[23] Notice à Colline établie par Luce Ricatte. Œuvres romanesques complètes. Tome I. Paris: Gallimard, 1971, coll. « Pléiade », p. 935.

[24] Ibid.

[25] Marc Chénetier. Au-delà du soupçon. La nouvelle fiction américaine de 1960 à nos jours. Paris: Seuil, 1989, p. 319.

[26] J. Giono. Journal. Paris. Bibliothèque de la Pléiade : Gallimard, 1995, p. 121.

[27] E. Cassirer. La philosophie des Lumières. Paris: Fayard, 1966, p. 321.

[28] J.-P. Deléage. « Le destin et l’homme obligé. Les Grands Chemins de l’Épopée ». In Analyses et réflexions sur Jean Giono. Les Grands Chemins, op. cit, p. 56.

[29] Entretiens inédits, dactylographiés. Manosque, p.6.

[30] J. Giono. Œuvres romanesques complètes. Bibliothèque de la Pléiade. Paris: Gallimard, tome II, 1972, p. 1283.

[31] J. Cabot. « Mémoire de la nuit des temps », in Giono. La mémoire à l’œuvre. Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 2009, p. 252.

[32] Centenaire de Jean Giono. Giono l’enchanteur. Paris: B. Grasset, 1996, p. 125.

[33] Ibid., p. 128.

[34] J. Carrière. Jean Giono. Qui êtes-vous ? Lyon: La Manufacture, 1996, p. 61.

[35]Ibid.

[36] J. Giono. Récits et essais. Paris. Bibliothèque de la Pléiade : Gallimard, 1989, p. 17.

[37] En effet, cette phrase gionienne nous a fait penser au poème de Baudelaire « Élévation ». In Les Fleurs du mal. Paris: Bordas, 1984, pp. 28-29.

[38] J. Giono. Entretiens avec Jean et Taos Amrouche. Paris: Gallimard, 1990, p. 66.

[39]Ibid.

[40] J.-F. Durand. Giono / Le jeu du condottiere. Aix-en-Provence : Édisud, 2007, p. 162.

[41] Nous renvoyons les lecteurs au Journal de l’Occupation. Paris. Bibliothèque de la Pléiade : Gallimard, 1995. Giono y écrit : « De l’importance des nocturnes dans ce que j’écris. Cela pourrait être beau, la couleur de nuit », p. 375.

[42] J.-F. Durand. Giono /Le jeu du condottiere. Op. cit. Aix-en-Provence : Édisud, 2007, p. 6.

[43] L’expression « la nuit des temps » est aussi éponyme du récent article qu’elle a inspiré à Jacques Chabot : « Mémoire de ‘‘La nuit des tempsˮ ». In Giono/ La mémoire à l’œuvre, sous la direction de J.-Y. Laurichesse et S. Vignes. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2009, pp. 243-253. 

[44] J. Giono. Noé. Paris: Gallimard, 1947.

[45] G. Perec. La Disparition. Paris: Gallimard, 1969.

[46] J. Giono. Œuvres romanesques complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Paris: Gallimard, 1974, p. 1229-1230.

[47] Dominique Grosse. J. Giono/ Violence et création. Paris: L’Harmattan, 2003, p. 136.

[48] J. Giono. Les Âmes fortes. Paris: Gallimard, 1950.

[49] J.-F. Durand. Giono Le jeu du condottiere. op. cit., p. 27.

[50] J. Giono. Journal. op. cit., p. 67.

[51]Ibid.

[52] Ibid.

[53]J. Giono. Journal de l’Occupation. op. cit. Aux pages. 382- 391-393, les remarques pessimistes s’accentuent sous la plume de Giono.

[54] Ibid., p.426.

[55] Germaine Memmi. Freud et la création littéraire. Paris: l’Harmattan, 1996, p. 220.

[56] Ibid., p. 225.

[57] G. Steiner. Réelles présences. op. cit., p. 79.

[58] Laurent Jenny. La parole singulière Luxembourg : Belin, 1995, p. 63.

[59] Ibid.

[60] G. Lapouge. Le Bruit de la neige. op. cit., p. 69.

[61]Ibid., p. 71.

[62] Alain Finkielkraut. Ce que peut la littérature. Stock: Ed. Stock/Ed. du Panama, 2006, p. 225. (C’est Finkielkraut qui souligne ce mot).

[63] M. Yourcenar. Carnets de notes de « Mémoires d’Hadrien ». In Mémoires d’Hadrien Paris: Plon, 1958, réed. Gall., « Folio », n°921, p. 326.

[64] A. Finkielkrault. Ce que peut la littérature. op. cit. p. 229.

[65] Julie Mallon. « Ceux qui ont vu la chose ou les bifurcations de la mémoire ». In Giono La mémoire à l’œuvre. op. cit., p. 278.

[66] J. Giono. Journal. op. cit., p. 27.

[67] R. Barthes. « La mort de l’auteur », 1968, repris dans les Œuvres romanesques complètes. Tome III, op. cit, p. 45.

[68]  Entretiens avec Jean et Taos Amrouche. Paris: Gallimard, 1990, p. 34-35-36.

[69]Ibid., p. 65-66.

[70] Ibid., p. 240.

[71] Gilles Lapouge. Le Bruit de la neige. Paris: Albin Michel, S.A., 1996, p. 142.

[72] Ibid., p. 67.

[73] A. Ferré. « Le problème et les problèmes de la géographie littéraire ». In Le Sentiment de la nature au XVIIe siècle. Symbolique et symbolisme. Questions de géographie littéraire. C.A.I.E.F.. Paris: éd. ˮLes belles Lettresˮ,  n° 6 – juillet 1954, pp. 150-151.

[74] D’après les notices et notes de R. Ricatte. In Les Œuvres romanesques complètes de Jean Giono. op. cit., V, 1038.

[75] Robert Lafont. Le Sud ou l’autre. La France et son midi. Aix-en-Provence : Édisud, 2004, p. 125.

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Résumé

 Jaime Gil de Biedma est l’un des plus importants écrivains espagnols de la Génération des années 50 dont l’œuvre suscite encore plusieurs interrogations dans le monde de la critique littéraire. Les nouvelles perspectives d’analyse et les interprétations et conclusions qui en émanent rendent, aujourd’hui, nécessaire la relecture de sa poésie. Cet article est une tentative d’éclairage de la vision poétique de Jaime Gil de Biedma et son objectif est d’apporter à la recherche des éléments d’analyse pouvant contribuer à une meilleure accessibilité de l’œuvre de cet écrivain espagnol. Son livre Al pie de la letra qu’il a publié à la veille de son retrait du monde de la littérature, et dans lequel il développe des idées littéraires qui fondent sa poésie, constitue une importante source d’informations que nous avons exploitée et mise en relation avec les pensées d’autres théoriciens de la littérature pour la rédaction de ce texte. Lire Jaime Gil de Biedma, c’est s’interroger sur l’aspect communicationnel de la poésie. Mais notre étude de son œuvre nous a permis de comprendre que, pour lui, la poésie n’est pas une communication d’expériences préalablement vécues mais plutôt une invention d’une autre identité de l’écrivain. Cette conception poétique est à mettre aussi dans le compte de la querelle d’écoles qui l’opposait à Carlos Bousoño mais doit, surtout, constituer l’élément d’analyse indispensable à toute interprétation de son œuvre.

Mots clés  :  Jaime Gil de Biedma, Carlos Bousoño, conception poétique, poésie, communication.

 

Abstract

Jaime Gil de Biedma is one of the most important Spanish writers of Generation of the Fifties whose work still causes several interrogations  in the field of literary criticism. New prospects for analysis, as well as the interpretations and conclusions which stem from it urges to a second reading of his poetry. This article is an attempt to highlight the poetic vision of Jaime Gil de Biedma. His aim is to bring elements of analysis that would contribute to a better accessibility of his works. His book, Al pie de la letra, published on the eve of his withdrawal from literary affairs is an important source of information which we exploited in comparison with the theories of other writers. To read Jaime Gil de Biedma means to ponder over the communication aspect of poetry. Thanks to this article, we have understood that he considers that poetry is not a communication of previous experiences, but rather an invention of another identity of the writer. This poetic conception steming from the quarrel of schools which opposed him to Carlos Bousoño should be at the basis of any interpretation of its work.

Key words : Jaime Gil de Biedma, Carlos Bousoño, poetic conception, poetry, communication

 

 

Las interrogaciones sobre el sentido de la poesía y su finalidad tienen una historia en la literatura universal. Desde Aristóteles hasta nuestros tiempos, los literatos siguen intentando definir y explicar el arte de hacer versos. Importantes estudios y diversificadas propuestas se han adelantado, pero la incógnita permanece sin despejar, pues en cada poeta nace y se robustece una visión poética propia en la que se envuelve toda su actividad literaria.

Los enfoques poéticos son tan variados como los escritores, las generaciones y los movimientos literarios, y de ahí la existencia de concepciones literarias opuestas y otras complementarias. Este carácter poli-semántico y complejo de la poesía influye muy a menudo en la comprensión de los textos y se convierte en el principal origen de ciertos deslices en las aproximaciones que los lectores hacen de las obras que recorren.

No es fácil ni prudente pretender resolver la problemática desde una perspectiva general. Por eso el presente estudio se centra únicamente en la figura de Jaime Gil de Biedma, y se tratará particularmente de una previa interpretación de su visión poética tal y como él la desarrolla en algunos de sus ensayos publicados en El pie de la letra para poder luego ilustrarla con sus propios poemas.  

Mi interés por El pie de la letra se debe a los dos aspectos que caracterizan especialmente este libro dentro de la bibliografía de Jaime Gil de Biedma, por una parte, su publicación pocos años antes de que el poeta catalán abandonara definitivamente el mundo de la literatura y, por otra parte, su particularidad de involucrar las propias reflexiones del escritor sobre su poesía. La aparición de ese libro a finales de su carrera literaria se fundamentó, quizás, en un deseo que tuvo el escritor de despedirse de sus lectores dejándoles un documento esclarecedor de su visión poética para que se convierta quizá en el espejo de los análisis de sus obras.  

          Me he centrado en dos de sus ensayos, Sobre el hábito de la literatura como vicio de la mente y otras ociosidades y Sensibilidad infantil, mentalidad adulta y el prólogo « Función de la poesía y función de la crítica, por Eliot », porque en ellos, a mi juicio, se observan con más claridad las ideas literarias del escritor catalán y miembro de la Generación del 50. El prólogo es una traducción de un ensayo del poeta y crítico anglo-estadounidense Thomas Stearns Eliot en la que Gil de Biedma interpola sus propias reflexiones sobre la poesía. Pero si lo he adjuntado a los ensayos que me propongo analizar es porque dicho prólogo consta de una tercera parte en la que Jaime Gil de Biedma se sirve del estudio de Eliot para posicionarse ante una teoría poética muy desarrollada en el mundo de la literatura de aquel entonces  : la poesía como comunicación. Mi estudio no abarca toda la visión poética de Jaime Gil de Biedma, sino que intenta dilucidar su punto de vista sobre el tipo de comunicación que hay en poesía.

En España, la concepción de la poesía como comunicación, manzana de la discordia entre las dos escuelas poéticas madrileña y catalana de la llamada Generación del medio siglo, fue divulgada desde el núcleo de la capital. Ya en la primera edición de su Teoría de la expresión poética[1], Carlos Bousoño habló de poesía como comunicación, una idea que planteó con más profundidad en la quinta edición muy aumentada del mismo libro[2]. Pero la más importante referencia para los que daban por sentada esa teoría literaria fue Historia del corazón[3], una obra urdida por Vicente Aleixandre desde su percepción de la poesía como historia, relato y confidencia. Sin embargo, el grupo de Barcelona no quiso dejar esta concepción poética prosperar, por lo cual esgrimió objeciones contra la tesis de la poesía como comunicación desarrollada desde Madrid. En cuanto salió a la luz el ya mencionado libro de Carlos Bousoño, Jaime Gil de Biedma, en una carta fechada del 6 de junio de 1952 que escribió a Carlos Barral desde Orense, informó a su amigo de que se preparaba una respuesta inmediata a la teoría poética de su colega de Madrid. Gil de Biedma escribió en aquella carta  :

Querido Carlos :

Te escribo enseguida – como puedes ver – porque soy muy egoísta y quiero pedirte una serie de favores.

He quedado de acuerdo con Ferrán en hacer yo la crítica del libro de Bousoño. Hoy he comenzado a leerlo atentamente y es, en verdad, apasionante, tanto que me han venido a la cabeza una serie de cosas que me parecen suponer una modificación en algunas de las ideas de Carlos y también de Vicente, concretamente en lo que se refiere a poesía = comunicación ; no sé si he descubierto un Mediterráneo, quizá sí, pero he revisado los capítulos del libro que tratan de ese tema y no me he encontrado ningún portillo abierto por donde, tácitamente, se diga lo que a mí me preocupa.

Dile a Castellet que, a ser posible, me guarde sitio en el próximo Laye (n.º  de mayo y junio); si el trabajo resulta demasiado para nota bibliográfica podría publicarse como artículo. Tan pronto lo termine –procuraré que sea cuanto antes- te lo enviaré a ti por correo.[4] 

         

La polémica de escuelas anunciada en esa carta continuará en El pie de la letra.

   Jaime Gil de Biedma maneja con matices el concepto de comunicación al referirse a la versificación, planteando primero el problema de las diversidades de entendimiento acerca de lo que se puede denominar comunicación en poesía. Así, parte de la definición que Tolstoi da del arte por ser la más genérica entre los que conciben la poesía como comunicación :

Evocar un sentimiento que uno ha experimentado, y, una vez evocado, transmitirlo por medio de movimientos, líneas, colores, sonidos o palabras, de modo tal que los demás experimenten el mismo sentimiento.[5]

         

La poesía también es arte, y aplicándole esta definición, algunos escritores opinan que escribir poemas es evocar los sentimientos experimentados que, por medio del corpus que es el poema, se transmiten al lector para que éste también los experimente y los comparta con el escritor. Esta teoría reduce la poesía a una mera transmisión al lector de emociones vividas en la realidad  por el autor. Ahora bien, Gil de Biedma advierte que tal concepción de la poesía peca de superficial por  no distinguir la persona real de la persona poética.

…el inconveniente de toda concepción de la poesía como transmisión reside en olvidar que la voz que habla en un poema no es casi nunca la voz de nadie real en particular, puesto que el poeta trabaja  la mayor parte de las veces sobre experiencias y  emociones posibles, y las suyas propias sólo entran en el poema en tanto que contempladas, no en tanto que vividas.(p. 31)

 

Una precisión desde luego pertinente en la medida en que deja claro que las sensibilidades que se perfilan en un texto poético son impersonales y no hunden sus raíces en la experiencia vital real e identificable del escritor. Así, Jaime Gil de Biedma rechaza la idea según la cual un libro de poemas es el reflejo del estado de ánimo de su autor, su propia historia o su proyecto de vida. Se trata, pues, en el poeta y crítico catalán de una negación de la interpretación literaria desde un enfoque psicoanalítico que relaciona las obras con una interioridad psíquica real anterior a ellas, es decir, la del propio autor.  Esta necesidad de disociar la persona real de la persona poética ya fue desarrollada por el novelista y ensayista francés Marcel Proust quien, en su Contre Sainte-Beuve (póstuma, 1954), respondiendo al precursor de la socio-crítica y más precisamente de la crítica biográfica arguye que “un libro es el producto de otro yo diferente del yo que manifestamos en nuestras costumbres, en la sociedad, en  nuestros vicios”. El yo que escribe no es, pues, el yo que es; una idea reiterada por Gil de Biedma en la tercera parte del prólogo a El pie de la letra y que, desde mi punto de vista, debe iluminar la conciencia de los que siempre ven en las obras literarias la alusión a la vida de sus autores. Por lo menos, el poeta mismo lo deja claro : su obra poética no está calcada en su propia experiencia vital.

No es escaso que uno encuentre en sus lecturas a un autor que defiende en su obra ideas a las cuales nunca se ha adherido en la vida real o que uno destaque aspectos y sentimientos que no se pueden rastrear de la biografía real del escritor. Entre la verdad histórica y el libro media el arte, es decir, la magia del verbo que permite al escritor falsear a su manera las referencias históricas, de modo que el contenido del producto final que llega a las manos del lector es pura ficción acuñada en la fragua de la imaginación y sólo refleja realidades posibles y no realidades que ya fueron. Como escribió Pierre Reverdy : «La poésie est à la vie ce qu'est le feu au bois. Elle en émane et la transforme.»[6] El arte es el que determina al artista, y la poesía transforma a la persona real en persona poética. Por eso, el yo que habla en el poema es un yo imaginado y no histórico. Y así lo concibe Gil de Biedma, por lo cual apunta : «Lo que yo creo es que cuando un poeta habla en un poema, quizás no hable como personaje imaginario, pero como personaje imaginado siempre.» (p. 257)

          En otro ensayo que lleva el título de Cómo en sí mismo, al fin, se pueden leer también precisiones de este tipo :

La voz que habla en un poema, aunque sea la del poeta, no es nunca una voz real, es sólo una voz posible, no siempre imaginaria, pero siempre imaginada. La persona poética es precisamente eso, impersonación, personaje.[7]

 

Aquí el ensayista toca un punto fundamental del análisis literario. El lector advertido debe distinguir siempre, en el momento de recorrer las páginas de una obra literaria, la persona que coge la pluma en su mano de la persona que suelta las palabras. Ciertos lectores de poesía se olvidan de que el poema es el producto de la imaginación de su autor así que no se puede entender fuera de su aspecto imaginativo, ficticio. Este personaje imaginado o personaje poético es el que habla en el poema y tiene la capacidad de falsificar la personalidad e identidad de la persona real que es el poeta.  Y  el lector, una vez en contacto con el poema, va embebiendo las emociones expresadas por la voz poética y puede llegar a un punto en que él se confunde y tiene la impresión de compartir las experiencias reales de una persona. Ahora bien, como subraya Jaime Gil de Biedma :

…la página escrita no nos refiere, obligatoriamente, al hombre que la ha escrito, mas siempre en ella advertimos las mismas cualidades, que a ciertos críticos y poetas parecerán sin duda bien modesta : sensibilidad, intuición, algo que podríamos llamar humildad manual, y -lo que es más preciso- sentido común, tan imprescindible para ser un gran crítico. (pp. 22-23)

         

Gil de Biedma no es partidario de la crítica biográfica porque, en su sentir, la obra literaria goza de una obvia autonomía respecto de su artífice. El poeta nunca habla con su propia voz sino con la de un personaje suyo, y eso le permite guardar cierta distancia respecto del contenido del objeto creado. Y Carlos Barral, otro miembro de esta Generación del medio siglo ve en esta disociación de la persona real y la persona artística un elemento diferenciador entre los poetas románticos y los contemporáneos. En efecto, en una tertulia que tuvo con su amigo Jaime Gil de Biedma que este reprodujo en El pie de la letra, aquel decía :

…yo creo que estaban [los poetas románticos] convencidos de que lloraban con sus propias lágrimas. En cambio, el poeta contemporáneo sabe muy bien que llora con lágrimas de uno de sus personajes. (p. 257

 

Una opinión que Jaime Gil de Biedma comparte, en alguna medida, pero no sin advertir que esta concepción romántica de la poesía estaba más desarrollada en Inglaterra que en España. Por eso, reconocía el mérito de William Wordsworth quien, contrariamente a sus compatriotas, se dio cuenta de que el Wordsworth-poético era distinto del Wordsworth real. En Francia también hubo poetas románticos que ya eran concientes de que sus obras eran puras ficciones. Bastan como ejemplo, los celebérrimos versos de Victor Hugo cuando, hablando de la función del poeta, escribe :

Le poete en des jours impies

Vient préparer des  jours meilleurs.

Il est l’homme des utopies,

Les pieds ici, les yeux ailleurs.  

 

Esos versos ya aclaran la visión poética del escritor francés para quien escribir poesía es soñar con posibles estados de ánimo, experiencias y emociones; es decir, evadirse en el mundo de la imaginación para vivir de ilusiones. Y son precisamente esas ilusiones autoriales las que llegan al lector mediante el pacto de lectura y no las verdaderas intimidades del escritor.  

           Entre la persona real y el libro, se interpone la persona artística, la que toma la palabra en el texto poético. Esa duplicidad del autor en literatura ha sido también identificada por Lintvelt Jaap quien, en su Essai de tipologie narrative[8], distingue el Autor Concreto (Auteur Concret) del Autor Abstracto (Auteur Abstrait). Según él, el Autor Concreto, por medio de la escritura, proyecta una imagen de sí mismo. Es esta imagen que hace elecciones, revela su estado de ánimo, presenta posiciones ideológicas, generalmente atribuidos, por confusión al Autor Concreto la que se llama Autor Abstracto. A la luz del estudio de Lintvelt Jaap, podemos decir que las emociones que el lector halla experimentadas en el poema, no son del Autor Concreto, real, sino de su imagen. El Autor Concreto es esta persona física que vive entre nosotros, cuyos padres conocemos, que podemos encontrar en un café o por la calle mientras que el Autor Abstracto que puede ser también la persona poética, no existe más que en el mundo de la ficción literaria.

          La lectura de la poesía de Jaime Gil de Biedma se debe hacer desde esta perspectiva poética porque siempre procura poner de manifiesto la diferencia entre el Jaime-poético y el Jaime real. Eso explica, tal vez, la presencia, en su obra, de recursos técnicos de desdoblamiento como el monólogo dramático. Carlos Barral señala al respecto que

La poesía de Jaime es una poesía basada sobre el monólogo dramático. En la poesía de Jaime, la imaginación puede llegar a trucos tan evidentes  como el de que Jaime dialoga con Jaime difunto. (p. 256)

         

El monólogo dramático es una técnica literaria que ofrece al poeta la posibilidad de asumir la personalidad de un personaje histórico o de la ficción ya desaparecido con el cual se identifica y le presta palabras e ideas, confundiéndose con él. La historia de este procedimiento en la literatura española remonta a la generación del 27 y fue cultivado sobre todo por Luis Cernuda que fue influenciado, a su vez, por Robert Browning, Hölderlin y por la poesía inglesa. El magisterio de Cernuda sobre la generación del 50 es sabido, hasta el propio Jaime Gil de Biedma confiesa la importancia de la figura del escritor sevillano en la poesía española contemporánea : 

Pues en mucha parte por él [Cernuda], los poetas españoles estamos hoy en mejor situación de comprender que Blake, Coleridge y Wordsworth; Leopardi, Goethe y Hölderlin son algo más que unos remotos nombres prestigiosos : son los primeros poetas modernos, los fundadores de la poesía que nosotros hacemos.[9]

         

Jaime Gil de Biedma conoce bien la obra de Cernuda y es posible que saque de ella la técnica del monólogo dramático, incluso, puede formar parte de las enseñanzas que el poeta barcelonés de la generación del 50 dice haber recibido de su maestro sevillano.

…Luis Cernuda es el ejemplo más próximo, la más inmediata cabeza de puente hacia el pasado. Él que se planteó el problema antes que nosotros y que lo ha resuelto irreprochablemente, puede ayudar de modo decisivo. Y creo que sus enseñanzas se advierten ya en algunos de los mejores poetas recientes. Quizá porque ahora es tan necesaria, la presencia de Cernuda empieza a sentirse en la poesía española con intensidad, con una profundidad como no se había sentido antes, y de la mejor manera : no influye, enseña. Cernuda es, hoy por hoy, al menos para mí, el más vivo, el más contemporáneo entre todos los grandes poetas del 27, precisamente porque nos ayuda a liberarnos de los grandes poetas del 27.[10]

 

           

En Ángel González en la generación del 50. Diálogo con los poetas de la experiencia, José Luis Morante afirmó que

a Jaime Gil de Biedma debemos también numerosas pautas de convergencia con la generación del 27, con la poesía de Cernuda y a través de éste con los metafísicos ingleses, y la introducción generalizada del pensamiento poético de Thomas S. Eliot.[11] 

 

Jaime Gil de Biedma es, pues, la correa de transmisión entre la generación del 27 y la generación del 80 porque en su poesía hay una resonancia de los poetas de la generación anterior, particularmente Cernuda. El monólogo dramático es el correlato técnico de una idea poética común a las dos generaciones : la referencia autobiográfica falsificada. José Luis Morante dijo al respecto que

entre ambas generaciones hay también confluencias temáticas y recursos formales : la referencia autobiográfica, siempre manipulada, pues lo que se cuenta no es  un certificado de notario, sino una experiencia inventada[12] 

 

Al leer un poema de Jaime Gil de Biedma, el lector debe tener en cuenta este aspecto recordando siempre que el poeta tiene la posibilidad de identificarse con uno o muchos de sus personajes pero ninguno de éstos es el verdadero Jaime Gil de Biedma.  Un ejemplo patente de poema construido en forma de monólogo dramático es Canción de aniversario que, a continuación, reproduzco :

           Porque son ya seis años desde entonces,

           porque no hay en la tierra, todavía,

           nada que sea tan dulce como una habitación

           para dos, si es tuya y mía;

           porque hasta el tiempo, ese pariente pobre

           que conoció mejores días,

           parece hoy partidario de la felicidad,

           cantemos, alegría!

           Y luego levantémonos más tarde,

           como domingo. Que la mañana plena

           se nos vaya en hacer otra vez el amor,

           pero mejor : de otra manera

           que la noche no puede imaginarse,

           mientras el cuarto se nos puebla

           de sol y vecindad tranquila, igual que el tiempo,

           y de historia serena.

           El eco de los días de placer,

           el deseo, la música acordada

           dentro en el corazón, y que yo he puesto apenas

           en mis poemas, por romántica;

           todo el perfume, todo el pasado infiel,

           lo que fue dulce y da nostalgia,

           ¿no ves cómo se sume en la realidad que entonces

           Soñabas y soñaba?

          

La realidad- no demasiado hermosa-

           con sus inconvenientes de ser dos,

           sus vergonzosas noches de amor sin deseo

           y de deseo sin amor,

           que ni en seis siglos de dormir a solas

           las pagaríamos. Y con

           sus transiciones vagas, de la traición al tedio,

           del tedio a la traición.

           La vida no es un sueño, tú ya sabes

           que tenemos tendencia a olvidarlo.

           Pero un poco de sueño. No más, un si es no es

           por esta vez, callándonos

           el resto de la historia, y un instante

           -mientras que tú y yo nos deseamos

           feliz y larga vida en común-, estoy seguro

           que no puede hacer daño.

         

Este poema muestra hasta qué punto Jaime Gil de Biedma es capaz, en su poesía,  de dar a la realidad inventada visos de la experiencia real. En efecto, esta historia amorosa de la que se trata en el poema, aunque parezca verídica, es pura ficción imaginada por el hablante. La intimidad en la que el poeta hace hincapié por medio del empleo de la primera persona del singular que está en  incesante diálogo con el amado hasta que se unan en primera persona del plural, arropa el poema de verosimilitud : («para dos», «si es tuya y mía», «cantemos», «mientras el cuarto nos puebla», «tú ya sabes», «mientras que tú y yo nos deseamos feliz y larga vida en común»). Aquí el poeta aúna, mediante el poder de la palabra, dos realidades distintas : la soñada (que es la del poema) y la vivida («¿no ves cómo se sume en la realidad que entonces soñabas y soñaba? »). Se observa con la técnica del monólogo dramático, como escribe Armando López Castro,

una lucha constante entre realidad e ilusión, entre la experiencia real y la realidad que la imaginación construye, que se diferencia de la vida corriente. [13]

 

Todo eso parece emanar de la concepción poética de Gil de Biedma que no define la poesía como expresión de la identidad del autor sino como un medio artístico de inventarse otra identidad. Por lo cual escribe : «para mí, la literatura, y sobre todo la poesía, es una forma de inventar una identidad. » (p. 256).  La creación de una identidad fue, inconscientemente, el resorte en el que se apoyó su poesía, pero fue sólo después de la contemplación del objeto artístico ya acabado cuando él se dio cuenta de que estaba inventándose otra identidad. En la nota biográfica escrita para la segunda edición de Las personas del verbo (de Seix Barral), el poeta barcelonés afirmó : « …mi poesía consistió - sin yo saberlo - en una tentativa de inventarme una identidad». Y todo eso tiene como correlato la frecuente duplicación del autor en toda su obra. Esta identidad de Gil de Biedma creada por la actividad literaria es una constante en poemas como Contra Jaime Gil de Biedma donde se enfrentan la personalidad imaginada y la personalidad real, es decir, el Jaime inventado y el Jaime real :

                 ¿De qué sirve, quisiera yo saber, cambiar de piso,

           dejar atrás un sótano más negro

           que mi reputación- y ya es decir-,

           poner visillos blancos

           y tomar criada,

           renunciar a la vida de bohemio,

           si vienes luego tú, pelmazo,

           embarazoso huésped, memo vestido con mis trajes,

           zángano de colmena, inútil, cacaseno,

           con tus manos lavadas,

           a comer en mi plato y a ensuciar la casa?

           Te acompañan las barras de los bares

           últimos de la noche, los chulos, las floristas,

           las calles muertas de la madrugada

           y los ascensores de luz amarilla

           cuando llegas, borracho,

           y te paras a verte en el espejo

           la cara destruida,

           con ojos todavía violentos

          que no quieres cerrar. Y si te increpo,

           te ríes, me recuerdas el pasado

           y dices que envejezco.

           Podría recordarte que ya no tienes gracia.

           Que tu estilo casual y que tu desenfado

           resultan truculentos

           cuando se tienen más de treinta años,

           y que tu encantadora

           sonrisa de muchacho soñoliento

           -seguro de gustar- es un resto penoso,

           un intento patético.

           Mientras que tú me miras  con tus ojos

           de verdadero huérfano, y me lloras

           y me prometes ya no hacerlo.

           Si no fueses tan puta!

           Y si yo no supiese, hace ya tiempo,

           que tú eres débil cuando me enfurezco…

           De tus regresos guardo una impresión confusa

           de pánico, de pena y descontento,

           y la desesperanza

           y la impaciencia y el resentimiento

           de volver a sufrir, otra vez más,

           la humillación imperdonable

           de la excesiva intimidad.

           A duras penas te llevaré a la cama,

           como quien va al infierno

           para dormir contigo.

           Muriendo a cada paso de impotencia,

           tropezando con muebles

           a tientas, cruzaremos el piso

           torpemente abrazados, vacilando

           de alcohol y de sollozos reprimidos.

           Oh innoble servidumbre de amar a seres humanos,

           y la más innoble

           que es amarse a sí mismo!

         

Notamos en este poema que  el yo poético está hablando con otro yo que define como : memo vestido con mis trajes. Aquí se enfrentan dos identidades (el yo juvenil y el yo adulto) que en realidad se refieren a la misma persona : Jaime Gil de Biedma. Pero el yo hablante, sólo mediante el espejo, símbolo de la duplicación, se da cuenta de que es él quien se ha doblado. Así, el yo poético se desengaña, su ilusión amorosa está rota al darse cuenta de que es él el amador y el amado. El descubrimiento de este desdoblamiento hace experimentar al yo poético sentimientos de amor y odio respecto a sí mismo : ¡Oh innoble servidumbre de amar a seres humanos / y la más innoble/ que es amarse a sí mismo!

En estos dos poemas que acabamos de citar está muy clara la intención del poeta de crearse una  identidad que no existe más que en el mundo de la ficción poética.  No obstante, esta identidad es sólo momentánea y no es siempre suficiente para asumir todos los aspectos que a la verdadera identidad del escritor  se refieren. Por eso, Gil de Biedma precisa : «No, no lo [el problema de la identidad] resuelve [la literatura], lo alivia, eso sí. La literatura es un simulacro.»(p. 256)

          En general, la confusión de la persona poética con la persona real por parte del lector es más frecuente en poesía que en el género novelesco. Algunos lectores no se plantean muchos problemas para saber que una novela es pura ficción, un “simulacro”, pero tienen tendencia a tomar por verídicos los hechos revelados en los textos poéticos, pareciendo olvidarse de que, aunque la poesía y la novela se presentan en formas diferentes, tienen la misma fuente que es la imaginación.

Lo curioso es que si un personaje de una novela dice algo, nadie lo toma por una afirmación genérica. ¿Por qué, si lo dice un poeta, lo tiene que tomar el lector por una afirmación genérica? (p. 260)

         

A mi modo de ver, esta mentalidad del lector se debe al hecho de que él parece conocer los mecanismos de producción de la novela, por lo cual la concibe como una historia contada pero falseada, mientras que sigue reduciendo la poesía a una exteriorización de sentimientos íntimos experimentados en la vida real por el poeta. La poesía es más emotiva que la novela, y cuando algunas personas leen un poema suelen ponerse en lugar de la persona poética de tal modo que empiezan a manifestarle simpatía o antipatía. Hay una intimidad que, a veces, une al lector con el poema que está leyendo.

Los lectores en general marcan más distancia con una novela que con un poema.  Sin embargo, en opinión de Jaime Gil de Biedma, lo que hace el poeta no es resaltar elementos biográficos personales y reales  sino que propone varias posibilidades de caracteres, conductas y sentimientos que se pueden atribuir a cualquiera. La poesía no reproduce la realidad, la imita; poesía es mimesis. Es cierto que nadie escribe a partir de la nada pero el poeta y cualquier artista se sirve de la realidad social sólo como soporte referencial para enfocar su imaginación en aspectos que puedan salpicar su obra de verosimilitud y favorecer, de esta manera, la colaboración del lector.« Le poète est un four à brûler le réel» - escribía Pierre Reverdy.  Y Carlos Barral habla de «décalage entre la vida y la literatura» porque para él no hay un sentido predeterminado en literatura. Ya son muy conocidos estos propósitos suyos :

El poeta ignora el contenido lírico del poema hasta que el poema existe. Del mismo modo en la lectura el poema adquiere del lector su total compendio lírico a partir de un esfuerzo de colaboración que vierte sobre él sus vivencias propias y el matiz de su propio mundo lingüístico.[14]

 

Una obra de arte es, en la mayor parte de los casos, el resultado de una espontaneidad que se apodera del artista en plena actividad creadora. Como lo decía Jean Starobinski : «El escritor, en su obra, se niega, se supera y se transforma. »[15]

Antes de empezar la escritura, el autor puede tener una idea de lo que quiere que sea su obra, luego puede establecer un esquema, pero, una vez que se pone en el ejercicio de su oficio, se vuelve condicionado inconscientemente por el objeto que está creando, el cual acabará por alejarle de su proyecto inicial. La obra final es siempre diferente, aunque sea en aspectos mínimos, de lo que había previsto su autor. Por eso cuando Carlos Bousoño sostiene que la poesía es «transmisión puramente verbal de una compleja realidad anímica previamente conocida por el espíritu como formando un todo, una síntesis» (p. 31), Jaime Gil de Biedma pone reparo a esta aserción arguyendoque «lo que un poema transmite no es una compleja realidad anímica, sino la representación de una compleja realidad anímica» (p. 31). No es de extrañar esta dicotomía entre los pareceres de estos dos poetas de la Generación del 50 y tenemos que  considerarla como una prolongación en El pie de la letra de una polémica de escuelas.

En ningún momento de su argumentación en los ensayos que estudiamos, Jaime Gil de Biedma ha dejado de considerar la poesía como pura ficción. Para él, esta concepción es el elemento imprescindible en  el cual debe estribar cualquier estudio de una obra poética. Por eso,  advierte, citando a Stephen Spender que «La poesía no enuncia verdades : enuncia las condiciones dentro de las cuales es verdadero algo sentido por nosotros. » (p. 58)

          Las verdades poéticas son subjetivas por estar sujetas a ciertas condiciones que determinan en mayor medida la perspectiva desde la cual el poeta escribe su texto. En cuanto el poeta se pone a escribir, se descarta inmediatamente de la realidad social para coger otro camino más imaginativo. Así, su estado de ánimo y las emociones que experimenta en el poema no son más que efímeras por ser su esfera de validez acotada, es decir que no se extiende más allá del ámbito poético. Tal vez, por eso, opine Gil de Biedma que

El poeta no escribe más que a temporadas cortas, intermitente y episódicamente. Eso no le define, no le corta una figura social, de tal forma que no hay manera de  insertarse en la realidad social en cuanto poeta. Tienes que ser alguna otra cosa.(p. 263)

 

Ninguna obra retrata enteramente y a la perfección los pensamientos y las emociones de su autor. Cualquier artista, después de volver a contemplar su obra varias veces, la retocaría aunque fuera en mínimos detalles, porque cada contemplación del objeto artístico por su creador es una nueva creación. La obra de arte nunca es objetiva ante los ojos de su autor. Y Jean Paul Sartre escribió al respecto que

Los resultados que obtenemos sobre el lienzo o el papel nunca nos parecen objetivos; conocemos demasiado los procedimientos de los cuales son los efectos. Esos procedimientos constituyen un hallazgo subjetivo : somos nosotros mismos, nuestra inspiración, nuestra astucia y cuando procuramos percibir nuestra obra, la creamos de nuevo, repetimos mentalmente las operaciones que la produjeron, cada uno de sus aspectos aparece como un resultado.[16]

 

La poesía nos aleja momentáneamente de la realidad para hacernos descubrir las cosas en otro orden diferente del orden en el que estamos acostumbrados a verlas. Así, nacen en nosotros emociones que dimanan de nuestra contemplación de la nueva realidad que nos ofrece el mundo poético. Ésa es, al menos, la idea que Jaime Gil de Biedma se hace del arte de hacer versos.

La poesía aspira a afectar nuestra sensibilidad completa, aboliendo las aduanas y los puestos de vigilancia a que nos tienen acostumbrados las exigencias de la vida práctica, y situándonos en estado de total inmediatez a una realidad en la que el habitual divorcio entre las cosas o los hechos y las significaciones ha sido finalmente superado, mediante un proceso de mitificación. (p. 56)

 

Otra peculiaridad de la poesía, según Jaime Gil de Biedma, es su capacidad de situar al ser humano en comunión con la Naturaleza que le permite también al poeta tener una referencia imaginativa.  La importancia de la Naturaleza en poesía radica en el hecho de que, como dice Barral, «Toda la Naturaleza refleja la presencia humana, su presencia imaginativa, por decirlo de algún modo. » (p. 251).

          Si la Naturaleza «refleja la presencia humana» en la Naturaleza está la poesía, por lo menos en opinión de Jaime Gil de Biedma que afirma que «la poesía no tiene más función que enunciar, expresar o describir relaciones con objetos sacrales, que lo siguen siendo, ya no lo son, o lo serán». (pp. 251-252). Ahora bien, él «diría que un objeto, o un paisaje, o una relación son sagrados cuando te devuelven una imagen de ti mismo». (p. 252). Por lo cual la relación del poeta con la Naturaleza es «sagrada» porque le «devuelve» una imagen de sí mismo.  

Hasta aquí, Jaime Gil de Biedma ha llevado a cabo objeciones que vulneran la idea de la poesía como comunicación de un contenido real poniendo el énfasis en el carácter ficticio de ese contenido y de la voz que lo refiere. Pero, puesto que su reto es demostrar que es descabellada la concepción de la poesía como comunicación entre el poeta y su lector, en su poesía el acto de lectura cobra, igual que el acto de escritura, importancia capital.     

Después de la escritura, el segundo aspectoimportante e imprescindible para que haya comunicación en poesía (entre poeta y lector) es la lectura. Y para Jaime Gil de Biedma, los que conciben la poesía como transmisión no han analizado con profundidad todos los contornos que a la lectura atañen. Por eso, ve en este postulado,  inconvenientes puesto que, a su entender, leer un poema no significa forzosamente revivir las sensibilidades del poeta. «De otra parte, es más dudoso que la lectura de un poema consista en revivir emociones idénticas a las experimentadas por su autor…» (p. 31) 

          Creo que, a veces, la lectura de poesía puede tener en el lector efectos que generan una coincidencia con la voz poética en algunos sentimientos; sin embargo, no se puede instituir en principio universal, sobre todo cuando todavía queda entera la cuestión de saber si el poeta encuentra las palabras, las imágenes y las formas adecuadas para expresar sus emociones. Si el poeta no las logra, lo que le llega al lector por medio del acto de lectura no es todo lo que siente el escritor sino una imagen de su estado de ánimo.

          La lectura es parte integrante de la poesía, es la última fase de la creación literaria porque la obra sólo cobra sentido en el acto de lectura. Y como lo apunta Gil de Biedma, «el lector es el otro término fundamental de la relación literaria : sin él hay poema, pero no poesía.»  (p.87). Eso explica, en su poesía, la frecuente presencia del lector que él considera como un colaborador en la faena artística. Hay un incesante diálogo con el lector postulado a través de las segundas personas del singular y del plural. En poemas como Elegía y recuerdo de la canción francesa, el poeta se dirige directamente a los lectores desde el primer verso :

Os acordáis : Europa estaba en ruinas.

Todo un mundo de imágenes me queda de aquel tiempo

Descoloridas, hiriéndome los ojos

Con los escombros de los bombardeos.

En España la gente se apretaba en los cines

Y no existía la calefacción. 

         

Se nota, en esta primera estrofa del poema, el guiño que la voz poética envía a sus lectores presupuestos a quienes toma por testigos : «Os acordáis : Europa estaba en ruinas.»  Se puede ver  también una manera de asociar al lector a la evocación de la realidad vivida porque la comparten.  En otro poema que forma parte del conjunto Las afueras, Jaime Gil de Biedma recurre de nuevo a la interpelación de los lectores :

           Os acordáis. Los años aurorales

           como el tiempo tranquilos, pura infancia

           vagamente asistida por el mundo.

           La noche aún materna protegía.

           Veníamos del sueño, y un calor,

           un sabor como a noche originaria

           se demoraba sobre nuestros labios,

           humedeciendo, suavizando el día.

           Pero algo a veces nos solicitaba.

           El cuerpo, y el regreso del verano,

           la tarde misma, demasiado vasta.

           ¿En qué mañana, os acordáis, quisimos

           asomarnos al pozo peligroso

           en el extremo del jardín? Duraba

           el agua quieta, igual que una mirada

           en cuyo fondo vimos nuestra imagen.

           Y un súbito silencio recayó

           sobre el mundo, azorándonos.

 

Al principio de este poema la voz poética interpela otra vez a los lectores con el uso de la fórmula «Os acordáis»,buscando testigos o cómplices colaboradores para arropar el texto de verosimilitud. El uso del verbo «acordar» en la forma afirmativa es una manera de integrar a los lectores en la referencia del pasado sentimental. No obstante, en Jaime Gil de Biedma, esa comunicación que se nota dentro de sus poemas se hace entre dos personajes ficticios, a saber, el yo poético y su lector postulado, que en ningún modo se deben confundir con el poeta y el lector reales.  

El  poema es un objeto de arte y sólo el acto de lectura puede atribuirle un sentido poético. Por lo tanto, el crítico no puede hacer  un acercamiento objetivo a una obra literaria sin tener en cuenta la relación de la obra con el lector :

Únicamente después de situar una obra a la vez en relación con su autor y en relación con el lector que el crítico ha sido y es, se puede aspirar a una cierta objetividad. (p. 87)

 

La peculiaridad de la creación literaria radica en el hecho de que el autor no determina el sentido de su obra y tiene que confiar ese trabajo al lector. Jean Paul Sartre, hablando de la importancia de la lectura en literatura, escribe :

Puisque la création ne peut trouver son achèvement que dans la lecture, puisque l’artiste doit confier à  un autre le soin d’accomplir ce qu’il a commencé, puisque c’est à travers la conscience du lecteur seulement qu’il peut se saisir comme essentiel à son œuvre, tout ouvrage littéraire est un appel.[17]

 

     

 El escritor es el creador del poema pero el lector es el creador del sentido, así que la escritura y la lectura forman las dos coordenadas de la creación poética. Ahora, si el acto de lectura es creación como el acto de escritura, ¿se puede hablar de comunicación entre lector y poeta?

Mijail Bajtín, para quien la obra literaria ya es diálogo, decía en su Principe dialogique,  que «cualquier enunciado se hace en función de un auditor». Así, defiende la idea según la cual el lenguaje literario supone un yo emisor que postula siempre otro yo receptor que  puede ser explícito o implícito.  Lo que no es inútil recordar aquí es que cualquier obra literaria se nutre de lecturas. Entonces, sin el lector hay autor y poema pero no hay poesía. El valor de un libro depende siempre del lector. Ahora bien, hay tantas lecturas como lectores porque la comprensión que un lector tiene de una obra leída depende siempre de su experiencia y cultura literarias, de su nivel intelectual, de su manera de ver el mundo, etc. Por eso, los niveles de comprensión de una obra literaria son siempre variados.

Al leer un poema, por ejemplo, el lector tiene que ser capaz de entender el sentido de las metáforas, de los símbolos y del lenguaje usados por el poeta; sin embargo, no hay una interpretación única y universal de todos esos elementos que concurren a la comprensión del texto, por lo tanto, la obra literaria es siempre una virtualidad de sentidos. Es el lector el que crea el sentido de la obra y no el poeta. La conclusión que se puede sacar de eso es que la lectura también es invención. Ahora, si el sentido inventado por el lector es diferente del sentido que el escritor da a su obra –lo que no es imposible que ocurra-, no se puede hablar de la existencia de comunicación; lo que hay es una intención de comunicar por parte del escritor.  En este sentido hay que entender los propósitos de Jaime Gil de  Biedma cuando advierte : «El acto de lectura es también un acto creador, y la emoción poética puede tener para el lector un valor muy distinto del que tuvo para el poeta.» (p. 33).  

Jaime Gil de Biedma no es el primero en explorar la pista de la lectura para un mejor análisis crítico de las obras literarias. En Inglaterra y en Estados Unidos ya se habían realizado algunos estudios sobre la teoría de la recepción. La ya citada obra de Jean Paul Sartre Qu’est ce que la littérature? contribuyó también y mucho a su elaboración. La importancia que Jaime Gil de Biedma da a la lectura como parte integrante de la poesía se desarrollará con más profundidad, más tarde, hacia los años noventa, en la Estética de la Recepción de Robert Hans Jauss y la Escuela de Constanza, en el deseo de aclarar las preocupaciones relacionadas con el sitio que ocupa el público- lector en la vida de las  literaturas. Su teoría era una tentativa de superación de la noción de sens d’auteur

La estética de la recepción tiene un enfoque hermenéutico de las artes y de la literatura. Jauss y compañeros, conscientes de que el valor de un libro es exclusivamente atribuido por su lector, ponen en el centro de su teoría al sujeto que percibe y el contexto en que las obras están recibidas.  Y si nos referimos otra vez al esquema de tipología narrativa de Lintvelt Jaap, nos daremos cuenta de que existen dos tipos de lectores : El Lector Abstracto y El Lector Concreto. El primero, según Jean Michel Adams (Le texte narratif, 1985),

es ese lector ideal implícito, que programa el texto, con quien el escriptor (la instancia productora en el curso de su escritura) ha dialogado a lo largo de su actividad literaria. Se trata de una imagen del destinatario presupuesto, de un lector que alcanzaría el(los) sentido(s) de la obra. [La traducción es mía]

 

Este lector abstracto es el que el Jaime-poético interpela y toma por testigo en sus poemas como lo hemos visto con los ejemplos citados anteriormente. En cuanto al lector concreto, es cualquier persona física real que tome el libro para leerlo. Valiéndome de estas consideraciones, puedo decir que la voz poética comunica con el lector abstracto, ahora bien, este lector es ficticio. 

          Enfocando también su reflexión en el acto de lectura, Jaime Gil de Biedma rehúsa cualquier idea de comunicación entre el poeta y el lector, es decir, las dos instancias reales de la creación poética. Sin embargo, reconoce que hay comunicación en poesía pero no lo entiende en el mismo sentido que otros críticos. Son dos tipos de comunicación que él define así :

Poesía es comunicación, porque el poema hace entrar a su autor en comunicación consigo mismo. […] Hay, por último, otra especie de comunicación en que autor y lector, cada uno por separado, se enfrentan con el poema y entran en comunicación consigo mismos. (p. 33)

         

Esa comunicación que el autor hace consigo mismo pasa en Jaime Gil de Biedma por la técnica del monólogo dramático y del desdoblamiento que ya he ilustrado con algunos poemas. Entonces, viendo toda la idea de comunicación bajo estas dos luces de la escritura y de la lectura, se puede decir que la poesía no es comunicación, pero ésta es parte integrante de aquélla.

La comunicación es un elemento de la poesía, pero no la define; la actividad poética es una actividad formal, pero nunca es pura y simple voluntad de forma. Hay un cierto grado de comunicación en todo poema; hay una mínima voluntad de forma- una voluntad de orientación del poema- en el poeta surrealista. La poesía es muchas cosas, y un poema puede meramente consistir en una exploración de las posibilidades concretas de las palabras. (p. 34)

         

En estas palabras que acabamos de citar radica lo esencial de la visión poética de Jaime Gil de Biedma. Pero, entonces, ¿qué es poesía según él?  Él mismo contesta a la pregunta en estos términos : «Ni lo sé ni estoy demasiado seguro de que interese saberlo…» (p. 34)

Para él, lo más importante no es, desde luego, la definición sino el conocimiento de los mecanismos de producción de la obra poética, porque es sólo después de la identificación de esos procedimientos literarios cuando el lector puede hacer un análisis más objetivo. 

          Al escribir estos ensayos, Jaime Gil de Biedma no tenía la intención de definir lo que es la poesía o lo que debe ser. Su objetivo era, tal vez, poner al descubierto los inconvenientes de algunos postulados poéticos muy desarrollados en el mundo de la crítica literaria, y particularmente por sus colegas de la escuela de Madrid. Además, ha dejado claro que su poesía no es una evocación de experiencias psíquicas previamente vividas por el autor, como lo pretendía, por ejemplo, Vicente Aleixandre en su ya aludido Historia del corazón, sino un decir y un dicho nuevos y originales que se moldean en el mismo proceso creador, es decir, que puede consistir en «una exploración de las posibilidades concretas de las palabras». Para él también, «le poète est un four à brûler le réel», siempre transforma la realidad al traspasarla a la literatura, y la poesía posibilita la comunión del autor consigo mismo y no con el lector concreto. Esa concepción suya de la poesía debe ser la clave de los análisis de sus textos poéticos. 

 

BIBLIOGRAFÍA

Sobre Jaime Gil de Biedma

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  • GIL DE BIEDMA, Jaime. El pie de la letra. Barcelona : Mondadori, 2001.
  • GIL DE BIEDMA, Jaime. Las personas del verbo. Barcelona : Mondadori, 2001.
  • LÓPEZ CASTRO, Armando. La voz en su enigma. Cinco poetas de los años sesenta. Madrid : Editorial Pliegos, 1999.
  • FERRÁN, Jaime. Antología Parcial. Barcelona : Plaza y Janés, 1972.
  • MARISCAL LAGUNA, Gabriel. Jaime Gil de Biedma y la tradición clásica : evocación y apropiación, «Sincronía» invierno 2002. consultado el 10/04/2007.
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  • TIFFANY, Gagliardi D.. Poemas póstumos por Jaime Gil de Biedma : un retrato de su último fracaso, «Espéculo (UCM) », 25, consultado el 18/04/2007.
  • -    Ángel González en la generación del 50. Diálogo con los poetas de la experiencia. Oviedo : Tribuna Ciudadana, 1998.

 

Sobre la teoría de la literatura

  • ADAM, Jean Michel. Le texte narratif. Paris  : éditions Fernand Nathan, 1985.
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  • BARRAL, Carlos. «Poesía no es comunicación» en Laye, n.º 23, abril-junio, 1953.
  • BOUSOÑO, Carlos. Teoría de la expresión poética. Madrid : Gredos, Quinta edición aumentada, 1970.
  • GENETTE, Gérard. Figures III. Tunis  : Cérès Editions, 1996.
  • JAAP, Lintvelt. Essai de typologie narrative. Le point de vue. Théorie et analyse. Paris  : Editions José Corti, 1981.
  • REVERDY, Pierre.  Le livre de mon bord. Paris  : Mercure de France, 1989.
  • SARTRE, Jean Paul. Qu’est-ce que la littérature?. Paris  : Éditions Gallimard, 1948.
  • STAROBINSKI, Jean. La Relation critique. Paris  : Gallimard, 1970.
  • TOLSTOÏ, Léon. Qu’est ce que l’art ?. Paris  : « Quadrige » PUF, 2006.

* Enseignant/Chercheur, Université Gaston Berger de Saint-Louis, Sénégal

[1] Carlos BOUSOÑO. Teoría de la expresión poética. Madrid : Gredos, 1952. [Ésta es la primera edición.]

[2] En la «Nota a  la quinta edición» (Gredos, 1970),  el propio Carlos Bousoño, hablando de la dilatación interior de algunos capítulos al pasar de la primera a la quinta edición, escribe : «Tal es lo que sucede en lo que antes era capítulo I, convertido ahora en los capítulos I y II, a causa del desarrollo (inédito hasta este momento e importantísimo para la precisión de la teoría misma que el libro sustenta) del concepto de comunicación como “comunicación imaginaria”. »

[3] Vicente ALEIXANDRE. Historia del corazón. Madrid : Espasa-Calpe, 1954.

[4] Jaime Gil DE BIEDMA. « Doce cartas a Carlos Barral y unas notas sobre poesía», en Revista de Occidente, n.º 110-111, julio-agosto, 1990, pp. 185-220. Para la presente cita, p.196.

[5] Jaime Gil DE BIEDMA. El pie de la letra. Barcelona : Mondadori, 2001, p.29.  NB : Todas las referencias a este libro están sacadas de esta edición.

[6] Pierre REVERDY.  Le livre de mon bord. Paris : Mercure de France, 1989, p.72.

[7] Jaime GIL DE BIEDMA. «Como en sí mismo, al fin» en  El pié de la letra, Barcelona : Crítica, 1994, p.348.

[8] Lintvelt JAAP. Essai de typologie narrative. Le point de vue. Théorie et analyse.  Paris : Editions José Corti, 1981.

[9] Jaime GIL DE BIEDMA. «Como en sí mismo, al fin», op. cit., p.350.

[10] Jaime. GIL DE BIEDMA. «El ejemplo de Luis Cernuda» en El pié de la letra. op. cit., p.68.

[11] Ángel González en la generación del 50. Diálogo con los poetas de la experiencia. Oviedo : Tribuna Ciudadana, 1998, p. 77.

[12] Ibid. ibídem.

[13] Armando López CASTRO. La voz en su enigma. Cinco poetas de los años sesenta. Madrid : Editorial Pliegos, 1999, p. 60.

[14] Carlos BARRAL. «Poesía no es comunicación» en Laye, Nº 23. abril, junio, 1953, p.137.

[15]  Jean STAROBINSKI. La Relation critique. Paris : Gallimard, 1970, pp.22-23. [La traducción es mía]

[16] Jean Paul SARTRE. Qu’est-ce que la littérature ?. Paris  : Éditions Gallimard, 1948, p.47.

[17] Jean Paul SARTRE. op. cit., p.53.

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